Saint Thomas d’Aquin - Somme Théologique

1a 2ae = Prima Secundae = 1ère partie de la 2ème Partie

Question 3 : Qu’est-ce que le bonheur

 

          Nous avons maintenant à examiner ce qu’est le bonheur et à quelles conditions il existe. A ce sujet huit questions se présentent : 1° Le bonheur est-il quelque chose d’incréé ? (Dans la question précédente, saint Thomas a déterminé l’objet de la béatitude, qui est Dieu. Maintenant il s’agit de savoir en quoi consiste essentiellement la nature de la béatitude de l’homme. Les sentiments sont à ce sujet très partagés, mais tous les théologiens sont d’accord sur ce premier article.) — 2° S’il est quelque chose de créé est-ce une opération ? (Amaury a enseigné que l’âme humaine perdait sa personnalité pour retourner à l’être idéal qu’elle avait dans l’entendement divin. Les panthéistes modernes soutiennent la même erreur.) — 3° Est-il une opération de la partie sensitive de l’âme ou de la partie intellective seulement ? (Il n’est pas possible que le bonheur consiste dans l’opération sensitive de l’âme, puisque Dieu, qui en est l’objet, est un pur esprit.) — 4° S’il est une opération de la partie intellective, dépend-il de l’intellect ou de la volonté ? (Les théologiens sont partagés sur cette question. Scot et ses disciples veulent que la béatitude consiste uniquement dans l’acte de la volonté qui est l’amour d’amitié, d’autres la placent dans la puissance, d’autres dans l’intellect et la volonté tout à la fois. Saint Thomas établit qu’elle n’existe que dans l’acte de l’intellect.) — 5° Est-ce une opération de l’intellect spéculatif ou de l’intellect pratique ? (D’après les principes établis par saint Thomas dans cet article, la vie contemplative est plus parfaite que la vie active, et c’est surtout par la contemplation que les saints jouissent d’un bonheur éternel. Quel est l’objet de cette contemplation ? C’est ce que déterminent les articles suivants.) — 6° S’il est une opération de l’intellect spéculatif consiste-t-il dans la contemplation des sciences spéculatives ? (La science n’est pas la fin dernière de l’homme, puisque l’Apôtre dit (1 Cor., 13, 2) : Quand… je connaîtrais toute la science…, si je n’ai pas la charité, je ne suis rien.) — 7° Consiste-t-il dans la contemplation des substances séparées, c’est-à-dire des anges ? (Les anges n’étant pas le principe premier de l’homme, ils ne peuvent en être la fin dernière.) — 8° Consiste-t-il exclusivement dans la contemplation de Dieu, par laquelle nous le voyons dans son essence ? (Cet article est la réfutation de l’erreur des arméniens, d’Abeilard, des trinitaires, qui prétendaient que les bienheureux ne voyaient pas l’essence de Dieu ; du panthéiste Amaury, qui voulait qu’on ne pût voir Dieu que dans les créatures, et des rationalistes actuels, qui n’admettent pas pour l’homme une fin surnaturelle.)

 

Article 1 : Le bonheur est-il quelque chose d’incréé ?

 

          Objection N°1. Il semble que le bonheur soit quelque chose d’incréé. Car Boëce dit (De cons., liv. 3, pros. 10) qu’il est nécessaire de reconnaître que Dieu est le bonheur même.

          Réponse à l’objection N°1 : Dieu est heureux par son essence ; car ce n’est pas en s’attachant ou en participant à un autre être qu’il trouve le bonheur. Mais les hommes sont heureux, comme le dit Boëce lui-même (ibid.), par participation, et c’est ainsi qu’on dit qu’ils sont des dieux. Or, cette participation à la béatitude, qui rend l’homme heureux, est quelque chose de créé.

 

          Objection N°2. Le bonheur est le souverain bien. Or, il n’y a que Dieu qui soit le souverain bien. Et puisqu’il n’y a pas plusieurs biens de cette nature, il semble que le bonheur et Dieu soient une seule et même chose.

          Réponse à l’objection N°2 : On donne le nom de bonheur au bien suprême de l’homme, parce qu’il en est la possession ou la jouissance.

 

          Objection N°3. Le bonheur est la fin dernière vers laquelle la volonté de l’homme tend naturellement comme vers sa propre fin. Or, la volonté humaine ne peut avoir une autre fin que Dieu, puisque, selon l’expression de saint Augustin (De doct. christ., liv., chap. 5 et 22), c’est de lui seul que nous devons jouir. Donc le bonheur est la même chose que Dieu.

          Réponse à l’objection N°3 : On dit que le bonheur est la fin dernière de la même manière qu’on donne le nom de fin à la possession elle-même.

 

          Mais c’est le contraire. Rien de ce qui est fait n’est incréé. Or, le bonheur de l’homme est quelque chose qui est fait, suivant ces paroles de saint Augustin (De doct. christ., liv. 1, chap. 3) : Nous devons jouir des choses qui nous font heureux. Donc le bonheur n’est pas quelque chose d’incréé.

 

          Conclusion Le bonheur de l’homme considéré dans sa cause ou son objet est quelque chose d’incréé, mais considéré dans son essence il est quelque chose de créé.

          Il faut répondre que, comme nous l’avons dit (quest. 1, art. 8 et quest. préc., art. 7), la fin se prend en deux sens. Elle est l’objet même que nous désirons obtenir, et c’est ainsi que l’argent est la fin de l’avare. Ou bien elle est l’acquisition, la possession, l’usage ou la jouissance de l’objet même qu’on désire, et c’est en ce sens qu’on dit que la possession de l’argent est la fin de l’avare, et la jouissance des voluptés la fin de l’intempérant. Dans le premier sens, la fin dernière de l’homme est le bien incréé ou Dieu, qui peut seul, par sa bonté infinie, satisfaire parfaitement la volonté de l’homme. Dans le second, la fin dernière de l’homme est quelque chose de créé qui existe en lui et qui n’est rien autre chose que la possession ou la jouissance de la fin dernière. Et comme on appelle la fin dernière le bonheur, il s’ensuit que le bonheur de l’homme, considéré dans sa cause ou son objet, est quelque chose d’incréé, mais que si on le considère dans son essence il est quelque chose d’incréé.

