Saint Thomas d’Aquin - Somme Théologique
1a 2ae = Prima Secundae = 1ère partie de la 2ème Partie
Question 4 :
Des conditions requises pour la béatitude
Après
avoir dit en quoi consiste la béatitude, nous avons maintenant à examiner
quelles conditions elle requiert. — A cet égard huit questions se présentent :
1° La délectation est-elle requise pour la béatitude ? (La délectation
accompagne la béatitude, d’après ces paroles du Psalmiste (Ps. 15, 11) : Vous me
comblerez de joie par votre visage : il y a des délices sans fin à votre droite.)
— 2° La béatitude existe-t-elle plutôt dans la vision que dans la délectation ?
(La vision l’emporte sur la délectation comme la cause sur l’effet, puisque
l’âme ne peut jouir du vrai ou du bien qu’autant qu’elle le perçoit. D’ailleurs
la vision l’emporte autant sur la délectation que l’intelligence sur la
volonté.) — 3° Exige-t-elle la compréhension ? (Le mot comprendre a deux sens. Il signifie
connaître parfaitement ; dans ce sens aucun être créé ne comprend Dieu, parce que
le fini est incapable de l’infini. Il signifie aussi percevoir, saisir (prehendere) une
chose. Dans ce second sens, les bienheureux comprennent Dieu parce qu’ils le
possèdent réellement. Je l’ai saisi, et
je ne le laisserai point aller (Cant.,
3 4). C’est sur cette distinction que roule tout cet article.) — 4°
Demande-t-elle la droiture de la volonté ? (Il est de foi que la droiture de la
volonté est requise pour la béatitude antécédemment et concomitament.
Antécédemment, puisqu’il est écrit : Il
n’y entrera rien de souillé, ni personne qui commette l’abomination ou le
mensonge (Apoc., 21, 27) ; concomitament
d’après ces paroles de saint Pierre (1 Pierre, 1, 3-4) : Nous a régénérés pour une espérance vivante… pour un héritage qui ne
peut ni se corrompre, ni se souiller, ni se flétrir.) — 5° Pour être
heureux l’homme a-t-il besoin de son corps ? (Les arméniens et les grecs
disaient que les âmes des justes ne seraient heureuses qu’après le jour du
jugement. Le concile de Florence a ainsi défini le contraire : Definimus quod hæc fidei veritas ab omnibus christianis credatur et suscipiatur, sicque omnes profiteantur illorum animas qui post baptismum
susceptum nulla omninò peccati maculam incurrerunt ; illas etiam quæ
post contractam peccati maculam vel in suis corporibus, vel eisdem exactæ corporibus
sunt purgatæ, recipi mox in cælum
et intueri clarè ipsum Deum trinumet unum sicuti est.) — 6° Faut-il que le corps soit parfait ?
(Saint Paul a prédit que les corps des élus seraient transformés : Nous attendons comme sauveur notre Seigneur
Jésus-Christ, qui transformera notre corps d’humiliation, en le rendant
semblable à son corps glorieux (Phil.,
3, 20-21).) — 7° La béatitude exige-t-elle des biens extérieurs ? (Cet article
est une réfutation indirecte des millénaires, qui prétendaient qu’avant le jour
du jugement le Christ régnerait pendant mille ans, et que sous son règne les
justes jouiraient de tous les plaisirs des sens et de toutes les joies du
corps. Plusieurs des Pères des trois premiers siècles sont tombés dans cette
erreur, sur le témoignage de saint Papias, qui la
faisait descendre des traditions apostoliques qu’il avait mal interprétées.) —
8° Lui faut-il une société d’amis ?
Article
1 : La délectation est-elle requise pour la béatitude ?
Objection
N°1. Il semble que la délectation ne soit pas requise pour la béatitude. Car
saint Augustin dit (De Trin., liv. 1,
chap. 8) que la vision est toute la récompense de la foi. Or, ce qui est le
prix ou la récompense de la vertu c’est la béatitude, comme le prouve Aristote
(Eth., liv. 1, chap. 9). Donc il n’y a que
la vision qui soit requise pour la béatitude.
Réponse
à l’objection N°1 : Par là même qu’une récompense est accordée à quelqu’un, la
volonté de celui qui la mérite s’y repose et c’est ce qu’on appelle la
délectation. Ainsi la délectation est de l’essence même de la récompense qu’on
accorde.
Objection
N°2. La béatitude est le bien qui suffit le plus parfaitement par lui-même,
comme le dit Aristote (Eth., liv. 1, chap. 7). Or, ce qui a besoin
d’un autre ne suffit pas parfaitement. Donc l’essence de la béatitude
consistant dans la vision de Dieu, comme nous l’avons prouvé (quest. 3, art.
8), il semble qu’elle n’exige pas la délectation.
Réponse
à l’objection N°2 : La délectation est produite par la vision de Dieu elle-même
; par conséquent celui qui voit Dieu ne peut pas avoir besoin de délectation.
Objection
N°3. Il ne faut pas que l’opération de la félicité ou de la béatitude soit
entravée comme le dit Aristote (Eth., liv. 10,
chap. 7). Or, la délectation entrave l’action de l’intellect, car elle altère
le jugement de la sagesse ou de la prudence (Eth., liv. 6, chap. 5). Donc la délectation n’est pas requise pour la
béatitude.
Réponse
à l’objection N°3 : La délectation concomitante n’est pas un obstacle à
l’opération de l’intellect, mais c’est plutôt pour elle un secours, comme le
dit Aristote (Eth., liv. 10, chap. 4). Car nous faisons
avec plus d’attention et de persévérance ce qui nous délecte. Mais la
délectation extérieure entrave l’opération de l’intellect, tantôt en distrayant
l’intention, parce que, comme nous venons de le dire, nous nous appliquons
surtout à ce qui nous délecte et pendant que notre esprit se porte fortement
vers une chose il est nécessaire qu’il s’éloigne d’une autre et quelquefois
qu’il nous entraîne dans un sens contraire. C’est ainsi que la délectation des
sens étant contraire à la raison, elle entrave plutôt les calculs de la
prudence qu’elle ne trouble le jugement de l’intellect spéculatif.
