Saint Thomas d’Aquin - Somme Théologique
1a 2ae = Prima Secundae = 1ère partie de la 2ème Partie
Question
1 : De la fin dernière de l’homme en général
Nous
devons nous occuper en premier lieu de la fin dernière
de l’homme et examiner ensuite les moyens par lesquels il peut arriver à sa fin
et ceux par lesquels il peut s’en écarter. Car c’est d’après la fin qu’il faut
juger la nature des moyens qui s’y rapportent. Et puisqu’on regarde le bonheur
comme la fin dernière de l’homme, il faut que nous traitions d’abord de la fin dernière en général, puis de la béatitude. — A l’égard
de la fin dernière en général huit questions se présentent : 1° Est-il
convenable que l’homme agisse pour une fin ? — 2° Est-ce le propre de l’être
raisonnable d’agir ainsi ? (Cet article est le commentaire de ces paroles de
l’Ecriture : Mais, ô Père, c’est votre
providence qui gouverne (Sag., 14, 3) ; la sagesse atteint donc avec force depuis
une extrémité jusqu’à l’autre, et elle dispose tout avec suavité (ibid., 8, 1).) — 3° Les actes de l’homme
sont-ils spécifiés d’après leur fin ? (La fin détermine la moralité de l’acte
et son espèce. Mais nous aurons l’occasion de revenir sur la distinction
spécifique des actes moraux, distinction qui joue un si grand rôle dans la
casuistique.) — 4° Y a-t-il pour la vie de l’homme une fin dernière ? (Comme il
n'y a pas de science sans premier principe, il n’y a pas de morale sans une fin dernière. La vie humaine sans fin
dernière est un raisonnement sans conclusion, un mouvement sans terme, et c’est
à cette erreur que revient la métempsycose, qui a occupé tant de place dans les
théories des peuples de l’Orient.) — 5° Un seul homme peut-il avoir plusieurs fins dernières ? (L’homme ne peut avoir qu’une seule fin dernière qui le dirige dans toutes ses actions. Ce qui
fait dire au prophète Elie (3 Rois,
18, 21) : Jusqu’à quand serez-vous comme
un homme qui boite des deux côtés ? Si le Seigneur est Dieu, suivez-le ; si
Baal est Dieu, suivez-le.) — 6° L’homme rapporte-t-il tout à une fin dernière ? (On peut rapporter ses actions à sa fin
dernière de différentes manières : actuellement, virtuellement, implicitement,
habituellement ou interprétativement. On les lui
rapporte actuellement par un acte de
la volonté, virtuellement quand on
agit en vertu de cette intention première qui est persévérante, implicitement quand on fait une chose
uniquement parce qu’elle est bonne, habituellement
ou interprétativement
quand on est dans la disposition de rapporter son acte à sa fin dernière, sans
qu’il y ait aucune intention, ni actuelle, ni virtuelle, ni implicite.) — 7°
N’y a-t-il qu’une seule et même fin dernière pour tous les hommes ? (Tous les
hommes sont d’accord sur le bien comme sur le vrai. Ils admettent tous qu’on
doit rechercher le bien et croire le vrai ; mais en quoi consiste le bien ? en quoi consiste le vrai ? A cet égard ils se partagent.) —
8° Toutes les autres créatures ont-elles la même fin
dernière que l’homme ? (Cet article est le commentaire de ces paroles de
l’Ecriture : Je suis l’Alpha et l’Oméga,
le premier et le dernier, le commencement et la fin (Apoc., 22, 13) ; Le Seigneur a
tout fait pour lui-même (Prov.,
16, 4).)
Article
1 : Est-il convenable que l’homme agisse pour une fin ?
Objection
N°1. Il semble qu’il ne soit pas convenable que l’homme agisse pour une fin.
Car la cause est naturellement antérieure à son effet. Or, la
fin est ce qui est en dernier lieu, comme son nom l’indique ; par conséquent la
fin n’a pas la nature de la cause. Or, l’homme agit en vue (propter) de ce qui est cause de son
action, puisque la préposition propter s’emploie pour exprimer un rapport de causalité.
Donc il n’est pas convenable à l’homme d’agir pour une fin.
Réponse
à l’objection N°1 : Quoique la fin soit la dernière dans l’exécution, elle est
la première dans l’intention de celui qui agit, et c’est sous ce dernier
rapport qu’elle est cause.
Objection
N°2. Ce qui est la fin dernière de l’homme n’existe
pas pour une fin. Or, dans certaines circonstances les actes sont eux-mêmes
notre fin dernière, comme le dit Aristote (Eth., liv. 1, chap. 1, text. 5). Donc
l’homme ne rapporte pas toutes ses actions à une fin.
Réponse
à l’objection N°2 : S’il y a quelque action humaine qui soit la fin dernière de
l’homme, il faut qu’elle soit volontaire : autrement elle ne serait pas
humaine, comme nous venons de le dire (dans le corps de l’article.). Or, il y a
deux sortes d’action volontaire : 1° il y a l’action commandée par la volonté, comme marcher, parler ; 2° il y a
l’action élicite qui vient de la
volonté, mais qui est immanente en elle, comme le vouloir. Il est impossible
que l’acte élicite ou intérieur soit la fin dernière de l’homme ; car la fin
est l’objet de la volonté, comme la couleur est l’objet de la vue. Et puisqu’il
est impossible que la vue soit à elle-même son objet, et qu’on ne peut voir une
chose qu’autant qu’elle est visible extérieurement, de même il est impossible
que la volonté soit à elle-même sa fin et l’objet de son désir. Ainsi s’il y a
une action humaine qui soit la fin dernière de l’homme il faut que ce soit une
action commandée. Il est donc nécessaire qu’elle ait été voulue ou commandée
pour une fin, autrement ce ne serait pas une action humaine. Par conséquent il
est vrai de dire que dans toutes ses actions l’homme agit pour une fin, même en
faisant une action qui est sa fin dernière (Quand on veut une action qui est sa
fin dernière on veut la fin pour elle-même.).
