Saint Thomas d’Aquin - Somme Théologique
1a 2ae = Prima Secundae = 1ère partie de la 2ème Partie
Question 6 :
Du volontaire et de l’involontaire
Puisque
les actes sont nécessaires pour parvenir à la béatitude, nous devons maintenant
nous occuper des actes humains pour savoir quels sont les actes qui nous y font
parvenir et quels sont ceux qui nous en détournent. Les opérations et les actes
se rapportant à des choses individuelles il s’ensuit que toute science pratique
se complète par des considérations particulières. Ainsi donc la morale ayant
pour objets les actes humains, on doit l’étudier d’abord en général et ensuite
en particulier. — Pour l’étude générale des actes humains, nous avons à
considérer en premier lieu les actes humains eux-mêmes et en second lieu leurs
principes. Or, parmi les actes humains ; les uns sont propres à l’homme, les
autres lui sont communs avec les animaux. Et puisque la béatitude est le bien
propre de l’homme, les actes qui sont à proprement parler des actes humains, se
rapportent à elle plus directement que les actes qui sont communs à l’homme et
aux animaux. Ainsi donc nous traiterons : 1° des actes qui sont propres à
l’homme, 2° des actes qui sont commun à l’homme et aux autres animaux et qui
sont ce qu’on appelle les passions de l’âme. — A l’égard des actes propres à
l’homme, il y a deux choses à examiner : leur condition et leur distinction.
Or, comme on appelle actes humains proprement dits ceux qui sont volontaires,
parce que la volonté est l’appétit rationnel propre à l’homme, nous devons
considérer ces actes en tant qu’ils sont volontaires. Ainsi nous traiterons :
1° du volontaire et de l’involontaire en général, 2° des actes qui sont
volontaires et qui émanent de la volonté parce qu’elle les produit
immédiatement, 3° des actes volontaires qui sont, en quelque sorte, commandés
par la volonté parce qu’elle les produit au moyen des autres puissances. Et
parce que les actes volontaires sont accompagnés de circonstances d’après
lesquelles on les apprécie, nous parlerons d’abord du volontaire et ensuite des
circonstances des actes dans lesquelles on trouve le volontaire et
l’involontaire. — Touchant le volontaire et l’involontaire en général huit
questions se présentent : — 1° Le volontaire existe-t-il dans les actes humains
? (Si le volontaire n’existait pas dans les actions humaines, elles ne seraient
ni louables ni blâmables. Cette première question donc la base de la morale.) —
2° Le trouve-t-on chez les animaux ? — 3° Le volontaire peut-il exister
absolument sans acte ? (Les simples omissions sont coupables. L’Ecriture les condamne dans une foule d’endroits. Il n’en
serait pas ainsi si le volontaire ne pouvait exister sans acte intérieur ou
extérieur.) — 4° Peut-on faire violence à la volonté ? (Cet article a pour but
de bien faire connaître la nature du volontaire, afin qu’on se forme une juste
idée des causes qui peuvent le modifier, parce que c’est de là qu’il faut
partir pour apprécier la valeur morale des actes.) — 5° La violence
produit-elle l’involontaire ? (Quand on résiste à la violence autant qu’on le
peut, l’acte est involontaire, et il n’est pas imputable.) — 6° La crainte ?
(La crainte ne détruisant pas le volontaire ne détruit pas non plus le libre
arbitre. Elle n’excuse donc pas absolument de péché par elle-même, mais elle en
excuse quelquefois par accident ; par exemple quand elle trouble complètement
la raison, ou quand le danger est si grave que la loi cesse d’obliger.) — 7° La
concupiscence ? (Saint Thomas ne parle ici que du volontaire proprement dit.
Car s’il s’agissait de ce que les théologiens appellent le volontaire parfait
ou le libre arbitre, il faudrait reconnaitre que la
concupiscence le détruit quelquefois totalement (par exemple, quand elle est si
violente qu’elle trouble complètement la raison), et qu’en général elle
l’affaiblit, parce qu’elle l’empêche de délibérer avec la même impartialité
entre deux déterminations contraires.) — 8° L’ignorance le produit-elle ? (Cette
question est très importante, car il est bien nécessaire en morale de savoir
jusqu’à quel point l’ignorance excuse.)
Article
1 : Le volontaire existe-t-il dans les actes humains ?
Objection
N°1. Il semble que le volontaire n’existe pas dans les actes humains. Car on
appelle volontaire l’acte qui a son principe dans le sujet qui le produit,
comme le disent saint Grégoire de Nysse (Ou plutôt Némésius, qui est le véritable auteur du livre (De nat. hominis,
chap. 52) que saint Thomas cite ici.), saint Jean Damascène (De fid. orth., liv. 2, chap. 24) et Aristote (Eth., liv. 3, chap. 1). Or, le principe des
actes humains n’est pas dans l’homme même, mais il est hors de lui ; car
l’appétit de l’homme est mis en action par l’objet désirable qui est en dehors
de lui, et qui est comme un moteur qui n’est pas mû, selon l’expression
d’Aristote (De animâ,
liv. 3, text. 54). Donc le volontaire n’existe pas
dans les actes humains.
Réponse
à l’objection N°1 : Tout principe n’est pas un principe premier. Ainsi donc,
quoiqu’il soit dans la nature du volontaire d’avoir un principe intérieur, il
n’est cependant pas contraire à sa nature que ce principe intrinsèque soit
produit ou mû par un principe extérieur, parce qu’il n’est pas de l’essence du
volontaire que son principe intrinsèque soit un principe premier. Il faut
savoir aussi qu’il arrive que le principe d’un mouvement soit un premier
principe dans un genre, sans être pour cela un premier principe absolument. Par
exemple, dans le genre des choses corruptibles la première cause corruptrice
est le corps céleste, qui n’est cependant pas, absolument parlant, le premier
moteur, puisqu’il est mû localement par un moteur qui est au-dessus de lui. Ainsi
donc, le principe intrinsèque de l’action volontaire, qui est l’intelligence et
la volonté, est un principe premier dans le genre du mouvement appétitif, quoiqu’il
soit mû par un principe extérieur par rapport aux autres espèces de mouvement.