Mais
c’est le contraire. Saint Augustin dit (Conf., liv. 10,
chap. 22) que la béatitude est la joie qu’inspire la vérité.
Conclusion
La délectation résultant de ce que l’appétit se repose dans le bien qu’il
désirait, elle est requise pour la béatitude comme une chose concomitante.
Il
faut répondre qu’une chose est requise pour une autre de quatre manières : 1°
Comme préliminaire ou comme préparation ; c’est ainsi que l’étude est requise
pour la science. 2° Comme complément ou perfectionnement ; c’est ainsi que
l’âme est requise pour la vie du corps. 3° Comme secours extérieurs ; c’est de
la sorte que nos amis nous sont nécessaires pour faire quelque chose. 4° Comme
chose concomitante : comme quand nous disons que la chaleur est une condition
nécessaire du feu. C’est de cette manière que la délectation est requise pour
la béatitude. Car la délectation provient de ce que l’appétit se repose dans le
bien obtenu. Par conséquent puisque la béatitude n’est rien autre chose que la
possession du souverain bien, elle ne peut exister sans que la délectation
l’accompagne.
Article
2 : La béatitude consiste-t-elle plutôt dans la vision que dans la délectation
?
Objection
N°1. Il semble que la béatitude consiste plutôt dans la délectation que dans la
vision. Car la délectation, comme le dit Aristote (Eth., liv. 10, chap. 4), est la perfection de l’œuvre. Or, la
perfection est préférable à l’objet perfectible. Donc la délectation l’emporte
sur l’opération de l’intellect qu’est la vision.
Réponse
à l’objection N°1 : Comme le dit Aristote au même endroit, la délectation
perfectionne l’opération, comme la beauté perfectionne la jeunesse dont elle
est la conséquence. Ainsi la délectation est une perfection qui accompagne la
vision, mais non une perfection qui rende la vision parfaite dans son espèce.
Objection
N°2. Ce qui rend une chose désirable est ce qu’il y a de plus important en
elle. Or, on désire les opérations à cause du plaisir qu’on y trouve. C’est
pour cela que la nature a mis une certaine volupté dans les opérations
nécessaires à la conservation de l’individu et de l’espèce, afin que les
animaux ne les négligeassent pas. Donc dans la béatitude la délectation
l’emporte sur l’opération de l’intellect qui est la vision.
Réponse
à l’objection N°2 : La perception sensitive ne s’élève pas à la raison du bien
général, mais au bien particulier qui est délectable. C’est pourquoi les
animaux qui suivent l’appétit recherchent les opérations pour le plaisir. Mais
l’intellect perçoit la raison du bien en général dont la délectation est la
conséquence. C’est pourquoi il se propose le bien plutôt que le plaisir. De là
il résulte que l’esprit de Dieu qui a dicté à la créature ses lois a mis les
jouissances en rapport avec les opérations. Toutefois il ne faut pas juger
absolument des choses suivant l’ordre de l’appétit sensitif, mais plutôt
d’après l’ordre de l’appétit intelligentiel.
Objection
N°3. La vision répond à la foi ; la délectation ou la jouissance à la charité.
Or, la charité est plus grande que la foi, comme le dit l’Apôtre (1 Cor., chap. 13). Donc la délectation
ou la jouissance est au-dessus de la vision.
Réponse
à l’objection N°3 : La charité ne cherche pas le bien qu’elle aime à cause de
la délectation. La délectation qu’elle trouve dans le bien qu’elle aime est
plutôt une conséquence de son amour. Ainsi la délectation ne se rapporte donc
pas à elle comme à sa fin, mais c’est plutôt la vision par laquelle sa fin lui
devient présente.
Mais
c’est le contraire. La cause l’emporte sur l’effet. Or, la vision est la cause
de la délectation. Donc elle l’emporte sur elle.
Conclusion
La cause étant supérieure à l’effet, la vision dans la béatitude est un bien
plus fondamental que la délectation qui l’accompagne.
Il
faut répondre qu’Aristote soulève cette question (Eth., liv. 10, chap. 6 à 8) et la laisse sans la résoudre. Mais si
l’on y réfléchit avec soin on verra que l’opération de l’intellect qu’est la
vision doit nécessairement être mise avant la délectation. Car la délectation
consiste dans un certain repos de la volonté, et pour que la volonté se repose
en quelque chose il n’y a pas d’autre cause que la bonté de l’objet dans lequel
elle s’arrête. Par conséquent si la volonté se repose dans une opération, ce
repos procède de la bonté même de l’opération. La volonté ne cherche pas le
bien pour le repos ; car alors l’acte de la volonté serait lui-même sa fin, ce
qui est contraire à ce que nous avons dit (quest. 1, art. 1, réponse N°2). Mais
elle cherche à se reposer dans l’opération ; parce que l’opération est son
bien. D’où il est manifeste que l’opération même dans laquelle la volonté se
repose est un bien plus fondamental que le repos de la volonté dans ce bien
lui-même.
Article
3 : Est-il nécessaire que l’on comprenne pour être bienheureux ?
Objection
N°1. Il semble que pour être bienheureux il ne soit pas nécessaire de
comprendre. Car saint Augustin dit en parlant de la vision de Dieu (Epist. 52) que c’est un grand bonheur que de
s’élever à Dieu par la pensée, mais qu’il est impossible de le comprendre. Donc
on peut être bienheureux sans comprendre.