Objection
N°3. L’homme semble agir pour une fin quand il délibère. Or, l’homme fait
beaucoup de choses sans y avoir réfléchi et même sans s’en douter. Ainsi il
meut ses pieds, ses mains, et se frotte la barbe pendant qu’il est appliqué à
une autre chose. Donc l’homme ne rapporte pas tout ce qu’il fait à une fin.
Réponse
à l’objection N°3 : Ces actions ne sont pas à proprement parler des actions
humaines, parce qu’elles ne sont pas produites d’une manière réfléchie et
délibérée, ce qui est essentiel aux actes humains. C’est pourquoi elles ont
pour ainsi dire une fin fictive plutôt qu’une fin préalablement établie par la
raison (Ces actes n’étant pas des actes moraux, la théologie ne s’en occupe
pas.).
Mais
c’est le contraire. Tout ce qui existe dans un genre découle du principe même
de ce genre. Or, la fin est le principe de toutes les actions de l’homme, comme
le dit Aristote (Phys., liv. 2, text. 85 et 89). Donc il est dans la nature de l’homme de
tout faire pour une fin.
Conclusion
Le propre de l’homme étant d’agir par la raison et la volonté, toutes ses
actions, en tant qu’elles sont humaines, se rapportent nécessairement à une fin.
Il
faut répondre que parmi les actions de l’homme nous ne regardons comme actions
humaines que celles qui lui sont propres, c’est-à-dire celles qu’il produit
comme homme. Or, ce qui distingue l’homme des autres créatures déraisonnables,
c’est qu’il est maître de ses actions. Nous ne donnons donc le nom d’actions
humaines qu’à celles dont l’homme est le maître. Or, il est le maître de ses
actes par la raison et la volonté ; c’est pourquoi on dit que le libre arbitre
est une faculté qui résulte de ces deux puissances. Par conséquent il n’y a
d’actions humaines à proprement parler que celles qui procèdent avec
délibération de la volonté. Pour les autres actes qui émanent de l’homme, on
peut les appeler des actes de l’homme,
mais on ne peut dire que ce sont des actes
humains, puisque l’homme ne les produit pas comme homme. Il est d’ailleurs
manifeste que toutes les actions qui procèdent d’une puissance sont produites
par elles conformément à la nature de son objet. Et comme l’objet de la volonté
est la fin et le bien, il faut par conséquent que toutes les actions humaines
se rapportent à une fin.
Article
2 : Est-ce le propre de l’homme raisonnable d’agir pour une fin ?
Objection
N°1. Il semble que ce soit le propre d’un être raisonnable d’agir pour une fin.
Car l’homme qui agit pour une fin n’agit jamais pour une fin
inconnue. Or, il y a beaucoup d’êtres qui ne connaissent par leur fin, soit
parce qu’ils sont absolument dépourvus de connaissances, comme les créatures
insensibles, soit parce qu’ils ne saisissent pas cette espèce de rapport, comme
les animaux. Il semble donc que le propre de l’être raisonnable soit d’agir
pour une fin.
Réponse
à l’objection N°1 : Quand l’homme agit lui-même pour une fin il la connaît,
mais quand c’est un autre qui le dirige et qui le fait agir, par exemple, quand
il obéit à ses ordres ou qu’il est mû par son impulsion, il n’est pas
nécessaire qu’il connaisse la fin pour laquelle il agit. Et c’est précisément
le cas dans lequel se trouvent les créatures qui n’ont pas de raison.
Objection
N°2. Agir pour une fin c’est rapporter à cette fin son action. Or, telle est
l’œuvre de la raison. Donc les êtres qui en sont dépourvus ne peuvent agir pour
une fin.
Réponse
à l’objection N°2 : C’est à l’être qui agit de lui-même pour une fin à y
rapporter ses actions. Mais l’être qui reçoit d’un autre l’impulsion est mis
lui-même en rapport avec sa fin par l’être qui le dirige. C’est ainsi que
toutes les créatures sans raison sont ordonnées par l’être raisonnable.
Objection
N°3. Le bien et la fin, tel est l’objet de la volonté.
Or, la volonté réside dans la raison, comme le dit Aristote (De animâ, liv.
3, text. 42). Donc il n’y a que les êtres
raisonnables qui puissent agir pour une fin.
Réponse
à l’objection N°3 : L’objet de la volonté, c’est la fin et le bien en général.