 

Article 2 : Le bonheur est-il une opération ?

 

          Objection N°1. Il semble que le bonheur ne soit pas une opération. Car saint Paul dit (Rom., 6, 22) : Le fruit que vous retirerez de votre obéissance à Dieu est votre propre sanctification, et la fin sera la vie éternelle. Or, la vie n’est pas une opération, elle est l’existence même de ceux qui la possèdent. Donc la fin dernière ou le bonheur n’est pas une opération.

          Réponse à l’objection N°1 : Le mot vie se prend en deux sens. Il peut signifier 1° l’existence de celui qui vit, et en ce sens le bonheur n’est pas la vie. Car nous avons prouvé (quest. 2, art. 5 et 7) que l’existence d’un homme, quelle qu’elle soit, n’est pas son bonheur. Il n’y a que le bonheur de Dieu qui soit son être. 2° On peut entendre par la vie l’opération de l’être vivant, ce qui fait passer à l’acte son principe vital. C’est ainsi qu’on distingue la vie active, la vie contemplative, la vie voluptueuse. C’est en ce sens qu’on dit que la vie éternelle est la fin dernière, comme on le voit par ces paroles de l’Evangile (Jean, 17, 4) : La vie éternelle consiste à vous connaître, vous qui êtes le seul vrai Dieu.

 

          Objection N°2. Boëce dit (De Cons., liv. 3, pros. 2) que le bonheur est un état dont la perfection résulte de la réunion de tous les biens. Or, un état ne désigne pas une opération. Donc le bonheur n’est pas une opération.

          Réponse à l’objection N°2 : Boëce, en définissant le bonheur, a considéré sa nature en général. Car, dans son acception générale, le bonheur est le bien universel et parfait, et c’est ce qu’il a exprimé en disant qu’il est le bien parfait qui résulte de la réunion de tous les biens. Ses paroles ne signifient rien autre chose que celui qui est heureux existe dans un état de souveraine perfection. Mais Aristote a exprimé l’essence même du bonheur, en montrant que c’est par une opération que l’homme arrive à cet état. C’est pour cela qu’il prouve (loc. cit. sed cont.) que le bonheur est le bien parfait (Ainsi Boëce a parlé de l’état de la béatitude, tandis qu’Aristote a voulu parler de son essence en la dégageant de tout ce qu’il s’y rattache, comme propriétés, ornements, dispositions et autres accessoires.).

 

          Objection N°3. Le bonheur exprime quelque chose qui existe dans l’être qui en jouit, puisqu’il est la perfection dernière de l’homme. Or, une opération n’indique pas quelque chose d’immanent dans le sujet qui la produit, mais plutôt quelque chose qui en procède. Donc le bonheur n’est pas une opération.

          Réponse à l’objection N°3 : Comme le dit Aristote (Met., liv. 9, text. 16), il y a deux sortes d’action : l’une va du sujet qui la produit à la matière extérieure, comme brûler et couper. Cette opération ne peut être le bonheur. Car elle n’est ni un acte, ni une perfection de l’être qui agit. Elle se rapporte plutôt à l’être qui est passif comme le dit le philosophe (ibid.). L’autre est immanente dans son sujet, comme sentir, comprendre et vouloir. Cette opération est une perfection et un acte de l’être qui agit, et elle peut être le bonheur.

 

          Objection N°4. Le bonheur est immanent dans l’être qui est heureux. Or, une opération n’est pas quelque chose d’immanent, mais de transitoire. Donc le bonheur n’est pas une opération.

          Réponse à l’objection N°4 : Puisque l’on dit que le bonheur est la fin dernière, par là même que les différents êtres capables d’être heureux peuvent s’élever à divers degrés de perfection, il s’ensuit nécessairement qu’on doit donner à ce mot des sens divers. Ainsi, en Dieu le bonheur est son essence, parce que son être est son opération et qu’il ne jouit pas d’un autre que de lui-même. Dans les anges, le bonheur est leur perfection dernière qui résulte de l’opération qui les unit au bien incréé. Cette opération est en eux unique et perpétuelle. Dans l’homme qui est encore sur cette terre, le bonheur est aussi la perfection dernière qui résulte de l’opération qui l’unit à Dieu. Mais cette opération ne peut être continuelle, et par conséquent elle n’est pas unique. Car une opération devient multiple par là même qu’elle est interrompue. C’est ce qui fait que dans cette vie présente l’homme ne peut posséder le bonheur parfait. Aussi Aristote (Eth., liv. 1, chap. 10), plaçant le bonheur en cette vie, dit qu’il est imparfait, et après de longs raisonnements il conclut en disant qu’on appelle heureux ceux qui le sont autant que des hommes peuvent l’être. — Mais Dieu nous promet un bonheur parfait quand nous serons dans le ciel avec les anges, suivant ce qu’il est dit en saint Matthieu (22, 30). Par rapport à ce bonheur parfait, il n’y a pas d’objection à faire. Car dans cet état l’esprit de l’homme est uni à Dieu par une opération continue et perpétuelle, tandis que dans la vie présente, selon que cette opération manque d’unité et de continuité, nous nous trouvons éloignés de la perfection du bonheur. Nous y participons cependant, et plus l’opération qui nous unit à Dieu est une et continue, plus nous sommes heureux. C’est pourquoi la vie active, qui se trouve en proie à mille préoccupations, se rapproche moins de la nature du bonheur que la vie contemplative qui n’a qu’un seul objet, qui est la contemplation de la vérité. Toutefois, quoique l’homme ne se livre pas toujours actuellement à cette opération, cependant il peut s’y livrer, puisqu’elle est en son pouvoir. Et comme d’ailleurs il peut toujours rapporter à cette fin la cessation de son acte quand elle résulte du sommeil ou de toute autre occupation naturelle, on peut dire dans un sens que son opération est continue.

