Saint Thomas d’Aquin - Somme Théologique

1a 2ae = Prima Secundae = 1ère partie de la 2ème Partie

Question 9 : Du motif de la volonté

          Nous avons maintenant à nous occuper du motif de la volonté. — A cet égard six questions se présentent : 1° La volonté est-elle mue par l’intellect ? — 2° Est-elle mue par l’appétit sensitif ? (L’appétit sensitif ne meut pas directement la volonté, parce que ce qui est matériel n’agit pas directement sur ce qui est spirituel ; mais il le meut indirectement et médiatement, c’est-à-dire par le moyen de l’intellect dont les jugements dépendent beaucoup de l’appétit irascible ou de l’appétit concupiscible.) — 3° La volonté se meut-elle elle-même ? — 4° Est-elle mue par un principe intérieur ? (Il y a pour la volonté une volition première, comme il y a pour l’intelligence une connaissance première, et pour les choses naturelles un mouvement premier. Dieu est le principe de cette volition première, comme il est le principe de tout ce qu’il y a de premier et de fondamental dans tous les êtres.) — 5° Est-elle mue par le corps céleste ? (Cet article est une réfutation d’Algazel et de tous ceux qui croyaient à l’astrologie judiciaire, et qui supposaient que les astres exercent une influence directe sur les hommes. Cette erreur, que saint Paul stigmatisait en ces termes (Gal., 4, 10-11) : Vous observez les jours, et les mois, et les temps, et les années. Je crains pour vous d’avoir peut-être travaillé en vain parmi vous, a été maintes fois condamnée par l’Eglise.) — 6° N’est-elle mue extérieurement que par Dieu ? (Cet article est le commentaire raisonné de ces paroles de l’Ecriture : Car c’est Dieu qui opère en vous et le vouloir et le faire (Phil., 2, 13) ; et : Le cœur du roi est dans la main de Dieu, il l’incline partout où il veut (Prov., 21, 10).)

 

Article 1 : La volonté est-elle mue par l’intellect ?

 

          Objection N°1. Il semble que la volonté ne soit pas mue par l’intellect. Car saint Augustin dit à propos de ces paroles du Psalmiste (Ps. 118, 20) : Mon âme a désiré en tout temps vos ordonnances. L’intellect s’élance, la volonté le suit lentement ou ne le suit pas du tout ; nous connaissons le bien et nous ne prenons pas plaisir à le faire. Or, il n’en serait pas ainsi si la volonté était mue par l’intellect, parce que le mobile suivrait l’impulsion du moteur. Donc l’intellect ne meut pas la volonté.

          Réponse à l’objection N°1 : Ce témoignage de saint Augustin ne prouve pas que l’intellect ne meut pas la volonté, mais qu’il ne la meut pas nécessairement.

 

          Objection N°2. L’intellect qui fait voir l’objet désirable est à la volonté ce que l’imagination, qui remplit le même rôle, est à l’appétit sensitif. Or, l’imagination ne meut pas l’appétit sensitif. Nous sommes même quelquefois à l’égard des choses que nous imaginons ce que nous sommes par rapport aux objets que nous représente un tableau, comme l’observe Aristote (De animâ, liv. 2, text. 154). Donc l’intellect ne meut pas non plus la volonté.

          Réponse à l’objection N°2 : Comme l’image de la forme sans l’appréciation de ce qui convient ou de ce qui nuit ne meut pas l’appétit sensitif, de même la perception du vrai ne meut pas la volonté sans l’idée de ce qui est bien et de ce qui est désirable (On voit qu’il s’agit ici de l’intellect pratique, mais non de l’intellect purement spéculatif.). Ce n’est donc pas l’intellect spéculatif qui meut la volonté, mais l’intellect pratique, comme le dit Aristote (De animâ, liv. 3, text. 46 et suiv.).

 

          Objection N°3. Le même être considéré sous le même aspect ne peut pas tout à la fois mouvoir et être mû. Or, la volonté meut l’intellect, car nous comprenons quand nous vouons ; donc l’intellect ne meut pas la volonté.