Les êtres qui n’ont ni raison ni intelligence ne peuvent donc avoir une volonté
puisqu’ils ne peuvent saisir ce qui est général ; ils ne peuvent avoir qu’un
appétit instinctif ou sensitif, qui se rapporte à un bien particulier. Or, il
est évident que les causes particulières sont mues par la cause générale. Ainsi
le gouverneur d’une ville qui se propose le bien général dispose par ses ordres
de tous les emplois particuliers dans la cité. Pour le même motif, il faut que
tous les êtres dépourvus de raison soient dirigés vers leurs fins particulières
par une volonté raisonnable qui a pour but le bien universel, c’est-à-dire par
la volonté divine (On voit par là que la providence de Dieu s’étend à tous les
êtres, contrairement au sentiment d’Averroès et de quelques rationalistes
américains.).
Mais
c’est le contraire. Aristote dit (Phys.,
liv. 2, text. 49) que non seulement l’intellect, mais
encore la nature agit pour une fin.
Conclusion
Quoique tous les êtres agissent pour une fin, cependant il n’appartient qu’à la
créature raisonnable de se diriger et de se porter d’elle-même vers la fin pour
laquelle elle agit.
Il
faut répondre que tous les êtres agissent nécessairement pour une fin. Car si,
dans une série de causes qui s’enchaînent entre elles vous supprimez la
première, il est nécessaire que vous supprimiez en même temps toutes les
autres. Or, la première de toutes les causes est la cause finale. En effet la
matière ne reçoit sa forme qu’autant qu’elle est mue par un agent, et comme
d’ailleurs rien ne passe de soi-même de la puissance à l’acte, l’agent
n’imprime son mouvement qu’en raison de la fin qu’il se propose. Car si un
agent n’était pas employé pour un effet déterminé, il ne produirait pas une
chose plutôt qu’une autre. Pour produire un effet déterminé il est donc
nécessaire qu’il se rapporte à quelque chose de positif qui voit son but, sa
fin. Dans les êtres raisonnables cette détermination
est l’œuvre de l’appétit intelligentiel qu’on appelle
la volonté, tandis que dans les autres êtres elle résulte de l’inclination
naturelle à laquelle on donne le nom d’appétit instinctif. — Cependant il faut
observer qu’un être ou son mouvement tend de deux manières à sa fin. Il y tend
: 1° en se portant lui-même vers elle, comme le fait l’homme ; 2° en obéissant
à l’impulsion d’un autre être qui le dirige. C’est ainsi que la flèche est
lancée vers le but pour le chasseur qui lui imprime son mouvement et sa
direction. Les êtres raisonnables se portent d’eux-mêmes vers leur fin, parce
qu’ils sont maîtres de leurs actions par le libre arbitre qu’ils tiennent de
leur raison et de leur volonté. Les êtres dépourvus de raison y tendent par une
inclination naturelle, comme s’ils étaient mus par un autre être, puisqu’ils ne
savent ce que c’est qu’une fin. C’est pourquoi ils ne peuvent rien rapporter à
leur fin, il faut que ce soit un autre être qui les y rapporte eux-mêmes. Car
tous les êtres sans raison sont à l’égard de Dieu ce qu’est un instrument à
l’égard de l’agent principal qui s’en sert, comme nous l’avons dit (1a
pars, quest. 22, art. 2, et quest. 105, art. 1). Ainsi donc le propre de l’être
raisonnable est de tendre à sa fin en se dirigeant et en se portant de lui-même
vers elle ; tandis que les êtres dépourvus de raison y sont pour ainsi dire
poussés ou conduits par un autre être, soit qu’ils la perçoivent comme les
animaux bruts, soit qu’ils ne la perçoivent pas comme les êtres sans
connaissance.
Article
3 : Les actes humains tirent-ils leur espèce de la fin à laquelle ils se rapportent
?
Objection
N°1. Il semble que les actes humains ne tirent pas de leur fin leur espèce. Car
la fin est une cause extrinsèque. Or, tous les êtres reçoivent leur espèce d’un
principe intrinsèque. Donc les actes humains ne tirent pas leur espèce de leur
fin.
Réponse
à l’objection N°1 : La fin n’est pas absolument extrinsèque à l’acte, parce
qu’elle en est le principe ou le terme. Et il est même de l’essence de l’acte
de procéder d’une chose sous le rapport de son activité et de tendre vers un
autre sous le rapport de sa passivité.
Objection
N°2. Ce qui donne à un être son espèce doit être antérieur à lui. Or, la fin ne
vient ne vient qu’en dernier lieu quand il s’agit de l’exécution ou de la
réalisation. Donc ce n’est pas la fin qui détermine l’espèce de l’acte humain.
Réponse
à l’objection N°2 : La fin appartient à la volonté précisément parce qu’elle
est ce qu’il y a d’antérieur dans l’intention, comme nous l’avons dit (art. 1,
réponse N°1) ; et c’est en ce sens qu’elle détermine l’espèce de l’acte humain
ou de l’acte moral.
Objection
N°3. La même chose ne peut être que d’une seule espèce. Or, il arrive que le
même acte numériquement se rapporte à des fins diverses. Donc la fin ne donne
pas aux actes humains leur espèce.
Réponse
à l’objection N°3 : Le même acte numériquement qui n’est produit qu’une fois
par un agent ne se rapporte qu’à une seule fin prochaine qui détermine son
espèce ; mais il peut se rapporter à plusieurs fins éloignées dont l’une est la
fin de l’autre. Cependant il peut arriver qu’un acte unique dans sa nature se
rapporte à diverses fins que la volonté s’est proposées.
