Saint Thomas d’Aquin - Somme Théologique
1a 2ae = Prima Secundae = 1ère partie de la 2ème Partie
Question 8 :
De la volonté et des choses qu’elle embrasse
Nous
avons actuellement à nous occuper des actes volontaires eux-mêmes en
particulier. Nous traiterons : 1° des actes qui appartiennent immédiatement à
la volonté et qui émanent d’elles ; 2° des actes qu’elle commande. Or, la
volonté se meut par rapport à sa fin et par rapport aux moyens qui y
conduisent. — Nous devons donc d’abord considérer les actes par lesquels la
volonté se porte vers la fin et ensuite ceux par lesquels elle se porte vers
les moyens qui y mènent. Or, les actes de la volonté qui se rapportent à la fin
paraissent être au nombre de trois : la volonté, la jouissance et l’intention.
Nous parlerons : 1° de la volonté ; 2° de la jouissance ; 3° de l’intention. —
A l’égard de la volonté il y a trois choses à considérer : 1° l’objet de la
volonté ; 2° son motif ; 3° la manière dont elle est mue. — Touchant l’objet de
la volonté trois questions sont à faire : 1° La volonté n’a-t-elle que le bien
pour objet ? (Cette question revient à celle-ci : La volonté ne peut-elle
vouloir que le bien ; ou Le bien est-il son objet adéquat ?) — 2° N’a-t-elle
pour objet que la fin, ou a-t-elle encore pour objet les moyens qui s’y
rapportent ? (Scot a entrepris d’établir qu’il y avait des actes absolus qui ne
se portaient ni sur la fin, ni sur les moyens. Mais en approfondissant cette
discussion elle dégénère en une pure dispute de mots.) — 3° Si elle a également
pour objet les moyens, tend-elle par un seul et même mouvement à la fin et aux
moyens.
Article
1 : La volonté n’a-t-elle que le bien pour objet ?
Objection
N°1. Il semble que la volonté n’ait pas le bien exclusivement pour objet. Car
c’est la même puissance qui perçoit les contraires ; ainsi la vue perçoit le
blanc et le noir. Or, le bien et le mal sont contraires. Donc la volonté n’a
pas seulement le bien pour objet, mais encore le mal.
Réponse
à l’objection N°1 : La même puissance se rapporte à des objets contraires, mais
non de la même manière. Ainsi la volonté se rapporte au bien et au mal mais
elle se rapporte au bien en le recherchant et au mal en le fuyant. On donne à
l’appétit ou au désir du bien le nom de volonté, parce que dans le langage ordinaire
on emploie ce mot pour exprimer l’acte de la volonté. C’est dans ce sens que
nous l’employons. Mais la fuite du mal est plutôt un défaut de volonté ; de
sorte que comme la volonté se porte au bien, le défaut de volonté se rapporte
au mal.
Objection
N°2. Les puissances raisonnables perçoivent les objets contraires, d’après
Aristote (Met., liv. 9, text. 3). Or, la volonté est une puissance raisonnable, car
elle existe dans la raison, comme le dit encore le même philosophe (De animâ, liv.
3, text. 42). Donc la volonté se rapporte à des
objets contraires. Par conséquent elle n’a pas seulement pour objet le bien,
mais encore le mal.
Réponse
à l’objection N°2 : Une puissance raisonnable ne poursuit pas les objets
contraires quels qu’ils soient, elle ne poursuit que ceux qui sont contenus
sous l’objet qui lui convient. Car une puissance n’embrasse jamais que l’objet
qui est en harmonie avec elle. Or, l’objet de la volonté est le bien. Elle
recherche donc les objets contraires qui sont compris sous l’idée du bien
lui-même, comme se mouvoir et se reposer, parler et se taire, et autres choses
semblables. Car la volonté se porte vers l’une et l’autre de ces choses selon
la nature du bien.
Objection
N°3. Le bien et l’être se prennent l’un pour l’autre. Or, la volonté n’a pas
seulement pour objet l’être, mais encore le non-être. Car nous voulons
quelquefois ne pas marcher, ne pas parler, et nous voulons aussi pour l’avenir
ce qui n’existe pas actuellement. Donc la volonté n’a pas seulement le bien
pour objet.
