Saint Thomas d’Aquin - Somme Théologique
1a 2ae = Prima Secundae = 1ère partie de la 2ème Partie
Question 13 :
De l'élection des moyens
Nous
avons maintenant à examiner les actes de la volonté qui sont en rapport avec
les moyens nécessaires à la fin. Il y en a trois : l’élection, le consentement
et l’usage. Mais comme le conseil
précède l’élection, nous nous occuperons donc : 1° de l’élection ; 2° du
conseil (On peut être étonné que, le conseil étant antérieur à l’élection,
saint Thomas traite d’abord de l’élection. Mais l’ordre scientifique
l’exigeait, parce qu’il faut toujours considérer une chose en elle-même, avant
de rechercher sa cause extrinsèque.) ; 3° du consentement ; 4° de l'usage. —
Touchant l’élection six questions se présentent : 1° L’élection est-elle un
acte de la volonté ou de la raison ? — 2° L’élection existe-t-elle chez les
animaux ? — 3° N’a-t-elle pour objets que les moyens, ou si quelquefois elle a
aussi la fin pour objet ? — 4° L’élection n’a-t-elle pour objets que les choses
que nous faisons par nous-mêmes ? — 5° L’élection n’a-t-elle pour objets que
les choses possibles ? — 6° L’homme choisit-il nécessairement ou librement ?
(Cet article revient encore à la question du libre arbitre, qui est la base de
toute morale.)
Article
1 : L’élection est-elle un acte de la volonté ou de la raison ?
Objection
N°1. Il semble que l’élection ne soit pas un acte de la volonté, mais de la
raison. Car l’élection implique une certaine comparaison d’après laquelle on
préfère une chose à une autre. Or, c’est à là raison qu'il appartient de
comparer. Donc l’élection est son acte.
Réponse
à l’objection N°1 : L’élection implique une comparaison qui a eu lieu
préalablement, mais ce n’est pas à dire que l’élection soit essentiellement
cette comparaison elle-même.
Objection
N°2. C’est à la même faculté qu’il appartient d’argumenter et de conclure. Or,
l’argumentation est du nombre des opérations de la raison. Donc l’élection
étant par rapport aux choses pratiques une sorte de conclusion, comme le dit
Aristote (Eth., liv. 7, chap. 3), il semble que ce
soit un acte de la raison.
Réponse
à l’objection N°2 : La conclusion d’un syllogisme en matière pratique
appartient à la raison ; on lui donne le nom de sentence ou de jugement,
et l’élection vient ensuite. C’est pourquoi la conclusion semble appartenir à
l’élection, comme à une conséquence (C’est-à-dire comme à une chose qui résulte
de la conclusion du jugement.).
Objection
N°3. L’ignorance n’appartient pas à la volonté, mais à la faculté cognitive.
Or, il y a une ignorance d’élection, comme le dit Aristote (Eth., liv. 3, chap. 1). Il semble donc que l’élection n’appartienne
pas à la volonté, mais à la raison.
Réponse
à l’objection N°3 : On dit qu’il y a ignorance d'élection, non que l’élection
soit la science, mais parce qu’on ignore ce qu’on doit choisir.
Mais
c’est le contraire. Aristote dit (Eth., liv. 3, chap.
3) que l’élection est le désir des choses qui sont en nous. Or, le désir est un
acte de la volonté. Donc l'élection aussi.
Conclusion
Puisque l’élection se consomme par un certain mouvement de l’âme qui la porte
vers le bien qui a été choisi, elle n’est pas substantiellement l’acte de la
raison, mais elle est l’acte de la volonté.
Il
faut répondre que l’élection implique quelque chose qui appartient à l’intellect
ou à la raison, et quelque chose qui appartient à la volonté (Sylvius fait
observer que quoique tous les actes de la volonté présupposent l’acte de
l’intellect, cependant saint Thomas, à l’égard de l’élection, s’attache tout
particulièrement à faire ressortir ce qui est propre à la raison ; parce qu’en
effet la raison a une très grande part dans l’élection.). Aussi Aristote dit (Eth., liv. 6, chap. 2) que l’élection est
un acte de l’intellect appétitif ou de l’appétit intelligentiel.
