Saint Thomas d’Aquin - Somme Théologique
1a 2ae = Prima Secundae = 1ère partie de la 2ème Partie
Question 5 :
De la manière d’arriver à la béatitude
Après
avoir parlé des conditions nécessaires à la béatitude, nous avons maintenant à nous
occuper de la manière dont on y arrive. — A cet égard huit questions se
présentent : 1° L’homme peut-il arriver à la béatitude ? (Cette question est
fondamentale. Car si l’homme n’était pas capable de la béatitude, il ne
pourrait par là même voir Dieu, et il n’aurait pas été fait pour une fin
surnaturelle ; ce qui donnerait gain de cause au rationalisme contre le
christianisme.) — 2° Un homme peut-il être plus heureux qu’un autre ? (Jovinien a enseigné que tous les bienheureux jouissaient
d’une gloire égale, et qu’il n’y avait aucune différence entre les récompenses
célestes. Cette hérésie a été condamnée en ces termes par le concile de
Florence : Definimus animas purgatas
in cælum nox recipi et intueri clarè Deum trinum et unum sicuti est : meritorum tamen diversitate alium alio perfectius.)
— 3° Peut-on être heureux dans cette vie ? (L’expérience est là pour prouver
que le bonheur n’est pas de ce monde. L’Ecriture nous
en prévient dans une foule d’endroits. Cependant il y a eu des hérétiques qui
ont prétendu le contraire, les bégards et les béguins. Ces hérétiques ont été
condamnés par le pape Clément V, au concile de Vienne.) — 4° Une fois qu’on
possède la béatitude peut-on la perdre ? (La béatitude est inamissible, d’après
une foule de passages de l’Ecriture : Mais
les âmes des justes sont dans la main de Dieu, et le tourment de la mort ne les
touchera pas (Sag., 3, 1) ; et Dieu lui-même sera avec eux, comme leur Dieu ; et Dieu essuiera
toute larme de leurs yeux, et la mort n’existera plus, et il n’y aura plus ni
deuil, ni cri, ni douleur, car ce qui était autrefois a disparu (Apoc., 21, 3-4).) — 5° L’homme peut-il
arriver à la béatitude par ses moyens naturels ? (Pélage et Célestius,
Algazel, les bégards et les béguins ont enseigné que l’homme pouvait jouir de
la béatitude par ses moyens naturels. C’est ce que supposent aussi les
rationalistes modernes. Cette erreur fondamentale est subversive de tout le
catholicisme.) — 6° L’homme arrive-t-il à la béatitude par l’action d’une
créature supérieure ? (Averroës et Algazel ont
prétendu que l’âme humaine devait son bonheur à la dernière des intelligences
célestes. Cette erreur que saint Thomas réfute ici se rattache au système des
alexandrins, qui faisaient de tous les êtres une série d’émanations. Le dogme
catholique sur toutes ces questions a été exposé avec beaucoup de netteté et de
précision par le pape Benoît XI dans Extravaganti.) — 7° Les œuvres de l’homme sont-elles
nécessaires pour qu’il reçoive de Dieu la béatitude ? (Cet article est une
réfutation de Calvin et de tous les hérétiques qui ont nié la nécessité et le mérite des œuvres. Cette erreur a été condamné par le concile de Trente (sess. 6, can. 26).) — 8°
Tout homme désire-t-il la béatitude ? (On peut voir à l’égard de cette question
le magnifique commentaire que fait saint Augustin de ces paroles du Psalmiste :
Heureux ceux qui sont immaculés (Ps. 118, 1).)
Article
1 : L’homme peut-il arriver à la béatitude ?
Objection
N°1. Il semble que l’homme ne puisse arriver à la béatitude. Car, comme la
créature raisonnable est au-dessus de la nature sensible, de même la nature
intellectuelle est au-dessus de la nature raisonnable, comme le dit saint Denis
en beaucoup d’endroits (De div. nom., chap. 4 à
8). Or, les animaux qui n’ont qu’une nature sensitive ne peuvent parvenir à la
même fin que la créature raisonnable. Donc l'homme, qui est raisonnable, ne
peut parvenir à la fin de la nature intellectuelle, qui est la béatitude.
Réponse
à l’objection N°1 : La nature raisonnable est au-dessus de la nature sensitive,
mais ce n’est pas au même titre que la nature intellectuelle lui est
supérieure. En effet, la nature raisonnable est au-dessus de la nature
sensitive par rapport à l’objet même de la connaissance, parce que les sens ne
peuvent en aucune manière connaître l’universel et que la raison le connaît.
Mais la nature intellectuelle ne l’emporte sur la nature raisonnable que par
rapport au mode de connaître la vérité intelligible. Car la nature
intellectuelle perçoit immédiatement la vérité à laquelle la nature raisonnable
ne parvient qu’à l’aide des déductions de la raison, comme on le voit d’après
ce que nous avons dit (1a pars, quest. 79, art. 8). Ainsi la raison
arrive moyennant certains détours à ce que l’entendement perçoit ; par
conséquent la nature raisonnable peut arriver à la béatitude qui est la
perfection de la nature intellectuelle, mais d’une autre manière que les anges.
Car les anges l’ont obtenue immédiatement après leur création, tandis qu’il
faut à l’homme du temps pour y parvenir. Quant à la nature sensitive elle ne
peut d’aucune manière s’élever à cette fin.
Objection
N°2. La vraie béatitude consiste dans la vision de Dieu qui est la vérité pure.
Or, il est dans la nature de l’homme de contempler la vérité dans les choses
matérielles, et par conséquent de comprendre les espèces intelligibles au moyen
d’images sensibles, comme le dit Aristote (De
animâ, liv. 3, text.
39). Donc il ne peut parvenir à la béatitude.
Réponse
à l’objection N°2 : Dans l’état de la vie présente il est dans la nature de
l’homme de connaître la vérité intelligible par des images sensibles, mais
après cette vie il lui sera naturel de la connaître d’une autre manière, comme
nous l’avons dit (1a pars, quest. 84, art. 7, et quest. 89, art. 1).