 

          Objection N°5. Il n’y a pour un seul homme qu’un seul bonheur, tandis que les opérations sont multiples. Donc le bonheur n’est pas une opération.

          La réponse à l’objection N°5 est par là même évidente.

 

          Objection N°6. Le bonheur existe dans celui qui est heureux sans interruption. Or, une opération humaine est fréquemment interrompue, par exemple, par le sommeil, par une autre occupation ou par le repos. Donc le bonheur n’est pas une opération.

          La réponse à l’objection N°6 est par là même évidente.

 

          Mais c’est le contraire. Aristote dit (Eth., liv. 1, chap. 7) que le bonheur est une opération dirigée par la vertu parfaite.

 

          Conclusion Le bonheur consistant dans l’acte dernier de l’homme, il est nécessaire qu’il soit une opération humaine.

          Il faut répondre que le bonheur de l’homme étant quelque chose de créé qui existe en lui, il est nécessaire de dire qu’il est une opération humaine (Tous les théologiens ne sont cependant pas du sentiment de saint Thomas. Les uns veulent que la béatitude consiste dans l’action de Dieu sur l’essence de l’âme ou dans une habitude qui la déifie et qui perfectionne ses puissances. Billuart les réfute vigoureusement (De ult. fin., Dissert. 2, art. 2, § 1). Car le bonheur est la perfection dernière de l’homme. Or, un être n’est parfait qu’autant qu’il est en acte, puisque la puissance sans l’acte est imparfaite. Il faut donc que le bonheur consiste dans le dernier acte de l’homme. Il est d’ailleurs évident que l’opération est le dernier acte du sujet qui opère, et c’est pour ce motif qu’Aristote l’appelle l’acte second (De animâ, liv. 2, text. 2, 3, 6). Car celui qui a la forme peut être capable d’opérer, comme celui qui a la science est apte à observer (Cette puissance d’agir ou de contempler est appelée par Aristote l’acte premier ; et il appelle l’action et la contemplation l’acte second.). De là il arrive qu’en toutes circonstances on dit qu’une chose existe pour son opération, selon la remarque du même philosophe (De cælo, liv. 2, text. 17). Il est donc nécessaire de reconnaître que le bonheur de l’homme est une opération.

 

Article 3 : Le bonheur est-il une opération de la partie sensitive de l’âme ou de la partie intelligente seulement ?

 

          Objection N°1. Il semble que le bonheur consiste dans l’opération des sens. Car dans l’homme il n’y a que l’opération de l’intellect qui soit plus noble que l’opération des sens. Or, l’opération de l’intellect dépend en nous de l’opération des sens, parce que nous ne pouvons comprendre sans le secours des images sensibles, comme le dit Aristote (De animâ, liv. 3, text. 30). Donc le bonheur consiste dans l’opération sensitive.

          Réponse à l’objection N°1 : Cette objection prouve que l’opération des sens est antécédemment nécessaire au bonheur imparfait tel qu’on peut le posséder ici-bas.

 

          Objection N°2. Boëce dit (De Cons., liv. 3, pros. 2) que le bonheur est l’état parfait qui résulte de la réunion de tous les biens (Le bonheur considéré quant à son état renferme, comme le dit Boëce, tous les biens qui peuvent rendre l’homme heureux dans son corps ou dans son âme ; mais si on le considère quant à son essence, il n’implique que celui qui tient le premier rang entre tous ces biens, et duquel découlent tous les autres.). Or, il y a des biens sensibles qui nous sont accessibles par l’action des sens. Il semble donc que l’opération des sens soit nécessairement requise pour le bonheur.

          Réponse à l’objection N°2 : Le bonheur parfait dont jouissent les anges est l’assemblage de tous les biens dans le sens qu’il résulte de l’union de la créature avec l’être qui est la source universelle de tout bien ; mais cela ne signifie pas qu’il se compose de tous les biens particuliers. Quant au bonheur imparfait qui existe ici-bas, il faut au contraire qu’il se compose de tous les biens qui sont nécessaires à la perfection des fonctions que nous avons à remplir en cette vie.

 

          Objection N°3. Le bonheur est le bien parfait, dit Aristote (Eth., liv. 1, chap. 6). Il n’en serait pas ainsi, s’il ne perfectionnait l’homme dans toutes ses parties. Or, il y a dans l’âme des parties qui sont perfectionnées par les opérations des sens. Donc l’opération sensitive est nécessaire au bonheur.

          Réponse à l’objection N°3 : L’homme sera perfectionné tout entier par le bonheur parfait qui lui est réservé, mais la partie inférieure de l’âme recevra alors de la partie supérieure ses perfections ; tandis qu’en cette vie où nous n’avons que le bonheur imparfait ce sont les perfections de la partie inférieure qui contribuent au développement et au perfectionnement de la partie supérieure.

 

          Mais c’est le contraire. L’opération sensitive est une chose qui nous est commune avec les animaux, tandis qu’il n’est pas de même du bonheur. Donc le bonheur ne consiste pas dans les opérations sensitives.

 

          Conclusion L’homme ne pouvant être uni au bien incréé par une opération sensitive, le bonheur n’est pas une opération de la partie sensitive de l’âme.