Réponse
à l’objection N°3 : Ce qui n’est pas un être dans la réalité est pris pour un
être de raison. Par exemple, les négations et les privations sont des êtres de
raison ; c’est ainsi que les choses futures sont des êtres, selon que
l’intelligence les perçoit. Et par là même que nous les percevons comme de
bonnes choses, alors la volonté se porte vers elles. C’est ce qui fait dire à
Aristote (Eth., liv. 5, chap. 1) que la privation du
mal a la nature du bien.
Mais
c’est le contraire. Car saint Denis dit (De
div. nom.,
chap. 4) que le mal est en dehors de la volonté, et que toute créature veut le
bien.
Conclusion
La volonté étant une inclination qui suit la perception de l’intellect, elle
n’a pour objet que le bien ou du moins ce qui paraît tel.
Il
faut répondre que la volonté est une sorte d’appétit rationnel. Or, tout
appétit n’a pour objet que le bien. La raison en est que l’appétit n’est rien
autre chose que l’inclination d’un être qui désire une chose. Or, on ne désire
que les choses qui conviennent, et avec lesquelles on a quelque ressemblance.
Et comme toute chose, en tant qu’être et substance est bonne, il est nécessaire
que toute inclination se porte vers ce qui est bon. D’où Aristote conclut (Eth., liv. chap. 1) que les biens est ce que tous les êtres appètent. — D’ailleurs, on doit
observer que, comme toute inclination résulte d’une forme, l’appétit naturel
résulte de la forme qui existe dans la nature. Or, l’appétit sensitif, ainsi
que l’appétit intelligentiel ou raisonnable qu’on
appelle la volonté, suivent la forme que l’intellect
perçoit. Par conséquent, comme l’objet vers lequel tend l’appétit naturel est
le bien naturel, de même l’objet vers lequel tend l’appétit animal ou
volontaire est le bien perçu. Ainsi donc, pour que la volonté se porte vers une
chose, il n’est pas nécessaire que l’objet soit bon en lui-même mais il faut
qu’il soit perçu comme tel. C’est ce qui fait dire à Aristote (Phys., liv. 2, text.
32), que la fin ou l’objet de la volonté est le bien réel ou apparent (Il y a
cette différence entre l’appétit naturel et l’appétit rationnel, c’est que le
premier ne porte jamais vers le bien réel, tandis que le second se porte
souvent vers un bien trompeur qui n’est qu’apparent. La nature suit les lois
que Dieu lui a imposées, sans s’en écarter, tandis que la raison peut s’en
écarter souvent, à cause du libre arbitre.).
Article
2 : La volonté n’a-t-elle pour objet que la fin ou si elle a encore pour objets
les moyens qui s’y rapportent ?
Objection
N°1. Il semble que la volonté ne se rapporte pas aux moyens, mais seulement à
la fin. Car Aristote dit (Eth., liv. 3,
chap. 2) que la volonté a pour objet la fin, et que c’est à l’élection à
déterminer les moyens.
Réponse
à l’objection N°1 : En cet endroit Aristote parle de la volonté considérée
comme un acte pur et simple, mais non comme une puissance.
Objection
N°2. Pour les choses qui sont de différents genres il y a dans l’âme
différentes facultés qui s’y rapportent, comme le dit Aristote (Eth., liv. 5, chap. 1). Or, la fin et les
moyens appartiennent à divers genres de bien. Car la fin, qui est le bien
honnête ou délectable, appartient au genre de la qualité active ou passive ;
tandis que le bien, qu’on appelle utile et qui se rapporte à la fin, est un
bien relatif (L’utile entre dans la catégorie de la relation tandis que
l’honnête appartient à la catégorie de la qualité ; ce qui prouve que ces deux
sortes de bien ne sont pas du même genre.), d’après Aristote (Eth., liv. 1, chap. 6). Donc si la volonté
a pour objet la fin elle ne peut pas se rapporter encore aux moyens.
Réponse
à l’objection N°2 : Il y a différentes puissances pour les choses qui sont de
divers genres et qui sont, pour ainsi dire, parallèles ; comme le son et la
couleur qui sont des choses sensibles de divers genres auxquelles correspondent
différentes facultés, comme l’ouïe et la vue. Or, l’utile et l’honnête ne sont
pas des choses parallèles, car elles sont entre elles ce que l’absolu est au
relatif. Ces choses se rapportent donc toujours à la même puissance, comme c’est
la même faculté visuelle qui perçoit la couleur et la lumière qui la lui fait
voir.