Objection
N°3. La béatitude consiste dans la possession du souverain bien. Or, on ne peut
arriver au sommet sans s’élever au-dessus du milieu. Donc, puisque entre Dieu
et la nature humaine, il y a la nature angélique, au-dessus de laquelle l’homme
ne peut s’élever, il semble qu’il ne puisse arriver à la béatitude.
Réponse
à l’objection N°3 : L’homme ne peut s’élever au-dessus des anges dans l’ordre
de la nature, c’est-à-dire il ne peut se faire qu’il soit naturellement
au-dessus d’eux par son intelligence, puisqu’il comprend qu’il y a au-dessus
des anges quelque chose qui rend les hommes heureux, de telle sorte que quand
il le possédera parfaitement, il jouira lui-même d’un bonheur parfait.
Mais
c’est le contraire. Il est dit (Ps.
93, 12) : Heureux l’homme que vous
enseignerez, Seigneur (Le Psalmiste dit encore (Ps. 83, 8) : Ils iront de
vertu en vertu, et ils verront le Dieu dans dieux dans Sion (Voyez aussi
Tobie, chap. 13, Apoc.,
chap. 21).).
Conclusion
L’homme étant par son intelligence capable de recevoir le bien universel que sa
volonté peut désirer, il lui est possible d’arriver à la béatitude.
Il
faut répondre qu’on appelle béatitude la possession du bien parfait. Par
conséquent celui qui est capable de recevoir ce bien peut parvenir à la
béatitude. Or, l’homme en est capable, puisque son intellect peut comprendre le
bien universel et parfait, et sa volonté le désirer. Il peut donc parvenir à la
béatitude. Une autre preuve, c’est qu’il est capable de la vision divine, comme
nous l’avons démontré (1a pars, quest. 12, art. 1), et que c’est dans
cette vision que consiste sa béatitude parfaite.
Article
2 : Un homme peut-il être plus heureux qu’un autre ?
Objection
N°1. Il semble qu’un homme ne puisse pas être plus heureux qu’un autre. Car la
béatitude est la récompense de la vertu, comme le dit Aristote (Eth., liv. 1, chap. 9). Or, pour toutes les
bonnes œuvres Dieu accordera une récompense égale, puisqu’il est dit en saint
Matthieu (20, 10) que tous ceux qui ont
travaillé à la vigne ont reçu chacun un denier, c’est-à-dire, comme
l’explique saint Grégoire, qu’ils ont reçu la même récompense dans la vie
éternelle. Donc l’un ne sera pas plus heureux que l’autre.
Réponse
à l’objection N°1 : L’unité du denier implique l’unité objective de la
béatitude, et la diversité des demeures signifie la différence de béatitude,
selon les divers degrés de jouissance.
Objection
N°2. La béatitude est le souverain bien. Or, rien ne peut être au-dessus du
souverain bien. Donc la béatitude de l’un ne peut pas être plus grande que
celle de l’autre.
Réponse
à l’objection N°2 : On dit que la béatitude est le souverain bien, parce
qu’elle en est la possession parfaite ou la jouissance.
Objection
N°3. La béatitude clame les désirs de l’homme, puisqu’elle est le bien parfait
qui satisfait pleinement. Or, tous les désirs ne sont pas remplis si l’on
manque de quelque chose que l’on pourrait acquérir. Mais si l’on ne manque de
rien, qu’on puisse encore ajouter à ce que l’on possède, il ne peut pas alors y
avoir de bien supérieur à celui dont on jouit. Ainsi, ou l’homme n’est pas
heureux, ou, s’il est heureux, il ne peut y avoir de béatitude plus grande que
la sienne.
Réponse
à l’objection N°3 : Aucun bienheureux ne manque du bien qu’il peut désirer,
puisqu’il possède le bien infini qui, selon l’expression de saint Augustin (De Trin., liv. 13, chap. 7), est le bien
des biens, mais on dit que l’un est plus heureux que l’autre, parce qu’ils ne
participent pas tous à ce bien suprême de la même manière. En ajoutant à ce
bien d’autres biens, on n’augmente pas pour cela la béatitude. C’est ce qui
fait dire à saint Augustin (Conf., liv. 5,
chap. 4) : Celui qui vous connaît et qui connaît encore d’autres choses n’est
pas plus heureux de les connaître, mais c’est votre connaissance seule qui fait
son bonheur.
Mais
c’est le contraire. Il est dit en saint Jean (Jean, 14, 2) : Il y a beaucoup de demeures dans la maison
de mon Père. Par là il faut entendre, d’après saint Augustin (Tract. 67 in Joan.), que dans la vie
éternelle les rangs seront gradués selon la diversité des mérites. Or, le rang
que l’on occupera dans la vie éternelle, c’est la béatitude elle-même. Donc il
y a plusieurs degrés de béatitude, et tous les saints ne jouissent pas d’un
bonheur égal.
Conclusion
Objectivement, la béatitude ne peut pas être plus grande dans l’un que dans
l’autre, mais sous le rapport de la jouissance, comme l’un peut avoir de
meilleures dispositions que l’autre, il s’ensuit qu’il peut y avoir inégalité
dans leur bonheur.
Il
faut répondre que, comme nous l’avons dit (quest. 1, art. 8 et quest. 2, art.
7), la béatitude renferme deux choses : la fin dernière, qui est le souverain
bien, et la possession ou la jouissance de ce bien. Quant au bien lui-même qui
est l’objet et la cause de la béatitude, une béatitude ne peut être supérieure
à une autre, parce qu’il n’y a qu’un seul bien souverain, qui est Dieu, dont la
jouissance rend l’homme heureux. Mais relativement à la possession de ce bien
ou à sa jouissance, un homme peut être plus heureux qu’un autre. Car plus on
jouit et plus on est heureux. Or, il arrive que l’un jouit de Dieu plus
parfaitement qu’un autre, parce qu’il est mieux disposé et qu’il est plus apte
à en jouir. Sous ce rapport il y a inégalité dans la béatitude.
