Saint Thomas d’Aquin - Somme Théologique
1a 2ae = Prima Secundae = 1ère partie de la 2ème Partie
Question 18 :
De la bonté et de la malice des actes humains en général
Après
avoir parlé du volontaire, nous avons maintenant à nous occuper de la bonté et
de la malice des actes humains. — Nous considérerons : 1° comment les actes
humains sont bons ou mauvais ; 2° quelles sont les conséquences de la bonté ou
de la malice de ces actes, comme le mérite ou le démérite, le péché et la
faute. — Sur le premier de ces deux points il y a trois choses à examiner : la
première a pour objet la bonté et la malice des actes humains en général ; la
seconde la bonté et la malice des actes intérieurs ; la troisième la bonté et
la malice des actes extérieurs. — A l’égard de la bonté et de la malice des
actes humains en général onze questions sont à faire : l° Toute action est-elle
bonne ou y en a-t-il qui soient mauvaises ? (Cette question a pour objet
d’expliquer la nature et l’origine du mal moral : ce problème difficile qui a
tant fatigué la philosophie ancienne, et dont les fausses solutions ont été la
source des plus graves erreurs.) — 2° L’action de l’homme est-elle bonne ou
mauvaise objectivement ? (D’après saint Thomas, tous les théologiens
distinguent dans la moralité de l’acte trois choses : l’objet, les
circonstances et la fin. Ces trois choses sont les principes de la moralité, et
c’est à ce triple point de vue qu’il faut se placer pour apprécier la valeur d’un
acte.) — 3° Tire-t-elle sa bonté ou sa malice des circonstances ? — 4° Les
tire-t-elle de sa fin ? (La fin ou l'intention n’est qu’une circonstance, mais
saint Thomas s’y arrête spécialement parce que de toutes les circonstances elle
est la plus importante.) — 5° Y a-t-il des actions humaines qui soient bonnes ou
mauvaises dans leur espèce ? (Cet article se borne à établir d’une manière
générale qu’il y a une différence spécifique entre le bien et le mal. Saint
Thomas recherche ensuite d’où vient cette différence.) — 6° L’acte doit-il à sa
fin son espèce de bonté ou de malice ? (Dans l'acte intérieur, l’objet et la
fin étant une même chose, il ne s’agit dans cet article que de l’acte
extérieur.) — 7° L’espèce qui résulte de la fin est-elle comprise sous l’espèce
qui provient de l’objet, comme sous son genre, ou est-ce le contraire ? — 8° Y
a-t-il des actes indifférents de leur espèce ? (Scot a prétendu qu’il n'y avait
pas d’actes indifférents dans leur espèce ; mais la plupart des théologiens
sont de l’avis de saint Thomas.) — 9° Y a-t-il des actes indifférents dans
l’individu ? (Il ne s’agit pas ici de la moralité des actes considérée par
rapport à l’ordre surnaturel. Car il est évident qu’à ce point de vue il y a
des actes indifférents. C’est pourquoi le concile de Constance a condamné cette
proposition de Jean Hus : Nulla sunt opera indifferentia
; sed hæc est divisio immediata humanorum operum quod sint vel virtuosa
vel vitiosa.) — 10° Y
a-t-il des circonstances qui constituent l’acte moral dans son espèce de bonté
ou de malice ? (Dans les articles précédents, saint Thomas a examiné comment
l’acte est spécifié par son objet et par sa fin. Maintenant il examine si les
circonstances en changent l’espèce et si elles en augmentent la gravité.) — 11°
Toute circonstance qui augmente la bonté ou la malice constitue-t-elle l’acte
moral dans l’espèce du bien ou du mal ? (Il est très important de distinguer
les circonstances qui changent l’espèce du péché de celles qui l’aggravent.
Car, d’après le concile de Trente, on est obligé de déclarer les premières en
confession (sess. XIV, ch. 5), tandis qu’à l’égard des autres
la question est controversée. Saint Thomas croit qu’on n’y est pas tenu
(in IV Sent., dist. 16 : quest. 3,
art. 2, quest. 5.)