Ainsi la mort d’un homme qui est un acte unique dans sa nature peut se
rapporter à différentes fins morales. Celui qui en est
l’auteur a pu, par exemple, vouloirs faire respecter la justice ou satisfaire
sa vengeance. La même action peut donc avoir moralement un caractère tout
opposé, puisque dans le premier cas c’est un acte louable et dans le second un
acte blâmable. Car le mouvement n’est pas déterminé dans son espèce par son
terme accidentel, mais par son terme absolu. Or, les fins
morales sont par rapport aux choses naturelles des accidents, et
réciproquement. C’est pourquoi rien n’empêche que des actes qui sont
naturellement identiques ne diffèrent moralement et réciproquement.
Mais
c’est le contraire. Saint Augustin dit (Liv.
de mor. Eccl. et Manich., chap. 13) : Suivant que notre fin est bonne ou
mauvaise, nos actions sont louables ou blâmables.
Conclusion
Puisqu’on ne donne, à proprement parler, le nom d’actes humains qu’aux actes
qui procèdent avec délibération de la volonté dont l’objet est le bien et la
fin, c’est la fin qui donne à ces actes leur forme ou leur espèce.
Il
faut répondre que l’espèce d’une chose se prend toujours de l’acte et non de la
puissance ; c’est pourquoi les êtres composés de matière et de forme sont
constitués dans leurs espèces par leurs formes propres. Cette observation est
applicable aux mouvements propres des corps. Car quoique le mouvement se
distingue en un sens d’après son activité ou sa passivité, cependant sous ces
deux rapports c’est l’acte qui détermine son espèce. Ainsi le mouvement actif
est déterminé dans son espèce par l’acte qui est le principe de l’action, et le
mouvement passif l’est par l’acte qui en est le terme. Par exemple, chauffer dans le sens actif indique un
rayonnement de chaleur qui n’est rien autre chose qu’un mouvement qui procède
d’un principe échauffant, tandis que dans le sens passif il indique au
contraire un mouvement par lequel on se porte vers la chaleur. D’ailleurs la
définition d’une chose fait connaître la nature de son espèce. Les actes
humains, considérés soit activement, soit passivement, tirent dans l’un et
l’autre cas leur espèce de la fin à laquelle ils se rapportent. Car si les
actes humains ont ce double caractère c’est que l’homme se meut lui-même et
qu’il est mû par lui-même (Quand l’homme se meut il y a action, quand c’est mû
il y a une passion. Les actions tirent leur espèce de leur principe, et la fin
est leur principe, selon qu’elle existe dans l’intention ; les passions tirent
leur espèce de leur terme, et la fin est leur terme, selon qu’elle existe dans
l’exécution ; de sorte que si l’on considère l’acte humain activement ou
passivement, il tire toujours sont espèce de sa fin (Billuart,
De ult. fin., Dissert.
1, art. 5).). Or, nous avons dit (art. 1) qu’il n’y a d’actes humains qu’autant
qu’ils procèdent de la volonté d’une manière délibérée. L’objet de la volonté
étant le bien et la fin, il s’ensuit évidemment que la fin est le principe des
actes humains considérés comme tels et qu’elle en est aussi le terme. Car
l’acte humain a pour terme ce que la volonté se propose comme sa fin. C’est
ainsi que dans le monde physique la forme de l’être engendré n’est que la
reproduction de la forme du générateur. Et puisque, d’après l’observation de
saint Ambroise (in præf.
ad Luc.), les mœurs sont à proprement parler des œuvres humaines, il en
résulte que les actes moraux sont déterminés dans leur espèce par la fin à
laquelle ils se rapportent ; car les actes moraux et les actes humains sont une
seule et même chose.
Article
4 : La vie humaine a-t-elle une fin dernière ?
Objection
N°1. Il semble que la vie humaine n’ait pas une fin
dernière, mais qu’elle aille de fins en fins selon un mouvement indéfini. Car
le bien est par sa nature expansif de lui-même, selon l’expression de saint
Denis (De div. nom., chap. 4). Si donc ce qui procède
du bien est bien lui-même, il faut que ce bien se répande et produise un autre
bien qui se répandra à son tour. Le bien produira ainsi le bien à l’infini. Or,
le bien est de même nature que la fin. Donc il faut aussi admettre pour la fin
un mouvement indéfini.
Réponse
à l’objection N°1 : Il est dans la nature du bien de produire d’autres êtres,
mais non de procéder lui-même d’un autre. C’est pour cette raison que le bien
est la fin des êtres et que le premier bien est leur fin
dernière. L’argument qu’on nous oppose ne prouve pas qu’il n’est pas la fin
dernière, il établit seulement qu’en partant du bien premier on est obligé de
descendre aux moyens suivant une série décroissante indéfinie. Cette
conséquence serait vraie si on ne considérait que la vertu du premier bien qui
est infinie. Mais comme le premier bien ne se communique lui-même que par son
intelligence et que celle-ci n’agit sur les créatures que d’après des raisons
certaines et positives, il s’ensuit que les biens qu’elle répand sur tous les
êtres qui participent à sa bonté sont réglés avec justice, et qu’au lieu de
distribuer ses dons d’une manière indéfinie Dieu dispose au contraire toutes choses avec nombre, poids et mesure,
selon l’expression de la Sagesse (Sag., chap. 11).