Article
3 : Peut-on posséder la béatitude ici-bas ?
Objection
N°1. Il semble qu’on puisse posséder la béatitude ici-bas. Car le psalmiste dit
(Ps. 118, 1) : Bienheureux ceux qui restent sans tache dans la voie de Dieu et qui
marchent avec fidélité dans la loi du Seigneur. Or, cela arrive ici-bas.
Donc on peut être bienheureux dans cette vie.
Réponse
à l’objection N°1 : On les justes heureux ici-bas, soit parce qu’ils ont
l’espérance d’arriver à la béatitude dans l’autre vie, suivant ces paroles de
saint Paul (Rom., 8, 24) : C’est l’espérance qui nous sauve, soit
parce qu’ils participent à la béatitude selon qu’ils jouissent du souverain
bien d’une certaine manière.
Objection
N°2. La participation imparfaite du souverain bien ne détruit pas l’essence de
la béatitude. Autrement, parmi les élus, l’un ne serait pas plus heureux que
l’autre. Or, en cette vie les hommes peuvent participer au souverain bien en
connaissant et en aimant Dieu quoique imparfaitement. Donc l’homme peut être
ici-bas.
Réponse
à l’objection N°2 : La participation à la béatitude peut être imparfaite de deux
manières : 1° Par rapport à l’objet lui-même de la béatitude qu’on ne voit pas
dans son essence. Cette sorte d’imperfection est contraire à l’essence même de
la béatitude véritable. 2° Elle peut être imparfaite par rapport au sujet qui y
participe en percevant par lui-même l’objet de la béatitude, c’est-à-dire Dieu.
Il ne le perçoit qu’imparfaitement comparativement à la manière dont Dieu jouit
lui-même de sa propre essence. Cette dernière imperfection ne détruit pas
l’essence de la vraie béatitude. Car la béatitude étant une opération, comme
nous l’avons dit (quest. 3, art. 2), son essence véritable se considère d’après
l’objet qui détermine l’espèce de l’acte et non d’après le sujet.
Objection
N°3. Ce que tout le monde dit ne peut être totalement faux. Car ce qui se
trouve chez la plupart des individus est naturel, et la nature ne se trompe pas
totalement. Or, la plupart supposent que le bonheur existe en cette vie, comme
on le voit par ces paroles du Psalmiste (Ps.
143, 15) : Ils ont dit : Bienheureux le
peuple qui possède ces choses, c’est-à-dire les biens de la vie présente.
Donc on peut être bienheureux ici-bas.
Réponse
à l’objection N°3 : Les hommes pensent qu’il y a ici-bas une sorte de béatitude
qui est l’image ou le reflet de la béatitude véritable ; par conséquent leur
sentiment n’est pas complètement erroné.
Mais
c’est le contraire. Il est dit dans Job (14, 1) : L’homme né de la femme vit peu de temps et sa vie est remplie de
misères. Or, la béatitude exclut la misère. Donc l’homme ne peut être
heureux en cette vie.
Conclusion
Puisque la béatitude parfaite qui consiste dans la vision de l’essence divine
exclut tous les maux et que la vie présente est sujette à une infinité de
misères, il est constant que cette béatitude ne peut exister ici-bas.
Il
faut répondre qu’on peut posséder ici-bas une certaine participation de la
béatitude, mais qu’on ne peut avoir la béatitude parfaite et véritable, et cela
pour deux raisons : 1° La première se tire de la nature de la béatitude en
général. Car la béatitude exclut tous les maux et comble tous les désirs,
puisqu’elle est le bien parfait, qui suffit à tout. Or, en cette vie on ne peut
être absolument exempt de maux. Car la vie présente est soumise à une multitude
de misères qu’on ne peut éviter. Aussi l’intellect est sujet à l’ignorance,
l’appétit aux affections déréglées et le corps à des afflictions de toutes
sortes, comme le montre si bien saint Augustin (De civ. Dei, liv. 19, chap. 5 à 8). De même le désir du bien qui
est en nous ne peut être satisfait ici-bas ; car l’homme désire naturellement
la stabilité et la permanence du bien qu’il possède. Or, les biens de ce monde
sont passagers, puisque la vie elle-même passe, quoique nous désirions
naturellement la conserver toujours, parce que nous repoussons naturellement la
mort. D’où il est impossible qu’on possède en ce monde la vraie béatitude. 2°
On arrive à la même conclusion si on considère ce qui constitue spécialement la
béatitude, c’est-à-dire la vision de l’essence divine dont l’homme ne peut jouir
en cette vie, comme nous l’avons montré (1a pars, quest. 12, art.
2). D’où il est manifeste qu’on ne peut ici-bas posséder la véritable et
parfaite béatitude.
Article
4 : Quand on possède la béatitude peut-on la perdre ?
Objection
N°1. Il semble qu’on puisse perdre la béatitude. Car la béatitude est une
perfection. Or, toute perfection existe dans le sujet perfectible selon la
manière d’être de ce dernier. Par conséquent, l’homme étant changeant de sa
nature, il semble que sa participation à la béatitude soit changeante aussi, et
qu’il puisse perdre.
Réponse
à l’objection N°1 : La béatitude est la perfection consommée qui écarte de
celui qui est heureux tout défaut. Ainsi elle est immuable dans celui qui la
possède par suite de la vertu divine qui élève l’homme jusqu’à le faire entrer
en part de son éternité qui est au-dessus de tout changement.
Objection
N°2. La béatitude consiste dans l’action de l’intellect qui est soumise à la
volonté. Or, la volonté est susceptible de se porter vers les choses opposées.
Donc il semble que l’homme puisse cesser l’opération qui le rend heureux et
mettre par là même un terme à son bonheur.