          Réponse à l’objection N°3 : La volonté meut l’intellect par rapport à l’exercice de ses actes, parce que le vrai lui-même qui est la perfection de l’intellect est compris sous le bien universel comme un bien particulier. Mais relativement à la détermination de l’acte qui résulte de l’objet, l’intellect meut la volonté parce que le bien lui-même est perçu d’une manière spéciale, et qu’à ce titre il est compris sous l’idée générale du vrai. Ainsi il est évident que ce n’est pas le même être qui est tout à la fois moteur et mobile sous le même rapport.

 

          Mais c’est le contraire. Aristote dit (De animâ, liv. 3, text. 54) que l’objet de l’appétit intelligentiel meut sans être mû, tandis que la volonté est un moteur qui est mû.

 

          Conclusion L’intellect meut la volonté, non dans l’exercice ou l’usage de ses actes, mais par rapport à la détermination de leurs espèces ; tandis que la volonté meut toutes les puissances par rapport à l’exercice de leurs actes.

          Il faut répondre que, plus une chose a besoin d’être mue par quelqu’un, et plus nombreux sont les objets à l’égard desquels elle est en puissance. Car il faut que ce qui est en puissance soit mis en acte par un être qui est en acte lui-même, et c’est ce qu’on appelle mouvoir. Or, une faculté de l’âme peut être en puissance par rapport à divers objets de deux manières : 1° quand il s’agit d’agir ou de ne pas agir (Elle est alors en puissance, quant à l’exercice (quoad exercitium). Sous ce rapport la volonté meut l’intellect et les autres puissances qui lui sont soumises.) ; 2° quand il faut faire telle ou telle chose (Dans ce cas elle est en puissance quoad specificationem, et la mouvoir de cette manière c’est la déterminer, à faire un acte d’une certaine espèce, par exemple, un acte d’amour ou de haine. Sous ce rapport c’est l’intellect qui meut la volonté en lui proposant son objet.). Ainsi la vue voit quelquefois et quelquefois elle ne voit pas ; tantôt elle voit blanc et tantôt noir. Pour ces deux opérations il lui faut un moteur. Par conséquent il en faut un pour l’exercice ou l’usage de l’acte et il en faut un autre pour sa détermination. Le premier se prend du sujet qui tantôt agit et tantôt n’agit pas. Le second vient de l’objet qui spécifie l’acte. Or, le mouvement du sujet lui-même a pour cause un agent quelconque. Et puisque tout agent se propose une fin, comme nous l’avons prouvé (quest. 1, art. 2), il s’ensuit que c’est de la fin que procède le principe même du mouvement. De là il arrive que l’art qui s’occupe de la fin commande à l’art qui s’occupe des moyens. L’art du pilote, par exemple, commande à l’acte du constructeur de navire, comme le dit Aristote (Phys., liv. 3, text. 25). Or, le bien en général, qui est la fin de toutes nos actions, étant l’objet de la volonté, il en résulte qu’à ce titre la volonté meut les autres puissances de l’âme par rapport à leurs actes. En effet, nous faisons usage des autres puissances quand nous voulons. Car leurs fins et leurs perfections sont comprises sous l’objet de la volonté comme des biens particuliers. Or, l’art ou la puissance dont la fin est universelle meut toujours l’art ou la puissance dont la fin est particulière est comprise sous la fin universelle elle-même. Ainsi un général d’armée qui est chargé du bien de tous, c’est-à-dire du commandement de l’armée entière, a sous ses ordres un tribun qui n’est à la tête que d’un bataillon. — Mais l’objet meut en déterminant l’acte à la manière du principe formel, qui, dans l’ordre de la nature, spécifie l’acte, comme l’échauffement spécifie la chaleur. Or, le premier principe formel est l’être et le vrai universel qui est l’objet de l’intellect. C’est pourquoi l’entendement meut la volonté de cette manière, en lui présentant son objet.

 

Article 2 : La volonté est-elle mue par l’appétit sensitif ?