Article
1 : Toutes les actions humaines sont-elles bonnes ou y en a-t-il de mauvaises ?
Objection
N°1. Il semble que toutes les actions de l’homme soient bonnes et qu’il n’y en
ait pas de mauvaises. Car saint Denis dit (De
div. nom.,
chap. 4) que le mal n’agit que par la vertu du bien. Or, la vertu du bien ne
peut produire le mal. Donc il n’y a pas d'action mauvaise.
Réponse
à l’objection N°1 : Le mal agit en vertu d’un bien qui est défectueux. Car s’il
n’y avait là rien de bon, il n’y aurait pas d’être, ni d’agent possible. Comme
s’il n’y avait rien de défectueux, il n’y aurait pas de mal. Par conséquent
l’action produite est un bien défectueux, parce qu’elle est bonne relativement
et mauvaise absolument.
Objection
N°2. Un être n’agit qu’autant qu’il est en acte. Or, une chose n'est pas
mauvaise selon qu’elle est en acte, mais selon que sa puissance est privée de
l’acte. Et suivant que sa puissance est perfectionnée par l’acte, elle est
bonne, comme le dit Aristote (Met.,
liv. 9, text. 19 et 20). Donc aucun être n’agit en
tant que mauvais, mais seulement en tant que bon ; par conséquent toutes les
actions sont bonnes, et aucune n’est mauvaise.
Réponse
à l’objection N°2 : Rien n’empêche qu’une chose ne soit en acte sous un rapport
et qu’à ce titre elle puisse agir et qu’elle soit privée de l’acte sous un
autre rapport et qu’elle ne produise en conséquence qu’une action défectueuse.
Ainsi un aveugle a en acte la puissance de marcher, et il peut au moyen de
cette puissance aller se promener ; mais comme il est privé de la vue qui
devrait diriger sa marche, sa promenade souffre de ce défaut puisqu’il ne va qu’en
trébuchant
Objection
N°3. Le mal ne peut être cause que par accident, comme le prouve saint Denis (De div. nom., cap. 4). Toute action est au
contraire un effet directement voulu. Donc aucune action n’est mauvaise, mais
elles sont toutes bonnes.
Réponse
à l’objection N°3 : Une action mauvaise peut produire un effet positif en
raison de ce qu’elle a de bonté et d’être. Ainsi un adultère peut être cause de
la naissance d’un enfant, mais cet effet résulte de la puissance naturelle de
cette action et non de ce qu’il y a en elle de coupable et de déréglé.
Mais
c’est le contraire. Le Seigneur dit (Jean, 3, 20) : Tout homme qui fait le mal hait la lumière. Donc il y a des actions
humaines qui sont mauvaises.
Conclusion
Comme la plénitude de l’être est de l’essence du bien, on ne peut pas dire que
toute action humaine soit absolument bonne ; mais selon qu’elle manque de la
plénitude de l’être qu’elle doit avoir, l’action de l’homme manque de bonté
dans cette même proportion et est réputée par conséquent mauvaise.
Il
faut répondre qu’on doit parler du bien et du mal dans les actions comme on
parle du bien et du mal dans les choses, parce que tous les êtres agissent
conformément à leur nature. Or, dans les choses il y a autant de bonté qu’il y
a d’être : car le bon et l’être rentrent l’un dans l’autre, comme nous l’avons
dit (1a pars, quest. 5, art. 3). Ainsi il n’y a que Dieu qui ait
toute la plénitude de son être dans son unité et sa simplicité. Toutes les
autres choses ont chacune la plénitude de l’être qui leur convient sous divers
rapports. D’où il arrive que certaines créatures peuvent
ne pas avoir toute la plénitude relative de leur être et manquer de
quelques-unes des conditions requises par leur nature. Pour la plénitude de l’être
humain, par exemple, il faut une âme et un corps avec toutes les puissances et
tous les instruments nécessaires à l’homme pour s’instruire et pour se mouvoir.