Réponse
à l’objection N°2 : La volonté est susceptible de se porter vers des choses
opposées quand il s’agit des moyens qui mènent à la fin, mais elle est
naturellement et nécessairement portée vers sa fin dernière ; ce qui est
évident, parce que l’homme ne peut pas ne pas vouloir être heureux.
Objection
N°3. La fin répond au commencement. Or, la béatitude de l’homme a commencé puisqu’il
n’a pas été toujours heureux. Il semble donc qu’elle doive avoir aussi une fin.
Réponse
à l’objection N°3 : La béatitude a un commencement à cause de la condition de
celui qui y participe ; mais elle n’a pas de fin en raison de la nature de l’objet
dont la participation rend l’homme heureux. Ainsi le commencement de la
béatitude provient d’une cause et sa perpétuité d’une autre.
Mais
c’est le contraire. Il est dit des justes en saint Matthieu (25, 46) : qu’ils iront dans la vie éternelle, ce qui
indique, comme nous l’avons vu (art. 2), la béatitude des saints. Or, ce qui
est éternel ne peut pas finir. Donc on ne peut pas perdre la béatitude.
Conclusion
Il est possible qu’on perde la béatitude imparfaite telle qu’on peut la
posséder en cette vie ; mais il n’en est pas de même de la béatitude parfaite
qui exclut tous les maux, puisqu’elle consiste dans la vision de l’essence
divine.
Il
faut répondre que s’il s’agit de la béatitude imparfaite telle qu’il est
possible de la posséder en ce monde, on peut la perdre. C’est évident pour la
félicité contemplative qu’on perd soit par oubli, comme quand on perd ses
connaissances par suite d’une maladie, soit par des occupations qui détournent
complètement l’esprit de la méditation et de l’étude. C’est également évident
pour la félicité active. Car la volonté humaine peut être modifiée au point de
n’avoir plus la vertu qui constitue principalement le bonheur. Et dans le cas
où la vertu reste intègre, des changements extérieurs peuvent troubler ce
bonheur en empêchant une foule d’actions vertueuses ; cependant elles ne
peuvent pas le détruire totalement, parce qu’il y a toujours de la vertu dans
l’homme qui supporte avec gloire l’adversité. C’est pourquoi, comme le bonheur
de ce monde peut se perdre, ce qui semble contraire à l’essence de la
béatitude, Aristote dit (Eth., liv. 1, chap. 10) qu’ici-bas on n’est
pas absolument heureux, mais qu’on l’est comme peuvent l’être les hommes dont
la nature est changeante. S’il s’agit de la béatitude parfaite que nous espérons
après cette vie, il faut savoir qu’Origène, suivant en ceci l’erreur des
platoniciens, a supposé (Periarch,
liv. 1, chap. 5, et liv. 2, chap. 3) qu’après être arrivé à la souveraine
béatitude l’homme pouvait redevenir malheureux (Origène prétendait que les âmes
des bienheureux retourneraient dans des corps pour y souffrir, et qu’ensuite
elles redeviendraient heureuses, et qu’il y aurait ainsi une alternance de
peine et de bonheur, ce qui est une hérésie.).Mais cette opinion est
manifestement fausse pour deux raisons. — La première ressort de la nature de
la béatitude en général. Car la béatitude étant un bien parfait qui suffit à
tout, il faut qu’elle calme tous les désirs de l’homme et qu’elle exclut tous les maux. Or, l’homme désire naturellement conserver
le bien qu’il possède et avoir l’assurance de le conserver toujours. Autrement
il est nécessairement affligé par la crainte qu’il a de le perdre, ou par le
chagrin qu’il éprouve de l’avoir perdu. La véritable béatitude exige donc que
l’homme ait la certitude de ne jamais perdre le bien qu’il possède. Si cette
certitude est fondée, il s’ensuit qu’il ne perdra jamais sa béatitude ; si elle
ne l’est pas, il a une conviction erronée, et c’est un mal. Car le faux est le
mal de l’intellect comme le vrai est son bien, selon la remarque d’Aristote (Eth., liv. 6, chap. 2 et 3). En ce cas il
ne serait donc pas véritablement heureux, puisque le mal existerait en lui. 2°
Cette proposition n’est pas moins évidente, si on considère la nature de la
béatitude en particulier. Car nous avons montré (quest. 3, art. 8) que la
béatitude parfaite de l’homme consiste dans la vision de l’essence divine. Or
il est impossible que celui qui voit l’essence divine veuille ne pas la voir. Car
quand on possède un bien et qu’on veut s’en défaire, c’est qu’il est
insuffisant et qu’on cherche à lui substituer quelque chose de mieux ; ou c’est
parce qu’il offre un inconvénient et que pour ce motif il devient ennuyeux.
Mais la vision de l’essence divine remplit l’âme de tous les biens puisqu’elle
l’unit à la source de toute bonté. C’est ce qui fait dire au Psalmiste (Ps. 16, 15) : Je me rassasierai quand votre gloire aura apparu, et à l’auteur du
livre de la Sagesse (Sag., 7, 11) : Tous les biens me sont venus avec elle, c’est-à-dire avec la
contemplation de la sagesse. De plus la vision divine n’a rien de fatigant et
de pénible. Car comme le dit encore le Sage (Sag., 8, 16) : Sa conversation
n’a rien d’amer et sa compagnie n’a rien d’ennuyeux. Il est donc évident
que celui qui est bienheureux ne peut par sa propre volonté quitter le bonheur
(La béatitude est inamissible ab intrinseco. Les considérations suivantes prouvent
qu’elle l’est aussi ab extrinseco. Voyez ce que Scot a soutenu à cet égard
(quest. 4, art. 1).). De même il ne peut le perdre parce que Dieu le lui aurait
retiré. Car retirer à quelqu’un la béatitude c’est le punir, et Dieu qui est un
juge plein d’équité n peut punir quelqu’un que pour une faute dans laquelle ne
peut tomber celui qui voit l’essence divine, puisque la droiture de la volonté
est la conséquence nécessaire de cette vision, comme nous l’avons montré
(quest. 4, art. 4). Un autre agent ne peut pas non plus la retirer, parce que
l’esprit qui est uni à Dieu est élevé au-dessus de tous les autres êtres et par
conséquent aucun autre agent ne peut le détacher de cette union (On peut aussi
partir de là pour établir l’immortalité de l’âme.). D’ailleurs il répugne que
selon les vicissitudes des temps l’homme passe du bonheur à la misère et
réciproquement, parce que ces vicissitudes ne peuvent exister qu’à l’égard des
objets qui sont soumis au temps et au mouvement.
