Saint Thomas d’Aquin - Somme Théologique
1a 2ae = Prima Secundae = 1ère partie de la 2ème Partie
Question 2 :
En quoi consiste le bonheur suprême de l’homme
Après
avoir parlé de la fin dernière en général, nous allons
nous occuper du bonheur suprême de l’homme. Nous dirons : 1° en quoi
consiste-t-il ; 2° ce qu’il est ; 3° comment nous pouvons y parvenir. — Sur le
premier point huit questions se présentent : 1° Le bonheur consiste-t-il dans
les richesses ? (L’Ecriture dit : Si les richesses affluent, n’y attachez pas
votre cœur (Ps. 61, 11) ; Celui qui aime les richesses n’en
recueillera pas de fruit (Ecclésiaste,
5, 8). Et plus loin (5, 12) : Des
richesses conservées pour le malheur de celui qui les possède.) — 2°
Consiste-t-il dans les honneurs ? (L’Ecriture nous
montre dans une foule d’endroits la vanité des honneurs de ce monde. Voyez, à
ce sujet, l’histoire de Salomon (3 Rois),
la chute d’Aman (Esther), etc.) — 3°
Est-il dans la renommée ou dans la gloire ? (Le prophète s’écrit : Toute chair est de l’herbe, et toute sa
gloire est comme la fleur des champs. L’herbe s’est desséchée, et la fleur est
tombée. (Is., 40, 6).) — 4° Est-il dans la
puissance ? (L’Ecriture dit : Mieux vaut la sagesse que la force, et l’homme prudent que l’homme
puissant (Sag., 6, 1) ; les puissants seront puissamment tourmentés (ibid., 6 7) et les plus
grands sont menacés de plus grands supplices (ibid., 6, 9).) — 5° Réside-t-il dans un bien corporel ? (Loin de
faire le bonheur de l’homme, le corps n’est qu’au contraire qu’une source de
misères, comme le dit l’Ecriture : L’homme
né de la femme vit peu de temps, et il est rempli de beaucoup de misères. Comme
une fleur, il germe et il est foulé aux pieds ; il fuit comme l’ombre et il ne
demeure jamais dans le même état (Job, 14, 1-2).) — 6° Est-il dans la
volupté ? (Les disciples de Cérinthe, les
millénaires, les juifs et les mahométans ont fait consister le bonheur de
l’homme dans les jouissances charnelles. Il en est de même des épicuriens.
Toutes ces sectes sont flétries par l’Ecriture en une foule d’endroits (Voyez Sag., chap. 2, Ecclésiastique., chap. 5 (?), Ps.
38. Saint Thomas a tout particulièrement développé cette thèse (Sum. cont. Gent., liv. 3, chap. 27 et liv.
4, chap. 83).) — 7° Existe-t-il dans l’un des biens de l’âme ? (D’après les
bégards et les béguins, l’objet de la béatitude est l’âme elle-même, et toute
intelligence est en elle-même naturellement heureuse. Cette erreur qui est ici
réfutée a été condamnée par le pape Clément V, au concile de Vienne.) — 8°
Existe-t-il dans un bien créé ? (Amaury avait enseigné que le bonheur de
l’homme consiste à voir Dieu dans ses créatures. Il fut condamné par le pape
Innocent III, au concile général de Latran.)
Article
1 : Le bonheur de l’homme consiste-t-il dans les richesses ?
Objection
N°1. Il semble que le bonheur de l’homme consiste dans les richesses. Car le
bonheur étant la fin dernière de l’homme il consiste en ce qui domine le plus
ses affections. Or, ce sont les richesses qui dominent à proprement parler ses
affections, suivant ce mot de l’Ecriture (Ecclésiaste.,
10, 19) : Tout obéit à l’argent. Donc
le bonheur de l’homme consiste dans les richesses.
Réponse
à l’objection N°1 : Tout ce qui est matériel obéit à l’argent, et l’Ecriture
parle ainsi relativement à une foule d’insensés qui ne connaissaient d’autres
biens que les biens matériels qu’on acquiert de cette manière. Mais on ne doit
pas juger du bonheur de l’homme d’après les insensés, on doit s’en rapporter au
sentiment des sages, comme on doit juger des saveurs d’après ceux qui ont le
goût le plus sûr.
Objection
N°2. D’après Boëce (De Cons., liv. 3, pros. 2), le bonheur est un état dont la
perfection provient de la réunion de tous les biens. Or, il semble que les
richesses renferment tous les biens, puisque, d’après Aristote (Eth., liv. 5, chap. 5 ; Pol., liv. 1, chap. 6 et 7), l’argent a
été inventé pour être entre les mains de l’home un moyen de se procurer tout ce
qu’il désire. Donc le bonheur consiste dans les richesses.
Réponse
à l’objection N°2 : Avec de l’argent on peut acquérir tout ce qui se vend, mais
on ne peut se procurer les biens spirituels, parce que ce ne sont pas des
choses vénales. C’est pourquoi (Prov.,
17, 16) : Que sert à l’insensé d’avoir
des richesses, puisqu’il ne peut acheter la sagesse ?
Objection
N°3. Le désir du souverain bien semble être infini, puisqu’il ne fait jamais
défaut. Or, il semble qu’il ait surtout pour objet la richesse, puisqu’il est
écrit que l’argent ne satisfait jamais
l’avare (Ecclésiaste, 5, 9).
Donc, le bonheur consiste dans les richesses.