          Il faut répondre qu’une chose peut appartenir au bonheur de trois manières : 1° essentiellement ; 2° antécédemment ; 3° conséquemment. L’opération sensitive ne peut appartenir essentiellement au bonheur. Car le bonheur de l’homme consiste essentiellement dans son union avec le bien incréé qui est sa fin dernière, comme nous l’avons prouvé (art. 1) et il ne peut être uni à cette fin par l’opération des sens. D’ailleurs nous avons aussi démontre (quest. 2, art. 5) que le bonheur de l’homme ne consiste pas dans les biens matériels qui sont les seuls que les sens puissent percevoir. Mais les opérations sensitives peuvent appartenir au bonheur antécédemment et conséquemment. Elles lui appartiennent antécédemment relativement au bonheur imparfait tel qu’il peut exister dans la vie présente ; car l’opération de l’intellect présuppose l’opération des sens. Elles existeront encore conséquemment dans le bonheur parfait qu’on attend au ciel, parce que, comme le dit saint Augustin (Ep. 56 ad Diosc.), après la résurrection le bonheur de l’âme se reflétera sur le corps et sur les sens de manière à les perfectionner dans leurs opérations. C’est ce que nous verrons d’ailleurs en traitant de la résurrection. Mais alors l’opération par laquelle l’âme humaine est unie à Dieu ne dépendra pas des sens.

 

Article 4 : Si le bonheur consiste dans la partie intelligente de l’âme, appartient-il à l’intellect ou à la volonté ?

 

          Objection N°1. Il semble que le bonheur consiste dans l’acte de la volonté. Car saint Augustin dit (De civ. Dei, liv. 10, chap. 10 et 11) que le bonheur de l’homme consiste dans la paix, suivant ces paroles du Psalmiste (Ps. 147, 3) : Il a établi la paix jusqu’aux confins de ses Etats. Or, la paix appartient à la volonté. Donc le bonheur de l’homme consiste dans la volonté.

          Réponse à l’objection N°1 : La paix appartient à la fin dernière de l’homme, non parce qu’elle est l’essence même du bonheur même, mais parce qu’elle s’y rapporte antécédemment et conséquemment. Antécédemment dans le sens qu’elle écarte tout ce qui trouble l’homme et tout ce qui le détourne de sa fin dernière ; conséquemment, parce que l’homme, une fois en possession de sa fin dernière, reste en paix, puisque tous ses désirs sont satisfaits.

 

          Objection N°2. Le bonheur est le souverain bien. Or, le bien est l’objet de la volonté. Donc le bonheur consiste dans l’opération de la volonté.

          Réponse à l’objection N°2 : Le premier objet de la volonté n’est pas son acte, comme le premier objet de la vue n’est pas la vision, mais ce qui est visible. Par conséquent, par là même que le bonheur appartient à la volonté comme à son premier objet, il s’ensuit qu’il ne lui appartient pas comme son acte.

 

          Objection N°3. La fin dernière répond au premier moteur. Ainsi la fin dernière que se propose une armée entière c’est la victoire, qui est aussi la fin du général qui fait mouvoir toutes les troupes. Or, quand il s’agit d’opération, le premier moteur c’es la volonté, parce qu’elle meut les autres puissances, comme nous le dirons (quest. 9, art. 1 et 3). Donc le bonheur appartient à la volonté.

          Réponse à l’objection N°3 : L’intellect perçoit la fin avant la volonté, mais le mouvement vers la fin commence néanmoins par cette dernière faculté. C’est pourquoi on rapporte à la volonté ce qui est la conséquence dernière de la possession de la fin : la délectation et la jouissance.

 

          Objection N°4. Si le bonheur est une opération, il faut qu’elle soit l’opération la plus noble de l’homme. Or, l’amour de Dieu, qui est un acte de la volonté, est plus noble que la connaissance, qui est une opération de l’intellect, comme le dit l’Apôtre (1 Cor., chap. 13). Il semble donc que le bonheur consiste dans l’acte de la volonté.

          Réponse à l’objection N°4 : Pour mouvoir l’amour l’emporte sur la connaissance, mais pour percevoir la connaissance précède l’amour ; car, comme le dit saint Augustin, on aime ce qu’on connaît (De Trin., liv. 10, chap. 1 et 2). C’est pourquoi nous percevons d’abord la fin intelligible par l’action de l’intellect, comme nous percevons en premier lieu la fin sensible par l’action des sens.

 

          Objection N°5. Saint Augustin dit (De Trin., liv. 13, chap. 5), que l’homme heureux est celui qui a tout ce qu’il veut et qui ne veut rien de mauvais ; puis il ajoute (chap. 6) : Il approche du bonheur celui qui veut bien tout ce qu’il veut : car les biens rendent heureux, et il a déjà une partie de ces biens celui dont la volonté est bonne. Donc le bonheur consiste dans l’acte de la volonté.

          Réponse à l’objection N°5 : Celui qui a tout ce qu’il veut est heureux par là même qu’il a ce qu’il veut, mais cet avantage lui vient d’une autre cause que de l’acte de la volonté. D’ailleurs une des conditions essentielles du bonheur c’est qu’on ne veuille rien de mal. La droiture de la volonté est au nombre des biens qui rendent heureux, parce qu’elle nous porte vers eux, comme le mouvement nous mène au terme et le changement à la perfection ou à la qualité que nous désirons.

 

          Mais c’est le contraire. Jésus-Christ a dit (Jean, 17, 3) : La vie éternelle consiste à vous connaître, vous qui êtes le seul vrai Dieu. Or, la vie éternelle est la fin dernière, comme nous l’avons vu (quest. 3, art. 2 ad 1). Donc le bonheur de l’homme consiste dans la connaissance de Dieu qui est l’acte de l’intellect.

 

          Conclusion Comme nous arrivons à notre fin intelligible qu’autant qu’elle nous est rendue présente par l’acte de l’intellect, il faut que le bonheur consiste essentiellement dans cet acte, et qu’il soit qu’accidentellement, c’est-à-dire par suite de délectation qui en résulte, dans l’acte de la volonté.