Article
5 : L’homme peut-il arriver à la béatitude par ses moyens naturels ?
Objection
N°1. Il semble que l’homme puisse par ses moyens naturels arriver à la béatitude.
Car la nature ne fait pas défaut pour les choses nécessaires. Or, rien n’est
aussi nécessaire à l’homme que les moyens par lesquels il peut arriver à sa fin dernière. Donc la nature humaine possède ces moyens, et
par conséquent l’homme peut arriver à la béatitude par ses seules ressources.
Réponse
à l’objection N°1 : Comme la nature n’a pas fait défaut à l’homme en ce qui lui
est nécessaire, quoiqu’elle ne lui ait pas donné des armes et des vêtements
comme aux autres animaux, parce qu’elle lui a donné la raison et des bras par
lesquels il lui est possible de se procurer toutes ces choses, de même elle ne
fait pas défaut à l’homme en ce qui lui est nécessaire, quoiqu’elle ne lui
donne pas un principe capable de le faire arriver à la béatitude. D’ailleurs
c’eût été impossible. — Mais elle lui a donné le libre arbitre pour qu’il pût se tourner vers Dieu qui est l’auteur de son bonheur.
Car ce que nous pouvons par nos amis (Dieu est l’ami qui nous aide par sa grâce
à arriver à notre fin.), nous le pouvons en quelque sorte par nous-mêmes, comme
le dit Aristote (Eth., liv. 3, chap. 3).
Objection
N°2. L’homme, étant plus noble que les créatures déraisonnables, paraît être
plus capable qu’elles de se suffire. Or, les créatures déraisonnables peuvent
arriver à leurs fins par des moyens naturels. Donc à plus forte raison l’homme
peut-il y parvenir de la même manière.
Réponse
à l’objection N°2 : la nature qui est capable de parvenir au bien parfait,
quoiqu’elle ait besoin d’un secours extérieur pour y arriver, est d’une
condition plus noble que la nature qui ne peut atteindre ce bien, mais qui
s’arrête au bien imparfait quoiqu’elle n’ait besoin d’aucun secours extérieur (De cælo, liv.
2, text. 60-66). Ainsi celui qui peut arriver à une
santé parfaite, quoiqu’il emploie le secours de la médecine, est dans de
meilleures conditions d’existence que celui qui ne peut avoir qu’une santé
imparfaite et qui n’a pas recours à la médecine. C’est pourquoi la créature
raisonnable qui peut arriver à la béatitude parfaite, et qui a besoin pour cela
du secours divin, est plus parfaite que la créature déraisonnable qui est incapable
d’un bien de cette nature, et qui arrive par ses seules forces au bien
imparfait.
Objection
N°3. D’après Aristote, la béatitude est une opération parfaite (Eth., liv. 2, chap. 7). Or, c’est au même
agent qu’il appartient de commencer une chose et de la perfectionner. Par
conséquent l’opération imparfaite, qui est en quelque sorte le commencement
dans les opérations humaines, étant soumise à la puissance naturelle de l’homme
par laquelle il est maître de ses actes, il semble que par cette même puissance
il puisse arriver à l’opération parfaite qui est la béatitude.
Réponse
à l’objection N°3 : Quand l’imparfait et le parfait sont de la même espèce ils
peuvent avoir pour cause la même puissance, mais cela n’est pas nécessaire
s’ils sont d’espèce différente. Car tout ce qui peut préparer la matière à une
chose ne peut pas pour cela lui donner la dernière perfection. Or, l’opération
imparfaite qui est soumise à la puissance naturelle de l’homme n’est pas de la
même espèce que l’opération parfaite qui est sa béatitude, puisque l’espèce de
l’opération dépend de son objet. L’objection n’est donc pas concluante.
Mais
c’est le contraire. L’homme est naturellement le principe de ses actes par
l’intellect et la volonté. Or, la suprême béatitude promise aux saints surpasse
l’intellect et la volonté. Car l’Apôtre dit (1 Cor., 2, 9,) : L’œil n’a
pas vu, l’oreille n’a pas entendu, et le cœur de l’homme ne s’est point élevé
jusqu’aux choses que Dieu a préparées à ceux qui l’aiment. Donc l’homme ne
peut pas arriver à la béatitude par ses moyens naturels.
Conclusion
L’homme ne peut pas arriver par ses forces naturelles à la béatitude qui
consiste dans la vision de l’essence divine, comme il est arrivé à la béatitude
qu’il peut posséder ici-bas.
Il
faut répondre que pour la béatitude imparfaite que l’on peut avoir en cette
vie, il est possible à l’homme de l’acquérir par ses moyens naturels de la même
manière que la vertu dans l’opération de laquelle elle consiste. C’est ce que
nous verrons (quest. 63). Mais la béatitude parfaite de l’homme consiste, comme
nous l’avons dit (quest. 3, art. 8), dans la vision de l’essence divine. Or, il
est au-dessus non seulement de la nature de l’homme, mais encore de toute
créature de voir Dieu dans son essence, comme nous l’avons démontré (1a
pars, quest. 12, art. 4). Car la connaissance naturelle d’une créature est
selon le mode de sa substance. Ainsi il est dit de l’intelligence (Lib. de causis,
prop. 8) qu’elle connaît ce qui est au-dessus d’elle
et ce qui est au-dessous, selon le mode de sa substance. Or, toute connaissance
qui est selon le mode d’une substance créée est incapable de s’élever à la
vision de l’essence divine qui surpasse toutes les créatures. Par conséquent ni
l’homme ni aucune créature ne peut arriver à la béatitude suprême par es forces
naturelles.