Réponse
à l’objection N°1 : Le mot comprendre
s’entend en deux sens. 1° Il peut signifier que l’objet compris est renfermé
dans le sujet qui le comprend. De cette manière, tout ce que comprend l’être
fini est fini, et un esprit créé ne peut comprendre Dieu. 2° Dans un autre sens
il signifie seulement ce qu’on perçoit, qu’on saisit une chose qui était déjà
présente. Ainsi on dit d’une personne qui en suit une autre, qu’elle la saisit
quand elle la tient. C’est de cette façon que la compréhension est requise pour
la béatitude.
Objection
N°2. Le bonheur est la perfection de l’homme considéré dans sa partie
intelligente qui ne renferme pas d’autres puissances que l’intellect et la
volonté (1a pars, quest. 79). Or, l’intellect est suffisamment
perfectionné par la vision de Dieu, et la volonté par la délectation qu’elle
trouve en lui. Donc la béatitude ne requiert pas comme une troisième condition
la compréhension.
Réponse
à l’objection N°2 : Comme l’espérance et l’amour appartiennent à la volonté
parce que c’est à la même puissance à aimer une chose et à tendre vers elle
quand elle ne la possède pas ; de même la compréhension et la délectation se
rapportent à la volonté, parce que c’est à la même faculté à posséder une chose
et à se reposer en elle.
Objection
N°3. La béatitude consiste dans l’opération. Or, les opérations se déterminent
suivant les objets, et il y a deux sortes d’objets généraux, le vrai et le bon
; le vrai correspond à la vision et le bon à l’amour. Donc on n’a pas besoin
d’une troisième opération qui serait la compréhension.
Réponse
à l’objection N°3 : La compréhension n’est pas une autre opération que la
vision ; elle n’est que la relation qui s’établit entre le sujet et sa fin une
fois qu’il la possède. Par conséquent la vision elle-même, ou la chose vue qui
se trouve présente à l’esprit, est l’objet de la compréhension.
Mais
c’est le contraire. L’Apôtre dit (1 Cor., 9, 24) : Courez donc pour comprendre. Or, l’avancement spirituel a pour
terme la béatitude. C’est ce qui fait dire ailleurs à saint Paul (2 Tim., 4,
7-8) : J’ai bien combattu, j’ai achevé ma
course, j’ai gardé la foi, et il ne me reste plus qu’à attendre la couronne de
justice qui m’est réservée. Donc la compréhension est requise pour la
béatitude.
Conclusion
La béatitude requiert non seulement la vision qui est la connaissance parfaite
de notre fin dernière et intelligentielle,
mais encore la compréhension qui se rapporte à la présence de cette fin et la
jouissance qui implique le repos du sujet qui aime dans l’objet aimé.
Il
faut répondre que la béatitude consistant dans la possession de la fin dernière, on doit considérer ce qu’elle exige d’après la
manière dont l’homme tend à sa fin. Or, l’homme tend à sa fin intelligentielle d’un côté par son intellect, de l’autre
par sa volonté. Il s’y rapporte par son intellect en ce sens qu’il possède
imparfaitement dès ici-bas une connaissance préexistante de sa fin ; il s’y
rapporte par la volonté de deux manières : 1° par l’amour qui est le premier
mouvement de la volonté vers une chose ; 2° par les relations qui s’établissent
entre le sujet aimant et l’objet aimé. Ces relations peuvent exister de trois
sortes. Ainsi elles existent quand l’objet aimé est présent au sujet qui l’aime
; en ce cas on ne le cherche pas ; ou quand l’objet n’est pas présent, mais
qu’il est impossible de l’atteindre, alors on ne le cherche pas non plus ; ou
bien quand il est possible de l’atteindre, mais qu’il est au-dessus des forces
de celui qui le désire, de telle sorte qu’il ne puisse arriver à lui
immédiatement. Telle est la relation qui existe entre le sujet qui espère et
l’objet espéré, et c’est seulement dans cette hypothèse qu’on recherche l’objet
que l’on désire. Or, il y a dans la béatitude quelque chose qui correspond à
cette triple distinction. Ainsi il y a la connaissance
parfaite de la fin qui correspond à la connaissance imparfaite ; il y a ensuite
la présence de la fin qui correspond
à l’espérance, et il y a enfin la délectation
dans l’objet présent qui est une conséquence de l’amour, comme nous l’avons dit
(art. 1). C’est ce qui fait qu’il est nécessaire qu’il y ait trois choses qui
concourent au bonheur : la vision qui
est la connaissance parfaite de notre fin intelligible ; la compréhension qui implique la présence
de cette fin ; la délectation ou la
jouissance qui emporte avec elle le repos du sujet qui aime dans l’objet aimé.
Article
4 : La droiture de la volonté est-elle requise pour la béatitude ?
Objection
N°1. Il semble que la droiture de volonté ne soit pas requise pour la béatitude.
Car la béatitude consiste dans l’opération de l’intellect, comme nous l’avons
dit (quest. 3, art. 4). Or, pour que l’opération de l’intellect soit parfaite
il n’est pas nécessaire que l’on ait cette droiture de volonté qui rend les
hommes purs. Car saint Augustin dit (Retract., liv. 1,
chap. 4) : Je n’approuve pas que j’aie dit dans un discours : O Dieu qui avez
voulu qu’il n’y ait que les saints qui connaissent la vérité. Car on peut
répondre, ajoute ce docteur, qu’il y a une foule d’hommes qui ne sont pas purs
et qui savent beaucoup de vérités. Donc la droiture de la volonté n’est pas
requise pour la béatitude.
Réponse
à l’objection N°1 : Saint Augustin parle de la connaissance du vrai qui n’est
pas l’essence même de la bonté.
Objection
N°2. Ce qui est avant ne dépend pas de ce qui est après. Or, l’opération de
l’intellect est avant l’opération de la volonté. Donc la béatitude qui est
l’opération parfaite de l’intellect ne dépend pas de la droiture de la volonté.