Réponse
à l’objection N°3 : Le désir des richesses naturelles n’est pas infini, parce
qu’elles suffisent à la nature dans une certaine mesure, mais le désir des
richesses artificielles l’est, parce qu’il obéit à une concupiscence effrénée
qui n’a pas de règles, comme le dit Aristote (Pol., liv. 1, chap. 6). Toutefois le désir des richesses n’est pas
infini de la même manière que le désir du souverain bien. Car à mesure qu’on
possède plus pleinement le souverain bien, on l’aime davantage et on méprise
plus profondément tout le reste, parce que plus on avance en lui et mieux on le
connaît, suivant ces paroles de l’Ecriture (Ecclésiastique,
24, 29) : Ceux qui se nourrissent de moi
auront encore faim. Quand on recherche les richesses et tous les biens
temporels, on remarque précisément le contraire. Car quand on les possède on
les méprise et on désire autre chose, suivant ces paroles de saint jean qui
s’appliquent aux choses de ce monde : Celui
qui boit de cette eau aura toujours soif (Jean, 6, 13). Il en est ainsi,
parce qu’on connaît mieux leur insuffisance quand on les possède. Aussi ce fait
montre-t-il par lui-même leur imperfection, et prouve-t-il que le souverain
bonheur ne consiste pas en elles.
Mais
c’est le contraire. Le bien de l’homme consiste plutôt à conserver la béatitude
qu’à la sacrifier. Or, comme le dit Boëce (De Cons., liv. 2, pros. 5), les
richesses brillent plutôt quand on les répand que quand on les entasse ; c’est
pourquoi l’avarice rend odieux, tandis que la générosité rend illustre. Donc le
bonheur ne consiste pas dans les richesses.
Conclusion
Le bonheur étant la fin dernière de l’homme et l’homme
ne recevant les richesses artificielles qu’en vue des richesses naturelles, et
celles-ci ne lui servant qu’à subvenir aux besoins de sa nature, il est
impossible que son bonheur consiste en elles.
Il
faut répondre qu’il est impossible que le bonheur de l’homme consiste dans les
richesses. Car, d’après Aristote (Pol.,
liv. 1, chap. 6), il y a deux sortes de richesses, les richesses naturelles et
les richesses artificielles. Les richesses naturelles sont celles qui aident
l’homme à supporter les infirmités de sa nature, comme la nourriture, la
boisson, les vêtements, les voitures, les maisons, etc. Les richesses
artificielles sont celles qui ne sont d’aucune utilité par elles-mêmes, comme
l’argent, mais que les hommes ont inventé pour faciliter l’échange des produits
et servir de base ou de règle à toutes les transactions commerciales. Or, il
est évident que le bonheur de l’homme ne peut consister dans les richesses
naturelles. Car on les recherche comme un soutien pour la nature humaine. Elles
ne peuvent donc pas être la fin dernière de l’homme ;
elles se rapportent plutôt à lui comme à leur fin. Aussi dans l’ordre de la
nature toutes choses sont-elles inférieures à l’homme et ont-elles été faites
pour lui, suivant ces paroles du Psalmiste (Ps.
8, 8) : Vous avez tout mis sous ses pieds.
Quant aux richesses artificielles, on ne les recherche qu’en vue des richesses
naturelles. Car on n’y attacherait pas de prix si elles n’étaient utiles pour
acheter ce qui est nécessaire à la vie. Elles sont donc encore plus éloignées
que les richesses naturelles de l’essence même de la fin
dernière. Il est donc impossible que le bonheur, qui est la fin
dernière de l’homme, consiste dans les richesses.
Article
2 : Le bonheur de l’homme consiste-t-il dans les honneurs ?
Objection
N°1. Il semble que le bonheur de l’homme consiste dans les honneurs. Car le
bonheur ou la félicité est la récompense de la vertu, comme le dit Aristote (Eth., liv. 1, chap. 8). Or, l’honneur
semble être tout particulièrement la récompense de la vertu, d’après ce même
philosophe (Eth., liv. 4, chap. 3). Donc la félicité
consiste dans l’honneur.
Réponse
à l’objection N°1 : L’honneur n’est pas la récompense pour laquelle les hommes
vertueux agissent, mais ils le reçoivent de leurs semblables à titre de
récompense, parce qu’ils ne peuvent rien en attendre de plus. Mais la véritable
récompense de la vertu est la félicité suprême pour laquelle tous les hommes
vertueux agissent. Car, s’ils travaillaient pour l’honneur même, ce ne serait
plus la vertu, mais l’ambition qui les ferait agir.
Objection N°2. Ce qui convient à Dieu et aux êtres les plus
éminents paraît être surtout la félicité qui est le bien suprême. Or, tel est
l’honneur, d’après Aristote (Eth., liv. 4,
chap. 3, et liv. 8, chap. 14), et suivant saint Paul lui-même, qui a dit (1 Tim., 1, 17)
: A Dieu seul l’honneur et la gloire.
Donc la béatitude consiste dans l’honneur.
Réponse
à l’objection N°2 : L’honneur dû à Dieu et aux créatures les plus excellentes
est un signe ou un témoignage de leur supériorité préexistante ; mais ce n’est
pas cet honneur qui les élève au rang où ils sont placés.
Objection
N°3. Ce que les hommes désirent le plus c’est la félicité parfaite. Or, ils ne
paraissent rien désirer plus que l’honneur ; car ils supportent volontiers des
pertes sous d’autres rapports, mais ils ne souffrent pas qu’on leur cause le
moindre tort dans leur honneur. Donc la béatitude consiste dans l’honneur.
Réponse
à l’objection N°3 : Par suite du désir naturel de la béatitude dont l’honneur
est une conséquence, il arrive que les hommes désirent surtout d’être honorés.
Aussi cherchent-ils principalement les hommages des sages parce que c’est
surtout d’après leurs jugements qu’ils se croient parfaits ou heureux.
Mais
c’est le contraire. La félicité existe dans celui qui est heureux. Or,
l’honneur n’existe pas dans celui qui est honoré ; il existe plutôt dans celui
qui l’honore et qui lui témoigne son respect, comme le dit Aristote (Eth., liv. 1, chap. 5). Donc la félicité ne
consiste pas dans l’honneur.