Article
6 : L’homme arrive-t-il à la béatitude par l’action d’une créature supérieure ?
Objection
N°1. Il semble que l’action d’une créature supérieure, comme l’ange, puisse
rendre l’homme heureux. Car il y a dans l’univers deux sortes d’ordre, l’un qui
détermine les rapports des parties de l’univers entre elles, l’autre qui règle
les rapports de l’ensemble de l’univers avec le bien qui est en dehors de lui ;
le premier se rapporte au second comme à sa fin, suivant Aristote (Met., liv. 12, text.
52 et 53), de la même manière que l’ordre qui régit les parties de l’armée
entre elles existe par suite de l’ordre qui soumet l’armée entière au général.
Or, d’après l’ordre qui règle le rapport des parties de l’univers entre elles
les créatures supérieures agissent sur les inférieures, comme nous l’avons dit
(1a pars, quest. 21, art. 1, réponse N°3). Et puisque le bonheur de
l’homme consiste dans ses rapports avec le bien qui est en dehors de l’univers,
c’est-à-dire avec Dieu, il s’ensuit que son bonheur provient de l’action
qu’exerce sur lui la créature qui lui est supérieure, c’est-à-dire l’ange.
Réponse
à l’objection N°1 : Selon l’ordre auquel sont soumises les puissances actives,
il arrive ordinairement que c’est à la puissance suprême qu’il appartient de
mener les choses à leur fin dernière, mais que les puissances inférieures
l’aident en disposant convenablement les choses elles-mêmes. Ainsi l’emploi du
navire ou l’usage pour lequel on le construit appartient à l’art nautique qui
préside à la confection du vaisseau. En conséquence, dans l’ordre de l’univers
les anges aident l’homme à arriver à sa fin dernière
en lui préparant les voies et en le disposant à y parvenir, mais il n’y arrive
que par l’agent suprême qui est Dieu.
Objection
N°2. Tout être susceptible d’arriver à un état peut y être élevé par l’être qui
y est déjà lui-même parvenu. Ainsi un corps susceptible d’être échauffé peut
être échauffé par un autre corps qui est déjà chaud lui-même. Or, l’homme peut
arriver à la béatitude. Donc il peut y arriver par le moyen de l’ange qui y est
déjà parvenu lui-même.
Réponse
à l’objection N°2 : Quand une forme existe en acte dans un être à l’état
parfait et naturellement, cet être peut par son action la communiquer à un
autre. Ainsi ce qui est chaud échauffe par la chaleur. Mais quand une forme
existe dans un être imparfaitement et qu’elle ne lui est pas naturelle, il ne
peut la communiquer à un autre. Ainsi l’idée de la couleur n’a pas la vertu de
rendre les objets blancs ; de même tout ce qui est éclairé ou échauffé n’a pas
la puissance d’échauffer et d’éclairer les autres corps. Autrement la lumière
et la chaleur se communiqueraient indéfiniment. Or, la lumière de la gloire,
par laquelle nous verrons Dieu, existe en lui à l’état parfait, et elle lui est
naturelle ; mais elle est imparfaite dans toutes les créatures, et n’a qu’un
être de ressemblance ou de participation. Donc aucune des créatures qui sont en
possession de la béatitude ne peut la communiquer à un autre.
Objection
N°3. La béatitude consiste dans l’opération de l’intellect, comme nous l’avons
dit (quest. 3, art. 4). Or, l’ange peut éclairer l’intellect de l’homme, comme
nous l’avons vu (1a pars, quest. 111, art. 1). Donc il peut rendre
l’homme heureux.
Réponse
à l’objection N°3 : L’ange éclaire dans sa gloire l’entendement de l’homme
ainsi que celui de l’ange inférieur par rapport à la connaissance des œuvres de
Dieu, mais non par rapport à la vision de l’essence divine, comme nous l’avons
dit (1a pars, quest. 106, art. 1, réponses N°2 et 3). Car à l’égard
de cette vision ils sont tous immédiatement illuminés par Dieu.
Mais
c’est le contraire. Il est dit (Ps. 83,
12) : C’est le Seigneur qui donnera la
grâce et la gloire.
Conclusion
La béatitude étant un bien qui surpasse la nature créée, il est impossible à
l’homme de l’obtenir par le moyen d’aucune créature, il ne peut y parvenir que
par le secours de Dieu lui-même.
Il
faut répondre que toute créature est soumise aux lois de la nature parce
qu’elle a une vertu et une action limitée. Par conséquent ce qui est au-dessus
de la nature créée échappe à l’action de toute créature. Ainsi toutes les fois
qu’il faut faire quelque chose qui est au-dessus de la nature, il faut que Dieu
intervienne et qu’il agisse immédiatement. Telles sont
la résurrection d’un mort, la guérison d’un aveugle et d’autres faits de ce
genre. Or, nous avons montré (art. préc.) que la
béatitude est un bien qui surpasse la nature créée. Il est donc impossible que
l’homme la reçoive d’une créature quelle qu’elle soit ; il ne peut être heureux
que par le secours de Dieu, si l’on parle de la béatitude parfaite. Quant à la
béatitude imparfaite, il faut raisonner à son égard de la même manière qu’à
l’égard de la vertu qui la constitue (Cette vertu étant une vertu humaine,
l’homme peut l’acquérir par lui-même, et il peut par conséquent arriver à cette
béatitude par ses moyens naturels.).
Article
7 : Est-il nécessaire que l’homme ait fait quelques bonnes œuvres pour qu’il
obtienne de Dieu la béatitude ?
