Saint Thomas d’Aquin - Somme Théologique

1a 2ae = Prima Secundae = 1ère partie de la 2ème Partie

Question 16 : De l’usage

 

          Nous avons maintenant à nous occuper de l’usage, considéré comme un acte de la volonté par rapport aux moyens. — A cet égard quatre questions se présentent : 1° L’usage est-il un acte de la volonté ? (Le mot usage désigne ici l’application d’une chose quelconque à une opération, comme saint Thomas le définit lui-même dans sa réponse à cette question.) — 2° Existe-t-il chez les animaux ? — 3° A-t-il pour objet la fin ou les moyens ? — 4° Du rang qu'occupe l’usage par rapport à l’élection.

 

Article 1 : L’usage est-il un acte de la volonté ?

 

          Objection N°1. Il semble que l’usage ne soit pas un acte de la volonté. Car saint Augustin dit (De doct. christ., liv. 1, chap. 4, et De Trin., liv. 10, chap. 10) que l’usage consiste à employer une chose pour la rapporter à une autre. Or, c’est à la raison qu’il appartient de rapporter une chose à une autre, puisque c’est cette faculté qui rapporte et qui ordonne tout. Donc l’usage est un acte de la raison et par conséquent ce n’est pas un acte de la volonté.

          Réponse à l’objection N°1 : La raison s’occupe en effet de mettre une chose en rapport avec une autre, mais la volonté se porte vers l’objet que la raison a mis ainsi en rapport, et c’est en ce sens qu’on dit que l’usage consiste à rapporter une chose à une autre.

 

          Objection N°2. Saint Jean Damascène dit (De orth. fid., liv. 2, chap. 22) : L’homme se précipite vers l’opération, et c’est ce qu'on appelle l’impétuosité ; ensuite il s’en sert, et c’est ce qu’on nomme l’usage. Or, l’opération appartient à la puissance exécutive, tandis que l’acte de la volonté ne peut résulter de l’acte de cette puissance, puisque l’exécution est le dernier de tous les actes. Donc l’usage n’est pas un acte de la volonté.

          Réponse à l’objection N°2 : Saint Jean Damascène parle de l’usage selon qu’il appartient aux puissances exécutives.

 

          Objection N°3. Saint Augustin dit (Quæst., liv. 83, quæst. 30) que tout ce qui a été fait l’a été pour l’usage de l’homme, parce que la raison fait usage de tout en jugeant ce que l’homme a reçu. Or, c’est à la raison spéculative qu’il appartient de juger tout ce que Dieu a créé, et cette raison paraît absolument séparée de la volonté qui est le principe des actes humains. Donc l’usage n'est pas l’acte de la volonté.

          Réponse à l’objection N°3 : C’est la volonté qui porte l’intellect spéculatif à comprendre ou à juger. C'est pourquoi on rapporte l’usage à l’intellect spéculatif, selon qu’il est mû par la volonté comme les autres puissances exécutives.

 

          Mais c’est le contraire. Saint Augustin dit (De Trin., liv. 10, chap. 11) qu’user c’est mettre quelque chose au service de la volonté.

 

          Conclusion Puisque c’est à la volonté à appliquer toutes les facultés de l’âme, ses habitudes ou ses organes aux actes qui leur sont propres, l’usage lui appartient premièrement et principalement comme au premier moteur, il appartient ensuite à la raison parce qu’elle dirige et aux autres puissances parce qu’elles exécutent.

          Il faut répondre que l’usage d'une chose implique l’application de cette chose à une opération quelconque. C’est pourquoi nous donnons le nom d’usage à l’opération à laquelle nous appliquons une chose. Ainsi monter à cheval c’est faire usage d’un cheval, comme frapper c’est faire usage d’un bâton. Or, nous employons pour agir soit les principes actifs qui sont au dedans de nous-mêmes, comme les puissances de l’âme, soit les membres du corps. Ainsi l’intellect nous sert pour comprendre, l’œil pour voir, et les choses extérieures, comme un bâton, pour frapper. Mais il est évident que nous ne faisons servir à l’action les choses extérieures qu’au moyen de principes intrinsèques qui sont ou les puissances de l'âme, ou les habitudes de ces puissances, ou les organes qui sont les membres du corps. Comme nous avons montré plus haut (quest. 9, art. 1) que c’est la volonté qui meut les puissances de l’âme â l’égard de leurs actes, ce qui consiste à les employer à une œuvre quelconque, il s’ensuit évidemment que l’usage appartient en premier lieu et principalement à la volonté comme au premier moteur, qu’il appartient ensuite à la raison comme faculté directrice, et enfin aux autres puissances parce qu’elles exécutent. Ces puissances sont à la volonté qui s’en sert pour agir ce que sont les instruments à l’agent principal qui les emploie. Or, on n’attribue pas l’action proprement dite à l’instrument, mais à l’agent principal. Ainsi on attribue la construction d’une maison à celui qui la bâtit, mais non aux instruments dont il se sert. D’où il est évident que l’usage est à proprement parler l'acte de la volonté.