Si un individu est privé de quelqu’un de ces éléments, il manquera par là même
de ce qui constitue la plénitude de son être. Par conséquent il n’aura de bonté
qu’autant qu’il a d’être, et comme il n’a pas la plénitude de son être, on sera
obligé d’avouer qu’il manque de bonté et on dira qu’il est mauvais (La bonté de
l’acte consiste donc dans la plénitude de son être, c’est-à-dire qu’un acte est
bon quand il a toutes les qualités que sa nature requiert, et il est mauvais
quand il marque de quelques-unes de ces qualités.). C’est ainsi que dans un
aveugle il y a quelque chose de bon, c’est la vie ; mais il y a aussi du mal,
et c’est la privation de la vue. S’il n’y avait en lui ni être, ni bonté, on ne
pourrait le dire ni bon, ni mauvais. Mais parce que la plénitude de l’être est
de l’essence du bien, si une chose manque de la plénitude d’être que requiert
sa nature on ne dira pas qu’elle est absolument bonne, mais qu’elle l’est sous
un rapport en tant qu’être. On pourra néanmoins lui donner absolument le nom d’être
et l’appeler relativement non-être, comme nous l’avons dit (1a pars,
quest. 5, art. 1, réponse N°1). En appliquant ces principes à l’action il faut
donc dire que la bonté de chaque action est proportionnelle à ce qu’elle
possède d’être, et que conséquemment toute action manque de bonté selon qu’elle
manque de la plénitude d’être qu’elle doit avoir. C’est en ce sens qu’on dit qu’elle
est mauvaise. Ainsi sa malice est plus ou moins grande selon qu’elle pèche plus
ou moins du côté de la quantité, du lieu, du temps et de toutes les autres
choses que la raison requiert (C’est à la raison à déterminer les qualités que
l’action doit avoir. C’est ce qui fait dire à saint Liguori
que la bonté de l’acte consiste dans sa conformité avec la droite raison (Theol. mor. De act. hum.,
n° 54).
Article
2 : Les actions humaines tirent-elles leur bonté ou leur malice de leur objet ?
Objection
N°1. Il semble que l’action ne tire pas sa bonté ou sa malice de son objet. Car
l’objet de l'action est la chose même, et le mal n'existe pas dans les choses,
mais dans l’usage qu’en font ceux qui pèchent, comme le dit saint Augustin (De doct. christ., liv. 3, chap. 12).
Donc l’action humaine n'est pas bonne ou mauvaise d’après son objet.
Réponse
à l’objection N°1 : Quoique les choses extérieures soient bonnes en
elles-mêmes, elles ne sont pas toujours en parfait rapport avec telle ou telle
action. C’est pourquoi quand on les considère comme les objets de ces actions
elles ne sont plus bonnes.
Objection
N°2. L’objet par rapport à l’action en est comme la matière. Or, la bonté d’une
chose ne provient pas de sa matière, mais plutôt de sa forme qui est l’acte.
Donc le bien et le mal n’existent pas dans les actes d’après leur objet.
Réponse
à l’objection N°2 : L’objet n’est pas la matière dont se compose l’action, mais
la matière à laquelle elle se rapporte, et il a dans un sens un caractère
formel et c’est à ce titre qu’il détermine l'espèce de l’action.
Objection
N°3. L’objet de la puissance active est à l’action ce que l’effet est à la
cause. Or, la bonté de la cause ne dépend pas de l’effet, mais c’est plutôt le
contraire. Donc l’action humaine ne tire pas sa bonté et sa malice de son
objet.
Réponse
à l’objection N°3 : L’objet d’une action humaine n’est pas toujours l’objet
d'une puissance active. Car la puissance appétitive est passive sous un rapport
en ce sens qu’elle est mue par l’objet qu’elle appète. Néanmoins elle est le
principe des actes humains. Les objets des puissances actives n’ont pas
toujours non plus le caractère d’un effet, ils l’ont seulement quand ils sont
déjà transformés. Ainsi l’aliment transformé est l’effet de la puissance
nutritive, mais l’aliment qui ne l’est pas n’est à l'égard de cette puissance
que la matière sur laquelle elle opère. Or, de ce que l’objet est dans un sens
l’effet d'une puissance active il s’ensuit qu'il est le terme de son action et
que par conséquent il lui donne sa forme et son espèce, puisque le mouvement se
spécifie d’après son terme. Et quoique la bonté de l’action ne résulte pas de
la bonté de l’effet, cependant on dit qu’une action est bonne par là même
qu’elle peut produire un bon effet. Car la proportion
de l’action avec son effet est une raison de sa bonté.