Objection
N°3. Les habitudes sont proportionnées aux puissances, puisqu’elles en sont les
perfections. Or, dans les habitudes qui reçoivent le nom d’arts plastiques la fin appartient à une chose, et les moyens à une
autre. Ainsi, c’est au pilote qu’appartient l’usage du navire qui est sa fin,
et c’est au charpentier que se rapporte sa construction qui est le moyen. Donc
puisque la volonté a pour objet la fin, ce n’est pas elle qui se rapporte aux
moyens.
Réponse
à l’objection N°3 : Tout ce qui diversifie l’habitude ne diversifie pas la
puissance. Car l’habitude est une détermination de la puissance à un acte
spécial. Cependant tout art pratique considère la fin et les moyens qui s’y
rapportent. Car le pilote considère dans son art la fin comme la chose qu’il
fait, et les moyens comme la chose qu’il commande, tandis que le constructeur
du navire considère, au contraire, le moyen comme la chose qu’il opère. De plus
dans tout art pratique il y a une fin propre à cet art
et des moyens qui s’y rapportent exclusivement.
Mais
c’est le contraire. Dans les choses naturelles c’est la même puissance qui
passe par le milieu et qui arrive au terme. Or, les moyens sont des sortes de
milieux par lesquels on parvient à la fin, comme au terme. Donc si la volonté
se rapporte à la fin, elle se rapporte aussi aux moyens.
Conclusion
La volonté comme puissance se rapporte à la fin et aux moyens comme à des
choses bonnes, mais en tant qu’acte elle a la fin pour objet propre.
Il
faut répondre que par volonté on entend tantôt la puissance par laquelle nous
voulons et tantôt l’acte même de la volonté. S’il est question de la volonté
considérée comme puissance, elle s’étend à la fin et aux moyens. Car chaque
puissance s’étend aux choses dans lesquelles elle peut trouver de quelque
manière la nature de son objet. Ainsi la vue s’étend à tout ce qui participe de
quelque manière à la couleur. Or, la nature du bien qui est l’objet de la
volonté se trouve non seulement dans la fin, mais encore dans les moyens. Mais
quand on parle de la volonté considérée comme acte, elle n’a, à proprement
parler, que la fin pour objet. Car tout acte qui reçoit son nom d’une puissance
désigne simplement l’acte de cette puissance même. Ainsi par le mot comprendre on entend l’acte pur et
simple de l’intellect. Or, l’acte simple d’une puissance se rapporte à ce qui
est par soi l’objet de cette puissance. Et comme la fin est l’objet qui est bon
et que l’on veut pour lui-même, il s’ensuit que la volonté a proprement la fin
pour objet. Quant aux moyens ils ne sont ni bons, ni voulus par eux-mêmes, ils
ne sont tels que suivant qu’ils se rapportent à la fin. Par conséquent la
volonté ne se porte vers eux qu’autant qu’elle se porte vers la fin elle-même,
et ce qu’elle veut en eux est donc la fin. Ainsi l’intelligence ne se rapporte
proprement qu’aux choses qu’on connaît par elles-mêmes, c’est-à-dire aux
principes ; et les choses qu’on connaît au moyen des principes ne sont réellement
comprises qu’autant qu’on considère en elles les principes eux-mêmes. Car, dans
les choses qui sont du domaine de l’appétit, la fin joue le même rôle que les
principes dans l’ordre des choses intelligibles, d’après Aristote (Eth., liv. 7, chap. 8 ; Phys., liv. 2, text.
87).
Article
3 : La volonté se porte-t-elle par un même acte vers la fin et les moyens ?
Objection
N°1. Il semble que la volonté se porte par un même acte vers la fin et les
moyens. Car, d’après Aristote (Top.,
liv. 3, chap. 2), quand une chose existe pour une autre, il n’y en a qu’une.
Or, la volonté ne veut les moyens que pour la fin. Donc elle se porte par un
seul et même acte vers l’un et l’autre.
Réponse
à l’objection N°1 : Cette raison ne s’applique qu’à la volonté qui se porte vers
la fin considérée comme la raison et le motif des moyens que l’on veut.
Objection
N°2. La fin est ce qui fait vouloir les moyens comme
la lumière est ce qui fait voir les couleurs. Or, on voit d’un seul et même
acte la lumière et la couleur. Donc c’est le même mouvement de la volonté qui
nous porte vers la fin et les moyens.
Réponse
à l’objection N°2 : Quand on voit la couleur on voit d’un même acte la lumière
; mais que cependant on peut voir la lumière sans voir la couleur. De même
quand on veut les moyens on veut du même acte la fin, mais non réciproquement.