Objection
N°2. Aristote prouve (Eth., liv. 8, text.
28) qu’il n’y a pas dans les animaux d’acte ou de mouvement nouveau qui ne
proviennent d’un autre mouvement extérieur qui l’a précédé. Or, tous les actes
de l’homme sont nouveaux, car il n’y en a pas un seul qui soit éternel. Donc le
principe de tous les actes humains est en dehors de l’homme, et il n’y a pas en
eux de volontaire.
Réponse
à l’objection N°2 : Tout nouveau mouvement d’un animal provient d’un mouvement
extérieur préalablement existant en deux sens : 1° En ce que le mouvement
extérieur présente aux sens de l’animal un objet sensible dont la perception
meut son appétit. Ainsi, un lion, voyant un cerf s’approcher, commence à se
mouvoir lui-même vers lui. 2° En ce que le corps de l’animal commence à
éprouver naturellement une modification quelconque par l’effet d’un mouvement
extérieur, tel que le froid ou le chaud. Or, quand le corps est modifié par le
mouvement d’un corps extérieur, l’appétit sensitif, qui est une vertu de
l’organe corporel, est par là même accidentellement impressionné. C’est ce
qu’on voit lorsque, par suite du changement du corps, l’appétit est porté à
désirer quelque chose. Mais cela ne détruit pas la nature du volontaire, comme
nous venons de le dire dans la réponse précédente. Car ces mouvements, qui
proviennent d’un principe extérieur, sont d’un autre genre.
Objection
N°3. Celui qui agit volontairement peut agir par lui-même. Or, l’homme n’a pas
la puissance d’agir ainsi. Car il est dit (Jean, 15, 5) : Sans moi, vous ne pouvez rien faire. Donc il n’y a pas de
volontaire dans les actes humains.
Réponse
à l’objection N°3 : Dieu porte l’homme à agir non seulement en proposant à ses
sens un objet qui excite l’appétit ou en modifiant son corps, mais encore en
mettant sa volonté même en mouvement ; car tout mouvement de la volonté aussi
bien que de la nature procède de lui comme du premier moteur. Et comme il n’est
pas contraire à l’essence de la nature que son mouvement vienne de Dieu, comme
du premier moteur, en tant qu’elle n’est qu’un instrument entre ses mains, de
même il n’est pas contraire à l’essence du volontaire qu’il procède de Dieu, en
tant que c’est Dieu qui meut la volonté. Néanmoins il est de l’essence du
mouvement naturel et du mouvement volontaire en général d’émaner d’un principe
intrinsèque.
Mais
c’est le contraire. Saint Jean Damascène (De
fid. orth., liv. 2, chap.
24) appelle volontaire tout acte qui est une œuvre raisonnable. Or, il y a des
actes humains qui ont ce caractère. Donc ils sont volontaires.
Conclusion
Puisque l’homme connaît la fin de ses actions et qu’il agit pour cette fin, ses
actes sont volontaires.
Il
faut répondre que le volontaire existe dans les actes humains. Pour s’en
convaincre jusqu’à l’évidence, il faut observer que le principe de certains
actes ou mouvements est dans le sujet qui agit ou dans celui qui est mû, mais
qu’il y a aussi des actes et des mouvements dont le principe est extérieur. Ainsi,
quand une pierre s’élève en l’air, le principe de ce mouvement est en dehors
d’elle, mais quand elle tombe à terre le principe de ce mouvement est en elle.
Parmi les êtres qui sont mus par un principe intrinsèque, les uns se meuvent
eux-mêmes, les autres ne se meuvent pas. Et comme tout agent meut, ou est mû
pour une fin, comme nous l’avons dit (quest. 1, art. 1), les êtres qui sont mus
parfaitement par un principe intrinsèque sont ceux qui possèdent
intrinsèquement un principe qui non seulement les meut, mais qui les meut
encore pour une fin. Or, pour faire quelque chose en vue d’une fin il faut
qu’on ait une connaissance quelconque de cette fin. Ainsi donc, tout agent mû
par un principe intrinsèque, qui a une connaissance quelconque de sa fin,
possède par là même en lui le principe de ses actes non seulement pour agir,
mais encore pour agir en vue d’une fin. Au contraire, celui qui n’a aucune
connaissance de sa fin, bien qu’il y ait en lui un principe d’action ou de
mouvement, ne peut cependant lui-même agir ou se mouvoir conformément à sa fin.
Il faut que le principe de son mouvement soit dans un autre être qui lui donne
l’impulsion et qui le dirige vers sa fin. Alors on dit de ces êtres qu’ils ne
se meuvent pas eux-mêmes, mais qu’ils sont mus par les autres. Quant à ceux qui
connaissent leur fin, on dit qu’ils se meuvent, parce qu’ils ont en eux non
seulement le principe qui les fait agir, mais encore celui qui les a fait agir
pour une fin. C’est pourquoi comme leurs actions et leur but final procèdent également
du même principe intrinsèque, on dit que leurs mouvements et leurs actes sont
volontaires. Car le mot de volontaire implique un mouvement et un acte qui
procèdent d’une inclination propre ; par conséquent le volontaire, suivant la
définition de Némésius, de saint Jean Damascène et
d’Aristote (loc. cit. in arg.), suppose non seulement un principe intérieur,
mais encore la connaissance de la fin (Le volontaire demande donc deux choses,
un principe interne d’action et la connaissance de la fin pour laquelle on
agit.). Ainsi, comme l’homme connaît parfaitement la fin de ses actes et qu’il
se meut lui-même, le volontaire existe tout particulièrement dans ses actes.
Article
2 : Le volontaire existe-t-il chez les animaux ?