Objection
N°2. Les êtres de raison peuvent se multiplier à l’infini. Les quantités
mathématiques, par exemple, s’augmentent infiniment. Les espèces des nombres
peuvent aussi pour cette raison être infinies parce que, quelque que soit le
nombre qu’on vous donne, vous pouvez toujours en imaginer un plus grand. Or, le
désir de la fin suit la perception de la raison. Donc il semble qu’il faille
aussi admettre des fins à l’infini.
Réponse
à l’objection N°2 : Dans les choses qui existent par elles-mêmes la raison part
de principes qui lui sont naturellement connus et marche jusqu’à un terme
quelconque. Aristote prouve de cette manière (Post., liv. 1, text. 6) qu’en matière de
démonstration il n’y a pas de séries indéfinies, parce que les démonstrations
ont pour objet des choses qui sont essentiellement liées entre elles et non
accidentellement. Mais pour celles qui ne sont unies ensemble qu’accidentellement
rein n’empêche de reconnaître un progrès indéfini. Comme c’est par accident
qu’une quantité s’ajoute à une quantité et un nombre à un nombre préalablement
existant, rien n’empêche en ce cas d’admettre l’infinité de la progression.
Objection
N°3. Le bien et la fin, tel est l’objet de la volonté.
Or, la volonté peut se replier un nombre infini de fois sur elle-même. Car je
puis vouloir quelque chose et vouloir que je veuille, et cela indéfiniment.
Donc la volonté humaine peut aller indéfiniment d’un bien à un autre et par
conséquent il n’y a pas pour elle de fin dernière.
Réponse
à l’objection N°3 : Ces actes multipliés de la volonté se repliant sur
elle-même ne se rapportent qu’accidentellement à ses fins. La preuve en est
qu’à l’égard d’un seul et même acte la volonté se replie indifféremment sur
elle-même une ou plusieurs fois.
Mais
c’est le contraire. Aristote dit (Met.,
liv. 2, text. 8) que ceux qui veulent un mouvement
indéfini détruisent la nature même du bien. Or, le bien est de même nature que
la fin ; par conséquent il est contraire à l’essence même de la fin d’être
indéfinie. Il faut donc nécessairement admettre l’existence d’une fin dernière.
Conclusion
A l’égard des fins et des moyens qui s’y rapportent, il n’est pas possible
d’admettre une série indéfinie ; car comme il y a un premier principe unique
qui détermine le mouvement des êtres vers leur fin, il y a aussi une fin unique
qui est la fin dernière.
Il
faut répondre qu’à proprement parler il est impossible, en quelque genre que ce
soit, qu’il y ait une série de fins qui aille à l’infini. Car dans tous les
êtres qui sont réciproquement ordonnés entre eux, du moment où l’on retranche
le premier, on retranche en même temps tous les autres qui se rapportent à lui.
C’est par là qu’Aristote prouve (Phys.,
liv. 8, text. 34) qu’il ne peut y avoir une série
infinie de moteurs, parce que dans ce cas il n’y aurait point de premier
moteur, et que s’il n’y en avait pas il n’y aurait plus de mouvement, puisque
les autres moteurs ne meuvent qu’autant qu’ils sont mus par le premier. Les
fins sont ordonnées de deux manières ; elles le sont sous le rapport de
l’intention et sous le rapport de l’exécution. Or, dans l’une et l’autre
hypothèse il faut toujours qu’il y ait un premier terme. En effet sous le
rapport de l’intention le premier terme est, en quelque sorte, le principe qui
meut l’appétit, au point qu’on ne peut supprimer ce principe sans rendre par là
même l’appétit incapable de tout mouvement. Le principe sous le rapport de l’exécution
est la source d’où procède le commencement même de l’action de telle sorte que
si ce principe n’existait plus, l’homme ne pourrait pas même commencer d’agir.
Or, le principe de l’intention est la fin dernière, et
le principe de l’exécution est le premier des moyens qui s’y rapportent. Il
n’est donc plus possible dans un sens que dans un autre d’admettre une sérié
indéfinie ; car s’il n’y avait pas de fin dernière, il
n’y aurait pas de désir, l’action n’aurait pas de terme et l’intention de
l’agent ne s’arrêterait à aucun but. D’un autre côté s’il n’y avait pas dans
les moyens qui se rapportent à la fin un premier terme, personne ne pourrait
rien entreprendre, rien conseiller ; on marcherait indéfiniment, c’est-à-dire
sans rien commencer, ni rien finir. Mais à l’égard des choses qui ne sont pas
ordonnées entre elles absolument et qui ne sont unies les unes aux autres
qu’accidentellement, on peut admettre une sorte d’infinité, parce que les
causes accidentelles sont indéterminées. En ce sens on peut admettre une
infinité accidentelle à l’égard des fins et des moyens.
Article
5 : Un seul homme peut-il avoir plusieurs fins dernières ?
Objection
N°1. Il semble possible que la volonté de l’homme se porte vers plusieurs
choses, comme ses fins dernières. Car saint Augustin dit (De civ. Dei, liv. 19, chap. 1) qu’il y en a qui ont fait consister
la fin dernière de l’homme en quatre choses, qui sont : la volupté, le repos,
les biens naturels et la vertu. Evidemment, ces choses sont multiples. Donc la fin dernière de la volonté de l’homme peut consister en
plusieurs choses.
Réponse
à l’objection N°1 : Tous ces divers avantages n’étaient considérés que comme
les parties d’un bien unique que leur réunion aurait rendu parfait, d’après la
pensée de ceux qui faisaient consister la fin dernière de l’homme en toutes ces
choses (La fin, matériellement considérée, peut être multiple ; mais si on la
considère formellement, elle est nécessairement une.).