Réponse
à l’objection N°2 : Tout acte de la volonté procède d’un acte quelconque de
l’intellect, bien qu’un acte de la volonté puisse être antérieur à certains
actes de l’intellect. Et parce que la volonté tend à l’acte final de
l’intellect qui est le bonheur, il s’ensuit que l’inclination droite de la
volonté est préexigée pour que l’on arrive à la
béatitude, comme le mouvement droit de la flèche est nécessaire pour qu’elle
frappe le but.
Objection
N°3. Ce qui se rapporte à une chose comme à sa fin n’est plus nécessaire, une
fois que l’on est en possession de cette fin. Ainsi le navire n’est plus
nécessaire quand on est arrivé au port. Or, la droiture de la volonté qui est
l’effet de la vertu se rapporte à la béatitude comme à sa fin. Par conséquent
une fois qu’on est en possession de cette béatitude, cette droiture n’est plus
nécessaire.
Réponse
à l’objection N°3 : Tout ce qui se rapporte à la fin ne cesse pas une fois
qu’on est arrivé à la fin elle-même ; il n’y a que ce qui s’y rapporte par
suite de quelque imperfection, comme le mouvement. Ainsi les instruments qui
impriment le mouvement ne sont plus nécessaires quand on est parvenu au but,
mais le rapport qui doit exister d’une chose avec sa fin est toujours
nécessaire.
Mais
c’est le contraire. Il est dit dans saint Matthieu (5, 8) : Bienheureux ceux qui ont le cœur pur, parce
qu’ils verront Dieu. Et saint Paul écrit aux Hébreux (12, 14) : Tâchez d’avoir la paix avec tout le monde et
de conserver la sainteté sans laquelle personne ne verra Dieu.
Conclusion
La droiture de la volonté est tellement nécessaire à la béatitude que sans elle
personne ne peut l’obtenir, ni la conserver.
Il
faut répondre la droiture de la volonté est nécessaire à la béatitude d’une
manière antécédente et concomitante. 1° D’une manière antécédente. Car la droiture de la volonté est une disposition
requise pour la fin dernière. En effet, la fin est à
ce qui y mène ce que la forme est à la matière. Par conséquent comme la matière
ne peut recevoir une forme si elle n’a pas été convenablement préparée à cet égard,
de même aucun être ne peut arriver à sa fin s’il n’y a été disposé d’une façon
convenable. C’est pourquoi personne ne peut arriver à la béatitude s’il n’a la
volonté droite. 2° D’une manière concomitante.
Car, comme nous l’avons dit (quest. 3, art. 8), le souverain bonheur consiste
dans la vision de l’essence divine qui est l’essence même de la bonté. Ainsi la
volonté de celui qui voit l’essence de Dieu aime nécessairement tout ce qu’il
aime par rapport à Dieu (Ainsi, d’après saint Thomas, les bienheureux sont
impeccables ab intrinseco.
Scot a soutenu qu’ils l’étaient ab extrinseco, c’est-à-dire que leur impeccabilité
provenait de la volonté et du secours de Dieu qui les protège et qui les garde
exempts de péché. Mais ce sentiment a été très peu suivi.), comme la volonté de
celui qui ne voit pas l’essence de Dieu aime nécessairement tout ce qu’il aime
par rapport au bien en général qu’il connaît, et c’est ce qui rend sa volonté
droite. D’où il est manifeste que le bonheur ne peut exister sans la droiture
de la volonté.
Article
5 : Le corps est-il nécessaire à la souveraine béatitude de l’homme ?
Objection
N°1. Il semble que le corps soit nécessaire à la béatitude. Car la perfection
de la vertu et de la grâce présuppose la perfection de la nature. Or, la
béatitude est la perfection de la vertu et de la grâce. Mais l’âme sans le
corps n’est pas parfaite dans sa nature, puisqu’elle fait naturellement partie
de la nature humaine, et que toute partie devient imparfaite quand elle est
séparée de son tout. Donc l’âme sans le corps ne peut être bienheureuse.
Réponse
à l’objection N°1 : La béatitude est la perfection de l’âme considérée par
rapport à l’intellect d’après lequel l’âme est une forme immatérielle qui n’a
rien de commun avec les organes corporels, mais qu’il n’en est pas de même
quand on la considère comme la forme naturelle du corps. C’est ce qui fait
qu’elle possède la perfection naturelle selon laquelle la béatitude lui est
due, quoiqu’elle ne possède pas cette perfection de nature d’après laquelle
elle est la forme du corps.
Objection
N°2. La béatitude est une opération parfaite, comme nous l’avons dit (quest. 3,
art. 2). Or, une opération parfaite résulte d’un être parfait, parce que rien
n’agit qu’en raison de ce qu’il est en acte. Donc, puisque l’âme quand elle est
séparée du corps n’est pas plus parfaite qu’une partie quand elle est séparée
du tout, il semble que l’âme sans le corps ne puisse être bienheureuse.
Réponse
à l’objection N°2 : L’âme n’est pas à l’être ce que sont en général les parties
au tout qui en est formé. Car l’être d’un tout n’est pas celui de quelqu’une de
ses parties. Ainsi, ou la partie cesse d’exister absolument quand le tout est
détruit, comme les parties d’un animal quand l’animal n’est plus, ou, si les
parties subsistent, elles ont en acte un autre être, comme la partie de la
ligne a un autre être que la ligne entière. Mais l’âme humaine conserve l’être
du composé après la destruction du corps, parce que ce qui est l’être de la
forme et de la matière est aussi l’être du composé. Or, l’âme subsiste dans son
être, comme nous l’avons prouvé (1a pars, quest. 75, art. 2). D’où
il résulte qu’après être séparé du corps elle a un être parfait, et que par
conséquent elle peut avoir une opération parfaite, bien qu’elle n’ait pas une
nature parfaite.
Objection
N°3. La béatitude est la perfection de l’homme. Or, une âme sans le corps n’est
pas un homme. Donc la béatitude ne peut être dans l’âme quand celle-ci existe
sans le corps.