Mais
c’est le contraire. Il est écrit (Osée, 9, 10) : Ils sont devenus abominables comme les choses qu’ils ont aimées.
Or, l’homme est ainsi devenu abominable à Dieu à cause de la malice de ses
actions. Donc la malice des actions est en raison des objets mauvais que l’homme
aime. On peut faire le même raisonnement sur la bonté de l’action.
Conclusion
Comme la bonté première d’une chose naturelle provient de la forme qui
détermine son espèce, de même la bonté première d’une action morale provient de
la convenance de son objet ; il en faut dire autant de sa malice morale.
Il
faut répondre que, comme nous l’avons dit (art. préc),
les actions ainsi que toutes les autres choses sont bonnes ou mauvaises d’après
la plénitude ou le défaut de leur être. Or, ce qui semble appartenir avant tout
à la plénitude de l’être c'est ce qui détermine l’espèce des choses. Dans l’ordre
de la nature les choses tirent leur espèce de leur forme, mais l’action la
reçoit de son objet comme le mouvement de son terme. C’est pourquoi comme la
bonté première d’une chose naturelle se juge d’après sa forme qui constitue son
espèce ; de même la bonté première d’un acte moral lui vient de la convenance de
son objet. C’est ce qui fait considérer comme une bonne chose en son genre l’usage
que l’on fait, par exemple, de sa propre chose. Et comme dans l’ordre de la
nature le premier mal serait qu’un être engendré ne reçût pas la forme de son
espèce, par exemple qu’au lieu d’engendrer un homme il vînt à produire autre
chose, de même en morale la malice première qui corrompt les actions vient de l’objet
(Ainsi l’objet est la partie principale de l’acte. C’est de lui que l’action
tire principalement sa bonté et sa malice, parce que l’objet est la chose
elle-même que veut la volonté directement et primitivement, tandis que les
circonstances ne sont qu’accidentelles et secondaires.). Ainsi prendre le bien
d’autrui est un mal dans son genre ; en prenant toutefois ici le genre pour l’espèce
(Scot prétend que l’objet ne détermine pas la bonté spécifique de l’acte, mais
seulement l’étendue de cette bonté. Son sentiment qu’il ne prouve pas n’a pas
été suivi.), selon cette manière de parler qui nous fait appeler genre humain
toute l’espèce humaine.
Article
3 : Les actions de l’homme sont-elles bonnes ou mauvaises d’après les
circonstances ?
Objection
N°1. Il semble que les actions ne soient pas bonnes ou mauvaises d’après les
circonstances. Car les circonstances environnent l’acte comme quelque chose qui
est en dehors de lui, ainsi que nous l’avons dit (quest. 7, art. 1). Or, le
bien et le mal existent dans les choses elles-mêmes, comme le dit Aristote (Met., liv. 6, text.
8). Donc l’action ne tire pas sa bonté ou sa malice des circonstances.
Réponse
à l’objection N°1 : Les circonstances sont en dehors de l’acte en ce sens
qu’elles n'appartiennent pas à son essence ; mais elles sont dans l’action
elle-même comme ses accidents. C’est ainsi que les accidents qui sont dans les
substances naturelles existent en dehors de leurs essences.
Objection
N°2. On considère la bonté ou la malice de l’acte surtout au point de vue de la
science morale. Or, les circonstances par là même qu’elles ne sont que des
accidents paraissent être en dehors des objets que la science considère, parce
qu’aucune science ne s’occupe de ce qui est accidentel, comme le dit Aristote (Met., liv. 6, text.
4). Donc la bonté ou la malice des actions ne provient pas des circonstances.