 

          Objection N°1. Il semble que la volonté ne puisse pas être mue par l’appétit sensitif. Car le moteur et l’agent sont plus nobles que le mobile et le patient, suivant saint Augustin (Sup. Gen. ad litt., liv. 12, chap. 16). Or, l’appétit sensitif est inférieur à la volonté qui est l’appétit intelligentiel, comme les sens sont inférieurs à l’intellect. Donc l’appétit sensitif ne meut pas l’intellect.

          Réponse à l’objection N°1 : Rien n’empêche que ce qu’il y a en soi et absolument de plus noble se trouve néanmoins inférieur sous certain rapport. Ainsi, absolument parlant, la volonté est plus noble que l’appétit sensitif ; mais par rapport à l’individu dans lequel la passion domine, du moment qu’il lui est soumis.

 

          Objection N°2. Aucune puissance particulière ne peut produire un effet universel. Or, l’appétit sensitif est une puissance particulière ; car elle résulte de la perception particulière des sens. Donc elle ne peut produire le mouvement de la volonté qui est général parce qu’il est la conséquence de la perception universelle de l’entendement.

          Réponse à l’objection N°2 : Les actes et les choix des hommes ont pour objet ce qui est singulier ou individuel. De là il arrive que l’appétit sensitif étant une puissance particulière, il a une grande influence sur les dispositions de l’homme pour lui faire voir les objets individuels, tantôt d’une manière, tantôt d’une autre.

 

          Objection N°3. Comme le démontre Aristote (Phys., liv. 8, text. 40), le moteur n’est pas mû par l’objet qu’il meut de telle sorte que leur mouvement soit réciproque. Or, la volonté meut l’appétit sensitif en ce sens que l’appétit sensitif obéit à la raison. Donc l’appétit sensitif ne meut pas la volonté.

          Réponse à l’objection N°3 : Comme le dit Aristote (Pol., liv. 1, chap. 3), la raison qui est le siège de la volonté meut par son ordre la faculté irascible et la faculté concupiscible ; elle ne les meut pas despotiquement comme un maître son serviteur, mais elle les meut royalement ou politiquement, c’est-à-dire comme un prince commande à des hommes libres qui ont le pouvoir de lui résister. Par conséquent l’irascible et le concupiscible peuvent mouvoir la volonté dans un sens opposé, et rien n’empêche que cette faculté ne soit mue quelquefois par ces deux puissances.

 

          Mais c’est le contraire. L’apôtre saint Jacques dit (1, 14) : Chacun est tenté par sa propre concupiscence qui le séduit et l’emporte. Or, on ne serait pas entraîné par la concupiscence, si la volonté n’était mue par l’appétit sensitif qui est le siège de la concupiscence même. Donc l’appétit sensitif meut la volonté.

 

          Conclusion Puisque les dispositions de l’homme se modifient suivant la passion de l’appétit sensitif, on dit avec raison que la volonté est de la part de l’objet mue par l’appétit sensitif.

          Il faut répondre que, comme nous l’avons dit (art. préc.), ce que l’on perçoit comme étant bon et convenable meut la volonté d’une manière objective. Or, pour qu’une chose paraisse bonne et convenable il faut deux conditions qui dépendent, l’une de l’objet que l’on propose, l’autre du sujet auquel on le propose. Car la convenance est une idée de rapport qui dépend de ces deux extrêmes. C’est ce qui fait le goût, selon ses différentes dispositions, ne juge pas de la même manière de la convenance ou de la disconvenance des objets. De là Aristote dit (Eth., liv. 3, chap. 5) que la fin paraît à chaque être telle qu’il est lui-même. D’ailleurs il est évident que les dispositions de l’homme changent suivant les passions de son appétit sensitif. Ainsi, selon qu’il est soumis à telle ou telle passion, ce qui ne lui semblait pas convenable avant que la passion ne se soit déclarée lui paraît ensuite convenir. L’homme en colère, par exemple approuve ce que l’homme tranquille n’approuverait pas (Ainsi, dans la colère, la vengeance paraît une chose juste et convenable, et il n’en est pas de même quand on a l’esprit calme.). En ce sens l’appétit sensitif meut la volonté par rapport à l’objet.