Réponse
à l’objection N°3 : La béatitude de l’homme se rapporte à son intellect, et,
par conséquent, tant que l’intellect existe, il peut être heureux. Ainsi, les
dents d’un Ethiopien peuvent être blanches, même après qu’elles sont arrachées,
et on peut dire sous ce rapport que l’Ethiopien est blanc.
Objection
N°4. D’après Aristote (Eth., liv. 10, chap. 7), l’opération
heureuse dans laquelle consiste le souverain bonheur doit être sans entraves.
Or, l’opération de l’âme séparée du corps est entravée, parce que, comme le dit
saint Augustin (Sup. Gen.
ad litt., liv. 12, chap. 35), elle a le désir
naturel de régir le corps, et si ce désir l’entrave d’une certaine manière et
l’empêche de s’élever avec la même intensité vers les choses du ciel,
c’est-à-dire à l’égard de la vision de l’essence divine. Donc l’âme ne peut
être heureuse sans le corps.
Réponse
à l’objection N°4 : Une chose est entravée par une autre de deux manières : 1°
Par contrariété, comme le froid empêche l’action de la chaleur. Un obstacle de
cette nature répugne à la félicité. 2° Par suite d’un certain défaut, comme
quand la chose entravée n’a pas absolument tout ce qui est nécessaire à sa
perfection absolue. Un obstacle de ce genre ne répugne pas au bonheur, mais à
sa perfection absolue. Ainsi, on dit que la séparation du corps ralentit l’action
de l’âme et l’empêche de tendre de toute son énergie à la vision de l’essence
divine. Car elle désire jouir de Dieu de telle sorte que sa jouissance
rejaillisse sur le corps autant que possible. C’est pourquoi tant qu’elle jouit
de Dieu sans le corps, son appétit se repose en lui, mais cela ne l’empêche pas
de désirer que le corps soit associé à sa jouissance (On peut
partir de ce principe pour prouver la résurrection des corps.).
Objection
N°5. La béatitude est un bonheur qui nous suffit et qui calme tous nos désirs.
Or, ce bonheur ne convient pas à l’âme séparée, parce qu’elle désire encore son
union avec le corps, comme le dit saint Augustin (loc. cit.). Donc l’âme séparée du corps n’est pas bienheureuse.
Réponse
à l’objection N°5 : Le désir de l’âme séparée du corps se repose totalement du
côté de l’objet qu’elle désirait, parce qu’elle a ce qui satisfait son appétit
; mais il n’est pas complètement en repos par rapport au sujet qui désire, car
il ne possède pas le bien dont il est en jouissance d’autant de manières qu’il
voudrait le posséder. C’est pourquoi, quand l’âme reprendra son corps, il y
aura accroissement de bonheur, non en intensité, mais en extension (Nous
jouirons par un plus grand nombre de facultés.).
Objection
N°6. Dans la béatitude l’homme est égal aux anges. Or, l’âme sans le corps
n’est pas égale aux anges, comme le dit saint Augustin (ibid.). Donc elle n’est pas bienheureuse.
Réponse
à l’objection N°6 : Quand saint Augustin dit que les âmes des morts ne voient
pas Dieu comme les anges, il ne faut pas entendre ces paroles d’une inégalité
positive, parce qu’il y a des élus dont les âmes sont élevées jusqu’aux ordres
supérieurs des anges, et qui voient Dieu plus clairement que les anges
inférieurs ; mais on entend par là une inégalité proportionnelle, parce que les
anges inférieurs ont toute la béatitude qu’ils doivent avoir, tandis qu’il n’en
est pas de même des âmes des saints qui sont séparées de leurs corps.
Mais
c’est le contraire. Il est dit (Apoc., 14, 13) : Bienheureux les morts qui meurent dans le
Seigneur.
Conclusion
Puisque la béatitude parfaite de l’homme consiste dans la vision de l’essence
divine, qu’on ne voit pas au moyen d’images sensibles, le corps n’est pas
nécessaire à cette béatitude comme s’il constituait son essence ; mais le
bonheur que nous pouvons goûter en cette vie exige nécessairement le corps
puisqu’il consiste à voir la vérité dans les choses sensibles comme dans un
miroir.
Il
faut répondre qu’il y a deux sortes de béatitude : l’une imparfaite qu’on
possède en cette vie, et l’autre parfaite, qui consiste dans la vision de Dieu.
Or, il est évident que le corps est nécessaire pour le bonheur en cette vie.
Car le bonheur en cette vie est une opération de l’intellect spéculatif ou de
l’intellect pratique. Notre intellect ne pouvant agir ici-bas sans forme
sensible, et les formes sensibles ne pouvant exister sans un organe corporel,
comme nous l’avons vu (1a pars, quest. 84, art. 7), il s’ensuit que
le bonheur qu’on peut avoir en cette vie dépend du corps sous certain rapport.