Réponse
à l’objection N°2 : Tous les accidents ne se rapportent pas accidentellement à
leurs sujets, mais il y a des accidents absolus qui sont l’objet de toutes les
sciences, et c’est à ce titre que la morale s’occupe des circonstances des
actes humains.
Objection
N°3. Ce qui convient à une chose substantiellement ne peut pas lui être
attribué accidentellement. Or, le bien et le mal conviennent à l'action
substantiellement, parce que l’action peut être bonne ou mauvaise en son genre,
comme nous l’avons dit (art. préc.). Donc il n’est
pas convenable que l’action soit bonne ou mauvaise d’après les circonstances.
Réponse
à l’objection N°3 : Puisque le bien rentre dans l’être comme l’être existe
substantiellement et accidentellement, de même on distingue le bien substantiel
et le bien accidentel, et cette distinction est applicable à l’ordre naturel
aussi bien qu’à l’ordre moral.
Mais
c’est le contraire. Aristote dit (Eth., liv. 2, chap.
6) que l’homme vertueux agit comme il faut, quand il faut et dans toutes les
circonstances convenables. Au contraire l’homme vicieux agit selon l’impulsion
d’un vice quelconque, quand il ne faut pas, où il ne faut pas et dans toutes
les circonstances qui ne conviennent pas. Donc les actions humaines sont bonnes
ou mauvaises suivant les circonstances.
Conclusion
Comme les choses naturelles reçoivent leur perfection non seulement de leurs
formes substantielles, mais encore des accidents qui leur surviennent, de même
on dit que les actes humains sont bons ou mauvais, non seulement d’après leurs
effets, mais encore d’après leurs circonstances.
Il
faut répondre que dans les choses naturelles on ne trouve pas toute la
plénitude de perfection que requiert la forme substantielle qui constitue leur
espèce ; mais qu’il y a au contraire une foule d'accidents qui viennent se
surajouter à leur être pour le compléter. C’est ainsi que l’homme doit sa
beauté à sa figure, à sa couleur et à mille autres choses semblables. Si l’une
d’elles vient à manquer il en résulte un mal. Or, il en est de même de
l'action. Car la plénitude de sa bonté ne consiste pas tout entière dans son
espèce ; mais les accidents qui surviennent y ajoutent quelque chose. Ces
accidents sont les circonstances exigées. C’est pourquoi si l’une de ces
circonstances vient à manquer, l’action est mauvaise (Par exemple, si une bonne
action n’est pas faite dans le temps voulu ou de la manière convenable, elle
devient mauvaise, d’après cet axiome de l'Ecole : Bonum ex integrâ causâ, malum ex minimo defectu.).
Article
4 : Les actions humaines sont-elles bonnes ou mauvaises d’après leur fin ?
Objection
N°1. Il semble que le bien et le mal dans les actes humains ne dépendent pas de
la fin. Car saint Denis dit (De div. nom., chap. 4) qu’on
ne fait rien en vue du mal. Par conséquent si la bonté ou la malice de l'action
découlait de sa fin il n’y aurait pas d’action mauvaise, ce qui est évidemment
faux.
Réponse
à l’objection N°1 : Le bien que se propose celui qui agit n'est pas toujours le
bien véritable ; tantôt il est vrai, tantôt il n’est qu’apparent ; c’est ce qui
fait que l’action peut être viciée par la fin.
Objection
N°2. La bonté de l'acte est quelque chose qui existe en lui, tandis que sa fin
est sa cause extrinsèque. Donc ce n’est pas d’après sa fin qu’on dit qu’une
action est bonne ou mauvaise.
Réponse
à l’objection N°2 : Quoique la fin soit une cause extrinsèque, cependant
l’action doit lui être convenablement proportionnée et s’y rapporter.
Objection
N°3. Il arrive quelquefois qu’une bonne action se rapporte à une fin mauvaise, comme quand on fait l’aumône par vaine gloire.
D’autres fois on fait au contraire une mauvaise action dans une bonne
intention, comme quand on vole pour donner aux pauvres. Donc la bonté ou la
malice de l'action ne vient pas de la fin.