Objection
N°2. Les choses qui ne sont pas réciproquement opposées ne s’excluent as
mutuellement. Or, il y a beaucoup de choses qui ne sont pas réciproquement
opposée. Donc si l’une est la fin dernière de la
volonté, ce n’est pas une raison pour que l’autre ne la soit pas aussi.
Réponse
à l’objection N°2 : Quoiqu’on puisse supposer beaucoup de chose qui ne sont pas
opposées les unes aux autres, néanmoins il est contraire à l’essence du bien
parfait qu’il y ait en dehors de lui quelque chose qui puisse servir au
perfectionnement d’un être quel qu’il soit.
Objection
N°3. La volonté, en faisant d’une chose sa fin dernière, ne perd pas pour cela
la liberté de sa puissance. Or, avant de choisir la volupté pour sa fin dernière elle aurait pu prendre autre chose, par
exemple, les richesses. Donc quand quelqu’un s’arrête à la volupté comme à sa fin dernière, il peut en même temps s’attacher aux richesses
au même titre. Il est donc possible que le même homme choisisse différentes
choses pour ses fins dernières.
Réponse
à l’objection N°3 : La puissance de la volonté ne va pas jusqu’à faire exister
simultanément des choses contraires. Il en serait cependant ainsi si elle se
proposait divers objets comme ses fins dernières, tel que nous l’avons dit
(dans le corps de l’article).
Mais
c’est le contraire. Le terme dans lequel l’homme se repose et qu’il choisit
pour sa fin dernière, domine toutes ses affections, et c’est de là qu’il part
pour régler les actes de toute sa vie. Ainsi l’Apôtre parlant de ceux qui se
livrent à la bonne chère dit (Phil.,
3, 19) qu’ils font leur Dieu de leur ventre,
parce qu’ils mettent leur fin dernière dans les délices de la table. Or, comme
il est dit en saint Matthieu (6, 24) : Nul
ne peut servir deux maîtres, c’est-à-dire deux êtres indépendants l’un de
l’autre, il est donc impossible que le même homme ait plusieurs fins dernières,
si elles ne se rapportent l’une à l’autre.
Conclusion
Puisque ce que l’homme désire comme sa fin dernière est le bien parfait qu’il
regarde comme le complément de son être, le même homme ne peut avoir
simultanément plusieurs fins dernières.
Il
faut répondre qu’il est impossible que la volonté d’un seul et même homme se
rapporte simultanément à divers objets qu’il considère comme ses fins dernières. On peut le prouver de trois manières : 1°
Parce que tous les êtres désirant leur propre perfection, ils désirent comme
leur fin dernière ce qu’ils prennent pour le bien parfait qui doit être le
complément de leur être. C’est ce qui fait dire à saint Augustin (De civ. Dei, liv. 19, chap. 1) que ce
que nous appelons la fin du bien
n’est pas ce qui le consume au point de l’anéantir, mais ce qui le perfectionne
au point de lui donner la plénitude de l’être. Il faut donc que la fin dernière
comble tellement tous les désirs de l’homme qu’il n’ait plus rien à souhaiter
au delà, ce qui ne peut ; ce qui ne peut avoir lieu si en dehors de sa fin
dernière il y a encore quelque chose de nécessaire à sa perfection. C’est
pourquoi il ne peut pas se faire que son désir se porte vers deux objets comme
s’ils étaient l’un et l’autre et au même titre son perfectionnement. 2° Parce
que comme en logique le principe d’où part la raison est toujours ce que l’on
connaît naturellement, de même dans la pratique le principe d’où procède la
volonté est toujours l’objet que la nature désire. Il faut donc qu’il soit un,
puisque la nature tend toujours à l’unité. Et comme le principe pratique de la
volonté est sa fin dernière, il est nécessaire que
cette fin soit unique. 3° Parce que les actions volontaires recevant, comme
nous l’avons dit (art. préc.), leur forme ou leur
espèce de la fin à laquelle elles se rapportent, il faut que ce soit la fin
dernière, qui est la fin générale, qui produise l’idée du genre ; comme on voit
dans les êtres naturels le genre déterminé par la raison formelle qui leur est
commune. Et puisque toutes ces choses que la volonté désire ne doivent, comme
telles, former qu’un seul et même genre, il faut que la fin dernière soit
unique. De plus, en tout genre il n’y a qu’un principe premier. Il ne doit donc
y avoir qu’une seule fin dernière, puisque la fin
dernière est de même nature qu’un premier principe, comme nous l’avons dit
(art. préc.). Enfin ce qu’est la fin
dernière de l’homme, absolument parlant, au genre humain tout entier, la fin
dernière d’un individu l’est par rapport à cet individu lui-même. Par
conséquent comme tous les hommes ne peuvent avoir naturellement qu’une seule fin dernière, de même la volonté d’un homme en particulier
ne peut aussi s’arrêter qu’à une seule fin de cette nature (L’homme ne peut se
soustraire à la loi de l’unité. Sorti d’un principe unique, il ne peut servir
qu’une seule fin dernière.).
Article
6 : L’homme veut-il tout ce qu’il veut pour une fin dernière ?