Car quand deux choses concourent à former une même troisième, l’une d’elles se
trouve formelle par rapport à l’autre. C’est ce qui fait dire à Némésius (De nat. hom., chap. 33) que l’élection n’est pas par elle-même
l’appétit, qu’elle n’est pas non plus le conseil exclusivement, mais un composé
de l’un et de l’autre. Ainsi, quand nous disons que l’animal est composé d’une
âme et d’un corps, nous n’entendons pas qu’il n'est que le corps ou qu’il n'est
que l’âme absolument, mais qu’il est l’un et l’autre. Et il en est de même de l’élection.
Mais dans les actes de l’âme il faut observer que l’acte qui appartient
essentiellement à une puissance ou une habitude reçoit sa forme et son espèce
de la puissance ou de l’habitude supérieure à laquelle la puissance intérieure
le rapporte. Car, si quelqu’un fait un acte de force pour l’amour de Dieu, cet
acte appartient matériellement à la force et formellement à la charité. Or, il est
évident que la raison précède d’une certaine manière la volonté et dirige ses
actes, en ce sens que la volonté tend vers son objet selon la direction que lui
imprime la raison, parce que c’est à la faculté qui perçoit à représenter à la
faculté qui appète son objet. Par conséquent l’acte par lequel la volonté se
porte vers une chose qui lui est présentée comme bonne, d’après les lumières de
la raison, appartient matériellement à la volonté et formellement à la raison (C’est
ce qui fait dire à Aristote que l’élection est l’acte de l’appétit
préalablement éclairé par le conseil : est
appetitûs præconciliati.).
Dans ce cas la substance de l’acte se rapporte matériellement à l’ordre que la
puissance supérieure impose. C’est pourquoi l’élection n’est pas
substantiellement l’acte de la raison, mais de la volonté. Car l’élection se
consomme par le mouvement de l’âme qui la porte vers le bien choisi ; d’où il
est manifeste que c’est un acte de la puissance appétitive.
Article
2 : L’élection existe-t-elle chez les animaux ?
Objection
N°1. Il semble que l’élection existe chez les animaux. Car l’élection est l’appétit
d'une chose que l’on désire en vue d’une fin, selon la définition d'Aristote (Eth., liv. 3, chap. 3). Or, les animaux
appètent quelque chose en vue d’une fin. Car ils agissent pour une fin, et cela
d’après leur appétit. Donc il y a en eux élection.
Réponse
à l’objection N°1 : L’appétit d’une chose en vue d’une fin ne porte pas
toujours le nom d’élection ; il faut qu’il y ait eu discernement et préférence
d’une chose sur une autre, ce qui ne peut avoir lieu que dans le cas où l’appétit
peut se porter vers plusieurs objets.
Objection
N°2. Le mot d’élection semble
indiquer une préférence. Or, les animaux ont des préférences, comme on le voit
manifestement par la brebis qui mange d’une herbe et qui ne mange pas d'une
autre. Donc il y a élection dans les animaux.
Réponse
à l’objection N°2 : L’animal préfère une chose à une autre, parce que son
appétit y est naturellement porté. C’est pourquoi, aussitôt que ses sens ou son
imagination lui représentent un objet pour lequel son appétit a une inclination
naturelle, il se porte vers cet objet instinctivement, comme le feu se porte en
haut et non en bas sans qu’il y ait élection de sa part.
Objection
N°3. Comme le dit Aristote (Eth., liv. 6, chap.
12), il appartient à la prudence de bien choisir les moyens par rapport à la
fin. Or, la prudence convient aux animaux. C’est ce qui fait dire à ce
philosophe (Met., liv. 1, chap. 1) qu’ils
ont la prudence sans la science quand ils ne peuvent pas entendre les sons
comme les abeilles (Aristote dit dans son Histoire
des animaux (liv. 9, 40) qu’on ignore si les abeilles ont ou non le sens de
l’ouïe. Et il ajoute que ceux qui sont privés de ce sens ne sont pas capables d’apprendre,
mais que cette capacité se trouve dans ceux qui réunissent la mémoire à l’ouïe,
comme le chien, le perroquet, le cheval, etc.). C'est d'ailleurs une chose qui
paraît sensiblement manifeste. Car on découvre une sagacité admirable, par
exemple, dans les travaux des abeilles, des araignées et des chiens. Ainsi qu’un
chien, en chassant un cerf, se trouve à la rencontre de trois chemins, il
flairera s’il n'est point passé par le premier ou le second ; du moment où il
sentira qu’il n'est passé ni par l’un ni par l’autre, il prendra le troisième
et le suivra avec sécurité sans faire un nouvel essai, comme s’il eût fait
usage du syllogisme divisé, d'après lequel on pouvait conclure que le cerf, n’ayant
pas passé par les deux premiers chemins, a pris nécessairement le troisième,
puisqu’il n'y en a pas un plus grand nombre. Il semble donc que l'élection
existe chez les animaux.