          Il faut répondre que, comme nous l’avons dit (quest. 2, art. 6), il y a deux choses nécessaires au bonheur, l’une qui lui est essentielle et l’autre qui lui est accidentelle comme la délectation qui en résulte. Quant à ce qui est essentiel au bonheur il est impossible qu’il consiste dans l’acte de la volonté. Car il est évident d’après ce que nous avons dit (art. 1 et quest. 2) que le bonheur est la possession de la fin dernière. Or, la possession de la fin ne consiste pas dans l’acte même de la volonté, puisque c’est la volonté qui se porte vers la fin ; elle la désire quand elle ne la possède pas et elle s’en délecte quand elle la possède. Il est également manifeste que le désir de la fin n’en est la possession, mais c’est un mouvement de la volonté vers elle. Ainsi la délectation de la volonté provient de ce qu’elle est en possession de sa fin, mais il n’y a pas de réciprocité ; c’est-à-dire qu’elle n’est pas en possession de sa fin parce qu’elle se délecte en elle. Il faut donc un autre acte que celui de la volonté, pour la mettre en possession de sa fin. C’est d’ailleurs ce qu’on peut rendre évident par des exemples des choses sensibles. Car si l’acte de la volonté nous mettait en possession de l’argent, du moment où l’homme cupide désirerait en avoir il en aurait. Mais comme l’argent est une chose qu’il ne possède pas préalablement, pour l’acquérir il faut qu’on le prenne avec la main ou de toute autre manière, et c’est lorsqu’on le possède ainsi qu’on se délecte dans sa possession. Il en est de même de notre fin intelligible ou spirituelle. Dès le principe nous voulons la posséder, mais nous ne la possédons qu’autant que l’acte de l’intellect nous la rend présente, et c’est alors que la volonté se délecte en se reposant dans sa possession. Ainsi donc l’essence du bonheur consiste dans l’acte de l’intellect (L’Ecriture est favorable à ce sentiment. Car la béatitude formelle de l’homme est la vision de Dieu, et la vision doit succéder à la foi qui résulte ici-bas de l’intellect : Nous voyons maintenant à travers un miroir, en énigme ; mais alors nous verrons face à face. Maintenant je connais en partie ; mais alors je connaîtrai comme je suis connu (1 Cor., 13, 12).). Mais la délectation qui résulte du bonheur se rapporte à la volonté, d’après ces paroles de saint Augustin (De confes., liv. 10, chap. 23) que le bonheur est la joie que produit la vérité ; c’est-à-dire que la joie est la consommation même du bonheur.

 

Article 5 : Le bonheur est-il une opération de l’intellect spéculatif ou pratique ?

 

          Objection N°1. Il semble que le bonheur consiste dans l’opération de l’intellect pratique. Car la fin dernière d’une créature consiste dans sa ressemblance avec Dieu. Or, l’homme ressemble plus à Dieu par l’intellect pratique qui est la cause des choses qu’il comprend que par l’intellect spéculatif qui reçoit sa science des objets. Donc le bonheur de l’homme consiste plus dans l’opération de l’intellect pratique que dans celle de l’intellect spéculatif.

          Réponse à l’objection N°1 : La ressemblance qui ressort de l’intellect pratique ne se rapporte à Dieu que proportionnellement, en ce sens que l’intellect pratique est à son objet connu ce que Dieu est au sien ; mais la ressemblance qui provient de l’intellect spéculatif résulte de son union à Dieu et de la forme qu’il en reçoit, ce qui est un genre d’assimilation plus profond. — On peut dire d’ailleurs qu’à l’égard de l’objet principal qu’il connaît, qui est son essence, Dieu n’a pas de connaissance pratique, il n’a qu’une connaissance spéculative.

 

          Objection N°2. Le bonheur est le bien parfait de l’homme. Or, l’intellect pratique se rapporte au bien plus que l’intellect spéculatif qui se rapporte au vrai. C’est pourquoi nous appelons hommes de bien ceux qui sont parfaits sous le rapport de l’intellect pratique et nous donnons les noms de savants et d’intelligents à ceux qui se distinguent sous le rapport de l’intellect spéculatif. Donc le bonheur de l’homme consiste plus dans l’acte de l’intellect pratique que dans celui de l’intellect spéculatif.

          Réponse à l’objection N°2 : L’intellect pratique a pour objet le bien qui est hors de lui, tandis que l’intellect spéculatif a pour objet le bien qui est en lui, c’est-à-dire la contemplation de la vérité. Et puisque le bien parfait est celui qui perfectionne l’homme tout entier et le rend bon lui-même, il s’ensuit que l’intellect pratique ne le possède pas, mais qu’il y dispose.

 

          Objection N°3. Le bonheur est un bien de l’homme. Or, l’intellect spéculatif a plutôt pour objet ce qui existe hors de l’homme, tandis que l’intellect pratique a pour objet ce qui appartient à l’homme lui-même, comme ses opérations et ses passions. Donc le bonheur de l’homme consiste plus dans l’opération de l’intellect pratique que dans celle de l’intellect spéculatif.

          Réponse à l’objection N°3 : Cet argument serait concluant si l’homme était lui-même sa fin dernière ; car il trouverait son bonheur à considérer et à diriger ses actes et ses passions ; mais comme la fin dernière de l’homme est un autre bien extrinsèque qui est Dieu, et que nous atteignons par l’opération de l’intellect spéculatif, il s’ensuit que le bonheur de l’homme consiste plutôt dans l’opération de cet intellect que dans celle de l’intellect pratique.

 

          Mais c’est le contraire. Saint Augustin dit (De Trin., liv. 1, chap. 10) : La contemplation qui nous est promise sera la fin de toutes nos actions et la perfection éternelle de toutes les joies.

 

          Conclusion Notre béatitude consiste principalement dans l’opération spéculative de l’intellect, parce que cette opération est la plus excellente de notre âme, parce qu’on la recherche surtout pour elle-même et que c’est par elle que l’homme communique avec Dieu et les anges, et elle ne consiste que secondairement dans l’opération de l’intellect pratique.