Conclusion
L’homme étant élevé par la béatitude à un rang dont la supériorité lui attire
les honneurs et les louanges de tout le monde, sa félicité ne consiste dans les
honneurs que dans le sens qu’elle en est la cause ou le principe.
Il
faut répondre qu’il est impossible que la félicité de l’homme consiste dans les
honneurs. Car on honore quelqu’un pour l’excellence de ses mérites ; l’honneur
est par conséquent le signe et le témoignage de celui qui est honoré. Or, la
supériorité d’un individu se mesure surtout d’après sa félicité suprême qui est
son bonheur parfait, et d’après les biens particuliers suivant lesquels il
participe à cette félicité souveraine. C’est pourquoi l’honneur peut être une
conséquence de cette félicité, mais la félicité ne peut consister
principalement en lui.
Article
3 : Le bonheur de l’homme consiste-t-il dans la renommée ou la gloire ?
Objection
N°1. Il semble que le bonheur de l’homme consiste dans la gloire. Car la
béatitude paraît consister dans les hommages rendus aux saints pour les
tribulations qu’ils souffrent en ce monde. Or, telle est la gloire, suivant ces
paroles de l’Apôtre (Rom., 8, 18) : Les souffrances de ce siècle ne sont pas
dignes de la gloire future qui se révélera en nous. Donc le bonheur
consiste dans la gloire.
Réponse
à l’objection N°1 : L’Apôtre ne parle pas en cet
endroit de la gloire qui vient des hommes, mais de la gloire qui vient de Dieu
et dont les anges jouissent. C’est en ce sens qu’il est dit (Marc, 8, 38) : Le Fils de l’homme le confessera dans la
gloire de son Père, en présence de ses anges.
Objection
N°2. Le bien, suivant l’expression de saint Denis (De div. nom.,
chap. 4), est communicatif de lui-même. Or, ce qu’il y a de bien dans l’homme
est porté par la gloire à la connaissance des autres. Car, comme le dit saint
Ambroise (Ce mot est plutôt de saint Augustin (liv. 3 Cont. Maxim. chap. 12).), la gloire n’est
rien autre chose que la reconnaissance accompagnée de brillants éloges. Donc le
bonheur de l’homme consiste dans la gloire.
Réponse
à l’objection N°2 : Le bien d’un individu, que la renommée ou la gloire porte à
la connaissance d’une foule de personnes, si cette connaissance est fondée, il
faut qu’elle ait pour base un bonheur qui est déjà dans l’homme, et par
conséquent elle présuppose la perfection ou le commencement de la béatitude.
Mais si cette connaissance n’est pas fondée, elle manque d’objet, et dans ce
cas l’homme n’a pas le bonheur que la renommée lui prête. D’où il résulte que
la gloire humaine ne peut d’aucune manière rendre l’homme heureux.
Objection
N°3. La félicité suprême est le plus stable de tous les biens. Or, la renommée
ou la gloire semble avoir ce caractère, parce que c’est qui détermine le
souvenir qu’on garde des hommes. C’est ce qui fait dire à Boëce
(De Cons., liv. 2, pros. 7) : Vous
croyez rendre immortel votre nom si vous le faites passer par la pensée aux
siècles à venir (Cette pensée a un sens opposé dans Boëce.
Car le passage d’où elle est tirée a pour objet de montrer la vanité de la
gloire humaine.). Donc la béatitude consiste dans la renommée ou la gloire.
Réponse
à l’objection N°3 : La renommée n’a pas de stabilité ; le moindre bruit la
détruit facilement, et quand elle est stable c’est un accident. Mais la
béatitude est stable par elle-même et doit durer toujours.
Mais
c’est le contraire. La béatitude est le véritable bien de l’homme. Or, il
arrive souvent que la renommée ou la gloire soit fausse. En effet, comme le dit
Boëce lui-même (De
Cons., liv. 3 pros. 6), il y en a beaucoup dont le vulgaire a faussement
glorifié les noms, et il n’y a rien de plus honteux que l’usurpation de la
renommée. Car on est forcé de rougir des éloges qu’on reçoit sans les avoir
méritées. Donc le bonheur de l’homme ne consiste pas dans la renommée ou la
gloire.
Conclusion
Il est impossible que la félicité de l’homme consiste dans la renommée ou la
gloire humaine qui est souvent trompeuse.
Il
faut répondre qu’il est impossible que le bonheur de l’homme consiste dans la
renommée ou la gloire humaine. Car la gloire, selon l’expression de saint
Ambroise (loc. cit. in Reg., chap. 2), n’est rien autre chose
que la connaissance accompagnée de brillants éloges. Or, l’objet connu ne se
rapporte pas à la connaissance divine de la même manière qu’à la connaissance
humaine. Car la connaissance est produite dans l’homme par l’objet qu’il
connaît, tandis que la connaissance divine est cause de l’objet connu. D’où il
résulte que la perfection du bonheur de l’homme, qu’on appelle la béatitude, ne
peut être l’effet de la connaissance humaine, mais que c’est plutôt la
connaissance humaine qui procède de la béatitude. Elle doit avoir pour cause
cette béatitude commencée ou arrivée à sa perfection. C’est pourquoi le bonheur
de l’homme ne peut consister dans la renommée ou la gloire. Mais il dépend de
la connaissance de Dieu comme de sa cause. C’est ce qui fait que la gloire qui
est en Dieu rend l’homme souverainement heureux, suivant ces paroles du
Psalmiste (Ps. 90, 15-16) : Je le sauverai et je le couvrirai de gloire,
je le comblerai de jours et je lui ferai voir le salut que je lui destine.