Objection
N°1. Il semble que le volontaire n’existe pas chez les animaux. Car le
volontaire tire son nom de la volonté, et comme la volonté existe dans la
raison, d’après ce que dit Aristote (De animâ, liv. 3, text. 42), il
ne peut exister dans les animaux. Donc on ne trouve pas en eux le volontaire.
Réponse
à l’objection N°1 : La volonté désigne l’appétit rationnel, et pour ce motif
elle ne peut exister dans les êtres privés de raison ; mais le volontaire tire
son nom de la volonté, et on ne peut se servir de ce mot pour tous les êtres
qui participent à la volonté et qui en possèdent au moins la ressemblance ou
l’image. C’est en ce sens qu’on l’attribue aux animaux, parce qu’ils sont mus
vers leur fin par une connaissance quelconque.
Objection
N°2. Selon que les actes humains sont volontaires, ont que l’homme est maître
de ses actes. Or, les animaux ne sont pas maîtres de leurs actes ; car, suivant
saint Jean Damascène (De fid. orth., liv. 2, chap.
27), ils ne se meuvent pas, mais ils sont mus. Donc le volontaire n’existe pas
dans les animaux.
Réponse
à l’objection N°2 : L’homme est maître de ses actes par là même qu’il délibère
sur ce qu’il doit faire. Car la raison qui délibère pouvant choisir entre les
contraires, l volonté peut aussi se porter vers l’un et l’autre. Mais ce n’est
pas en ce sens que le volontaire existe chez les animaux, comme nous l’avons
dit (dans le corps de l’article.)
Objection
N°3. Saint jean Damascène dit au même endroit que la concupiscence des actes
volontaires c’est la louange ou le blâme. Or, les actes des animaux ne méritent
ni louange, ni blâme. Donc il n’y a pas en eux de volontaire.
Réponse
à l’objection N°3 : La louange et le blâme sont une conséquence du volontaire à
l’état parfait mais il n’existe pas de cette manière dans les animaux.
Mais
c'est le contraire. Aristote dit (Eth., liv. 3,
chap. 1) que le volontaire est commun aux enfants et aux animaux. Némésius (De nat. hom.,
chap. 32) et saint Jean Damascène sont du même avis.
Conclusion
Le volontaire n’existe d’une manière parfaite que dans les hommes qui ont une
connaissance parfaite de la fin de leurs actes, et il n’existe dans les animaux
que d’une manière imparfaite.
Il
faut répondre que, comme nous l’avons dit (art. préc.),
le volontaire exige essentiellement que le principe de l’acte soit intérieur et
qu’il soit accompagné d’une certaine connaissance de la fin pour laquelle on
agit. Or, on peut connaître sa fin de deux manières : parfaitement et
imparfaitement. La connaissance de la fin est parfaite quand on perçoit non
seulement l’objet final, mais encore la nature de cet objet et le rapport qu’il
y a entre les moyens et la fin. Cette connaissance ne peut convenir qu’à la
créature raisonnable. La connaissance imparfaite de la fin ne consiste que dans
la perception de son objet, sans que l’on connaisse la nature même de cet objet
et le rapport qu’il y a entre l’acte et sa fin. Cette connaissance existe chez
les animaux qui n’ont d’autres lumières que celles des sens et de leur instinct
naturel. Le volontaire parfait est donc la conséquence de la connaissance
parfaite qu’on a de la fin. Ainsi il existe quand après avoir perçu la fin, on
peut, en délibérant sur la fin elle-même et sur les moyens qui s’y rapportent,
prendre le parti de tendre à cette fin ou de n’y tendre pas. Le volontaire imparfait
est une conséquence de la connaissance imparfaite de la fin, en ce sens que
celui qui perçoit la fin se porte alors subitement vers elle sans délibérer.
Par conséquent le volontaire parfait ne peut exister que dans une créature
raisonnable, tandis que le volontaire imparfait se trouve chez les animaux.
Article
3 : Le volontaire peut-il exister sans aucun acte ?
Objection
N°1. Il semble que le volontaire ne puisse exister sans acte. Car on appelle
volontaire ce qui vient de la volonté. Or, rien ne peut venir de la volonté que
par un acte, du moins par un acte de la volonté elle-même. Donc le volontaire
ne peut exister sans acte.
Réponse
à l’objection N°1 : On appelle volontaire non seulement ce qui procède de la
volonté directement selon qu’elle agit, mais encore ce qui en procède
indirectement selon qu’elle n’agit pas.
Objection
N°2. Comme l’acte de la volonté fait qu’on dit qu’une personne veut, de même,
quand cet acte cesse, on dit qu’elle ne veut pas. Or, le manque de volonté produit l’involontaire qui est opposé au volontaire. Donc le
volontaire ne peut exister du moment où l’acte de la volonté cesse.
Réponse
à l’objection N°2 : Le non-vouloir (non velle) se
prend en deux sens. 1° On l’emploie comme s’il ne formait qu’un seul mot comme
l’infinitif du verbe nolo,
je ne veux pas. Ainsi quand je dis je ne
veux pas lire ces paroles signifient je
veux ne pas lire ; par conséquent ne
pas vouloir lire signifie vouloir ne
pas lire. En ce sens le non-vouloir produit
l’involontaire (Dans ce cas il y a un refus formel.). 2° On l’emploie dans la
rigueur du terme, et en ce cas on n’affirme aucun acte de la volonté. Alors le non-vouloir ne produit pas l’involontaire (Il y a alors une
abstention purement négative.).
Objection
N°3. La connaissance est de l’essence du volontaire, comme nous l’avons dit
(art. préc.). Or, la connaissance provient d’un acte.
Donc le volontaire ne peut exister sans un acte.