Réponse
à l’objection N°3 : Rien n’empêche qu’une action n’ait l’une des qualités
énumérées et qu’elle ne manque d’une autre. D’après cela il arrive qu’une
action qui est bonne selon l’espèce ou les circonstances se rapporte à une fin mauvaise et réciproquement. Mais une action n’est bonne
absolument qu’autant qu’elle réunit toutes les sortes de bonté, parce que
l’absence d’une seule produit le mal, selon ce principe que le bien résulte
d’une cause intègre et parfaite (Ainsi pour qu'une action soit bonne,
moralement il faut qu’elle le soit tout à la fois sous le rapport de son objet,
sous le rapport des circonstances, et sous le rapport de la fin que se propose
celui qui l’accomplit. L’intention peut rendre mauvaise une action bonne, mais
elle ne peut rendre bonne une action mauvaise : Non faciamus mala
ut eveniant bona. Il ne
serait pas permis de voler pour faire l'aumône.), comme le dit saint Denis (De div. nom., chap. 4).
Mais
c’est le contraire. Boëce dit (Top., liv. 3, chap. 1) que l’action dont la fin est bonne est bonne
elle-même et que celle dont la fin est mauvaise est mauvaise aussi.
Conclusion
Les actions humaines dépendent de leur fin de telle façon qu’indépendamment de
la bonté absolue qu’elles ont d’elles-mêmes et de celle qu’elles tirent de leur
objet et des circonstances, elles reçoivent encore de leur fin une bonté ou une
malice particulière.
Il
faut répondre que la disposition des choses est par rapport à la bonté ce qu’elle
est par rapport à l’être. Ainsi il y a des choses dont l’être ne dépend pas d’un
autre ; pour ces choses il suffit de considérer leur être d'une manière
absolue. Il y en a d’autres dont l’être est au contraire dépendant. Il faut qu’on
les considère dans leurs rapports avec la cause dont ils dépendent. Or, comme l’être
d'une chose dépend de son agent et de sa forme, de même sa bonté dépend de sa fin.
C’est pourquoi dans les personnes divines qui n’ont pas une bonté dépendante d’un
autre être, on ne considère pas la nature de leur bonté d’après la fin. Mais
les actions humaines et toutes les choses dont la bonté est dépendante d’un
autre être doivent à la fin une bonté particulière qu’elles possèdent outre la
bonté absolue qui existe en elles. Par conséquent dans une action humaine on
peut distinguer quatre sortes de bonté : 1° une bonté de genre qui résulte de l’action
elle-même, parce que, comme nous l’avons dit (art. 1), la bonté de l'action est
proportionnelle à son être (Cette première espèce de bonté est purement
physique.) ; 2° une bonté d’espèce qui résulte de la convenance de son objet;
3° une bonté de circonstances qui provient de ce qu’il y a d’accidentel dans l’action
; 4° une bonté provenant de la fin, parce que l’acte a plus ou moins de bonté
selon ses rapports avec la cause qui le produit.
Article
5 : Y a-t-il des actions bonnes ou mauvaises dans leur espèce ?
Objection
N°1. Il semble que les actes moraux ne diffèrent pas spécifiquement sous le
rapport du bien et du mal. Car le bien et le mal existent dans les actes
conformément à ce qu’ils sont dans les choses, comme nous l’avons dit (art. 1).
Or, le bien et le mal ne diffèrent pas spécifiquement dans les choses, puisque
l’homme bon est de la même espèce que l’homme méchant. Donc quand il s’agit des
actes le bien et le mal ne diffèrent pas non plus l’espèce.
Réponse
à l’objection N°1 : Dans l’ordre des choses naturelles le bien qui est conforme
à la nature et le mal qui lui est contraire changent l’espèce des êtres. Car un
corps mort n’est pas de même espèce qu’un corps vivant. De même le bien qui est
conforme à la raison et le mal qui lui est contraire changent
l’espèce des actes moraux.