Objection
N°1. Il semble qu’il ne soit pas nécessaire que l’homme ait fait des bonnes
œuvres pour obtenir de Dieu la béatitude. Car Dieu étant un agent d’une
puissance infinie, son action ne demande ni une matière préexistante, ni une
matière préparée, il peut immédiatement produire l’être entier. Or, les œuvres
de l’homme n’étant pas nécessaires à sa béatitude en tant que cause efficiente,
comme nous l’avons dit (art. préc.), elles ne peuvent
être exigées que comme dispositions. Donc Dieu qui n’a pas besoin pour agir de
dispositions préexistantes accorde à l’homme la béatitude sans le concours de
ses œuvres.
Réponse
à l’objection N°1 : Si l’action de l’homme est nécessaire pour obtenir la
béatitude, ce n’est pas cause de l’insuffisance de la puissance divine qui le
béatifie, mais c’est pour observer l’ordre de la nature.
Objection
N°2. Comme Dieu est immédiatement l’auteur de la béatitude, de même c’est lui
qui a immédiatement établi la nature. Or, lorsqu’il a primitivement produit la
nature, il a tiré les créatures du néant sans qu’il y ait eu de leur part ni
disposition, ni action préalable, et il les a rendues immédiatement chacune
parfaites dans leur espèce. Il semble donc qu’il accorde à l’homme la béatitude
sans que celui-ci fasse préalablement aucune bonne œuvre.
Réponse
à l’objection N°2 : Dieu a produit ses premières créatures à l’état de
perfection immédiatement, sans disposition, ni action préalable de leur part,
parce qu’il a créé ainsi les premiers individus de chaque espèce pour qu’ils
transmissent leur nature à leurs descendants. De même comme la béatitude devait
être transmise aux hommes par le Christ suivant ces paroles de l’Apôtre (Héb., 2, 10) qui dit : qu’il a été introduit après lui une foule d’enfants dans la gloire,
son âme a été immédiatement bienheureuse dès le commencement de sa conception,
sans aucune action méritoire antérieure. Mais ce privilège n’appartient qu’à
lui. Car les enfants baptisés, bien qu’ils n’aient pas de mérites propres,
arrivent à la béatitude par les mérites du Christ, parce que par le baptême ils
deviennent ses membres.
Objection
N°3. Saint Paul dit (Rom., chap. 4)
que la béatitude est accordée à l’homme auquel Dieu confère la justice sans les
œuvres. Donc les œuvres de l’homme ne sont pas nécessaires pour arriver à la
béatitude.
Réponse
à l’objection N°3 : Saint Paul parle de la béatitude de l’espérance que l’on
possède par la grâce sanctifiante qui ne nous est pas accordée à la vérité à
cause de nos œuvres antérieures (Le concile de Trente établit aussi très
clairement la gratuité de la justification : Nihil eorum omnis quæ justificationem præcedunt, sive fides, sive opera,
ipsam justificationis gratiam promeretur : si enim gratia est, jam non ex operibus : alioquin gratia jam non est gratia (Voyez à
ce sujet la Symbolique de Mœlher, liv. 1, chap. 5).). Car elle n’est pas le terme du
mouvement comme la béatitude, mais elle est plutôt le principe de l’impulsion
qui nous porte à acquérir la béatitude elle-même.
Mais
c’est le contraire. Saint Jean dit (Jean, 13, 17) : Si vous faites les choses qu’on vous a promises, vous serez heureux.
Donc nous parvenons à la béatitude par l’action.
Conclusion
Dieu seul est heureux par nature ; les anges qui se rapprochent le plus de la
nature divine sont arrivés à la béatitude par un mouvement unique ; Dieu a
voulu que les hommes y parvinssent par plusieurs mouvements ou actions
méritoires.
Il
faut répondre que la droiture de la volonté, comme nous l’avons dit (quest. 4,
art. 4), est nécessaire à la béatitude, puisqu’elle n’est rien autre chose que
le rapport qui doit exister entre la volonté et sa fin
dernière. Cette disposition est nécessaire pour arriver à la fin
dernière, comme la préparation convenable de la matière est nécessaire pour
qu’elle reçoive la forme. Mais cela ne prouve pas que l’action de l’homme doive
nécessairement précéder sa béatitude. Car Dieu pourrait faire que la volonté
droite de l’homme tendît à sa fin, et qu’elle le possédât ou en jouit tout à la
fois comme il lui arrive quelquefois de produire simultanément la matière et la
forme de ses créatures. Mais l’ordre établi par la divine sagesse demande qu’il
n’en soit pas ainsi, parce que, comme le dit Aristote (De cælo, liv. 2, text.
64 à 66), parmi les êtres appelés à la possession du bien parfait, les uns le
possèdent sans mouvement, d’autres par un mouvement unique, enfin d’autres par
plusieurs mouvements. Or, celui qui le possède sans mouvement, c’est celui qui
le possède naturellement. Et comme il n’y a que Dieu qui possède naturellement
la béatitude, il n’y a que lui qui n’ait pas besoin de se mouvoir par une
action antécédente pour y parvenir. D’ailleurs, comme la béatitude surpasse
toute nature créée, aucune créature ne peut arriver à la béatitude sans agir,
c’est-à-dire sans faire un mouvement qui l’y porte. Or, l’ange qui est
supérieur à l’homme dans l’ordre de la nature, y est parvenu selon la volonté
de la divine sagesse par un seul mouvement, c’est-à-dire par un seul acte
méritoire, comme nous l’avons dit (1a pars, quest. 62, art. 5). Mais
les hommes n’y arrivent que par plusieurs mouvements ou opérations auxquelles
on donne le nom de mérites. Donc la béatitude est une récompense accordée à des
actes de vertu, comme le dit Aristote (Eth., liv. 1,
chap. 9 et liv. 10, chap. 6 à 8).
Article
8 : Tous les hommes désirent-ils la béatitude ?