Réponse
à l’objection N°3 : Comme le dit Aristote (Phys.
liv. 3, text. 16 et suiv.), le mouvement est un acte
du mobile qui provient du moteur ; c’est ce qui fait que la vertu du moteur se
montre dans le mouvement du mobile. C’est pour ce motif que dans tous les êtres
qui sont mus par la raison, on voit l’ordre rationnel qui les meut, bien que
les êtres qui sont mus par la raison n’aient pas de raison eux-mêmes. Ainsi la
flèche, d’après l'impulsion du chasseur, tend aussi directement au but que si
elle avait elle-même la raison pour se diriger. On en peut dire autant du
mouvement d’une horloge et de toutes les mécaniques que le génie humain a
inventées. Or, ce que les choses d’art sont à l'esprit de l’homme, les choses
naturelles le sont à la pensée divine. C’est ce qui fait que dans les choses
qui se meuvent naturellement on aperçoit un ordre analogue à celui qu'on admire
dans les œuvres d’art, comme le dit Aristote (Phys., liv. 2, text. 49). De là il arrive
que dans le travail des animaux on découvre une certaine habileté, parce qu’ils
sont naturellement portés à exécuter des mouvements réglés dont l’ordre a été
préconçu par l’artisan suprême qui règle et ordonne toutes choses. Ainsi c’est
pour cette raison qu’on dit que les animaux sont prudents ou habiles, mais ce n’est
pas parce qu’il y a en eux raison ou élection. La preuve qu’ils n’ont aucune de
ces facultés, c’est que tous ceux qui sont de la même espèce font absolument la
même chose (Ils ne sont pas perfectibles, et ce défaut prouve en effet l’absence
de toutes les facultés rationnelles.).
Mais
c’est le contraire. Némésius dit (De nat. hom.,
chap. 33) que les enfants et les êtres qui ne sont pas raisonnables agissent
volontairement, mais qu’ils ne choisissent pas. Donc l’élection n’existe pas
chez les animaux.
Conclusion
Puisque l’élection ne peut avoir lieu dans les êtres qui sont absolument
déterminés par rapport à un bien particulier, et que d’ailleurs les animaux
sont ainsi déterminés parleur appétit sensitif, il est évident qu’ils n'ont pas
l’élection par laquelle on peut choisir entre plusieurs objets.
Il
faut répondre que l’élection étant la préférence d’une chose sur une autre, il
est nécessaire qu’elle se rapporte à plusieurs objets pour qu’on puisse choisir
; car quand il n’y a qu’une seule chose il n’est pas possible de faire un
choix. Or, la différence qu’il y a entre l’appétit sensitif et la volonté
consiste, comme nous l’avons dit (quest. 1, art. 2, réponse N°3, et quest. 6,
art. 2), en ce que l’appétit sensitif n’est déterminé, selon l’ordre de la
nature, qu’à un seul objet particulier, tandis que la volonté est à la vérité
naturellement déterminée par son seul objet général qui est le bien, mais elle
reste libre de ses déterminations à l’égard des biens particuliers. C’est
pourquoi le propre de la volonté est de choisir, mais ce n’est pas le propre de
l’appétit sensitif qui existe seul chez les animaux. C'est pourquoi l’élection
ne leur appartient pas.
Article
3 : L’élection n’a-t-elle pour objet que les moyens, ou bien si elle s’exerce
quelquefois sur la fin elle-même ?
Objection
N°1. Il semble que l’élection ne porte pas seulement sur les moyens. Car
Aristote dit (Eth., liv. 11, chap. 12) que c'est la vertu
qui rend l’élection droite, mais que ce n’est pas à elle que se rapportent tous
les moyens qui sont de nature à nous faire atteindre le but qu’elle prescrit,
c’est à une autre faculté (Ce passage d’Aristote est très obscur dans
l’original et les différentes traductions.). Donc l’élection porte sur la fin
plutôt que sur les moyens.
Réponse
à l’objection N°1 : Les fins propres des vertus se rapportent à la béatitude
comme à leur fin dernière. C’est en ce sens qu’elles peuvent être l’objet de
l’élection.