Réponse
à l’objection N°3 : L’acte de la connaissance est nécessaire au volontaire de
la même manière et au même titre que l’acte de la volonté, c’est-à-dire qu’il
faut que l’individu ait le pouvoir de connaître, de vouloir et d’agir ; par
conséquent, comme ne pas vouloir ou ne pas faire une chose, dans un temps où on
y est obligé, est un acte volontaire, de même c’est une chose volontaire de ne
pas faire attention à une chose qu’il importe d’observer (Il est à remarquer
que pour qu’il y ait volontaire, saint Thomas exige qu’on ait pu s’abstenir de
faire l’action qu’on a faite, et qu’on ait té tenu de s’en abstenir ou d’éviter
l’occasion dont on prévoyait le mauvais effet.).
Mais
c’est le contraire. On appelle volontaire l’acte dont nous sommes maîtres. Or,
nous sommes les maîtres d’agir et de ne pas agir, de vouloir et de ne pas
vouloir. Donc comme le volontaire consiste à agir et à vouloir, il consiste de
même à ne pas agir et à ne pas vouloir.
Conclusion
Le volontaire peut exister quelquefois sans acte extérieur avec un acte
intérieur, comme quand on ne veut pas agir ; quelquefois il peut aussi exister
sans acte intérieur, comme quand on ne veut pas agir.
Il
faut répondre qu’on appelle volontaire ce qui procède de la volonté. Or, une
chose peu procéder d’une autre de deux manières : 1° Directement, comme quand
elle procède de quelqu’un en tant qu’agent. C’est ainsi que l’échauffement est
produit par la chaleur. 2° Indirectement quand elle procède d’un être qui
n’agit pas. Ainsi le naufrage d’un vaisseau provient du pilote qui a cessé de
le gouverner. Mais il est à remarquer que la conséquence du défaut d’action ne
se rapporte pas toujours à l’agent qui n’agit pas comme à sa cause ; elle ne
rapporte à lui que quand il peut et qu’il doit agir (Il n’y a de responsabilité
que dans cette circonstance.). Car si un pilote ne pouvait pas diriger son
navire, ou si le gouvernement du navire ne lui avait pas été confié, on ne lui
imputerait pas le naufrage qui aurait eu lieu pendant son absence. Ainsi donc,
la volonté pouvant, par son vouloir et son action, empêcher le défaut de
vouloir et d’action et devant même le faire quelquefois, ce défaut de vouloir
et d’action lui est imputable ; parce qu’il est son fait. On voit par là que le
volontaire peut exister sans acte. Quelquefois il existe comme sans acte
extérieur, mais avec un acte interne, comme quand un homme veut ne pas agir ;
d’autres fois il existe aussi sans acte interne, comme quand on ne veut pas
agir.
Article
4 : Peut-on faire violence à la volonté ?
Objection
N°1. Il semble qu’on puisse faire violence à la volonté. Car tout être peut
être contraint par un être plus puissant que lui. Or, il y a un être supérieur
à la volonté humaine, et cet être est Dieu. Donc la volonté de l’homme peut
être contrainte au moins par Dieu.
Réponse
à l’objection N°1 : Dieu, qui est plus puissant que la volonté humaine, peut la
mouvoir come il lui plaît, selon ces paroles des
Proverbes (21, 1) : Le cœur du roi est
dans la main de Dieu, et il le tournera partout où il voudra. Mais si Dieu
disposait ainsi de la volonté par violence, l’homme n’agirait plus
volontairement. Ce ne serait pas la volonté qui serait mue, mais quelque chose
qui lui est contraire.
Objection
N°2. Tout être passif est violenté par l’être actif qui a le pouvoir de le
modifier. Or, la volonté est une puissance passive ; car elle est un moteur qui
est mû, comme le dit Aristote (De animâ, liv.3, text. 54).
Donc, puisqu’elle est mue quelquefois par un être actif, il semble qu’elle soit
quelquefois contrainte.
Réponse
à l’objection N°2 : Il n’y a pas toujours violence quand l’être passif est
modifié par l’être actif, mais il n’y a violence que quand cela se fait
contrairement à l’inclination intérieure de l’être passif. Autrement tous les
changements et toutes les générations des corps simples seraient violents et
opposés à la nature, tandis qu’elles sont naturelles parce que la matière ou le
sujet est intérieurement apte par nature à recevoir ses modifications. De même
quand la volonté est mue par un objet qu’elle désire d’après sa propre
inclination, ce mouvement n’est pas violent, mais il est volontaire.
Objection
N°3. Un mouvement violent est un mouvement contre nature. Or, le mouvement de
la volonté est quelquefois contre nature ; ainsi le mouvement qui la porte à
pécher est un mouvement contre nature, comme le dit saint Jean damascène (De fid. orth., liv. 4, chap. 21). Donc le
mouvement de la volonté peut être contraint.
Réponse
à l’objection N°3 : L’objet vers lequel se porte la volonté en péchant, bien
qu’il soit mauvais et qu’en réalité il soit contraire à la raison, cependant
elle s’y attache comme à une chose bonne qui convient à sa nature, parce
qu’elle flatte l’homme en délectant ses sens ou en satisfaisant quelque
habitude mauvaise qu’il a contractés.
Mais
c’est le contraire. Saint Augustin dit (De
civ. Dei, liv. 5, chap. 10) : Quand une chose se fait volontairement, elle
ne se fait pas nécessairement. Donc ce qui est volontaire ne peut pas être
contraint, et par conséquent la volonté ne peut pas être forcée à agir.
Conclusion
Il est impossible que la volonté soit violentée à l’égard de son acte propre
qui est la volition, mais elle peut l’être à l’égard des actes commandés
qu’elle exécute par l’intermédiaire des autres facultés, car en ce sens elle
peut être empêchée d’agir par une cause extérieure.