Objection
N°2. Le mal étant une privation est un non-être. Or, un non-être ne peut pas
former une différence, d’après Aristote (Met.,
liv. 3, text. 10). Donc puisque la différence
constitue l'espèce, il semble qu’un acte ne puisse être rangé dans une espèce
par là même qu’il est mauvais. Ainsi le bien et le mal ne diversifient pas l’espèce
des actes humains.
Réponse
à l’objection N°2 : Le mal n’implique pas une privation absolue, mais une
privation relative à telle ou telle puissance. Car on dit qu’un acte est
mauvais dans son espèce non parce qu’il n’a aucun objet, mais parce que son
objet n’est pas conforme à la raison, comme prendre le bien d’autrui. Par
conséquent son objet peut en raison de ce qu’il a de positif produire une
espèce d’acte mauvais.
Objection
N°3. Les effets des actes spécifiquement différents sont divers. Or, un acte
bon peut produire un effet de même espèce qu’un acte mauvais ; ainsi l’adultère
peut produire un enfant comme une alliance légitime. Donc les actes bons et les
actes mauvais ne sont pas d’espèce différente.
Réponse
à l’objection N°3 : L’acte conjugal et l’adultère diffèrent d'espèce par
rapport à la raison et produisent aussi des effets d’espèce différente, puisque
l’un mérite des éloges et des récompenses, tandis que l’autre n’est digne que
de blâme et de châtiment. Mais ils ne diffèrent pas spécifiquement relativement
à la puissance génératrice. C’est pourquoi ils produisent un effet qui est
spécifiquement le même.
Objection
N°4. Quelquefois ce sont les circonstances qui font dire qu’une action est
bonne ou mauvaise, comme nous l’avons vu (art. 3). Or, les circonstances ne
déterminent pas l’espèce de l’acte, puisque ce sont des accidents. Donc les
actes humains ne diffèrent pas d’espèce en raison de leur bonté et de leur
malice.
Réponse
à l’objection N°4 : La circonstance se prend quelquefois pour la différence
essentielle de l’objet relativement à la raison. Alors elle peut déterminer
l’espèce de l’acte moral (Il y a des circonstances qui changent l’espèce de
l’acte, comme saint Thomas le prouve (art. 10).). Il en doit être ainsi toutes
les fois que la circonstance transforme l’acte au point de le rendre mauvais de
bon qu’il était. Car la circonstance ne peut rendre l’acte mauvais qu’autant
qu'elle le rend contraire à la raison.
Mais
c’est le contraire. D’après Aristote (Eth., liv. 2, chap.
1 et 2), les actes sont entre eux comme les habitudes
qui les produisent. Or, une bonne habitude n'est pas de même espèce qu’une habitude
mauvaise ; ainsi la prodigalité diffère spécifiquement de la libéralité. Donc
un bon acte n’est pas non plus de même espèce qu’un mauvais.
Conclusion
Puisque l’acte tire son espèce de l’objet et qu’un objet bon diffère
spécifiquement d’un objet mauvais, il est évident que le bien et le mal ne sont
pas de la même espèce.
Il
faut répondre que nous avons vu que tout acte tire son espèce de son objet
(quest. 1, art. 3). Il est donc nécessaire que la différence de l’objet
produise dans les actes la diversité de l’espèce. Mais on doit observer qu’une
différence quelconque dans l'objet doit amener une différence d’espèce dans les
actes quand ils se rapportent à un même principe actif ; et que cette
différence n’existe pas s’ils se rapportent à un autre principe ; parce que ce
n’est pas ce qui existe accidentellement qui constitue l’espèce, mais seulement
ce qui existe d’une manière absolue. Or, la différence objective peut exister
absolument par rapport à un principe actif et accidentellement par rapport à un
autre. Ainsi la connaissance du son et de la couleur diffère absolument
relativement aux sens, mais non relativement à l’intellect. Or, quand il s’agit
des actes humains le bien et le mal se considèrent par rapport à la raison.