Objection
N°1. Il semble que l’homme ne veuille pas tout ce qu’il veut pour une fin dernière. Car tout ce qui se rapporte à une fin dernière est sérieux, puisque c’est utile. Or, les
choses joyeuses sont autres que les choses sérieuses ; par conséquent tout ce
que l’homme fait en badinant n’a pas de rapport à sa fin
dernière.
Réponse
à l’objection N°1 : Les choses joyeuses ne se rapportent pas à une fin
extrinsèque ; elles ont seulement pour but le bien de celui qui rit, soit parce qu’elles le délectent, soit parce qu’elles
sont pour lui un délassement. Or, le bien parfait de l’homme est sa fin
dernière.
Objection
N°2. Aristote dit (Met., liv. 1,
chap. 2) qu’on recherche les sciences spéculatives pour elles-mêmes. Comme on
ne peut pas dire que chacune d’elles soit une fin dernière, il s’ensuit que
tout ce que l’homme désire il ne le désire pas pour une fin
dernière.
Réponse
à l’objection N°2 : La science spéculative qu’on recherche est un bien pour
celui qui l’étudie, et ce bien spécial est compris sous le bien parfait et
complet qui est la fin dernière.
Objection
N°3. Quiconque rapporte une chose à une fin pense à cette fin. Or, l’homme ne
pense pas toujours à une fin dernière à l’égard de
tout ce qu’il désire ou qu’il fait. Donc il ne désire pas et ne fait pas tout
pour une fin dernière.
Réponse
à l’objection N°3 : Quand quelqu’un désire ou fait quelque chose, il n’est pas
nécessaire qu’il pense toujours à sa fin dernière (Pour la moralité de l’acte,
l’intention virtuelle ou même implicite suffit, mais l’intention habituelle ne
suffit pas. Sylvius fait remarquer que telle est la pensée de saint Thomas.). Mais
la première intention qui se rapporte à la fin dernière subsiste virtuellement
dans tous les désirs qu’on peut former, bien qu’on ne pense pas actuellement à
cette fin. C’est ainsi qu’il n’est pas nécessaire que celui qui fait un trajet
pense à chaque pas au but qui doit être le terme de son voyage.
Mais
c’est le contraire. Saint Augustin dit (De
civ. Dei, liv. 19, chap. 1) : La fin de notre bien c’est la chose pour
laquelle on doit rechercher tout le reste et qu’on doit aimer pour elle-même.
Conclusion
La fin dernière étant par rapport à l’appétit qu’elle met en mouvement ce
qu’est le premier moteur par rapport aux causes secondes qui ne peuvent rien
mouvoir sans lui, il faut que tout ce que l’homme veut il le veuille pour une
fin dernière.
Il
faut répondre que tout ce que l’homme désire il le désire nécessairement pour
une fin dernière, et cela pour deux raisons. La
première c’est que tout ce que l’homme désire, il le désire parce que c’est
bon. S’il ne le désire pas comme le bien suprême qui est sa fin dernière il le
désire nécessairement comme un moyen d’y parvenir, parce que toute chose qui
est commencée tend à être achevée, comme on le voit dans les œuvres de la
nature aussi bien que dans les œuvres de l’art. Ainsi tout commencement de bien
tend au bien parfait qui se rapporte à la fin dernière. — La seconde raison
c’est que la fin dernière est par rapport au mouvement de l’appétit ce que le
premier moteur est à l’égard des autres agents qui communiquent le mouvement.
Or, il est évident que les causes secondes ne meuvent qu’autant qu’elles sont
mues par le premier moteur ; par conséquent les objets secondaires ne meuvent
l’appétit qu’autant qu’ils se rapportent au premier objet désirable qui est la fin dernière.
Article
7 : Tous les hommes n’ont-ils qu’une seule et même fin dernière ?
Objection
N°1. Il semble que les hommes n’aient pas tous une seule et même fin dernière. Car la fin dernière
de l’homme paraît surtout consister dans le bien immuable. Or, il y a des
hommes qui s’en écartent par le péché. Donc tous les hommes n’ont pas une seule
et même fin dernière.
Réponse
à l’objection N°1 : Ceux qui pèchent s’éloignent de l’objet véritable de leur
fin dernière, mais ils n’en ont pas moins cette fin en vue qu’ils placent à
tort dans d’autres choses.
Objection
N°2. C’est d’après sa fin dernière que l’homme règle
toute sa vie. Par conséquent si les hommes n’avaient qu’une seule et même fin dernière, ils n’auraient pas différentes manières de
vivre, ce qui est évidemment faux.
Réponse
à l’objection N°2 : Si les hommes ont des manières de vivre toutes différentes,
cela provient de la diversité de leur sentiment à l’égard des objets qu’ils
considèrent comme le souverain bien.
Objection
N°3. La fin est le terme de l’action, et l’action appartient aux individus. Or,
quoique tous les hommes soient naturellement de la même espèce, cependant ils
diffèrent entre eux par rapport aux choses qui sont propres à chaque individu.
Donc ils n’ont pas tous la même fin dernière.
Réponse
à l’objection N°3 : Quoique les actions appartiennent aux individus, le
principe premier qui les fait agir est la nature qui, comme nous l’avons dit
(art. 5), tend à l’unité.
Mais
c’est le contraire. Saint Augustin dit (De
Trin., liv. 13, chap. 3 et 4) : Il est un point sur lequel tous les hommes
sont d’accord, c’est le désir de leur fin dernière qui consiste dans le
bonheur.