Il
faut répondre qu’il y a deux sortes d’actes volontaires : l’un qui est immédiat
et qui émane de la volonté comme la volition ; l’autre qui est commandé par
elle et qu’elle exécute par le moyen d’une autre puissance. Ainsi marcher,
parler, sont les actes que la volonté commande et qu’elle exécute par l’intermédiaire
d’une puissance motrice. Par rapport aux actes qu’elle commande, la volonté
peut être violentée. Par rapport aux actes qu’elle commande, la volonté peut
être violentée, en ce sens que la violence peut empêcher les membres extérieurs
d’exécuter ses ordres. Mais pour l’acte propre de la volonté on ne peut pas la
violenter (Ainsi la violence ne peut atteindre les actes intérieurs de la
volonté, elle ne peut atteindre que ses actes extérieurs.). La raison en est
que l’acte de la volonté n’est rien autre chose qu’une inclination qui procède
d’un principe interne qui a connaissance de sa fin comme l’appétit naturel est
une inclination d’un principe interne qui n’a pas cette connaissance. Ce qui
est contraint ou violenté procédant d’un principe extérieur, il est donc
contraire à l’essence de l’acte même de la volonté d’être contraint ou
violenté, comme il répugne à l’essence de l’inclination naturelle ou du
mouvement d’une pierre de s’élever en l’air. On peut bien par violence jeter
une pierre en l’air, mais ce mouvement forcé ne peut provenir de son
inclination naturelle. De même on peut bien traîner un homme par violence, mais
ce qui émane de sa volonté ne peut pas être violenté ; l’association de ces
deux idées répugne.
Article
5 : La violence rend-elle les actes involontaires ?
Objection
N°1. Il semble que la violence ne rende pas les actes involontaires. Car le
volontaire et l’involontaire se rapportent à la volonté. Or, on ne peut pas
faire violence à la volonté, comme nous venons de le prouver (art. préc.). Donc la violence ne peut produire l’involontaire.
Réponse
à l’objection N°1 : L’involontaire est opposé au volontaire. En effet, nous
avons dit (art. préc.) qu’on appelle volontaire non
seulement l’acte qui procède immédiatement de la volonté, mais encore celui que
la volonté commande. Quant à l’acte qui procède immédiatement de la volonté,
nous avons vu (art. préc.) qu’on ne peut faire
violence à la volonté, mais qu’il n’en est pas de même à l’égard de l’acte
commandé (Ces actes extérieurs que la violence arrache ne sont point du tout
volontaires, du moment qu’on n’y consent pas.), et c’est précisément par
rapport à cet acte que la violence produit l’involontaire.
Objection
N°2. Ce qui est involontaire cause de la tristesse, comme le disent saint Jean
Damascène (De fid.
orth., liv. 2, chap. 21) et Aristote (Eth., liv. 3, chap. 1). Or, on souffre
quelquefois violence sans que pour cela on soit triste. Donc la violence ne
produit pas l’involontaire.
Réponse
à l’objection N°2 : Comme on appelle naturel ce qui est conforme à
l’inclination de la mature, de même on appelle volontaire ce qui est conforme à
l’inclination de la volonté. Or, on dit qu’une chose est naturelle de deux
manières. 1° Elle est naturelle parce qu’elle vient de la nature comme de son
principe actif ; ainsi il est naturel au feu d’échauffer. 2° Elle l’est selon
son principe passif, parce qu’il y a en elle l’inclination innée qui la rend
apte à recevoir d’un principe extrinsèque son action. Ainsi on dit que le
mouvement du ciel est naturel, parce que le corps céleste est naturellement
apte à recevoir ce mouvement, quoique le moteur soit volontaire. De même on dit
qu’une chose est volontaire de deux manières : 1° activement, comme quand on
veut faire quelque chose ; 2° passivement, comme quand on veut supporter ou
souffrir une chose d’un autre. Conséquemment quand un être est soumis à
l’action d’une puissance supérieure, et que sa volonté se soumet à l’influence
que cette puissance exerce sur lui, il n’est pas alors absolument violenté,
parce que bien que celui qui est passif ne soit pas l’auteur positif de
l’action, par là même qu’il s’y soumet et qu’il y consent on ne peut pas dire
que cet acte soit involontaire.
Objection
N°3. Ce qui émane de la volonté ne peut pas être involontaire. Or, il y a des
choses violentes qui viennent de la volonté, comme par exemple, quand on monte
le corps chargé d’un lourd fardeau, et quand on plie ses membres d’une manière
opposée à leur flexibilité naturelle. Donc la violence ne produit pas l’involontaire.
Réponse
à l’objection N°3 : Comme le dit Aristote (Phys.,
liv. 8, text. 27), le mouvement physique par lequel
un animal se meut contrairement à l’inclination naturelle de son corps, bien
qu’il ne soit pas naturel au corps, est cependant naturel à l’animal ; car il
est naturel à ce dernier de se mouvoir conformément à sa volonté. C’est
pourquoi ces actes ne sont pas absolument violents, ils ne le sont que sous un
rapport. De même on doit dire que quand quelqu’un replie ses membres
contrairement à leur disposition naturelle, cet acte est violent relativement,
c’est-à-dire par rapport au membre sur lequel on l’exerce, mais il ne l’est pas
absolument, c’est-à-dire par rapport à l’homme lui-même.
Mais
c’est le contraire. Saint Jean Damascène et Aristote disent (loc. cit. in arg.)
que la violence rend l’acte involontaire.
Conclusion
Puisque la violence part d’un principe extrinsèque, tandis que le volontaire
comme le naturel procède d’un principe intrinsèque, ile
st nécessaire que la violence produise l’involontaire.
Il
faut répondre que la violence est directement opposée au volontaire aussi bien
qu’au naturel. Car le volontaire et le naturel procèdent l’un et l’autre d’un
principe interne, tandis que la violence procède d’un principe extrinsèque. C’est
pourquoi comme dans les êtres dépourvus de connaissance la violence produit
quelque chose de contraire à la nature, de même dans les êtres intelligents
elle produit quelque chose de contraire à la volonté. Ainsi comme on dit que ce
qui est contre nature n’est pas naturel, de même on dit que ce qui est contre
la volonté est involontaire ; par conséquent la violence rend les actes
involontaires.
Article
6 : La crainte produit-elle absolument l’involontaire ?