          Il faut répondre que le bonheur consiste plus dans l’opération de l’intellect spéculatif que dans ce l’intellect pratiquer trois raisons : 1° Parce que si le bonheur de l’homme est une opération, il faut que ce soit l’opération humaine la plus éminente. Or, l’opération la plus élevée de l’homme est celle qui procède de la première de ses facultés mise en rapport avec son plus noble objet. Ainsi la première puissance de l’âme est l’intellect, et son objet le plus élevé est le bien infini, la divinité qui n’est pas l’objet de l’intellect pratique, mais de l’intellect spéculatif. D’où il résulte que le bonheur consiste surtout dans l’opération de ce dernier intellect, c’est-à-dire dans la contemplation des attributs divins. Et comme tout être paraît avoir pour essence ce qu’il y a en lui de plus élevé, selon la remarque d’Aristote (Eth., liv. 9, chap. 4 et liv. 10, chap. 7), il s’ensuit que cette opération est celle qui est la plus propre à l’homme et qui lui cause le plus de jouissances. — 2° La seconde raison c’est qu’on recherche la contemplation, surtout pour elle-même, tandis qu’on ne recherche pas l’acte de l’intellect pratique pour lui-même, mais pour l’action, et les actions se rapportent à une fin. D’où il est évident que la fin dernière ne peut consister dans la vie active qui appartient à l’intellect pratique. — 3° Une troisième raison, c’est que dans la vie contemplative l’homme communique avec les êtres qui sont au-dessus de lui, avec Dieu et les anges auxquels la béatitude l’assimile, tandis que pour les choses qui se rapportent à la vie active les animaux communiquent en quelque façon avec l’homme, quoique très imparfaitement. Pour toutes ces raisons la dernière et parfaite béatitude que nous attendons dans l’autre vie consiste principalement tout entière dans la contemplation. Quant à la béatitude imparfaite, telle que nous pouvons la posséder ici-bas, elle consiste premièrement et principalement dans la contemplation, et elle consiste secondairement dans l’opération de l’intellect pratique qui dirige les actions et les passions humaines, comme le dit Aristote (Eth., liv. 10, chap. 7 et 8).

 

Article 6 : Le bonheur consiste-t-il dans la connaissance des sciences spéculatives ?

 

          Objection N°1. Il semble que le bonheur de l’homme consiste dans la connaissance des sciences spéculatives. Aristote dit (Eth., liv. 10, chap. 7) que le bonheur est une opération dirigée par une vertu parfaite, et il ne distingue que trois vertus spéculatives : la science, la sagesse et l’intelligence, qui toutes se rapportent aux sciences spéculatives. Donc le bonheur suprême de l’homme consiste dans la connaissance de ces sciences.

          Réponse à l’objection N°1 : Aristote parle en cet endroit de la félicité imparfaite, telle qu’elle peut être ici-bas, comme nous l’avons dit (art. 2, réponse N°4).

 

          Objection N°2. Ce que tous les hommes désirent naturellement pour eux-mêmes semble être notre bonheur suprême. Or, tous désirent de la sorte la connaissance des sciences spéculatives. Car, comme le dit Aristote (Met., liv. 1, chap. 2), tous les hommes désirent naturellement savoir, et un peu plus loin il ajoute qu’on recherche les sciences spéculatives pour elles-mêmes. Donc le bonheur consiste dans la possession de ces sciences.

          Réponse à l’objection N°2 : On désire naturellement, non seulement le bonheur parfait, mais encore son image ou sa participation quelle qu’elle soit.

 

          Objection N°3. Le bonheur est la perfection dernière de l’homme. Or, un être est perfectionné selon ce qui le fait passer de la puissance à l’acte. Puisque l’intellect humain est mis en acte par la connaissance des sciences spéculatives, il semble donc que le souverain bonheur de l’homme consiste dans cette sorte d’étude.

          Réponse à l’objection N°3 : La contemplation des sciences spéculatives fait passer d’une manière notre intellect à l’acte ; mais elle ne l’élève pas à son acte dernier et complet.

 

          Mais c’est le contraire. Le prophète a dit (Jér., 9, 23) que le sage ne se glorifie pas dans sa sagesse, et il parlait de la sagesse des sciences spéculatives. Donc le souverain bonheur de l’homme ne consiste pas dans la possession de ces sciences.

 

          Conclusion Puisque la contemplation des sciences spéculatives ne peut aller plus loin que ne peut nous conduire la connaissance des choses sensibles qui en est le principe, il s’ensuit que l’homme ne peut trouver le parfait et le souverain bonheur dans ces sortes de sciences, elles ne peuvent en être qu’une participation.