Objection
N°2. L’élection implique la préférence d’une chose par rapport à une autre. Or,
comme parmi les moyens on peut préférer l’un à l’autre, il en est de même des
fins différentes. Donc l’élection peut avoir pour objet la fin aussi bien que
les moyens.
Réponse
à l’objection N°2 : Comme nous l’avons vu (quest. 1, art. 5), la fin dernière
est absolument une ; par conséquent, partout où il y a plusieurs fins il y a
lieu de choisir, parce qu’elles sont subordonnées à la fin dernière (Ainsi on
est libre de choisir la vie active ou la vie contemplative pour arriver à la
béatitude.).
Mais
c’est le contraire. Aristote dit (Eth., liv. 3, chap.
2) : La volonté a pour objet la fin, et l’élection les moyens.
Conclusion
L’élection n’a pour objet que les moyens, ou si elle porte quelquefois sur la
fin, ce n’est pas la fin dernière, mais une fin
secondaire qui peut se rapporter à une fin ultérieure.
Il
faut répondre que, comme nous l’avons dit (art. 1, réponse N°2), l’élection est
la conséquence de la sentence ou du jugement qui est comme la conclusion du syllogisme
pratique. Par conséquent l’élection comprend ce qui rentre dans la conclusion
de cette sorte de syllogisme. Or, en matière pratique, la fin est le principe
de l’acte et non sa conclusion, comme le dit Aristote (Phys., liv. 2, text. 89). Donc la fin,
considérée comme telle, n’est pas du domaine de l’élection. Mais comme dans les
sciences spéculatives rien n’empêche que le principe d’une démonstration ou d’une
science ne soit la conclusion d’une autre démonstration ou d’une autre science
(Par exemple la conclusion d’une science supérieure, comme la physique, peut
être acceptée par la médecine à titre de principe.), et qu’il n’y a que le
premier principe, celui qui est indémontrable, qui ne puisse être une
conclusion, de même il arrive que ce qui est la fin d’une action peut être un
moyen par rapport à une autre, et à ce titre devenir l’objet de l’élection.
Ainsi, dans la médecine la santé est le but final de la science. Le médecin ne
peut pas vouloir autre chose ; il doit partir de là comme d’un principe. Mais
la santé du corps a pour fin le bien de l’âme. Par conséquent celui qui veille
au salut de l’âme peut choisir entre la santé et la maladie. Car l’Apôtre dit (2 Cor., 12, 10) : Quand je suis faible, c’est alors que je suis fort et puissant.
Quant à la fin dernière elle ne peut nullement être l’objet
de l’élection.
Article
4 : L’élection ne porte-t-elle que sur les choses que nous faisons par
nous-mêmes ?
Objection
N°1. Il semble que l’élection ne regarde pas seulement les actes humains. Car
l’élection porte sur les moyens. Or, les moyens comprennent non seulement les
actes, mais encore les organes, comme le dit Aristote (Phys., liv. 2, text. 84). Donc l’élection
n’a pas seulement pour objet les actes humains.
Réponse
à l’objection N°1 : Les organes se rapportent à la fin en ce sens que l’homme s’en
sert pour y parvenir (C'est pour cela que l’action des organes tombe aussi sous
le choix et l’élection.).
Objection
N°2. L’action se distingue de la contemplation. Or, l’élection a lieu dans la
contemplation, puisqu’elle résulte de la préférence qu’on accorde à une opinion
sur une autre. Donc l’élection n’a pas seulement pour objet les actes humains.
Réponse
à l’objection N°2 : Dans la contemplation même il y a un acte (Cet acte est un
acte intérieur ; car la contemplation est elle-même un acte de cette nature.)
de l’intellect qui adhère à telle ou telle opinion ; il n’y a donc que l’action
extérieure qui se distingue par opposition de la contemplation.
Objection
N°3. Les hommes sont élus aux dignités séculières ou ecclésiastiques par ceux
qui n’ont aucune action sur eux. Donc l’élection ne porte pas seulement sur les
actes humains.
Réponse
à l’objection N°3 : L’homme qui choisit un évêque ou un magistrat l’élève, par
le fait de son élection, à la dignité qu’il lui destine ; autrement, si son
action n’avait aucune vertu sur l’institution de l’évêque ou du magistrat, il
n’aurait pas droit de l’élire. De même il faut dire que toutes les fois qu’on
préfère une chose à une autre, il y a toujours, de la part de celui qui la
choisit, une action quelconque.