 

Article 3 : La volonté se meut-elle elle-même ?

 

          Objection N°1. Il semble que la volonté ne se meuve pas elle-même. En effet, tout moteur existe comme tel en acte ; tandis que tout mobile existe en puissance. Car le mouvement est l’acte de l’être qui existe en puissance considéré comme tel. Or, le même être n’est pas en puissance et en acte par rapport à la même chose. Donc aucun être ne se meut lui-même, et par conséquent la volonté ne peut se mouvoir.

          Réponse à l’objection N°1 : La volonté ne meut pas et n’est pas mue sous le même rapport ; par conséquent elle n’est pas sous le même rapport tout à la fois en acte et en puissance. Mais elle est en acte par rapport à la fin qu’elle veut, et elle passe de la puissance à l’acte relativement aux moyens, de manière à les vouloir actuellement.

 

         Objection N°2. La volonté se meut à la présence du moteur. Or, la volonté est toujours présente à elle-même. Donc, si elle se mouvait elle-même, elle devrait se mouvoir toujours, ce qui paraît évidemment faux.

          Réponse à l’objection N°2 : La puissance de la volonté est toujours actuellement présente à elle-même. Mais l’acte de la volonté par lequel elle veut la fin n’existe pas toujours dans la volonté elle-même. Et comme c’est de cette manière que cette faculté se meut, il en résulte qu’elle ne se meut pas toujours.

 

          Objection N°3. La volonté est mue par l’intellect, comme nous l’avons dit (art. 1). Si donc la volonté se meut elle-même, il s’ensuit que le même être se trouve mû immédiatement et tout à la fois par deux moteurs, ce qui paraît répugner. Donc la volonté ne se meut pas elle-même.

          Réponse à l’objection N°3 : La volonté n’est pas mue de la même manière par l’intellect et par elle-même. Car elle est mue par l’intellect sous le rapport de l’objet et elle est mue par elle-même relativement à l’exercice de ses actes, sous le rapport de la fin.

 

          Mais c’est le contraire. La volonté est maîtresse de ses actes et c’est à elle qu’il appartient de vouloir et de ne vouloir pas, ce qui ne serait pas si elle n’avait pas le pouvoir de se mouvoir elle-même par rapport à ses volitions. Donc elle se meut elle-même.

 

          Conclusion La volonté en voulant le bien peut se mouvoir elle-même pour vouloir les moyens.

          Il faut répondre que, comme nous l’avons dit (art. 1), c’est à la volonté qu’il appartient de mouvoir les autres puissances relativement à la fin qui est son objet. Or, comme nous l’avons vu, (quest. préc., art. 1), la fin est pour l’appétit ce que les principes sont pour l’intelligence. Par conséquent comme l’intelligence qui part du principe se fait passer elle-même de la puissance à l’acte relativement à la connaissance des conclusions et se meut ainsi elle-même ; de même la volonté, par là même qu’elle veut la fin, se meut elle-même pour vouloir les moyens qui y mènent.

 

Article 4 : La volonté est-elle mue par un principe intérieur ?

 

          Objection N°1. Il semble que la volonté ne soit pas mue par un principe extérieur. Car le mouvement de la volonté est volontaire. Or, il est de l’essence du volontaire de procéder d’un principe intrinsèque, comme c’est l’essence de tout acte naturel. Donc le mouvement de la volonté n’a pas pour cause un principe extrinsèque.

          Réponse à l’objection N°1 : Il est dans l’essence du volontaire que son principe soit intérieur ; mais il n’est pas nécessaire que ce principe intérieur soit un principe premier qui n’est mû par aucun autre. Ainsi le mouvement volontaire, bien qu’il ait pour principe prochain un principe intrinsèque, a néanmoins pour principe premier un principe extérieur, comme le principe premier du mouvement naturel est en dehors de la nature qu’il meut.