Objection
N°1. Il semble que la crainte produise absolument l’involontaire. Car comme la
violence se rapporte à ce qui est présentement contraire à la volonté, de même
la crainte se rapporte au mal futur qui répugne à cette même faculté. Or, la
violence produit absolument l’involontaire. Donc la crainte le produit aussi.
Réponse
à l’objection N°1 : Les choses que l’on fait par crainte et par force ne
diffèrent pas seulement en ce que l’une regarde le présent et l’autre l’avenir,
mais elles diffèrent encore en ce que la volonté ne consent point à ce qui est
fait par la violence : ces choses sont au contraire absolument opposées à son
mouvement, tandis que ce que l’on fait par crainte est volontaire. C’est
pourquoi le mouvement de la volonté se porte vers deux choses, non pour
elles-mêmes, à la vérité, mais pour un autre but, qui consiste à repousser le
mal que l’on redoute. En effet, il suffit pour l’essence du volontaire qu’on
veuille une chose à cause d’une autre. Car le volontaire n’existe pas seulement
quand nous voulons finalement une chose pour elle-même, mais il existe encore
quand nous la voulons pour une autre qui est notre but. Il est donc évident que
la volonté intérieure n’a aucune part à ce qui est fait par violence, tandis
qu’elle agit à l’égard de ce que l’on fait par crainte. C’est pour cette
raison, comme le dit Némésus (loc. cit.), qu’afin d’exclure ce qu’on fait par crainte, non
seulement on dit en définissant la violence que c’est un acte dont le principe
est extérieur, mais on ajoute encore que l’être qui le subit n’y a aucune part,
parce que la volonté de celui qui est saisi par la crainte entre pour quelque
chose dans les actes qu’il produit sous cette impression.
Objection
N°2. Ce qui a par soi-même un certain caractère le conserve, même quand on y
ajoute autre chose. Ainsi ce qui est chaud par soi-même reste néanmoins
toujours chaud, peu importe à quel être on l’adjoigne. Or, ce que l’on fait par
crainte est par soi-même involontaire. Donc l’action reste telle quand la
crainte survient.
Réponse
à l’objection N°2 : Les accidents absolus comme le chaud et le froid,
subsistent tels, quelque soit l’accessoire qui vienne s’y ajouter ; mais les
accidents relatifs varient suivant le rapport qu’ils ont avec les divers objets
auxquels on les compare. Ainsi ce qui est grand par rapport à un objet est
petit par rapport à un autre. Or, on dit qu’une chose est volontaire, non
seulement d’une manière absolue et à cause d’elle-même, mais encore d’une
manière relative et par rapport à une autre. C’est pourquoi rien n’empêche
qu’une chose qui ne serait pas volontaire, considérée en elle-même, le
devienne, considérée par rapport à une autre.
Objection
N°3. Ce qui existe d’une manière conditionnelle existe d’une manière relative
et ce qui n’existe pas conditionnellement existe d’une manière absolue. Ainsi
ce qui est conditionnellement nécessaire est nécessaire relativement, et ce qui
est nécessaire absolument l’est simplement, sans aucune condition. Or, la chose
que l’on fait par crainte est involontaire absolument ; et elle ne peut être
volontaire que sous condition, c’est-à-dire pour éviter le mal que l’on craint.
Donc ce qu’on fait par crainte est absolument involontaire.
Réponse
à l’objection N°3 : Les choses qu’on fait par crainte sont volontaires sans
condition, c’est-à-dire suivant ce qu’elles sont en acte, mais elles sont
involontaires sous condition, c’est-à-dire dans le cas où la crainte
n’existerait plus. Ce raisonnement mène par conséquent plutôt à la conclusion
opposée.
Mais
c’est le contraire. Némésius (De nat. hom., chap. 30 et
Aristote (Eth., liv. 3, chap. 1) disent que les
choses que l’on fait par crainte sont plus volontaires qu’involontaires.
Conclusion
Ce que l’on fait par crainte est volontaire simplement, et involontaire sous un
rapport.
Il
faut répondre que, comme le disant Aristote et Némésius
(loc. cit.) les choses que l’on fait
par crainte sont volontaires en un sens et involontaires dans un autre (Il y a
même des circonstances où elles ne sont point du tout volontaires. C’est ce qui
arrive quand l’acte qu’on fait par crainte est bon en lui-même, comme celui qui
observe la loi par la crainte de l’enfer. Il n’y a rien d’involontaire dans cet
acte, parce que dans ce cas on ne conserve pas d’affection pour le péché, et on
ne regrette pas de ne pas pouvoir le commettre.). Car les choses que l’on fait
par crainte ne sont pas volontaires, considérées en elle-même ; mais elles sont
volontaires dans les circonstances où l’on se trouve, car elles ont pour objet
d’éviter le mal que l’on redoute. Mais en approfondissant bien cette question,
on trouvera qu’elles sont plutôt volontaires qu’involontaires ; car elles sont
volontaires absolument, tandis qu’elles sont involontaires relativement. En
effet on dit qu’une chose existe absolument selon qu’elle existe en acte, mais
elle n’existe que relativement selon qu’elle n’est que dans la pensée. Or, ce
qu’on fait par crainte existe en acte, selon qu’on le fait. Car les actes se
rapportent à ce qui est particulier, et le particulier est soumis aux
conditions du temps et de l’espace. C’est pourquoi ce qui se fait en acte selon
qu’il existe dans le temps et l’espace et sous d’autres conditions
individuelles. Ainsi les choses qu’on fait par crainte sont volontaires quand
on les considère par rapport au lieu et au moment où elles se sont passées, c’est-à-dire
comme un obstacle à un mal plus grand que l’on redoutait. Par exemple, jeter
ses marchandises à la mer est un acte volontaire dans le temps de la tempête, à
cause de la crainte du danger. D’où il est manifeste qu’une pareille action est
absolument volontaire. Elle a d’ailleurs tout ce qui constitue l’essence du
volontaire, puisque son principe est intérieur. Mais si vous venez à considérer
ce que l’on fait par crainte en dehors des circonstances où cette action
s’accomplit, ce n’est plus alors qu’une chose qui n’existe que dans votre
esprit. L’acte répugne dans ce cas à la volonté ; c’est pourquoi on peut dire
qu’il est involontaire sous un rapport, c’est-à-dire que la volonté ne l’aurait
pas consenti dans d’autres circonstances.