Il faut aussi remarquer que la connaissance humaine est souvent en défaut,
surtout à l’égard des choses contingentes tels que le sont les actes humains.
C’est pour cela que la gloire humaine est souvent trompeuse, tandis que Dieu ne
pouvant se tromper, sa gloire est toujours véritable, et c’est ce qui fait dire
à l’Apôtre (2 Cor., 10, 18) que celui à qui Dieu rend témoignage a été
éprouvé.
Article
4 : Le bonheur de l’homme consiste-t-il dans la puissance ?
Objection
N°1. Il semble que la béatitude consiste dans la puissance. Car tous les êtres
désirent ressembler à Dieu comme à leur fin dernière
et à leur premier principe. Or, les hommes qui ont la puissance semblent par là
même ressembler à Dieu. C’est pourquoi on leur donne dans l’Ecriture le nom de dieux, comme on le voit dans l’Exode
(22, 28) : Vous ne parlerez pas mal des
dieux. Donc le bonheur consiste dans la puissance.
Réponse
à l’objection N°1 : La puissance de Dieu est sa bonté, et il ne peut par
conséquent s’en servir que pour le bien. Mais dans les hommes il n’en est pas
ainsi. C’est pourquoi il ne suffit pas pour le bonheur de l’homme qu’il
ressemble à Dieu sous le rapport de la puissance, il faut encore qu’il lui
ressemble sous le rapport de la bonté.
Objection
N°2. La béatitude est le bonheur parfait. Or, la souveraine perfection consiste
dans le pouvoir qu’ont les hommes de régir et de gouverner convenablement les
autres, ce qui est le propre de ceux qui sont élevés en puissance. Donc le
bonheur consiste dans la puissance.
Réponse
à l’objection N°2 : Il n’y a rien de mieux que le bon usage que quelqu’un fait
de sa puissance dans l’intérêt de ceux qu’il régit, il n’y a également rien de
pis que les abus auxquels cette même puissance est sujette ; ce qui prouve que
la puissance peut servir au bien comme au mal.
Objection
N°3. La béatitude étant ce qu’il y a de plus désirable, se trouve opposée à ce
qu’on doit fuir le plus. Or, les hommes fuient surtout la servitude à laquelle
le pouvoir est opposé. Donc la béatitude consiste dans la puissance.
Réponse
à l’objection N°3 : La servitude est un obstacle au bon usage que l’on peut
faire de la puissance. C’est pour ce motif que les hommes la fuient
naturellement, mais il ne s’ensuit pas que le souverain bien consiste dans la
puissance de l’homme.
Mais
c’est le contraire. La béatitude est le bonheur parfait. Or, la puissance est
ce qu’il y a de plus imparfait. Car, comme le dit Boëce
(De Cons., liv. 3, pros. 5) : La
puissance humaine ne peut chasser l’amertume des soucis, ni éviter les
angoisses de la crainte. Et plus loin : Rendez-vous comme un comme puissant
celui qui est escorté de nombreux satellites, et qui redoute ceux qu’il fait
trembler ? Donc le bonheur ne consiste pas dans la puissance.
Conclusion
La puissance étant le principe du bien et du mal, on doit dire que le bonheur
de l’homme consiste dans le bon usage qu’il fait de la puissance plutôt que
dans la puissance même.
Il
faut répondre qu’il est impossible que le bonheur consiste dans la puissance
pour deux raisons : 1° parce que la puissance est un principe comme le dit
Aristote (Met., liv. 5, text. 17), tandis que le bonheur est une fin dernière ; 2°
parce que la puissance peut servir au bien et au mal, tandis que la béatitude
est le bien propre de l’homme et sa perfection. La béatitude pourrait donc
plutôt consister dans le bon usage de la puissance qui est le fait de la vertu
que dans la puissance même. — On peut d’ailleurs prouver par quatre raisons
générales que le bonheur ne consiste dans aucun des biens extérieurs dont nous
avons jusqu’alors parlé. La première c’est que la béatitude étant le bien
suprême de l’homme elle est incompatible avec le mal, tandis que tous les biens
que nous avons jusqu’alors énumérés peuvent exister dans les bons et les
méchants. — La seconde, c’est qu’il est de l’essence de la béatitude de se
suffire par elle-même, comme on le voit (Eth., liv. 1, chap. 7). Il est par conséquent nécessaire que quand on
possède la béatitude on ne manque plus de rien. Or, quand on possède chacun des
biens dont nous avons parlé, on peut manquer encore de beaucoup de choses
nécessaires, comme la sagesse, la santé, etc. — La troisième, c’est que la
béatitude étant la perfection du bonheur elle ne peut jamais faire de mal à
celui qui la possède. Or, il n’en est pas de même de ces biens extérieurs ; car
comme le dit l’Ecriture (Ecclésiaste,
5, 12) : Le riche conserve quelquefois
ses richesses pour son malheur. On peut en dire autant des honneurs, de la
gloire humaine et de la puissance. — Enfin, la quatrième c’est que l’homme est
porté à la béatitude par ses principes internes, puisque c’est au bonheur qu’il
tend naturellement. Or, les quatre biens extérieurs que nous venons d’examiner
proviennent plutôt de causes extérieures. C’est principalement la fortune qui
les produit, et c’est pour ce motif qu’on les appelle ses biens. D’où il résulte
évidemment que le bonheur ne consiste dans aucun d’eux (Les orateurs de la
chaire ont souvent développé avec beaucoup d’éloquence ces quatre
considérations générales.).
Article
5 : Le bonheur consiste-t-il dans les biens du corps ?
Objection
N°1. Il semble que le bonheur de l’homme consiste dans les biens corporels. Car
il est dit (Ecclésiastique, 30, 16) :
Il n’y a pas de richesses plus grandes
que la santé du corps. Or, le bonheur consiste en ce qu’il y a de meilleur.