 

          Objection N°2. La volonté ne peu souffrir la violence, comme nous l’avons prouvé (quest. 6, art. 4). Or, ce qui est violent provient d’un principe extérieur. Donc la volonté ne peut être mue par un principe de cette nature.

          Réponse à l’objection N°2 : La violence ne consiste pas seulement à avoir pour principe quelque chose d’extérieur, mais il faut de plus que l’être qui subit la violence ne contribue en rien à l’acte qu’elle produit ; ce qui n’arrive pas quand la volonté est mue par un principe extérieur. Car c’est la volonté elle-même qui veut, bien qu’elle soit mue par une cause extérieure. Mais le mouvement serait violent s’il était contraire au mouvement de la volonté ; ce qui ne peut exister dans cette hypothèse, parce qu’alors la volonté voudrait et ne voudrait pas tout à la fois la même chose.

 

          Objection N°3. Ce qui est suffisamment mû par un seul moteur n’a pas besoin d’être mû par un autre. Or, la volonté se meut suffisamment elle-même. Donc elle n’est pas mue par un principe extérieur.

          Réponse à l’objection N°3 : La volonté se suffit à elle-même pour certaines choses qui sont renfermées dans sa sphère (A l’égard de ces volitions secondaires, elle est encore subordonnée à Dieu, comme la cause seconde à la cause première. Seulement pour les volitions secondes Dieu ne meut la volonté que d’une motion générale, tandis que pour la volition première il la meut d’une motion spéciale.), c’est-à-dire en tant qu’agent prochain. Mais elle ne peut se mouvoir elle-même en toutes circonstances, comme nous l’avons vu (dans le corps de l’article.). Donc il lui faut un autre être pour être mue par lui comme par son premier moteur.

 

          Mais c’est le contraire. La volonté est mue par un objet, comme nous l’avons dit (art. 1). Or, l’objet de la volonté peut être une chose extérieure qui frappe les sens. Donc la volonté peut être mue extérieurement.

          Conclusion Non seulement la volonté est mue par le désir du bien et de la fin, mais il est nécessaire qu’elle soit mue encore par un objet extérieur pour son premier acte.

          Il faut répondre que la volonté étant mue par un objet, ile st évident qu’elle peut être mue par un principe extérieur. D’ailleurs, par là même qu’elle est mue dans l’exercice de ses actes, il est nécessaire d’admettre qu’elle est soumise à un principe extérieur. Car tout être qui est tantôt en acte et tantôt en puissance a besoin d’être mu par un moteur. Comme il est évident que la volonté commence à vouloir une chose qu’auparavant elle ne voulait pas, il en résulte nécessairement qu’elle est mue par quelqu’un qui la dirige dans ses volitions. Au reste la volonté se meut elle-même, comme nous l’avons dit (art. préc.), en ce sens que par là même qu’elle veut la fin elle se porte elle-même à vouloir les moyens ; ce qui ne peut se faire sans une délibération quelconque. Car quand on veut être guéri, on commence d’abord à examiner comment on peut y parvenir. Cette pensée nous mène à conclure qu’on peut être guéri par un médecin, et alors on le veut. Mais comme on n’a pas toujours actuellement voulu la santé, il faut qu’on ait commencé à la vouloir et que l’impulsion soit venue d’un moteur. Si la volonté s’était mue elle-même, il aurait fallu qu’elle le fît par l’intermédiaire d’un conseil d’après une volonté préalablement existante. Mais comme on ne peut remonter ainsi de volonté en volonté indéfiniment, il est nécessaire d’admettre que pour son mouvement premier la volonté reçoit son impulsion d’un principe extérieur, comme le prouve Aristote (Eth. Eudemicæ, chap. 18).

 

Article 5 : Les corps célestes peuvent-ils mouvoir la volonté ?

 

          Objection N°1. Il semble que la volonté humaine soit mue par les corps célestes. Car tous les mouvements variés et multiples des êtres se rapportent comme à leur cause au mouvement uniforme qui est le mouvement céleste, comme le prouve Aristote (Phys., liv. 8, text. 76). Or, les mouvements des hommes sont variés et multiples et ont un commencement, ce qui suppose qu’ils n’existaient pas antérieurement. Donc ils se rapportent comme à leur cause au mouvement céleste qui est un mouvement uniforme de sa nature.