          Il faut répondre que, comme nous l’avons dit (art. 2, réponse N°4), il y a deux sortes de béatitudes, l’une parfaite, et l’autre imparfaite. Il faut entendre par béatitude parfaite celle qui s’élève à l’essence véritable du bonheur, et par béatitude imparfaite celle qui n’y parvient pas, mais qui participe à quelque bien particulier qui en est une image. Ainsi la prudence est parfaite dans l’homme qui possède en lui la raison des choses qu’il doit faire, et elle est imparfaite dans les animaux irraisonnables qui n’ont que des instincts particuliers qui leur font faire des actes qui ressemblent à des actes de prudence. La béatitude parfaite ne peut consister essentiellement dans la connaissance des sciences spéculatives. Pour s’en convaincre jusqu’à l’évidence il faut observer que la possession de la science spéculative ne s’étend pas au delà de la vertu des principes de cette science, parce que les principes de la science comprennent virtuellement la science tout entière. Or, les premiers principes des sciences spéculatives viennent des sens, comme on le voit par ce que dit Aristote (Met., liv. 1 et 2 ; Post., text. ult.). Par conséquent, l’étude des sciences spéculatives ne peut aller plus loin que la connaissance des choses sensibles ne peut nous conduire. Or, le souverain bonheur de l’homme, qui est sa perfection dernière, ne peut consister dans la connaissance des choses sensibles. Car un être n’est perfectionné par ce qui est au-dessous de lui qu’en raison de ce que l’être inférieur participe de l’être supérieur. Ainsi, il est évident que la forme de la pierre ou de tout autre objet sensible est inférieure à l’homme. Donc l’intellect n’est pas perfectionné par cette forme considérée en elle-même, il ne l’est que parce qu’il y a en elle une participation de ressemblance avec un être qui est lui-même au-dessus de l’entendement humain, tel que la lumière intelligible ou toute autre chose semblable. Comme tout ce qui est par une autre se ramène à ce qui est par soi, il faut donc que la perfection dernière de l’homme résulte de la connaissance d’une chose qui soit supérieure à l’entendement humain. Et puisque nous avons montré (1a pars, quest. 88, art. 2) qu’on ne peut arriver par les choses sensibles à la connaissance des substances séparées qui sont au-dessus de notre intellect, il s’ensuit que le souverain bonheur ne peut exister dans la possession des sciences spéculatives. Mais comme dans les formes sensibles il y a par participation une image des substances supérieures, de même la connaissance des sciences spéculatives est une participation du bonheur parfait et véritable (Saint Thomas considère la science comme le commencement de la béatitude. Il était loin d’en être l’ennemi comme Luther, qui disait que les sciences spéculatives sont des erreurs ; comme les biblistes, qui prétendent qu’on ne doit en étudier aucune ; comme Wiclef, qui ne craignait pas de dire que les universités et les collèges avaient fait plus de mal à l’Eglise que le démon.).

 

Article 7 : Le bonheur consiste-t-il dans la connaissance des substances séparées, c’est-à-dire des anges ?

 

          Objection N°1. Il semble que le bonheur de l’homme consiste dans la connaissance des substances séparées, c’est-à-dire des anges. Car saint Grégoire dit (Hom. 26 in Ev.) : Il ne sert à rien d’assister aux fêtes des hommes, si l’on n’a pas le bonheur d’assister à celles des anges. Et par ces dernières paroles il désigne la béatitude finale. Or, nous pouvons assister aux fêtes des anges en les contemplant. D’où il semble que le souverain bonheur de l’homme consiste dans la contemplation de ces esprits bienheureux.

          Réponse à l’objection N°1 : Nous assistons aux fêtes des anges non seulement en les contemplant, mais en contemplant Dieu avec eux.

 

          Objection N°2. La perfection dernière d’une chose consiste dans son union avec son principe. Ainsi, on dit que le cercle est une figure parfaite, parce que le commencement et la fin se trouvent au même point. Or, le principe de la connaissance humaine vient des anges qui éclairent les hommes, comme le dit saint Denis (De cæl. hier., chap. 4). Donc la perfection de l’entendement humain se trouve dans leur contemplation.

          Réponse à l’objection N°2 : Dans l’hypothèse de ceux qui supposent que les âmes humaines ont été créées par les anges il semble convenable que le bonheur de l’homme consiste dans la contemplation des anges comme dans son union avec son principe. Mais ce sentiment est erroné (Ce sentiment est celui d’Algazel et des philosophes qui admettaient le système des émanations.), comme nous l’avons dit (1a pars, quest. 90, art. 3). Ainsi donc la perfection dernière de l’entendement humain résulte de son union avec Dieu, qui est le principe créateur et illuminateur de notre âme. L’ange ne nous éclaire que comme son ministre, ainsi que nous l’avons dit (1a pars, quest. 111, art. 1). Par conséquent, il aide l’homme par son ministère à arriver à la béatitude, mais il n’en est pas l’objet.

 

          Objection N°3. Toute nature est parfaite quand elle est unie à une nature supérieure. Ainsi, la perfection dernière du corps consiste dans son union avec une nature spirituelle. Or, dans l’ordre de la nature les anges sont supérieurs à l’entendement humain. Donc la perfection dernière de notre entendement résulte de son union avec les anges par la contemplation.

          Réponse à l’objection N°3 : Un être inférieur peut atteindre une créature supérieure de deux manières : 1° Selon le degré de la puissance dont elle participe. Ainsi l’homme sera parfaitement quand il sera parvenu à contempler Dieu comme les anges le contemplent. 2° Comme la puissance atteint l’objet. En ce sens la perfection dernière de chaque puissance consiste à s’élever à ce qui renferme pleinement en soi la nature de son objet propre (Comme l’objet de l’entendement, qui est la vérité essentielle, ne se rencontre pleinement qu’en Dieu, il s’ensuit que la dernière perfection de l’entendement humain ne se trouve qu’en lui.).

 

          Mais c’est le contraire. Le prophète dit : Que celui qui se glorifie, se glorifie dans ma science et dans ma connaissance (Jér., 9, 4). Donc la gloire dernière de l’homme, ou son bonheur parfait, ne consiste que dans la connaissance de Dieu.

 

          Conclusion Comme toutes les substances séparées, à l’exception de Dieu, ont l’être par participation, elles ne peuvent être pour cette raison les objets les plus vrais de l’entendement humain, et le bonheur parfait de l’homme ne peut consister dans leur contemplation.

          Il faut répondre que, comme nous l’avons dit (art. préc.), le bonheur parfait de l’homme ne consiste pas en ce qui est la perfection de l’intellect par participation, mais en ce qui est sa perfection par essence. Or, il est évident qu’une chose perfectionne une puissance selon qu’elle se rapporte plus ou moins à elle selon son objet propre. L’objet propre de l’intellect étant le vrai, tout ce qui est vrai par participation ne perfectionne pas l’intellect qui le contemple d’une manière souveraine. Et puisque les choses sont à la vérité ce qu’elles sont à l’être, comme le dit Aristote (Met., liv. 2, text. 4), il s’ensuit que tout ce qui existe par participation est vrai aussi par participation. Les anges ayant l’être par participation, parce qu’il n’y a que Dieu dont l’être soit l’essence, comme nous l’avons démontré (1a pars, quest. 3, art. 4 et quest. 61, art. 1), il en résulte qu’il n’y a que Dieu qui soit la vérité par essence, et que sa contemplation seule rend parfaitement heureux. Toutefois, rien n’empêche qu’on ne fasse consister le bonheur imparfait dans la contemplation des anges, et même un bonheur plus élevé que celui qu’on place dans la connaissance des sciences spéculatives.