Donc il consiste dans la santé.
Réponse
à l’objection N°1 : Comme le corps se rapporte à l’âme qui est sa fin, de même
les biens extérieurs se rapportent au corps lui-même. C’est pourquoi
raisonnablement on doit préférer la santé du corps à tous les biens extérieurs
que l’Ecriture désigne en cet endroit sous le nom de richesses comme on préfère
les biens de l’âme à tous les biens du corps.
Objection
N°2. D’après saint Denis (De div. nom., chap. 5) :
L’être vaut mieux que la vie, et la vie vaut mieux que ce qui en est la
conséquence. Or, pour exister et pour vivre il faut que le corps de l’homme
soit sain. Donc, puisque le bonheur est le souverain bien de l’homme, il faut
qu’il consiste tout particulièrement dans la santé du corps.
Réponse
à l’objection N°2 : L’être pris dans un sens absolu renferme en lui-même toutes
les perfections, et l’emporte sur la vie et sur tous les avantages qui en sont
les conséquences. En ce sens tous les biens préexistent dans l’être, et c’est
de cette manière qu’il faut entendre les paroles de saint Denis. Mais si on
considère l’être tel qu’il se trouve dans des créatures qui ne réunissent pas
toutes les perfections, mais qui sont au contraire nécessairement imparfaites,
il est évident que si l’on ajoute à cet être une perfection, il gagne par là
même en dignité. C’est ce qui fait dire au même docteur que les êtres vivants
l’emportent sur ceux qui existent, et les êtres intelligents sur ceux qui
vivent.
Objection
N°3. Plus une chose est générale et plus est élevé le principe dont elle dépend
; parce que plus une cause est supérieure et plus sa puissance a d’extension.
Or, comme la causalité de la cause efficiente s’apprécie d’après son influence,
de même la causalité de la cause finale se mesure d’après l’appétit. Par
conséquent, comme la cause première efficiente est celle qui influe sur tout ce
qui existe, de même la fin dernière est celle que tous les êtres désirent. Or,
l’être étant ce que tous désirent le plus, il s’ensuit que le bonheur consiste
spécialement en ce qui a rapport à l’existence de l’homme, c’est-à-dire dans la
santé du corps.
Réponse
à l’objection N°3 : La fin répondant au commencement, il résulte de là que la
fin dernière est le premier principe de l’être qui renferme lui-même toutes les
perfections, et que chaque créature cherche à l’imiter suivant sa nature ;
ainsi les uns lui ressemblent seulement par leur être, d’autres par leur être
et leur vie, d’autres enfin par leur être, leur vie, leur intelligence et leur
bonheur. Mais ces dernières sont en petit nombre.
Mais
c’est le contraire. Sous le rapport du bonheur, l’homme l’emporte sur tous les
autres animaux, tandis que pour les biens du corps il y a une foule d’animaux
qui l’emportent sur lui. Ainsi, l’éléphant vit plus longtemps, le lion est plus
fort, le cerf plus agile, etc. Donc le bonheur de l’homme ne consiste pas dans
les biens du corps.
Conclusion
Puisque les biens corporels se rapportent aux autres biens comme à leur fin, il
est impossible que le bonheur qui est la fin dernière de l’homme consiste dans
l’un de ces biens.
Il
faut répondre qu’il est impossible que le bonheur de l’homme consiste dans les
biens du corps, et cela pour deux raisons : la première, c’est qu’il ne peut se
faire que la conservation d’une chose qui se rapporte à une autre soit une fin
dernière. Ainsi, le pilote ne se propose pas, comme sa fin dernière, de
conserver le navire qui lui est confié, parce que son navire a été fait dans un
autre but, il existe pour naviguer. Or, ce qu’est le navire par rapport au
pilote qui le dirige, l’homme l’est relativement à sa raison et à sa volonté,
suivant ces paroles de l’Ecriture (Ecclésiastique,
15, 14) : Dieu a formé l’homme dès le
commencement et l’a laissé dans la main de son conseil. D’où il est
manifeste que l’homme se rapporte à autre chose que lui-même, comme à sa fin ;
car il n’est pas le souverain bien. Par conséquent, sa raison et sa volonté ne
peuvent avoir pour fin dernière la conservation de son
existence. — La seconde raison c’est qu’en supposant que la raison et la
volonté de l’homme n’aient d’autre fin que la conservation de son existence, on
ne pourrait néanmoins pas dire que les biens corporels sont la fin de l’homme.
Car l’existence humaine se compose d’un corps et d’une âme ; et bien que
l’existence du corps dépende de l’âme, l’existence de l’âme ne dépend pourtant
pas du corps, comme nous l’avons prouvé (1a pars, quest. 75 et
quest. 90 art. 4). Le corps existe pour l’âme comme la matière pour la forme,
comme l’instrument pour celui qui s’en sert, de telle sorte que c’est par le
corps que l’âme agit. D’où il résulte que les biens du corps se rapportent aux
biens de l’âme comme à leur fin. Il est donc impossible que le bonheur de
l’homme, qui est sa fin dernière, consiste dans ces
biens.
Article
6 : Le bonheur de l’homme consiste-t-il dans la volupté ?
Objection
N°1. Il semble que le bonheur de l’homme consiste dans la volupté. Car le
bonheur étant la fin dernière de l’homme, il ne le recherche pas pour autre
chose, mais il recherche plutôt les autres choses à cause de lui. Or, il en est
ainsi de la volupté ou du plaisir. Car il est ridicule, comme le dit Aristote (Eth., liv. 10, chap. 2), de demander à
quelqu’un dans quel but il veut se délecter. Donc le bonheur consiste surtout
dans la délectation et la volupté.