          Réponse à l’objection N°1 : Les mouvements multiples de la volonté humaine se ramènent à une cause uniforme qui réside dans l’intellect et la volonté d’êtres supérieurs ; ce qu’on ne peut dire d’un corps, et ce qui n’est vrai que d’une substance supérieure spirituelle. Il n’est donc pas nécessaire que le mouvement de la volonté se ramène au mouvement du ciel, comme à sa cause.

 

         Objection N°2. D’après saint Augustin (De Trin., liv. 3, chap. 4), les corps inférieurs sont mus par les corps supérieurs. Or, les mouvements du corps humain, qui ont pour cause la volonté, ne pourraient se rapporter au mouvement du ciel comme à leur cause, si la volonté n’était mue elle-même par le ciel. Donc le ciel meut la volonté elle-même.

          Réponse à l’objection N°2 : Les mouvements corporels de l’homme se ramènent au mouvement des corps célestes comme à leur cause en ce sens que la disposition des organes est apte à recevoir de l’action des corps célestes un mouvement quelconque, et que l’appétit sensitif est lui-même soumis à l’influence de ces mêmes corps. On peut encore ajouter que les corps extérieurs sont mus conformément au mouvement des corps célestes, et que selon leur occurrence la volonté commence à vouloir et à ne pas vouloir une chose. Ainsi quand le froid arrive on commence à vouloir faire du feu. Mais ce mouvement de la volonté provient de l’objet qui lui est extérieurement présenté, et non de l’instinct qui la meut intérieurement.

 

          Objection N°3. En observant les corps célestes les astrologues prédisent quelquefois la vérité à l’égard des actes humains qui procèdent de la volonté ; ce qui ne serait pas si les corps célestes ne pouvaient pas mouvoir la volonté de l’homme. Donc la volonté humaine est mue par les corps célestes.

          Réponse à l’objection N°3 : Comme nous l’avons dit (1a pars, quest. 80 et 82, et art. 2 de cette question), l’appétit sensitif est l’acte d’un organe corporel. Rien n’empêche donc que l’influence des corps célestes ne porte les hommes à la colère, à la concupiscence ou à toute autre passion, comme il y a une foule d’individus qui d’après leur tempérament naturel suivent les passions auxquelles les sages seuls résistent. C’est ce qui fait que ce que les astrologues annoncent d’après l’inspection des corps célestes est vrai le plus souvent. Néanmoins, comme le dit Ptolémée (in Centriloquio) (Centiloquium, c’est-à-dire les cents maximes ou théorèmes astrologiques, recueillis des divers ouvrages de Ptolémée.), le sage domine les astres, parce qu’en résistant aux passions il empêche l’effet des corps célestes par l’action libre de sa volonté qui se trouve vainement soumise à leur mouvement. Ou bien, suivant saint Augustin (Sup. Gen. ad litt., liv. 2, chap. 17), il faut reconnaître que quand les astrologues disent vrai c’est d’après un instinct secret que l’esprit de l’homme subit à son insu, et il attribue cet instinct à l’action des démons qui surgissent ainsi pour tromper les hommes.

 

          Mais c’est le contraire. Saint Jean Damascène dit (De fid. orth., liv. 2, chap. 8) que les corps célestes ne sont pas cause de nos actes. Or, ils en seraient cause si la volonté, qui est le principe des actes humains, était mue par les corps célestes. Donc elle n’est pas mue par eux.

 

          Conclusion Puisque la volonté est une puissance absolument spirituelle et incorporelle, elle ne peut être qu’indirectement mue par les corps célestes.