Mais à l’égard de la béatitude parfaite qui consiste dans la vision de Dieu, il
y a des auteurs qui ont prétendu que l’âme ne pouvait en jouir tant qu’elle
existait sans être unie au corps (Jean XXII eut ce sentiment avant qu’il ne fût
élevé sur la chaire de saint Pierre, mais il dit lui-même qu’il ne l’a jamais
proposé que comme une opinion (Raynald, 1333, n° 46),
et avant sa mort il dressa une bulle par laquelle il rétractait et condamnait
ce qu’il avait autrefois avancé à ce sujet (Voir. apud
Balux, in vitâ 6 ejusdem papæ.).). Ils
ont avancé que les âmes des saints actuellement séparées de leurs corps ne
parviendraient à la béatitude qu’au jour du jugement lorsqu’elles se réuniront
à eux. — Par l’autorité, car saint Paul dit (2 Cor., 5, 6) : Tant que nous
sommes dans ce corps nous voyageons loin du Seigneur, et il détermine le
caractère de ce voyage en ajoutant : Car
c’est seulement par la foi que nous marchons vers lui, et non par une claire
vue. D’où il résulte évidemment que tant qu’on marche par la foi et en
pleine lumière, on manque de la vision de l’essence divine, et on n’a pas
encore Dieu présent ; tandis que les âmes des saints une fois séparées de leurs
corps sont présentes à Dieu. C’est pourquoi saint Paul dit ensuite : Dans la confiance que nous avons, nous
aimons mieux sortir de la prison de ce corps pour aller habiter avec le
Seigneur que d’y demeurer plus longtemps étant privés de ce bonheur. Il est
donc évident que les âmes des saints, quand elles ont quitté le corps, marchent
en pleine lumière, voient l’essence de Dieu et jouissent par conséquent de la
véritable béatitude. — La raison nous démontre la même chose. Car dans ces
opérations l’intellect n’a besoin du corps qu’à cause des images sensibles dans
lesquelles elle contemple la vérité intelligible, comme nous l’avons dit (1a
pars, quest. 84, art. 7). Or, il est évident qu’on ne peut voir l’essence
divine par des images sensibles, comme nous l’avons prouvé (1a pars,
quest. 12, art. 2). Par conséquent, puisque le bonheur parfait de l’homme
consiste dans la vision de l’essence divine, il ne dépend pas du corps, et
l’âme peut être bienheureuse sans être unie au corps. — Mais il est à remarquer
qu’une chose est nécessaire à la perfection d’une autre de deux manières : 1°
pour constituer son essence, c’est de la sorte que l’âme est nécessaire à la
perfection de l’homme ; 2° pour la perfectionner en améliorant sa manière
d’être, c’est ainsi que la beauté du corps ou la rapidité de l’esprit sont
nécessaires à notre perfection. Par conséquent quoique le corps ne soit pas
nécessaire à la béatitude de l’homme dans le premier sens, cependant il lui est
nécessaire dans le second. Car puisque l’opération dépend de la nature du sujet
qui opère, plus l’âme est parfaite dans sa nature et plus est parfaite son
opération propre qui constitue son bonheur. Aussi, saint Augustin s’étant
demandé (Sup. Gen.
ad litt., liv. 12, chap. 35) si les âmes des
morts qui sont séparées de leur corps pouvaient jouir de la béatitude suprême,
répond qu’elles ne peuvent voir la substance immuable, comme les anges la
voient, soit pour une cause que nous ignorons, soit parce qu’elles ont le désir
naturel de régir leurs corps.
Article
6 : La perfection du corps est-elle nécessaire à la béatitude ?
Objection
N°1. Il semble que la perfection du corps ne soit pas nécessaire à la béatitude
parfaite de l’homme. Car la perfection du corps est un bien corporel. Or, nous
avons montré (quest. 2) que la béatitude ne consiste pas dans les biens
corporels. Donc il n’est pas nécessaire au bonheur de l’homme que son corps
soit parfait.
Réponse
à l’objection N°1 : La béatitude ne consiste pas dans la perfection du corps
comme dans son objet propre ; mais les avantages du corps peuvent contribuer à
l’éclat ou à la perfection de la béatitude.
Objection
N°2. La béatitude de l’homme consiste dans la vision de l’essence divine, comme
nous l’avons montré (quest. 3, art. 8). Or, le corps ne peut rien pour cette
opération, comme nous l’avons dit (art. préc.). Donc
aucune disposition du corps n’est requise pour la béatitude.
Réponse
à l’objection N°2 : Quoique le corps ne puisse concourir à l’opération de
l’intellect par laquelle on voit l’essence de Dieu, cependant il pourrait
l’empêcher ; c’est pourquoi la perfection du corps est nécessaire pour qu’il ne
gêne pas l’élévation de l’esprit.
Objection
N°3. Plus l’intellect est séparé du corps et plus il comprend parfaitement. Or,
la béatitude consiste dans l’opération la plus parfaite de l’intellect. Donc il
faut que l’âme soit de toutes les manières séparée du
corps, et par conséquent aucune disposition du corps n’est requise pour la
béatitude.
Réponse
à l’objection N°3 : Pour que l’intellect remplisse parfaitement ses fonctions
il faut qu’il s’abstraie de ce corps de corruption qui appesantit l’âme ; mais
il n’en est pas de même du corps spirituel qui sera complètement soumis à
l’esprit. C’est ce que nous démontrerons dans la troisième partie (Cette
dernière partie est malheureusement restée inachevée.).
Mais
c’est le contraire. La béatitude est la récompense de la vertu. C’est pourquoi il
est dit dans saint Jean (Jean, 13, 17) : Vous
serez heureux si vous faites toutes ces choses. Or, l’Ecriture promet aux
saints pour récompense non seulement la vision de Dieu, et la délectation, mais
encore la bonne disposition du corps. Car il est dit (Is.,
66, 14) : Vous verrez, et votre cœur se
réjouira, et vos os germeront comme l’herbe. Donc la bonne disposition du
corps est nécessaire à la béatitude.
Conclusion
La bonne disposition du corps précède et suit toute espèce de béatitude de
quelque façon qu’on l’entende, parce qu’elle en est comme l’éclat et la
perfection.