Conclusion
Quoique tous les hommes n’aient formellement qu’une seule et même fin dernière,
cependant les choses qu’ils s’efforcent d’atteindre par divers moyens comme
leurs fins dernières sont variées et multiples.
Il
faut répondre que la fin dernière peut s’envisager de deux manières : 1° On
peut la considérer en elle-même. 2° On peut la considérer par rapport à l’objet
dans lequel elle consiste. Si on la considère en elle-même, on peut dire que
tous se proposent la même fin, parce que tous désirent leur propre perfection,
et que c’est précisément là l’essence de la fin dernière, comme nous l’avons
dit (art. 5). Mais si on la considère par rapport à son objet, les hommes
cessent alors d’être d’accord entre eux. Car les uns désirent les richesses, les autres la volupté, d’autres enfin veulent autre chose.
C’est ainsi que tout le monde aime ce qui est doux, mais les uns préfèrent la
douceur du vin, d’autres la douceur du miel, d’autres enfin celle de toute
autre substance. Cependant on regarde comme supérieure entre toutes la douceur
qui délecte plus que toutes les autres l’homme qui a le meilleur goût ;
pareillement, on doit regarder comme le bien le plus parfait celui que l’homme
dont les affections sont les mieux disposées choisit pour sa fin dernière.
Article
8 : Toutes les autres créatures ont-elles la même fin dernière que l’homme ?
Objection
N°1. Il semble que tous les autres êtres aient la même fin
dernière que l’homme. Car la fin répond au principe. Or, le Dieu est le
principe des hommes aussi bien que de tous les autres êtres ; par conséquent
tous les êtres ont la même fin dernière que l’homme.
Objection
N°2. D’après Saint Denis (De div. nom., chap. 4 et
10), Dieu rapporte tout à lui-même comme à la fin dernière. Or, il est lui-même
la fin dernière de l’homme, puisque nous sommes appelés à ne jouir que de lui.
Donc les autres êtres ont la même fin dernière que
l’homme.
Objection
N°3. La fin dernière de l’homme est l’objet de la
volonté. Or, l’objet de la volonté est le bien universel qui est la fin de tous
les êtres. Donc il est nécessaire que tous les êtres aient la même fin dernière que l’homme.
Mais
c’est le contraire. En effet la fin dernière de
l’homme est le souverain bonheur que tous recherchent, comme le dit saint
Augustin (De civ. Dei, liv. 19, chap.
1). Or, les animaux dépourvus de raison ne sont pas faits pour être heureux de
la sorte, suivant le sentiment du même docteur (Quæst., liv. 83, quest. 5). Donc ils n’ont pas la même fin dernière que l’homme.
Conclusion
Quoique Dieu soit la fin dernière de tous les êtres, cependant les hommes et
les animaux privés de raison ne poursuivent pas et n’atteignent pas de la même
manière leur fin dernière.
Il
faut répondre que, comme le dit Aristote (Met.,
liv. 5, text. 22), toute fin peut avoir deux sens. On
peut entendre par là la chose même dans laquelle se trouve l’essence du bien,
et l’usage ou l’acquisition de cette chose (C’est ce que l’Ecole exprime par la
fin cuus et la fin quo.) ; comme si nous disions que le mouvement d’un corps grave a
pour fin un lieu bas comme chose, ou l’occupation d’un lieu bas comme usage ;
et que l’avare a pour fin l’argent, ou la possession de l’argent comme usage. Par
conséquent, si on parle de la fin dernière de l’homme considérée en elle-même,
tous les autres ont la même fin que lui, parce qu’en ce sens Dieu est la fin
dernière de l’homme et de tout ce qui existe. Mais si on parle de la fin dernière de l’homme relativement à la manière dont il y
arrive, il n’y a rien de communs sous ce rapport entre lui et les créatures
privées de raison. Car l’homme et tous les autres êtres raisonnables arrivent à
leur fin dernière par la connaissance et l’amour de Dieu (C’est ce que saint
Augustin a exprimé par ces belles paroles : Fecit Deus creaturam rationalem,
uti summum bonum intelligeret, intelligendo amaret, amando possideret, possidendo frueretur.), ce qui n’a pas lieu pour les autres
créatures qui y parviennent selon qu’elles ressemblent à Dieu par ce qu’il y a
en elles d’être, de vie, ou même de connaissance (Il s’agit ici de la
connaissance sensitive des animaux.).
Par
là la réponse aux objections devient évidente ; car on donne le nom de bonheur
à la possession de la fin dernière.
Copyleft. Traduction
de l’abbé Claude-Joseph Drioux et de JesusMarie.com qui autorise toute personne à copier et à rediffuser par
tous moyens cette traduction française. La Somme Théologique de Saint Thomas
latin-français en regard avec des notes théologiques, historiques et
philologiques, par l’abbé Drioux, chanoine honoraire de Langres, docteur en
théologie, à Paris, Librairie Ecclésiastique et Classique d’Eugène Belin, 52,
rue de Vaugirard. 1853-1856, 15 vol. in-8°. Ouvrage honoré des encouragements
du père Lacordaire o.p. Si par erreur, malgré nos vérifications, il s’était
glissé dans ce fichier des phrases non issues de la traduction de l’abbé Drioux
ou de la nouvelle traduction effectuée par JesusMarie.com, et relevant du droit
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