Réponse
à l’objection N°1 : C’est la même raison qui nous fait désirer le bonheur et la
délectation qui n’est rien autre chose que le repos de l’appétit dans le bien ;
comme c’est la même loi naturelle qui fait qu’un corps lourd tend à descendre
en bas et à y rester. Par conséquent, comme on désire le bien pour lui-même, on
désire aussi la délectation pour elle-même et non pour autre chose, si le mot pour (propter) désigne ici la cause
finale. Mais si on entend par ce mot la cause formelle ou plutôt la cause
motrice, on peut la rechercher pour autre chose, c’est-à-dire pour le bien qui
est son objet et par conséquent son principe et sa cause formelle. Car on
désire la délectation parce qu’elle est le repos de l’âme dans la jouissance du
bien qu’elle a désiré.
Objection
N°2. La cause première agit plus vivement qu’une cause seconde (De caus., prop. 1). L’influence de la cause finale se mesurant
d’après l’appétit, il semble donc que ce qui meut le plus fortement cette
faculté est notre fin dernière. Or, telle est la
volupté. La preuve en est que la délectation qu’elle cause absorbe tellement la
volonté et la raison de l’homme, qu’elle lui fait mépriser tous les autres
biens. Il semble donc que la fin dernière ou le bonheur de l’homme consiste
tout spécialement dans la volonté.
Réponse
à l’objection N°2 : Le désir de la délectation sensible est plus ardent, parce
que nous percevons mieux les opérations des sens qui sont les principes de nos
connaissances. C’est ce qui fait que beaucoup d’hommes recherchent les plaisirs
des sens.
Objection
N°3. L’appétit ayant le bien pour objet, ce que tous les êtres désirent paraît
être le bien suprême. Or, tous les êtres désirent le plaisir, les sages, les
insensés, aussi bien que ceux qui n’ont pas la raison. Donc le plaisir est le
bien suprême, et par conséquent le bonheur qui est le souverain bien consiste
dans la volupté.
Réponse
à l’objection N°3 : Tous les hommes désirent les délectations comme ils
désirent le bien, mais ils désirent les délectations par rapport au bien qui
les produit, mais non réciproquement, comme nous l’avons dit (dans le corps de
l’article). Il ne s’ensuit donc pas que la délectation soit par elle-même le
bien suprême, mais que toute délectation résulte d’un bien particulier et que
le bien absolu produit lui-même une délectation quelconque.
Mais
c’est le contraire. Boëce dit (De cons., liv. 3, pros. 7) : Quiconque voudra se rappeler ses
passions comprendra que les voluptés ont toujours une triste fin ; si
d’ailleurs elles pouvaient faire des heureux, il n’y aurait pas de motif pour
que les brutes ne jouissent pas du bonheur.
Conclusion
Toute délectation n’étant qu’un accident qui résulte du bonheur ou de ce qui en
émane, on ne peut pas dire que la félicité suprême de l’homme consiste dans la
délectation ou la volupté.
Il
faut répondre que les délectations corporelles sont comprises vulgairement sous
le nom de volupté, comme le dit Aristote (Eth., liv. 7, chap. 13). Ce n’est
cependant pas en elles que consiste principalement le bonheur. Car en chaque
chose il faut distinguer ce qui lui est essentiel de ce qui ne lui est
qu’accidentel. Ainsi il est dans l’essence de l’homme d’être un animal
raisonnable et mortel, tandis que la faculté de rire est un de ses accidents
propres. Il faut donc observer que toute délectation est un accident propre qui
résulte du bonheur ou de quelque chose qui en émane. Car un homme se délecte
quand il possède quelque chose qui lui convient, soit qu’il ait ce bien en
réalité ou en espérance, soit qu’il en conserve le souvenir. Or, ce bien qui
lui est agréable, s’il est parfait, le rend souverainement heureux ; s’il ne
l’est pas, c’est une participation de la félicité suprême plus ou moins intime,
plus ou moins réelle. D’où il est évident que la délectation, qui est une
conséquence du bonheur parfait, n’est pas l’essence de la béatitude même ; elle
en est seulement un effet accidentel. Mais la volupté corporelle ne peut être
ainsi une conséquence du bonheur parfait. Car elle résulte du bien que les sens
perçoivent, comme étant les instruments de l’âme. Et le bien matériel qui est
du domaine des sens ne peut être le bien suprême de l’homme. Car l’âme
raisonnable étant supérieure à la matière, la partie de l’âme qui est
indépendante des organes du corps l’emporte infiniment sur le corps lui-même et
sur les parties de l’âme qui ont été crées en même temps que lui. Ainsi les
choses invisibles sont en quelque sorte infinies par rapport aux choses
matérielles, parce que la forme est, pour ainsi dire, restreinte et limitée par
la matière. C’est ce qui fait que quand elle est dégagée de cette alliance elle
est infinie dune certaine façon. Voilà pourquoi les sens qui sont des facultés
corporelles connaissent les objets particuliers que la matière détermine et
individualise, tandis que l’intellect qui est une puissance absolument
immatérielle perçoit l’universel, qui est abstrait de la matière et qui
embrasse dans son domaine une infinité d’individus. D’où il résulte que le bien
qui convient au corps et que les sens perçoivent pour sa délectation n’est pas
le bien suprême de l’homme. C’est même quelque chose de fort peu important
relativement aux biens de l’âme. Assi est-il écrit (Sag., 7, 9) que tout l’or du monde n’est qu’un grain de sable comparativement à la
sagesse. Donc la volupté corporelle n’est ni le bonheur, ni un accident
propre du bonheur suprême.
Article
7 : Le bonheur de l’homme consiste-t-il dans l’un des biens de l’âme ?