 

Article 2 : L’usage existe-t-il dans les animaux ?

 

          Objection N°1. Il semble que l’usage existe chez les animaux. Car la jouissance est plus noble que l’usage. En effet, comme le dit saint Augustin (De Trin., liv. 10, chap. 10), nous faisons usage de choses que nous rapportons à celles dont nous devons jouir. Or, les animaux ont la jouissance, comme nous l’avons vu (quest. 11, art. 2). Donc à plus forte raison ont-ils l’usage.

          Réponse à l’objection N°1 : La jouissance implique le mouvement absolu de l’appétit vers l’objet qu’on désire, tandis que l’usage implique le mouvement de l’appétit vers une chose qui se rapporte à une autre. Si donc on compare l’usage et la jouissance relativement à leurs objets, en ce sens la jouissance est plus noble que l’usage, parce que l’objet qu’on désire absolument pour lui-même est meilleur que celui qu’on ne désire que par rapport à un autre. Mais si on compare ensemble ces deux actes relativement au sujet qui les perçoit, l’usage est plus noble que la jouissance parce qu’il n’appartient qu’à la raison d’ordonner une chose à l’égard d’une autre, tandis que les sens peuvent percevoir absolument certains objets.

 

          Objection N°2. Employer ses membres pour une action c’est en faire usage. Or, les animaux se servent de leurs membres pour agir ; ainsi ils emploient leurs pieds pour marcher, leurs cornes pour frapper. Donc on peut dire qu’ils en font usage.

          Réponse à l’objection N°2 : Ce que les animaux font avec leurs membres ils le font instinctivement, mais non par suite de la connaissance qu’ils ont du rapport qui existe entre leurs membres et leurs actions : on ne peut donc pas dire, à proprement parler, qu’ils appliquent leurs membres à l’action, ni qu’ils en font usage.

 

          Mais c’est le contraire. Saint Augustin dit (Quæst., liv. 83, quæst. 30) qu’il n’y a que l’animal raisonnable qui puisse faire usage d’une chose.

 

          Conclusion Les animaux ne peuvent avoir d’usage puisqu’ils manquent de raison et qu’ils ne savent pas rapporter une chose à une autre.

          Il faut répondre que, comme nous l’avons dit (art. préc), l’usage consiste à appliquer un principe d’action à une action, comme le consentement consiste à appliquer le mouvement appétitif à un objet qu’on désire, comme nous l’avons dit (quest. préc, art. 1 à 3). Or, on ne peut appliquer une chose à une autre qu’autant qu’on a empire sur elle, et on ne peut exercer cet empire qu’autant qu’on saisit le rapport des choses entre elles, ce qui est le propre de la raison. C’est pourquoi il n’y a que l'animal raisonnable qui puisse consentir et user.

 

Article 3 : L’usage peut-il avoir pour objet la fin dernière ?

 

          Objection N°1. Il semble que l’usage puisse avoir pour objet la fin dernière. Car, d’après saint Augustin (De Trin., liv. 10, chap. 11), partout où il y a jouissance, il y a usage. Or, on jouit de la fin dernière. Donc on en fait usage.

          Réponse à l’objection N°1 : Saint Augustin parle de l’usage en général, selon qu’il implique le rapport de la fin à la jouissance que l’on cherche dans la fin elle-même.

 

          Objection N°2. User c’est mettre une chose à la disposition de la volonté, comme nous l’avons dit (art. 1). Or, il n’y a pas de chose à laquelle la volonté s'applique plus qu’à sa fin dernière. Donc l’usage peut avoir cette fin pour objet.