Mais
c’est le contraire. Aristote dit (Eth., liv. 3, chap.
2) que l’élection ne porte que sur les choses que l’homme peut faire par
lui-même.
Conclusion
L’élection ayant toujours les moyens pour objet, il est nécessaire qu’elle
porte toujours sur les actes humains.
Il
faut répondre que comme l’intention se rapporte à la fin, de même l’élection se
rapporte aux moyens. Or, la fin est ou une action, ou une chose extérieure.
Quand c’est une chose extérieure, il est nécessaire que l’action de l’homme
intervienne, soit pour produire cette chose elle-même, comme le médecin produit
la santé, qui est son but final et qu’on désigne comme le but final de son art,
soit pour que l’homme use ou jouisse de quelque façon de l’objet dont il fait
sa fin, comme l’argent ou la possession de l’argent est la fin que l’avare se
propose. On peut faire le même raisonnement à l’égard des moyens. Car tout
moyen doit nécessairement être ou une action, ou une chose extérieure. Si c’est
une chose extérieure, il faut que l’action intervienne soit pour produire ce
moyen, soit pour le mettre en usage. Par conséquent, dans toute hypothèse l’élection
porte toujours sur les actes humains.
Article
5 : L’élection n’a-t-elle pour objet que les choses possibles ?
Objection
N°1. Il semble que l’élection n’ait pas seulement pour objet les choses
possibles. Car l’élection est un acte de la volonté, comme nous l’avons dit
(art. 1). Or, la volonté se rapporte aux choses possibles et impossibles, comme
le dit Aristote (Eth,. liv. 3, chap. 2). Donc l’élection aussi.
Réponse
à l’objection N°1 : La volonté tient le milieu entre l’intellect et l’action
extérieure. Car l’intellect propose à la volonté son objet, et la volonté produit elle-même l’acte extérieur. Ainsi le principe du
mouvement de la volonté se considère du côté de l’intellect qui perçoit le bien
en général, tandis que le terme ou le complément de son acte se rapporte à l’action
par laquelle on tend à obtenir une chose. Car le mouvement de la volonté va de
l’âme à l’objet extérieur. C’est pourquoi la perfection de l’acte de la volonté
se considère selon qu’une chose est bonne à quelqu’un pour agir. Or, tel est le
possible en général. C’est pour cette raison que la volonté parfaite n’a pour
objet que le possible, qui est la seule chose qui soit bonne à celui qui la
veut ; tandis que la volonté imparfaite a pour objet quelquefois l’impossible,
et c’est ce que certains auteurs appellent une velléité. On dira, par exemple, qu’on voudrait une chose si elle
était possible. Quant à l’élection, elle désigne l’acte de la volonté, qui est
déjà déterminé à l’égard de ce qu’on doit faire pour le moment, et elle ne peut
absolument avoir un autre objet que le possible.
Objection
N°2. L’élection porte sur ce que nous faisons par nous-mêmes, comme nous l’avons
vu (art. préc). Sous le rapport de l’élection il n’importe
en rien que l’objet soit impossible absolument ou qu’il soit impossible
relativement au sujet qui l’a choisi. Or, souvent nous ne pouvons faire ce que
nous choisissons, et ces choses deviennent ainsi impossibles pour nous. Donc l’élection
a pour objet des choses impossibles.
Réponse
à l’objection N°2 : L’objet de la volonté étant le bien perçu par l’intellect,
il faut juger de l’objet de la volonté de la même manière que de ce qui est du
domaine de la perception. C’est pourquoi, comme la volonté peut quelquefois
s'attacher à un objet qu’elle croit bon, bien qu’il ne le soit pas en effet, de
même l’élection peut quelquefois s’arrêter à une chose qu’on croit possible,
bien qu’elle ne le soit pas au sujet qui la choisit.
Objection
N°3. On ne tente de faire une chose qu'autant qu’on l’a choisie. Or, saint
Benoît dit (Reg., chap. 68) que si l’abbé
vient à commander une chose impossible (Le texte de la règle porte des choses
difficiles ou impossibles (gravia aut impossibilia). Saint
Benoît veut qu’on obéisse et qu’on se mette a l’œuvre,
parce, qu’il y a bien des choses qui paraissent impossibles et qui ne le sont
pas en effet. Quand on s’y met avec toute l’ardeur qu’inspire l’esprit de foi
et d’obéissance, souvent on vient à bout de ce que l’on croyait au-dessus de
ses forces. (Voyez la règle de saint Benoît avec ses commentaires.)), il faut
essayer de la faire. Donc l’élection peut porter sur ce qui est impossible.