Objection
N°1. Il semble que le bonheur consiste dans l’un des biens de l’âme. Car le
bonheur est un bien de l’homme, et il n’y a dans l’homme que trois sortes de
biens, les biens extérieurs, les biens du corps et les biens de l’âme. Puisque
le bonheur ne consiste ni dans les biens extérieurs, ni dans les biens du
corps, comme nous l’avons prouvé (art. 5 et 6), il faut donc qu’il consiste
dans les biens de l’âme.
Réponse
à l’objection N°1 : En comprenant dans cette division tous les biens que
l’homme peut désirer, on entend par les biens de l’âme non seulement ses
puissances, ses habitudes ou ses actes, mais encore l’objet qui lui est
extrinsèque, et dans ce sens rien n’empêche de dire que ce qui constitue le
bonheur soit un bien de l’âme.
Objection
N°2. Nous aimons plus celui à qui nous désirons quelque bien que le bien que
nous lui désirons. Ainsi nous aimons plus un ami que l’argent que nous lui
souhaitons. Or, chaque homme se désire à lui-même toute sorte de bien. Donc il
s’aime plus que tous les autres biens. Le bonheur étant ce qu’on aime le plus,
puisqu’on n’aime et on ne désire les autres choses que par rapport à lui, il
s’ensuit que le bonheur consiste dans le bien de l’homme, et comme il n’existe
pas dans les biens du corps, il existe donc dans ceux de l’âme.
Réponse
à l’objection N°2 : Pour la défense de notre thèse, il suffit de dire que le
bonheur est aimé comme le bien qu’on a désiré, tandis qu’on aime un ami comme
l’être auquel on désire du bien, et c’est ainsi que l’homme s’aime lui-même. Il
n’y a donc pas de parité entre ces deux sortes d’amour. Lorsque nous traiterons
de la charité (2a 2æ, quest. 26, art. 3) nous examinerons
alors si l’homme peut aimer par amitié quelque chose plus que lui-même.
Objection
N°3. La perfection est quelque chose qui appartient à l’être qu’elle
perfectionne. Or, la félicité est une perfection de l’homme. Donc elle est
quelque chose qui fait partie de lui-même. Comme elle n’appartient pas au
corps, ainsi que nous l’avons démontré (art. 5), elle appartient donc à l’âme
et conséquemment elle consiste dans les biens de l’âme.
Réponse
à l’objection N°3 : La béatitude elle-même étant une perfection de l’âme est un
bien qui lui est inhérent, mais ce qui constitue la béatitude, c’est-à-dire ce
qui rend heureux, existe en dehors de l’âme, comme nous l’avons dit (dans le
corps de l’article).
Mais
c’est le contraire. Comme le dit saint Augustin (De doct. christ.,
liv. 1, chap. 3 et 22) : Ce qui constitue la vie bienheureuse ne doit pas être
pour lui-même, mais on doit aimer tout ce qui est dans l’homme par rapport à
Dieu. Donc le bonheur ne consiste pas dans les biens de l’âme.
Conclusion
Le bonheur lui-même étant une perfection de l’âme, est un bien qui lui est
inhérent ; mais ce qui constitue le bonheur, c’est-à-dire ce qui rend l’homme
heureux, existe en dehors de l’âme.
Il
faut répondre que, comme nous l’avons dit (quest. préc., art. 8), il faut
distinguer dans la fin deux choses : l’objet
même que nous désirons acquérir et l’usage
ou la possession même de cet objet. Si nous parlons de la fin dernière de
l’homme considérée par rapport à la chose même ou l’objet que nous désirons
comme notre fin dernière, il est impossible que l’homme ait pour fin suprême
son âme ou ce qui en fait partie. Car l’âme considérée en elle-même n’est qu’un
être en puissance. Sous le rapport de la science comme de la vertu elle passe
de la puissance à l’acte. Or, la puissance existant pour l’acte qui est son
complément, il est impossible que ce qui n’existe qu’en puissance soit la fin dernière d’un être. L’âme ne peut donc être à elle-même
sa propre fin dernière, et on doit en dire autant de tout ce qui se rapporte à
elle, qu’il s’agisse de puissance, d’acte ou d’habitude. Car le bien qui est la
fin dernière de l’homme satisfait tous ses désirs.
Aussi le désir de l’homme ou sa volonté a-t-il pour objet le bien universel ;
et comme tout bien inhérent à l’âme est un bien qu’elle a reçu, et par
conséquent un bien particulier, il est donc impossible qu’aucun de ces biens
puisse être notre fin dernière. Mais si nous parlons de la fin
dernière de l’homme par rapport à sa possession ou à l’usage de l’objet qu’on
désire, alors on peut dire en ce sens qu’elle consiste dans quelques-uns des
biens de l’âme, puisque c’est par l’âme que l’homme arrive au bonheur. Ainsi
donc l’objet même que l’homme désire comme sa fin est ce qui constitue le
bonheur et ce qui rend heureux ; mais la possession de cet objet est ce qu’on
appelle le bonheur même. D’où il résulte qu’on doit dire que le bonheur est
quelque chose d’inhérent à l’âme, tandis que ce qui le constitue est quelque
chose qui existe en dehors d’elle (L’objet de la béatitude est Dieu lui-même. C’est
la conséquence qui résulte de toutes ces thèses négatives que cette seconde
question renferme.).
Article
8 : Le bonheur de l’homme consiste-t-il dans un bien créé ?
Objection
N°1. Il semble que le bonheur de l’homme consiste dans quelque bien créé. Car
saint Denis dit (De div. nom., chap. 4)
que la sagesse divine joint la fin des premiers êtres avec le commencement de
ceux qui viennent ensuite. D’où il résulte que le suprême effort d’un être
inférieur c’est d’atteindre le dernier d’un ordre supérieur. Or, le souverain
bien de l’homme est la béatitude. Donc l’ange étant dans l’ordre de la nature
supérieur à l’homme, comme nous l’avons dit (quest. 75, art 7, quest. 108, art.