          Réponse à l’objection N°2 : La fin est mise à la disposition de la volonté pour que la volonté se repose en elle. Ainsi le repos qui consiste dans la fin est la jouissance ; c’est en ce sens qu’on parle de l’usage de la fin. Mais ce qui se rapporte à la fin est mis à la disposition de la volonté, non seulement par rapport à l’usage qu’on en fait, mais encore par rapport à une autre chose dans laquelle la volonté se repose.

 

          Objection N°3. Saint Hilaire dit (De Trin., liv. 2, in princ.) que l’éternité est dans le Père, l’espèce dans l’image, c’est-à-dire dans le Fils, l’usage dans le don qui est le Saint-Esprit. Or, le Saint-Esprit étant notre fin dernière puisqu’il est Dieu, l’usage peut avoir pour objet cette fin.

          Réponse à l’objection N°3 : Le mot usage est improprement employé par saint Hilaire pour signifier le repos dans la fin dernière, de la même manière qu’on l’emploie communément pour signifier sa possession, comme nous l'avons dit (Réponse N°1). Saint Augustin (De Trin., liv. 6, chap. 10) dit lui-même que saint Hilaire entend par l’usage, la délectation, la félicité ou la béatitude.

 

          Mais c’est le contraire. Saint Augustin dit (Quæst., liv. 83, quæst. 30) : On n’use pas de Dieu, mais on en jouit. Or, Dieu seul est notre fin dernière. Donc on ne doit pas user de la fin dernière.

 

          Conclusion Puisque l’usage consiste dans l’application d’une chose à une autre, il n’a pour objet que les moyens, mais non la fin dernière.

          Il faut répondre que l’usage, comme nous l'avons dit (art. 1), implique l’application d’une chose à une autre ; cette application ne pouvant se faire que sur ce qui se rapporte à une fin, il s’ensuit que l’usage a toujours pour objet les moyens. C’est pour ce motif qu’on donne le nom d’utiles (uti, utilis) aux choses qui sont en harmonie avec la fin, et que quelquefois le mot utilité est employé pour le mot usage. Mais il faut observer que la fin dernière s’entend de deux manières, d’une manière absolue et d’une manière relative. Car par le mot fin, comme nous l’avons dit (quest. 1, art. 8, et quest. 5, art. 2), quelquefois on entend l’objet même de la fin, d’autres fois son acquisition ou sa possession. Ainsi la fin de l’avare c’est ou l’argent ou la possession de l’argent. Il est évident que absolument parlant la fin dernière est la chose elle-même. Car la possession de l’argent n’est bonne qu’autant que l’argent est bon lui-même, et l’acquisition de l’argent ne se rapporte qu’à sa possession ; puisque l’avare ne cherche à avoir de l’argent que pour le posséder. Donc, absolument et à proprement parler, l’homme jouit de l’argent parce qu’il met dans l’argent sa fin dernière ; mais on dit qu’il en use parce qu’il en fait sa possession.

 

Article 4 : L’usage précède-t-il l’élection ?

 

          Objection N°1. Il semble que l’usage précède l’élection. Car après l’élection il n’y a rien autre chose que l’exécution. Or, puisque l’usage appartient à la volonté, il précède l’exécution. Donc il précède aussi l’élection.

          Réponse à l’objection N°1 : Le mouvement par lequel la volonté meut les puissances exécutrices précède l’exécution et suit l’élection. Par conséquent, comme l’usage appartient au mouvement de la volonté, il tient le milieu entre l’élection et l’exécution.

 

          Objection N°2. L’absolu est avant le relatif ; donc ce qui est moins relatif est avant ce qui l’est plus. Or, l’élection implique deux relations, l’une entre l'objet choisi et sa fin, l’autre entre l’objet choisi et celui auquel on le préfère, tandis que l’usage n’implique qu’une relation avec la fin. Donc l’usage est antérieur à l’élection.

          Réponse à l’objection N°2 : Ce qui est essentiellement relatif est postérieur à ce qui est absolu ; mais il n’est pas nécessaire que ce qui comporte le plus de relations soit postérieur à ce qui en comporte le moins ; même plus une cause est élevée et plus nombreuses sont les relations qu’elle a avec ses effets.