Objection
N°3. Dans l’ordre de la nature, c’est numériquement le même mouvement qui passe
par les milieux pour arriver aux extrêmes. Or, les moyens sont à la fin ce que
les milieux sont à ce qui est extrême. Donc c’est le même mouvement de la
volonté qui la porte vers la fin et les moyens.
Réponse
à l’objection N°3 : Dans l’exécution d’un ouvrage les moyens sont comme les
milieux et la fin est comme le terme. Par conséquent, comme le mouvement
naturel s’arrête quelquefois au milieu et ne va pas jusqu’au terme ; de même
quelquefois on met en œuvre les moyens sans arriver à la fin. Mais pour la
volition c’est le contraire. Car c’est la fin qui porte la volonté à vouloir
les moyens, comme l’intellect arrive aux conséquences pour les principes, qui
reçoivent le nom de moyens. D’où il résulte que l’intellect comprend
quelquefois le moyen sans parvenir à la conclusion ; comme la volonté veut
quelquefois la fin sans vouloir cependant ce qui y mène.
Mais
ceci est contraire. Les actes se diversifient suivant les objets. Or, la fin et
les moyens ou l’utile sont des
espèces de sens bien différentes. Donc la volonté ne se porte pas par un même
acte vers l’un et l’autre (Ici le vrai n’est pas dans ce contraire. Saint Thomas fait voir dans le corps de l’article
qu’il se trouve entre ces deux sentiments opposés.).
Conclusion
La volonté peut se porter par un seul et même acte, non seulement vers la fin,
mais encore vers les moyens, quoique sous divers rapports.
Il
faut répondre que puisqu’on veut la fin pour elle-même, tandis qu’on ne veut
les moyens considérés comme tels que pour la fin, il est évident que la volonté
peut se porter vers la fin, sans se porter vers les moyens, mais elle ne peut
se porter vers les moyens considérés comme tels, sans se porter vers la fin.
Par conséquent, la volonté se porte vers la fin de deux manières : 1° d’une
manière absolue quand elle la veut pour elle-même ; 2° quand on la veut comme
raison ou le motif des moyens qui s’y rapportent. Il est donc manifeste que la
volonté se porte par un seul et même acte vers la fin et les moyens, quand on
considère la fin comme le motif ou la raison des moyens. Mais c’est par un
autre acte qu’elle se porte vers la fin absolue, et cet acte a quelquefois une
priorité de temps. C’est ce qui arrive quand quelqu’un veut d’abord la santé et
qu’ensuite, après avoir cherché les moyens de se guérir, il veut faire venir un
médecin pour y parvenir. L’intellect procède d’ailleurs de la même manière. Car
on comprend d’abord les premiers principes en eux-mêmes ; ensuite on les
comprend dans leurs conséquences et on adhère aux conséquences à cause des
principes.
Quant
à l’objection que l’on fait en sens contraire, la solution est rendue évidente
par ce que nous avons dit (art. 2, réponse N°2). Car l’utile et l’honnête ne
sont pas des espèces de bien parallèlement différentes, mais elles sont l’une à
l’autre ce que l’absolu est au relatif. C’est pourquoi l’acte de la volonté
peut se porter vers l’un sans se porter vers l’autre, mais non réciproquement.
Copyleft. Traduction
de l’abbé Claude-Joseph Drioux et de JesusMarie.com qui autorise toute personne à copier et à rediffuser par
tous moyens cette traduction française. La Somme Théologique de Saint Thomas
latin-français en regard avec des notes théologiques, historiques et
philologiques, par l’abbé Drioux, chanoine honoraire de Langres, docteur en
théologie, à Paris, Librairie Ecclésiastique et Classique d’Eugène Belin, 52,
rue de Vaugirard. 1853-1856, 15 vol. in-8°. Ouvrage honoré des
encouragements du père Lacordaire o.p. Si par erreur, malgré nos vérifications,
il s’était glissé dans ce fichier des phrases non issues de la traduction de
l’abbé Drioux ou de la nouvelle traduction effectuée par JesusMarie.com, et
relevant du droit d’auteur, merci de nous en informer immédiatement, avec
l’email figurant sur la page d’accueil de JesusMarie.com, pour que nous
puissions les retirer. JesusMarie.com accorde la plus grande importance au
respect de la propriété littéraire et au respect de la loi en général. Aucune
évangélisation catholique ne peut être surnaturellement féconde sans respect de
la morale catholique et des lois justes.
JesusMarie.com