Objection
N°1. Il semble que tous les hommes ne désirent pas la béatitude. Car personne
ne peut désirer ce qu’il ignore, puisque le bien que l’on connaît est l’objet
de l’appétit, comme le dit Aristote (De animâ, liv. 3, text. 29, 34
et 49). Or, la plupart ignorent ce que c’est que la béatitude. Car comme dit
saint Augustin (De Trin., liv. 13,
chap. 4), les uns la placent dans les plaisirs du corps, les autres dans la
vertu de l’âme, d’autres ailleurs. Donc tous ne désirent pas la béatitude.
Réponse
à l’objection N°1 :
Objection
N°2. L’essence de la béatitude est la vision de l’essence divine, comme nous
l’avons dit (quest. 3, art. 8). Or, il y en a qui pensent
qu’il est impossible à l’homme de voir Dieu dans son essence ; par conséquent
ils ne le désirent pas. Donc tous les hommes ne désirent pas la béatitude.
Réponse
à l’objection N°2 : La volonté étant une conséquence de la perception de
l’intellect ou de la raison, il arrive que comme une chose peut être la même en
réalité, et être cependant rationnellement différente, de même ce qui est une
même chose en réalité est néanmoins désiré d’une manière, et ne l’est pas d’une
autre. On peut donc considérer que la béatitude sous le rapport du bien final
et parfait, ce qui est son essence en général, et de cette manière la volonté
s’y porte naturellement et nécessairement, comme nous l’avons dit (dans le
corps de l’article et quest. 1, art. 5). On peut aussi la considérer d’une
manière spéciale, soit par rapport à son opération, soit par rapport à la
puissance qui l’opère, soit par rapport à son objet. En ce sens, la volonté ne
s’y porte pas nécessairement.
Objection
N°3. Saint Augustin dit (De Trin.,
liv. 13, chap. 5) qu’il est heureux celui qui a tout ce qu’il veut et qui ne
veut rien de mauvais. Or, tous n’ont pas la volonté ainsi disposée ; il y en a
même qui veulent le mal et qui le veulent sciemment et
volontairement. Donc tous ne veulent pas la béatitude.
Réponse
à l’objection N°3 : Cette définition du bonheur, donnée par certains auteurs
qui disent que l’homme heureux est celui
qui a tout ce qu’il veut, ou qui obtient
tout ce qu’il désire, est bonne ou suffisante entendue d’une manière, mais
elle est imparfaite entendue d’une autre. Car si on entend absolument par là
tout ce que l’homme veut naturellement, ile st vrai
que celui qui possède ainsi tout ce qu’il veut est bienheureux. Car il n’y a
que le bien parfait, c’est-à-dire la béatitude qui satisfasse l’appétit naturel
de l’homme. Mais si on entend ce que l’homme veut d’après le concept de sa
raison, l’homme peut de cette façon vouloir des choses qui appartiennent moins
à la béatitude qu’à la misère, dans le sens que la possession de ces objets
l’empêche d’acquérir ce qu’il veut naturellement ; comme la raison prend
quelquefois pour vraies des choses qui sont un obstacle à la connaissance de la
vérité. C’est pour ce motif que saint Augustin a ajouté que la perfection de la
béatitude exige qu’on ne veuille rien de mauvais, quoique la première partie de
la définition soit suffisante et qu’on puisse dire que l’homme heureux est celui qui a tout ce qu’il veut, quand on donne
à ces paroles un sens convenable.
Mais
c’est le contraire. Saint Augustin dit (De
Trin., liv. 13, chap. 3) : Si l’acteur eût dit : vous voulez tous être
heureux et vous ne voulez pas être malheureux, il eût dit une chose dont tout
le monde aurait reconnu la vérité. Donc tous les hommes veulent être heureux.
Conclusion
Quoique tous ne désirent pas l’objet qui constitue la véritable béatitude,
cependant il est certain que tous les hommes désirent naturellement le bien
parfait et universel qui constitue l’essence de la béatitude en général.
Il
faut répondre que la béatitude peut se considérer de deux manières : 1° Selon
sa nature en général. Il est nécessaire que tous les hommes la désirent de
cette manière. Car l’essence de la béatitude en général c’est le bien parfait,
comme nous l’avons dit (quest. 1, art. 5 et 7). Et comme le bien est l’objet de
la volonté, le bien parfait est ce qui la satisfait complètement. Ainsi donc le
désir de la béatitude n’est rien autre chose que le désir de voir sa volonté
pleinement satisfaite ; ce que tout le monde veut. 2° On peut parler de la
béatitude selon sa nature spéciale par rapport à l’objet qui la constitue. En
ce sens tous ne connaissent pas la béatitude, parce qu’ils ne savent pas à quel
objet il convient d’appliquer l’idée générale qu’ils en ont. Par conséquent,
sous ce rapport, tous ne la veulent pas.
La
réponse à la première objection est par là même évidente.
Copyleft. Traduction
de l’abbé Claude-Joseph Drioux et de JesusMarie.com qui autorise toute personne à copier et à rediffuser par
tous moyens cette traduction française. La Somme Théologique de Saint Thomas
latin-français en regard avec des notes théologiques, historiques et
philologiques, par l’abbé Drioux, chanoine honoraire de Langres, docteur en
théologie, à Paris, Librairie Ecclésiastique et Classique d’Eugène Belin, 52,
rue de Vaugirard. 1853-1856, 15 vol. in-8°. Ouvrage honoré des
encouragements du père Lacordaire o.p. Si par erreur, malgré nos vérifications,
il s’était glissé dans ce fichier des phrases non issues de la traduction de
l’abbé Drioux ou de la nouvelle traduction effectuée par JesusMarie.com, et
relevant du droit d’auteur, merci de nous en informer immédiatement, avec
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puissions les retirer. JesusMarie.com accorde la plus grande importance au
respect de la propriété littéraire et au respect de la loi en général. Aucune
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