 

          Objection N°3. La volonté fait usage des autres puissances en ce sens qu’elle les meut. Or, la volonté se meut elle-même, comme nous l’avons dit (quest. 9, art. 3). Donc elle fait usage d’elle-même en s’appliquant à l’action. C’est ce qu’elle fait quand elle consent à une chose ; par conséquent l’usage est dans le consentement, et comme le consentement précède l’élection, ainsi que nous l’avons dit (quest. 15, art. 3, Réponse N°3), il s’ensuit que l’usage la précède aussi.

          Réponse à l’objection N°3 : L’élection précède l’usage quand il se rapporte au même objet. Mais rien n’empêche que l'usage d’une chose ne précède l’élection d'une autre. Et comme les actes de la volonté se réfléchissent sur eux-mêmes, dans tout acte volontaire on peut distinguer le consentement, l’élection et l’usage ; ainsi on pourrait dire que la volonté consent à son élection et à son consentement, et qu'elle fait usage d’elle-même pour son consentement et son élection, et quand ces actes se rapportent à quelque chose d’antérieur ils sont toujours antérieurs eux-mêmes.

 

          Mais c’est le contraire. Saint Jean Damascène dit (De orth. fid., liv. 2, chap. 22) que la volonté après l’élection se porte avec ardeur à l'action et qu’ensuite elle use. Donc l’usage vient après l’élection.

 

          Conclusion L’usage suit l’élection si on le considère par rapport à la volonté qui se sert des puissances exécutives, mais si on le considère par rapport à la raison il la précède.

          Il faut répondre que la volonté se rapporte de deux manières à l’objet voulu. 1° L’objet peut être dans le sujet qui le veut d’après le rapport de conformité qui existe entre eux. Ainsi on dit qu’on désire naturellement les choses qui se rapportent naturellement à une fin ; mais celui qui possède sa fin de la sorte ne la possède qu’imparfaitement. 2° Tout ce qui est imparfait tend à devenir parfait. C’est pourquoi l’appétit naturel aussi bien que l’appétit volontaire tend à posséder sa fin réellement, c’est-à-dire à la posséder parfaitement. Et c’est là ce qui constitue le second rapport de la volonté avec l’objet voulu. Mais l’objet voulu n’est pas seulement la fin, ce sont encore les moyens. La dernière chose qui appartienne à la première habitude de la volonté par rapport aux moyens c’est l’élection. Car alors l'action de la volonté est consommée puisqu'elle veut complètement ce qui se rapporte à la fin. L’usage au contraire appartient à la seconde habitude de la volonté par laquelle elle tend à la possession de l’objet voulu. D’où il est manifeste que l’usage vient après l’élection, si on le considère relativement à la volonté, selon qu’elle se sert des puissances exécutives en les mettant en mouvement. Mais comme la volonté meut quelquefois la raison et en fait usage, l’usage peut s’entendre des moyens selon qu’ils existent dans la raison qui les rapporte à la fin elle-même (Dans ce cas l’usage précède l’élection, parce que la raison rapporte à la fin les moyens qui y tendent, et les confère ensemble avant que la volonté se détermine à choisir ce qui lui paraît le plus convenable.), et en ce sens l’usage précède l’élection.

 

Copyleft. Traduction de l’abbé Claude-Joseph Drioux et de JesusMarie.com qui autorise toute personne à copier et à rediffuser par tous moyens cette traduction française. La Somme Théologique de Saint Thomas latin-français en regard avec des notes théologiques, historiques et philologiques, par l’abbé Drioux, chanoine honoraire de Langres, docteur en théologie, à Paris, Librairie Ecclésiastique et Classique d’Eugène Belin, 52, rue de Vaugirard. 1853-1856, 15 vol. in-8°. Ouvrage honoré des encouragements du père Lacordaire o.p. Si par erreur, malgré nos vérifications, il s’était glissé dans ce fichier des phrases non issues de la traduction de l’abbé Drioux ou de la nouvelle traduction effectuée par JesusMarie.com, et relevant du droit d’auteur, merci de nous en informer immédiatement, avec l’email figurant sur la page d’accueil de JesusMarie.com, pour que nous puissions les retirer. JesusMarie.com accorde la plus grande importance au respect de la propriété littéraire et au respect de la loi en général. Aucune évangélisation catholique ne peut être surnaturellement féconde sans respect de la morale catholique et des lois justes.

 

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