          Il faut répondre que par là même que la volonté est mue par un objet extérieur, il est évident qu’elle peut être mue par les corps célestes, en ce sens que les corps extérieurs meuvent la volonté en agissant sur les sens, et que les organes des puissances sensitives sont eux-mêmes soumis aux mouvements des corps célestes (Cette concession que fait ici saint Thomas tient à l’opinion péripatéticienne qu’il avait admise à l’égard de l’influence des astres sur le monde sublunaire. Aujourd’hui on n’admettrait pas autre chose que l’influence des climats, et cette influence a besoin d’être encore infiniment restreinte.). Mais il y a des auteurs qui ont supposé que les corps célestes pouvaient directement agir sur la volonté humaine et la mouvoir par rapport à l’exercice de ses actes comme elle est mue par un agent extérieur. Leur sentiment est insoutenable. Car la volonté, comme le dit Aristote (De animâ, liv. 3, text. 42), réside dans la raison. Or, la raison est une puissance de l’âme qui n’est pas liée à un organe corporel. C’est donc une puissance absolument spirituelle et immatérielle. Comme il est d’ailleurs manifeste qu’aucun corps ne peut agir sur une chose spirituelle, mais que c’est plutôt les choses spirituelles et immatérielles qui agissent sur les corps, parce qu’elles ont une vertu plus formelle et plus universelle qu’eux, il en résulte qu’il est impossible que les corps célestes agissent directement sur l’intellect ou la volonté. C’est pourquoi Aristote (De an., liv. 2, text. 150) rapportant l’opinion de ceux qui disaient que la volonté des hommes est conforme à celle que leur suggère le père des dieux et des hommes, c’est-à-dire Jupiter qu’ils prenaient pour l’ensemble des corps célestes, il attribue cette opinion à ceux qui supposaient que l’intellect ne diffère pas des sens. Car toutes les puissances sensitives étant des actes d’organes corporels, peuvent être mus accidentellement par les corps célestes, du moment que les corps dont elles sont les actes sont mus eux-mêmes. Mais comme nous avons dit (art. 2) que l’appétit intelligentiel est mû d’une certaine manière par l’appétit sensitif, les mouvements des corps célestes exercent une action indirecte sur la volonté, en ce sens que les passions de l’appétit sensitif peuvent mouvoir cette faculté.

 

Article 6 : La volonté n’est-elle mue extérieurement que par Dieu ?

 

          Objection N°1. Il semble que Dieu ne soit pas le seul principe extérieur qui meuve la volonté. Car naturellement l’être inférieur doit être mû par celui qui est au-dessus de lui, comme les corps terrestres sont mus par les corps célestes. Or, il y a au-dessus de la volonté humaine un être qui est après Dieu ; c’est l’ange. Donc l’ange peut mouvoir l’extérieurement de la volonté.

          Réponse à l’objection N°1 : L’ange n’est pas supérieur à l’homme de telle sorte qu’il soit la cause de sa volonté, comme les corps célestes sont causes des formes naturelles qui déterminent nécessairement les mouvements naturels des corps terrestres.

 

          Objection N°2. L’acte de la volonté suit l’acte de l’intellect. Or, les intelligences humaines sont mises en acte non seulement par Dieu, mais encore par l’ange au moyen des illuminations, comme le dit saint Denis (De div. nom., chap. 4). Donc il en est de même aussi de la volonté.

          Réponse à l’objection N°2 : L’intelligence de l’homme est mue par l’ange de la part de l’objet qu’il lui présente pour l’éclairer, et que de cette sorte la volonté peut être mue par une créature extérieure, comme nous l’avons dit (art. 1).

 

          Objection N°3. Dieu n’est cause que de ce qui est bien, d’après ces paroles de la Genèse (1, 13) : Dieu vit toutes les choses qu’il avait faites, et elles étaient fort bonnes. Si donc la volonté de l’homme n’était mue que par Dieu, jamais elle ne serait portée au mal ; cependant la volonté, comme le dit saint Augustin, est la source de nos péchés et de nos vertus (Retract., liv. 2, chap. 9).