Réponse
à l’objection N°3 : Saint Benoît s'exprime ainsi, parce que ce n’est pas à l’inférieur
à décider, d’après ses propres lumières, si une chose est possible, mais il
doit se reposer à cet égard sur le jugement de son supérieur.
Mais c’est le contraire. Aristote dit (Eth., liv. 3, chap. 2) que l’élection ne s’exerce pas sur ce qui est
impossible.
Conclusion
Puisque l’élection a toujours rapport aux actions humaines, elle ne peut s’exercer
que sur le possible.
Il
faut répondre que, comme nous l’avons dit (art. 4), nos élections ou nos choix
se rapportent toujours à nos actions. Or, nos actions ne sortant pas du domaine
des choses possibles, il s’ensuit que l’élection n’a que le possible pour
objet. De plus, si nous choisissons une chose, c'est pour pouvoir arriver par
là à notre fin, ou du moins pour nous procurer le moyen d’y parvenir. Or, on ne
peut arriver à sa fin au moyen de ce qui est impossible. La preuve c’est que
les hommes, quand ils arrivent en se consultant à découvrir une impossibilité
quelconque, ils renoncent à leur dessein, parce qu’ils se reconnaissent
incapables d’aller au delà. — C’est encore ce qu’on peut se démontrer jusqu’à l’évidence
par le raisonnement qui précède. Car le moyen qui fait l’objet de l’élection
est à la fin ce que la conclusion est au principe. Or, il est manifeste qu’on
ne tire pas une conclusion impossible d'un principe possible ; par conséquent
la fin ne peut être possible sans que le moyen ne le soit aussi. Il n’y a d’ailleurs
pas d’être qui tende à l’impossible, et l’homme ne tendrait pas vers sa fin, si
le moyen qui doit l’y conduire ne lui paraissait pas possible. Donc l’impossible
ne peut être du domaine de l’élection.
Article
6 : L’homme choisit-il nécessairement ou librement ?
Objection
N°1. Il semble que l’homme choisisse nécessairement. Car la
fin est aux choses que l’on doit choisir ce que sont les principes aux
conséquences qui en découlent, comme le dit Aristote (Eth., liv. 7, chap. 8). Or, les conséquences découlent nécessairement
des principes. Donc la fin détermine nécessairement l’homme dans son choix.
Réponse
à l’objection N°1 : La conclusion ne sort pas toujours nécessairement des
principes. Elle n’est nécessaire que quand les principes ne peuvent être vrais
sans que la conséquence ne le soit aussi. De même la fin n’impose pas toujours
à l’homme nécessairement les moyens qu’il doit prendre pour y parvenir ; parce
que tous les moyens ne sont pas tels que sans eux on ne puisse arriver à la
fin, ou s’ils sont tels on ne les considère pas toujours de la sorte.
Objection
N°2. Comme nous l’avons dit (art. 1), l’élection résulte du jugement que porte
la raison sur ce que l’on doit faire. Or, la raison juge nécessairement en
certains cas par suite de la nécessité des prémisses. Il semble donc que
l’élection soit nécessitée.
Réponse
à l’objection N°2 : La sentence ou le jugement de la raison en matière pratique
a pour objet des choses contingentes que nous pouvons faire, et en ce cas les
conséquences ne découlent pas nécessairement de principes nécessaires d’une
nécessité absolue, mais seulement d’une nécessité conditionnelle ; comme cette
proposition : s’il court, il se meut.
Objection
N°3. Quand deux choses sont absolument égales, l’homme n'est pas plus porté
vers l’une que vers l’autre (Cette objection est celle que l’on a si souvent
répétée au XVIIIe siècle, à propos des
motifs déterminants.). Ainsi un homme qui a faim, s’il a de chaque côté de lui
un mets également appétissant et placé à une égale distance, il n’est pas plus
porté vers l’un que vers l’autre, dit Platon dans l'explication qu’il donne du
repos de la terre au milieu de l’espace (De
caelo, liv. 2, text. 75
et 90). Or, on peut encore moins choisir ce qu’on regarderait comme inférieur
que ce qu’on regarde comme égal. Par conséquent si on vous propose deux, trois
ou un plus grand nombre d’objets dont l’un vaille mieux que les autres, il est
impossible qu’on choisisse ces derniers. Il faut donc qu’on prenne
nécessairement celui qui paraît le meilleur. Et par là même que tout choix
porte toujours sur ce qui semble le meilleur, il s’ensuit que tout choix est
nécessaire.