Article
7 : La concupiscence produit-elle l’involontaire ?
Objection
N°1. Il semble que la concupiscence produise l’involontaire. Car comme la
crainte est une passion, de même aussi la concupiscence. Or, la crainte produit
l’involontaire d’une certaine manière. Donc également la concupiscence.
Réponse
à l’objection N°1 : La crainte se rapporte au mal et la concupiscence au bien.
Or, le mal est par lui-même contraire à la volonté, tandis que le bien lui est
conforme. C’est ce qui fait que la crainte produit l’involontaire plutôt que la
concupiscence.
Objection
N°2. Comme l’homme timide agit par crainte contrairement à ce qu’il se
proposait, de même l’incontinent agit ainsi par suite de sa concupiscence. Or,
la crainte produit l’involontaire d’une certaine manière. Donc aussi la
concupiscence.
Réponse
à l’objection N°2 : A l’égard des choses qu’on fait par crainte il y a toujours
dans la volonté une certaine répugnance pour ces choses considérées en
elles-mêmes ; mais à l’égard de ce qu’on fait par concupiscence, lorsqu’on est
incontinent par exemple, la volonté première qui repoussait ces choses n’existe
plus, mais elle est changée, au point de vouloir ce qu’antérieurement elle
repoussait. C’est pourquoi ce qu’on fait par crainte est involontaire sous un
rapport, tandis que ce qu’on fait par concupiscence ne l’est d’aucune manière.
Car l’incontinent agit contrairement à ce qu’il se proposait auparavant, mais
non contrairement à ce qu’il veut maintenant, tandis que l’homme timide agit
contre ce qu’il veut encore dans ce moment, absolument parlant.
Objection
N°3. La connaissance est nécessaire au volontaire. Or, la concupiscence altère
la connaissance. Car Aristote dit (Eth., liv. 6, chap. 5) que la délectation ou la
concupiscence de la délectation altère la prudence. Donc la concupiscence
produit l’involontaire.
Réponse
à l’objection N°3 : Si la concupiscence détruisait entièrement la connaissance,
comme il arrive à l’égard de ceux qu’elle rend fous, il s’ensuivrait qu’elle
enlèverait le volontaire, et cependant l’acte qu’elle produirait ne serait pas
involontaire, à proprement parler, parce que dans les êtres qui n’ont pas
l’usage de la raison, il n’y a volontaire, ni involontaire. Mais quelquefois,
dans les choses qu’on fait par concupiscence, la connaissance n’est pas totalement
détruite parce que la faculté de connaître subsiste, seulement on n’en fait pas
usage dans la circonstance particulière où l’on agit de la sorte. Or, l’acte
n’en est pas moins volontaire (Il peut être au moins volontaire dans sa
cause.), parce qu’il est toujours au pouvoir de la volonté de ne pas agir et de
ne pas vouloir, et que, malgré ce défaut d’attention ou de connaissance, la
volonté peut toujours résister à la passion, comme nous le verrons plus loin
(quest. 77, art. 6 et 7).
Mais
c’est le contraire. Saint Jean damascène dit (De fid. orth., liv. 2, chap.
24) : Ce qui est involontaire mérite compassion et indulgence, et on le fait
avec tristesse. Or, aucun de ces caractères ne convient à ce qu’on fait par
concupiscence. Donc la concupiscence ne produit pas l’involontaire.
Conclusion
On appelle volontaire l’acte vers lequel se porte la volonté ; la concupiscence
ne détruit donc pas l’involontaire, mais elle augmente plutôt le volontaire.
Il
faut répondre que la concupiscence ne produit pas l’involontaire, mais qu’elle
augmente plutôt le volontaire (Parce que quand nous voulons une chose nous la
désirons avec d’autant plus d’énergie). Car on dit qu’une chose est volontaire
quand la volonté se porte vers elle. Or, la volonté est portée par la
concupiscence à vouloir ce qu’elle désire. C’est pourquoi la concupiscence est
plutôt cause du volontaire que de l’involontaire.
Article
8 : L’ignorance produit-elle l’involontaire ?
Objection
N°1. Il semble que l’ignorance ne produise pas l’involontaire. Car ce qui est
involontaire mérite d’être pardonné, selon saint Jean Damascène (De fid. orth., liv. 2, chap. 24). Or,
quelquefois ce qu’on fait par ignorance n’est pas digne de pardon, suivant ces
paroles de saint Paul (1 Cor., 14,
38) : SI on ignore Dieu, on sera ignoré
de lui. Donc l’ignorance ne produit pas l’involontaire.
Réponse
à l’objection N°1 :
Objection
N°2. Tout péché suppose l’ignorance, d’après ces paroles de l’Ecriture (Prov., 14, 22) : Ils errent ceux qui font le mal. Si donc l’ignorance produisait
l’involontaire, il s’ensuivrait que tout péché serait involontaire ; ce qui est
contraire au sentiment de saint Augustin, qui dit que tout péché est volontaire
(Retract., liv. 1, chap. 15).
Réponse
à l’objection N°2 :
Objection
N°3. Ce qui est involontaire est accompagné d’un sentiment de tristesse suivant
saint Jean Damascène (loc. cit.). Or,
on fait par ignorance des choses dont on n’a aucun chagrin ; comme quand on tue
un ennemi qu’on cherche à tuer en pensant tuer un cerf. Donc l’ignorance ne
produit pas l’involontaire.