Il
faut répondre que si nous parlons de la béatitude humaine telle qu’on peut la
posséder ici-bas, il est évident que la bonne disposition du corps lui est
absolument nécessaire. Car, d’après Aristote (Eth., liv. 1, chap. 7), le bonheur consiste dans la pratique parfaite
de la vertu, et il est évident que les infirmités du corps peuvent être un
obstacle à toutes les actions vertueuses de l’homme. Mais s’il s’agit de la
béatitude parfaite il y a des auteurs qui ont prétendu que la perfection du
corps ne lui était nullement nécessaire, et même qu’elle exigeait que l’âme fût
absolument séparée du corps. Ainsi, saint Augustin rapporte le sentiment de
Porphyre, qui disait (De civ. Dei,
liv. 12, chap. 26) que pour être heureuse l’âme devait fuir toute espèce de
corps (Ce sentiment était celui des platoniciens, et en général de tous les
philosophes idéalistes.). Mais on ne peut soutenir cette opinion, car il est
naturel à l’âme d’être unie au corps, et il ne peut se faire que la perfection
de l’âme exclue une perfection qui lui est naturelle. Il faut donc dire que la
perfection du corps est nécessaire à la béatitude parfaite de toutes les
manières. — Antécédemment, parce que, comme le dit saint Augustin (Sup. Gen. ad litt, liv. 12, chap. 25), si le corps tel qu’il est
maintenant, difficile et pénible à gouverner, si cette chair de corruption qui
appesantit l’âme la détourne actuellement de la vision divine, il n’en sera
plus de même quand il ne sera plus un corps animal, mais qu’il aura été
spiritualisé (L’Apôtre désigne ainsi les qualités
nouvelles du corps (1 Cor., 15,
42-44) : Le corps est semé dans la
corruption, il ressuscitera dans l’incorruptibilité ; il est semé dans
l’ignominie, il ressuscitera dans la gloire ; il est semé dans la faiblesse, il
ressuscitera dans la force ; il est semé corps animal, il ressuscitera corps
spirituel.). Alors l’âme sera égale aux anges, et ce qui était pour elle un
fardeau deviendra une source de gloire. — Conséquemment, parce que la béatitude
de l’âme rejaillira sur son corps au point qu’il sera lui-même en possession de
sa perfection. C’est ce qui fait dire à saint Augustin (Ep. ad Diosc. 66) : Dieu a doué l’âme d’une
nature si puissante qu’il rejaillit de la plénitude de son bonheur sur la
nature corporelle qui lui est inférieure une force qui la rend incorruptible.
Article
7 : Les biens extérieurs sont-ils nécessaires à la béatitude ?
Objection
N°1. Il semble que les biens extérieurs soient encore nécessaires à la
béatitude. Car ce qu’on promet aux saints pour récompense appartient à la
béatitude. Or, on promet aux saints des biens extérieurs, comme la nourriture,
la boisson, les richesses, la puissance. Il est dit en saint Luc (22, 30) : Je vous prépare le royaume céleste afin que
vous mangiez et que vous buviez à ma table. Et en saint Matthieu (6, 20) : Amassez-vous un trésor pour le ciel. Et
ailleurs (ibid., 25, 34) : Venez les bénis de mon Père, possédez le
royaume. Donc les biens extérieurs sont nécessaires à la béatitude.
Réponse
à l’objection N°1 : Toutes les promesses de biens matériels que renferment les
saintes Ecritures doivent s’entendre métaphoriquement, parce que les saintes
Ecritures désignent ordinairement les biens spirituels sous des emblèmes
corporels, afin de nous porter, par les choses que nous connaissons à désirer
celles que nous ne connaissons pas, comme le dit saint Grégoire (Hom. 11, in Ev.). Ainsi, par le boire et le
manger on entend la délectation de la béatitude ; par les richesses, la
satisfaction que l’homme trouve en Dieu ; par la royauté, l’élévation de
l’homme qui parvient à être uni à son créateur.
Objection
N°2. D’après Boëce (De Cons., liv. 3, pros. 2), la béatitude est un état parfait qui
résulte de la réunion de tous les biens. Or, il y a des choses extérieures qui
sont pour l’homme des biens, quoique ce soient les moins importants, selon la
remarque de saint Augustin (De Lib. arb., liv. 2, chap. 19, et Retract., liv. 1, chap. 19). Donc ils sont
nécessaires à la béatitude.
Réponse
à l’objection N°2 : Les biens qui servent à la vie animale ne conviennent
nullement à la vie spirituelle qui constitue la béatitude parfaite. Cependant
il y aura dans cette béatitude la réunion de tous les biens, parce que tout ce
qu’on trouve de bon dans les êtres se rencontre dans celui qui en est la source
souveraine.
Objection
N°3. Jésus-Christ a dit (Matth., 5, 12) : Votre récompense est grande dans les cieux.
Or, pour être dans les cieux il faut être dans un lieu. Donc la béatitude exige
au moins un lieu extérieur.
Réponse
à l’objection N°3 : D’après saint Augustin (Lib.
de Serm. Dom. in mont.,
liv. 1, chap. 5), on ne dit pas que la récompense des saints soient dans des
cieux matériels ; mais on entend par les cieux la hauteur des biens spirituels.
Néanmoins les bienheureux seront dans un lieu corporel qui sera le ciel empyrée
(Voyez ce que nous avons dit à ce sujet, 1a pars, q. 61, art. 4.).
Ce n’est pas que leur bonheur l’exige, mais c’est par convenance et par gloire.
Mais
c’est le contraire. Le Psalmiste s’écrie (Ps.
72, 25) : Qu’y a-t-il pour moi dans le
ciel ? et que désireré-je
sur la terre, sinon vous, ô mon Dieu ? Comme si le roi prophète eût dit : Je ne veux rien autre chose que de
m’attacher au Seigneur, c’est là tout le bien que j’ambitionne. Donc le
bonheur suprême n’exige rien hors de Dieu.
Conclusion
Les biens extérieurs qui servent à la vie animale et non à la vie spirituelle
ne sont point exigés pour la béatitude céleste, mais ils sont nécessaires comme
instruments pour la béatitude qui se perfectionne ici-bas par les œuvres de la
vie active et contemplative.
Il
faut répondre que par rapport à la béatitude imparfaite telle qu’on peut la
posséder en ce monde, les biens extérieurs sont nécessaires, non parce qu’ils
sont de son essence, mais parce qu’ils sont des instruments qui lui servent.