          Réponse à l’objection N°3 : Dieu meut la volonté de l’homme en sa qualité de moteur universel et il la porte vers son objet universel qui est le bien. Sans cette impulsion générale l’homme ne peut vouloir quelque chose. Mais par la raison il se détermine à vouloir telle ou telle chose qui est un bien réel ou qui n’est qu’un bien apparent (Le mouvement que Dieu imprime à la volonté n’exclut pas la motion par laquelle Dieu, en qualité de premier moteur, meut les causes secondes, de manière qu’elles se meuvent aussi elles-mêmes. C’est ce mouvement qui leur est propre qui constitue leur libre arbitre, et qui explique comment elles peuvent se porter au mal.). Néanmoins Dieu porte quelquefois spécialement certaines personnes à vouloir d’une manière positive quelque bien particulier, comme on le voit par les âmes qu’il touche de sa grâce, ainsi que nous le dirons plus loin (quest. 109 et 112).

 

          Mais c’est le contraire. Car l’Apôtre dit (Phil., 2, 13) : C’est Dieu qui opère en nous le vouloir et le faire.

 

          Conclusion la volonté humaine étant une puissance de l’âme raisonnable qui se rapporte au bien général ou universel, il n’y a que Dieu qui puisse la mouvoir comme principe extérieur.

          Il faut répondre que le mouvement de la volonté procède d’un principe intrinsèque, comme le mouvement naturel. En effet, quoique un être qui n’est pas cause d’un autre puisse le mouvoir, il ne peut cependant lui communiquer un mouvement naturel qu’autant qu’il est cause à un titre quelconque de sa nature. Car l’homme qui n’est pas cause de la nature de la pierre peut bien la lancer en l’air ; mais ce mouvement n’est pas naturel à la pierre. Le mouvement naturel d’une chose ne peut avoir lui-même d’autre cause que l’auteur même de sa nature. C’est ce qui fait dire à Aristote (Phys., liv. 8, text. 29 à 32) que le générateur des êtres meut localement les corps graves et les corps légers. Pareillement la volonté de l’homme peut être mue par un principe extérieur qui n’est pas sa cause ; mais si ce mouvement ne procède pas d’un principe extrinsèque qui soit la cause de la volonté, il est impossible qu’il soit libre ou volontaire. Or, il n’y a que Dieu qui puisse être cause de la volonté. Ce qu’on peut rendre manifeste par deux raisons : 1° parce que la volonté est une puissance de l’âme raisonnable qui ne peut avoir été créée que par Dieu, comme nous l’avons dit (1a pars, quest. 90, art. 2 et 3) ; 2° parce que la volonté se rapporte au bien universel et que rien ne peut être cause de la volonté que Dieu lui-même qui est le bien universel. Car tout autre bien n’existe que par participation et n’est qu’un bien particulier, et une cause particulière ne peut pas déterminer une inclination universelle. C’est ce qui fait que la matière première qui est en puissance relativement à toutes les formes ne peut avoir pour cause un agent particulier.

 

Copyleft. Traduction de l’abbé Claude-Joseph Drioux et de JesusMarie.com qui autorise toute personne à copier et à rediffuser par tous moyens cette traduction française. La Somme Théologique de Saint Thomas latin-français en regard avec des notes théologiques, historiques et philologiques, par l’abbé Drioux, chanoine honoraire de Langres, docteur en théologie, à Paris, Librairie Ecclésiastique et Classique d’Eugène Belin, 52, rue de Vaugirard. 1853-1856, 15 vol. in-8°. Ouvrage honoré des encouragements du père Lacordaire o.p. Si par erreur, malgré nos vérifications, il s’était glissé dans ce fichier des phrases non issues de la traduction de l’abbé Drioux ou de la nouvelle traduction effectuée par JesusMarie.com, et relevant du droit d’auteur, merci de nous en informer immédiatement, avec l’email figurant sur la page d’accueil de JesusMarie.com, pour que nous puissions les retirer. JesusMarie.com accorde la plus grande importance au respect de la propriété littéraire et au respect de la loi en général. Aucune évangélisation catholique ne peut être surnaturellement féconde sans respect de la morale catholique et des lois justes.

 

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