Réponse
à l’objection N°3 :
Mais
c’est le contraire. Saint Jean Damascène (loc.
cit.) et Aristote disent (Eth., liv. 3,
chap. 1) qu’il y a des actes involontaires par ignorance.
Conclusion
L’ignorance des choses qu’on est tenu de savoir produit le volontaire
simplement, mais non l’involontaire ; l’ignorance qui accompagne l’acte de la
volonté de telle sorte qu’on ferait toujours la même chose, même si on la
connaissait, produit le non-volontaire ; enfin
l’ignorance qui est cause qu’on veut ce qu’on ne voudrait pas sans elle,
produit simplement l’involontaire.
Il
faut répondre que l’ignorance peut produire l’involontaire, par la raison
qu’elle enlève la connaissance qui est requise pour la volontaire, comme nous l’avons
dit (art. 2). Mais toute espèce d’ignorance ne détruit pas cette connaissance. C’est
pourquoi il faut observer que l’ignorance se rapporte à l’acte de la volonté de
trois manières. Elle lui est 1° concomitante, 2° conséquente, 3° antécédente.
Elle est concomitante quand elle
porte sur la chose que l’on fait, de telle sorte cependant qu’on ferait
toujours l’action si l’ignorance venait à être dissipée. En ce cas l’ignorance
ne porte pas à vouloir ce que l’on fait, mais il arrive tout à la fois qu’on fait
une chose et qu’on l’ignore, comme dans l’exemple que nous avons déjà cité,
quand quelqu’un veut tuer son ennemi, et qu’il le tue, tout en pensant tuer un
cerf. Cette ignorance ne produit pas l’involontaire, comme dit Aristote (Eth., liv. 3, chap. 1), parce qu’elle ne
produit pas quelque chose qui répugne à la volonté. Mais elle produit le non-volontaire (Le non-volontaire,
c’est-à-dire le volontaire négatif.), parce qu’on ne peut vouloir en acte ce
qu’on ignore. 2° Elle est conséquente
par rapport à la volonté, en ce sens qu’elle est elle-même volontaire. Il peut
en être ainsi de deux manières, selon les deux sortes de volontaire que nous
avons distinguées (art. 3, Réponse N°1). Ainsi 1° l’ignorance peut être
positivement volontaire, comme quand on veut ignorer afin d’excuser son péché
ou de n’avoir pas de raison pour y renoncer, selon ces paroles de Job (21, 14)
: Nous ne voulons pas connaître vos voies.
C’est ce qu’on appelle l’ignorance affectée
(Dans ce cas l’acte n’en est que plus coupable.). 2° On appelle ignorance
volontaire celle qui a pour objet ce qu’on peut et ce qu’on doit savoir ; car
ne pas faire et ne pas vouloir sont des choses volontaires, comme nous l’avons
dit (art. 3). Cette seconde sort d’ignorance existe, soit quand on ne considère
pas actuellement ce que l’on peut et ce que l’on doit considérer ; c’est
l’ignorance de mauvaise élection qui
provient soit de la passion ou de l’habitude, soit de ce qu’on ne prend pas
soin d’acquérir les connaissances qu’on doit avoir. En ce sens, l’ignorance des
principes généraux du droit que chacun est tenu de connaître est volontaire,
parce qu’elle provient de la négligence (Dans cette circonstance l’ignorance
est vincible. Les théologiens appellent ainsi tout
ignorance que l’on peut moralement surmonter en recourant aux moyens
ordinaires, et quand la négligence qui est la cause de cette ignorance est une
négligence grave, on dit que l’ignorance est crasse ou grossière.).
L’ignorance étant volontaire de toutes ces manières, elle ne peut produire
l’involontaire absolument, mais elle le produit cependant sous un rapport, en
ce sens qu’elle précède le mouvement de la volonté et qu’elle lui fait faire ce
qu’elle ne ferait pas si elle était éclairée. 3° L’ignorance est antécédente à la volonté quand elle n’est
pas volontaire et qu’elle est cependant cause qu’on veut ce que sans elle on
n’aurait pas voulu ; comme quand un homme ignore la circonstance d’un acte
qu’il n’était pas tenu de connaître, et que par suite de cette ignorance il
fait ce qu’il n’aurait pas fait. C’est ce qui arrive, par exemple, quand
quelqu’un, après avoir pris toutes les précautions possibles, sans avoir vu un
individu qui passait par un chemin vient à le percer d’une flèche et à lui
donner la mort. Cette ignorance produit l’involontaire absolument.
Par
là, la réponse aux objections est évidente. Car le premier argument part de
l’ignorance des choses qu’on est tenu de savoir ; le second, de l’ignorance
d’élection, qui est volontaire sous un rapport, comme nous l’avons dit (dans le
corps de l’article.) ; le troisième, de l’ignorance concomitante.
Copyleft. Traduction
de l’abbé Claude-Joseph Drioux et de JesusMarie.com qui autorise toute personne à copier et à rediffuser par
tous moyens cette traduction française. La Somme Théologique de Saint Thomas
latin-français en regard avec des notes théologiques, historiques et
philologiques, par l’abbé Drioux, chanoine honoraire de Langres, docteur en
théologie, à Paris, Librairie Ecclésiastique et Classique d’Eugène Belin, 52,
rue de Vaugirard. 1853-1856, 15 vol. in-8°. Ouvrage honoré des
encouragements du père Lacordaire o.p. Si par erreur, malgré nos vérifications,
il s’était glissé dans ce fichier des phrases non issues de la traduction de
l’abbé Drioux ou de la nouvelle traduction effectuée par JesusMarie.com, et
relevant du droit d’auteur, merci de nous en informer immédiatement, avec
l’email figurant sur la page d’accueil de JesusMarie.com, pour que nous
puissions les retirer. JesusMarie.com accorde la plus grande importance au
respect de la propriété littéraire et au respect de la loi en général. Aucune
évangélisation catholique ne peut être surnaturellement féconde sans respect de
la morale catholique et des lois justes.
JesusMarie.com