Car cette béatitude consiste, comme le dit Aristote, dans la pratique de la
vertu (Eth., liv. 1, chap. 7), et l’homme a besoin
ici-bas des choses nécessaires au corps, soit pour se livrer aux vertus
contemplatives, soit pour remplir les devoirs de la vie active qui a souvent
recours aux choses extérieures pour accomplir des actes de vertu. Mais, pour la
béatitude parfaite qui consiste dans la vision de Dieu, ces sortes de biens ne
sont nullement requises. La raison en est que tous ces biens extérieurs sont
nécessaires soit pour soutenir la vie animale, soit pour remplir des fonctions
auxquelles concourt, et qui sont en rapport avec notre existence actuelle. Mais
la béatitude parfaite qui consiste dans la vision de Dieu existe ou dans l’âme
séparée du corps, ou dans l’âme réunie au corps qui n’est plus un corps animal,
mais un corps spirituel. C’est pourquoi les biens extérieurs ne sont nullement
requis pour cette béatitude puisqu’ils se rapportent à la vie animale. Et comme
ici-bas la félicité contemplative se rapproche plus de la béatitude parfaite
que la félicité active, et qu’elle ressemble davantage à Dieu, comme nous avons
dit (quest. 3, art. 5), elle a par là même moins besoin des biens du corps,
comme le dit Aristote (Eth., liv. 10, chap. 8).
Article
8 : La société des amis est-elle nécessaire à la béatitude ?
Objection
N°1. Il semble que les amis soient nécessaires au bonheur. Car le bonheur futur
est souvent désigné dans l’Ecriture par le nom de gloire. Or, la gloire
consiste en ce que les qualités d’un homme soient portés
à la connaissance d’une foule d’individus. Donc la société des amis est
nécessaire au bonheur.
Réponse
à l’objection N°1 : La gloire qui est essentielle à la béatitude n’est pas
celle que l’homme trouve dans son semblable, mais en Dieu.
Objection
N°2. Boëce dit (Senec., epist. 6) que sans la société, la
possession d’aucun bien n’est agréable. Or, la délectation est nécessaire au
bonheur. Donc également la société des amis.
Réponse
à l’objection N°2 : Cette parole de Boëce s’entend du
bien qui n’a pas en lui-même tout ce qu’il faut pour nous satisfaire, ce qu’on
ne peut dire de la béatitude parfaite, parce que l’homme trouve en Dieu tous
les biens qu’il lui faut.
Objection
N°3. La charité est parfaite dans la béatitude. Or, la charité comprend l’amour
de Dieu et du prochain. Il semble donc que la société des amis soit nécessaire
à la béatitude.
Réponse
à l’objection N°3 : La perfection de la charité est essentielle à la béatitude
par rapport à l’amour de Dieu, mais non par rapport à l’amour du prochain.
Ainsi, s’il n’y avait qu’une âme qui jouît de Dieu, elle serait heureuse
quoiqu’elle n’eût pas de prochain. Mais du moment que le prochain existe, son
amour est une conséquence de l’amour parfait de Dieu ; par conséquent l’amitié
suit pour ainsi dire d’une manière concomitante la béatitude parfaite.
Mais
c’est le contraire. Il est dit (Sag., 7, 11) : Tous les biens nous viennent avec elle,
c’est-à-dire avec la divine sagesse qui consiste dans la contemplation de Dieu.
Ainsi la béatitude n’exige rien autre chose.
Conclusion
Quoique la société des amis soit nécessaire au bonheur de la vie présente pour
aider l’homme, le délecter et l’encourager pendant qu’il se livre aux œuvres de
la vie active et contemplative, elle n’est pas nécessaire à la béatitude
parfaite de la vie future.
Il
faut répondre que si l’on parle du bonheur de la vie présente, comme dit
Aristote (Eth., liv. 9, chap. 9 et 11), celui qui est
heureux a besoin d’amis, non pour son utilité personnelle puisqu’il se suffit à
lui-même, non pour son agrément, puisqu’il goûte en lui-même le plus pur
plaisir dans la pratique de la vertu, mais dans l’intérêt du bien lui-même,
afin qu’il puisse leur rendre service, qu’il ait de la jouissance en les voyant
se dévouer comme lui au bien et qu’il trouve en eux un aide pour faire une
foule de bonnes œuvres. Car pour faire le bien l’homme a besoin du secours de
ses amis pour les œuvres de la vie active aussi bien que pour celles de la vie
contemplative. Mais s’il s’agit de la béatitude parfaite dont on jouira au
ciel, la société des amis n’est pas nécessaire à cette béatitude, parce
qu’alors l’homme trouve toute la plénitude de sa perfection en Dieu. Cependant
cette société peut concourir au perfectionnement ou à l’achèvement de ce
bonheur. C’est en ce sens que saint Augustin dit (Sup. Gen. ad litt.,
liv. 8, chap. 25) que la créature spirituelle pour être heureuse, n’est
intérieurement soutenue que par l’éternité, la vérité et la charité du
créateur. Si l’on dit qu’elle reçoit extérieurement quelque secours, il faut
alors l’attribuer uniquement à ce que les bienheureux se voient les uns les
autres et jouissent de leur société.
Copyleft. Traduction
de l’abbé Claude-Joseph Drioux et de JesusMarie.com qui autorise toute personne à copier et à rediffuser par
tous moyens cette traduction française. La Somme Théologique de Saint Thomas
latin-français en regard avec des notes théologiques, historiques et
philologiques, par l’abbé Drioux, chanoine honoraire de Langres, docteur en
théologie, à Paris, Librairie Ecclésiastique et Classique d’Eugène Belin, 52,
rue de Vaugirard. 1853-1856, 15 vol. in-8°. Ouvrage honoré des
encouragements du père Lacordaire o.p. Si par erreur, malgré nos vérifications,
il s’était glissé dans ce fichier des phrases non issues de la traduction de
l’abbé Drioux ou de la nouvelle traduction effectuée par JesusMarie.com, et
relevant du droit d’auteur, merci de nous en informer immédiatement, avec
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puissions les retirer. JesusMarie.com accorde la plus grande importance au
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