8 et quest. 111, art. 1), il semble que le bonheur de l’homme consiste à s’élever
de quelque manière jusqu’à l’ange.
Réponse
à l’objection N°1 : Ce qu’il y a de plus élevé dans l’homme atteint à la vérité
par manière de ressemblance ce qu’il y a de plus infime dans la nature de
l’ange, mais il ne s’arrête pas là comme à sa fin dernière. Il s’avance jusqu’à
la source universelle du bien qui est l’objet universel du bonheur de tous ceux
qui sont heureux, parce que c’est le bien infini et parfait.
Objection
N°2. La fin dernière d’une chose consiste en ce qui la
rend parfaite. Ainsi la partie se rapporte au tout comme à sa fin. Or,
l’ensemble des créatures qu’on appelle le grand univers est à l’homme qu’on
appelle un petit monde ce que le parfait est à l’imparfait. Donc le bonheur de
l’homme consiste dans l’universalité des créatures.
Réponse
à l’objection N°2 : Si un tout n’est pas lui-même la fin dernière, mais qu’il
se rapporte à une fin ultérieure, la fin dernière de la partie de ce tout, ne
sera pas le tout lui-même, mais autre chose. Or, l’ensemble des créatures,
auquel l’homme se rapporte comme la partie au tout, n’est pas une fin dernière, mais il se rapporte à Dieu qui est sa fin
dernière. Donc ce n’est pas l’univers qui est la fin
dernière de l’homme, mais c’est Dieu lui-même.
Objection
N°3. L’homme est rendu heureux par l’objet qui satisfait son désir naturel. Or,
le désir de l’homme ne se porte pas vers un bien supérieur à celui qu’il peut
percevoir. Puisque l’homme n’est pas capable d’embrasser un bien qui surpasse
les bornes de toute créature, il semble donc que le bien créé puisse le rendre
heureux, et que par conséquent son bonheur consiste dans un bien créé
quelconque.
Réponse
à l’objection N°3 : Le bien créé est adéquat au bien dont l’homme est capable
si on le considère comme une perfection intrinsèque et inhérente à son âme ;
cependant il n’est pas adéquat au bien dont il est capable objectivement. Car
le bien auquel il participe est un bien infini, tandis que le bien qui existe
dans les anges et dans toutes les autres créatures est nécessairement fini et
borné.
Mais
c’est le contraire. Saint Augustin dit (De
civ. Dei, liv. 19, chap. 26) que comme l’âme est la vie du corps, de même
Dieu est la vie heureuse de l’homme, selon ces paroles du Psalmiste (Ps. 143, 15) : Heureux le peuple qui a le Seigneur pour son Dieu.
Conclusion
Puisque l’appétit de l’homme ou sa volonté ne peut être tranquille ou satisfait
qu’autant qu’il possède le bien universel qui est son objet, et que d’ailleurs
tout bien créé est un bien particulier, le bonheur de l’homme ne peut pas
consister dans un bien de cette nature.
Il
faut répondre qu’il est impossible que le bonheur consiste dans un bien créé
quel qu’il soit. Car le bonheur est le bien parfait qui est le repos complet de
la volonté ; autrement, s’il laissait encore quelque chose à désirer, il ne
serait pas la fin dernière. Or, l’objet de la volonté, qui est la faculté
appétitive de l’homme, est le bien universel, comme l’objet de son intellect
est le vrai universel. D’où il résulte que rien ne peut satisfaire la volonté
humaine, sinon le bien universel qui n’existe dans aucune créature et qu’on ne
trouve qu’en Dieu seul, parce que toute créature n’a qu’une bonté relative qui
lui a été communiquée. Il n’y a donc que Dieu qui puisse rassasier les désirs
de l’homme, selon ces paroles du Psalmiste (Ps.
102, 5) : C’est lui qui remplit vos
désirs en vous comblant de ses biens (Le Psalmiste proclame la même vérité
dans une foule d’endroits : Le Seigneur
est la part de mon héritage (Ps.
15, 5) ; Je serai rassasié lorsque
apparaîtra votre gloire (Ps. 16, 15)
; Car qui y a-t-il pour moi dans le ciel
? et qu’ai-je désiré de vous sur la terre ? … et mon partage pour l’éternité (Ps. 72, 25-26).). Donc le bonheur de
l’homme ne consiste qu’en Dieu seul.
Copyleft. Traduction
de l’abbé Claude-Joseph Drioux et de JesusMarie.com qui autorise toute personne à copier et à rediffuser par
tous moyens cette traduction française. La Somme Théologique de Saint Thomas
latin-français en regard avec des notes théologiques, historiques et
philologiques, par l’abbé Drioux, chanoine honoraire de Langres, docteur en
théologie, à Paris, Librairie Ecclésiastique et Classique d’Eugène Belin, 52,
rue de Vaugirard. 1853-1856, 15 vol. in-8°. Ouvrage honoré des
encouragements du père Lacordaire o.p. Si par erreur, malgré nos vérifications,
il s’était glissé dans ce fichier des phrases non issues de la traduction de
l’abbé Drioux ou de la nouvelle traduction effectuée par JesusMarie.com, et
relevant du droit d’auteur, merci de nous en informer immédiatement, avec
l’email figurant sur la page d’accueil de JesusMarie.com, pour que nous
puissions les retirer. JesusMarie.com accorde la plus grande importance au
respect de la propriété littéraire et au respect de la loi en général. Aucune
évangélisation catholique ne peut être surnaturellement féconde sans respect de
la morale catholique et des lois justes.
JesusMarie.com