 

Article 8 : Le bonheur de l’homme consiste-t-il dans la vision de l’essence divine ?

 

          Objection N°1. Il semble que le bonheur de l’homme ne consiste pas dans la vision de l’essence divine. Car saint Denis dit (Theol. myst., chap. 1) que l’âme est unie à Dieu comme à l’inconnu par la plus noble portion d’elle-même. Or, Ce qu’on voit dans son essence n’est pas absolument inconnu. Donc la perfection dernière de l’intellect ou la béatitude ne consiste pas à voir Dieu dans son essence.

          Réponse à l’objection N°1 : Saint Denis parle de la connaissance de ceux qui sont sur la terre et qui tendent à la béatitude.

 

          Objection N°2. La perfection d’une nature supérieure est plus élevée que celle d’une nature inférieure. Or, la perfection propre de l’intellect divin consiste en ce qu’il voit son essence. Donc la perfection souveraine de l’entendement humain ne s’élève pas jusque là, mais elle reste au-dessous.

          Réponse à l’objection N°2 : Comme nous l’avons dit (art. 1), la fin peut s’entendre de deux manières : 1° par rapport à la chose même que l’on désire ; en ce sens l’être inférieur et l’être supérieur, et toutes choses en un mot ont la même fin, comme nous l’avons dit (quest. 1, art. 8) ; 2° par rapport à la manière dont on possède ce que l’on a désiré. De cette manière, la fin de l’être supérieur diffère de celle de l’être inférieur selon la différence des relations qu’ils ont avec leur objet. Ainsi la béatitude de Dieu dont l’intellect comprend l’essence est supérieure à celle de l’homme ou de l’ange qui voit cette même essence, mais sans la comprendre.

 

          Mais c’est le contraire. Il est dit (1 Jean, 3, 2) : que quand il apparaîtra, nous serons semblables à lui et nous le verrons tel qu’il est.

 

          Conclusion Dieu étant la cause première de tous les êtres et l’homme qui connaît ses effets ayant naturellement le désir de connaître aussi son essence, son bonheur ne peut exister que dans la vision de l’essence divine même.

          Il faut répondre que la béatitude souveraine et parfaite ne peut exister que dans la vision de l’essence divine. Pour rendre cette proposition évidente, il faut observer deux choses : 1° Que l’homme n’est pas parfaitement heureux tant qu’il lui reste quelque chose à désirer et à chercher. 2° Que la perfection d’une puissance se considère d’après la nature de son objet. Or, l’objet de l’intellect, c’est ce qui est, c’est-à-dire c’est l’essence des choses, comme le dit Aristote (De animâ, liv. 3, text. 26). Ainsi l’intellect est plus ou moins parfait selon qu’il connaît plus ou moins l’essence d’une chose. Si donc un esprit connaît l’essence d’un effet et que par cette essence il puisse connaître l’essence de la cause, c’est-à-dire savoir ce qu’elle est, on ne dit pas que cet esprit perçoit absolument cette cause, bien qu’il la connaisse par son effet et qu’il sache ainsi qu’elle existe. C’est pourquoi quand l’homme connaît un effet et qu’il sait que cet effet a une cause, il lui reste toujours naturellement le désir de savoir cette cause. Ce désir produit l’admiration ou l’étonnement et provoque les recherches, comme le dit Aristote (Met., liv. 1, chap. 2). Ainsi quand quelqu’un voyant une éclipse de soleil considère de quelle cause elle provient, il est d’abord dans l’étonnement parce qu’il ne sait point du tout ce que c’est, et tout en l’admirant il se met à faire des réflexions et des recherches, et ce travail d’esprit ne cesse que quand il est parvenu à connaître l’essence de cette cause. Par conséquent si l’entendement humain qui connaît l’essence d’un effet créé ne sait de Dieu qu’une chose, son existence, sa perfection ne s’est pas encore absolument élevée jusqu’à la cause première, mais il lui reste toujours le désir naturel de connaître cette cause, et c’est ce qui fait qu’il ne peut être parfaitement heureux. Il faut donc pour que le bonheur soit parfait que l’intellect s’élève à l’essence même de la cause première. Alors son bonheur est parfait, quand il est uni à Dieu comme au seul objet capable de le rendre heureux, ainsi que nous l’avons dit (art. 3).

 

Copyleft. Traduction de l’abbé Claude-Joseph Drioux et de JesusMarie.com qui autorise toute personne à copier et à rediffuser par tous moyens cette traduction française. La Somme Théologique de Saint Thomas latin-français en regard avec des notes théologiques, historiques et philologiques, par l’abbé Drioux, chanoine honoraire de Langres, docteur en théologie, à Paris, Librairie Ecclésiastique et Classique d’Eugène Belin, 52, rue de Vaugirard. 1853-1856, 15 vol. in-8°. Ouvrage honoré des encouragements du père Lacordaire o.p. Si par erreur, malgré nos vérifications, il s’était glissé dans ce fichier des phrases non issues de la traduction de l’abbé Drioux ou de la nouvelle traduction effectuée par JesusMarie.com, et relevant du droit d’auteur, merci de nous en informer immédiatement, avec l’email figurant sur la page d’accueil de JesusMarie.com, pour que nous puissions les retirer. JesusMarie.com accorde la plus grande importance au respect de la propriété littéraire et au respect de la loi en général. Aucune évangélisation catholique ne peut être surnaturellement féconde sans respect de la morale catholique et des lois justes.

 

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