Réponse
à l’objection N°3 : Rien n'empêche que dans l’hypothèse de deux choses
parfaitement égales sous un rapport, on ne trouve dans l’une quelque avantage
qui la rende supérieure à l’autre et que la volonté pour ce motif ne se porte
plus vers l’une que vers l’autre (Il y a des philosophes qui prétendent que la
volonté peut, par sa seule énergie, choisir entre deux choses parfaitement
égales, sans que l’intellect ait besoin, par un nouveau jugement, d’intervenir
pour donner la préférence à l’une sur l’autre. Saint Thomas paraît ici de l’avis
contraire, et la plupart des thomistes soutiennent sa thèse. Cependant en
réalité il y a plutôt ici une dispute de mots qu’une discussion réelle, car
tout le monde est obligé d'admettre en certaines circonstances l’axiome : Stat pro ratione voluntas.).
Mais
c’est le contraire. D’après Aristote (Met.,
liv. 9, text. 3), l’élection est u n acte de la
puissance raisonnable qui se rapporte à des choses opposées.
Conclusion
L’élection étant l’acte volontaire par lequel la créature raisonnable choisit
les moyens qui se rapportent à sa fin, l’homme n’en use pas nécessairement,
mais librement.
Il
faut répondre que l’homme ne choisit pas nécessairement ; la raison de cette
proposition c’est que ce qui peut ne pas être n’est pas nécessaire. Or, que l’homme
ait le pouvoir de choisir et de ne pas choisir, c’est une conséquence de la
double puissance qui existe en lui. Car l’homme peut vouloir et ne pas vouloir,
agir et ne pas agir ; il peut encore vouloir une chose ou une autre ; ce qui
résulte de la nature même de sa raison. Car tout ce que la raison peut
percevoir comme bon, la volonté peut y tendre. Or, la raison peut trouver bon,
non seulement que l’homme veuille ou qu’il agisse, mais encore qu’il ne veuille
pas et qu’il n’agisse pas. — De plus, à l’égard de tous les biens particuliers,
la raison peut voir ce qu’il y a de bon en eux et considérer ce qu’ils ont de
défectueux, et par conséquent ce qu’ils ont de mauvais. D’après cela elle peut
regarder chacun de ces biens comme une chose que l’on doit rechercher ou que l’on
doit fuir. Il n’y a que le bien parfait, c’est-à-dire la béatitude, que la
raison ne puisse trouver mauvais ou défectueux sous aucun rapport. C’est ce qui
fait que l’homme veut nécessairement la béatitude parce qu’il ne peut pas
vouloir n’être pas heureux ou être malheureux. Or, l’élection n’ayant pas pour
objet la fin, mais les moyens, comme nous l’avons dit (art. 3), elle ne s’exerce
pas sur le bien parfait qui est la béatitude, mais sur d’autres biens
particuliers ; c’est pour ce motif que l’homme ne choisit pas nécessairement,
mais librement.
Copyleft. Traduction
de l’abbé Claude-Joseph Drioux et de JesusMarie.com qui autorise toute personne à copier et à rediffuser par
tous moyens cette traduction française. La Somme Théologique de Saint Thomas
latin-français en regard avec des notes théologiques, historiques et
philologiques, par l’abbé Drioux, chanoine honoraire de Langres, docteur en
théologie, à Paris, Librairie Ecclésiastique et Classique d’Eugène Belin, 52,
rue de Vaugirard. 1853-1856, 15 vol. in-8°. Ouvrage honoré des
encouragements du père Lacordaire o.p. Si par erreur, malgré nos vérifications,
il s’était glissé dans ce fichier des phrases non issues de la traduction de
l’abbé Drioux ou de la nouvelle traduction effectuée par JesusMarie.com, et
relevant du droit d’auteur, merci de nous en informer immédiatement, avec
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puissions les retirer. JesusMarie.com accorde la plus grande importance au
respect de la propriété littéraire et au respect de la loi en général. Aucune
évangélisation catholique ne peut être surnaturellement féconde sans respect de
la morale catholique et des lois justes.
JesusMarie.com