Car, comme le dit saint Denis (De div.
nom., chap. 4), le bien est ce qui est conforme à la raison, le mal c’est
ce qui lui est contraire. En effet pour chaque chose le bien c’est ce qui
convient à sa forme, le mal c’est ce qui ne lui convient pas. D’où il est
manifeste que la différence du bien et du mal, considérée objectivement, se
rapporte absolument à la raison ; c’est-à-dire que l’objet est bon ou mauvais
selon qu’il lui convient ou qu’il ne lui convient pas. D’ailleurs les actes
sont appelés des actes humains ou des actes moraux selon qu’ils sont
raisonnables. D’où il résulte que la bonté ou la malice des actes moraux en
change l’espèce, puisque toute différence absolue dans l’objet produit cet
effet.
Article
6 : L’acte humain tire-t-il de sa fin son espèce de bonté ou de malice ?
Objection
N°1. Il semble que la bonté et la malice qui proviennent de la fin des actions
n’en changent pas l’espèce. Car les actes tirent de leur objet leur espèce,
tandis que la fin est en dehors de la nature même de l'objet. Donc le bien et
le mal qui résultent de la fin des actions n’en diversifient pas l'espèce.
Réponse
à l’objection N°1 : La fin a la nature de l'objet (Elle se confond avec lui,
loin de lui être étrangère.), comme nous l’avons dit (dans le corps de
l’article et quest. 1, art. 3).
Objection
N°2. Ce qui existe par accident ne constitue pas l’espèce, comme nous l’avons
dit (art. 3). Or, c’est par accident que l’acte se rapporte à une fin, comme
quand on fait l’aumône par vaine gloire. Donc les actes ne sont pas
spécifiquement différents selon que leur fin est bonne ou mauvaise.
Réponse
à l’objection N°2 : Quoique le rapport de l’acte extérieur avec telle ou telle
fin soit un accident, il n’en est pas de même de l’acte intérieur de la volonté
qui est à l’acte extérieur ce que la forme est à la matière.
Objection
N°3. Des actes spécifiquement différents peuvent se rapporter à une seule et
même fin. Ainsi on peut faire par vaine gloire des actes vertueux et des actes
vicieux. Donc le bien et le mal considérés par rapport à la fin ne changent pas
l’espèce de l’acte.
Réponse
à l’objection N°3 : Quand beaucoup d’actes d’espèce différente se rapportent à
une seule et même fin, il y a diversité d’espèce par rapport aux actes
extérieurs et unité d’espèce à l’égard de l’acte intérieur (Ainsi celui qui
prie, qui jeûne, qui fait l’aumône, le tout par vaine gloire, produit des actes
extérieurs d’espèce différente, qui reviennent tous à un même acte intérieur,
parce qu’ils ont tous la même fin.).
Mais
c’est le contraire. Nous avons montré (quest. 1, art. 3) que les actes humains
tirent de la fin leur espèce. Donc le bien et le mal se considérant d’après la
fin, changent l’espèce de l’acte.
Conclusion
La bonté ou la malice des actes humains qui les distingue spécifiquement doit
se prendre aussi de la fin qui est l’objet propre de l’acte intérieur de la
volonté.
Il
faut répondre que, comme nous l’avons dit (quest. 1, art. 1), on donne le nom
d’actes humains à tous les actes volontaires. Or, on distingue deux sortes
d’actes volontaires, l’un qui est intérieur et l’autre extérieur. Ces deux
actes ont l’un et l’autre leur objet. La fin proprement dite est l’objet de
l’acte intérieur (Par rapport à l’acte intérieur, la fin et l’objet sont une
seule et même chose ; par conséquent c’est la fin qui en détermine l’espèce.),
tandis que l’objet de l’acte extérieur est la chose dont il s'occupe (L’objet
de l’acte extérieur est la chose dont il s’occupe, comme de bâtir une église :
sa fin est le but que la volonté se propose en faisant cette chose : ainsi, si
l’on bâtit une église, c’est pour y prier et servir Dieu lorsqu’elle sera
construite. Par rapport à l’acte extérieur, l’objet et la fin ne sont donc pas
une même chose. Il peut même se faire qu’un acte extérieur appartienne à une
espèce, de la part de sa fin, et à une autre espèce de la part de son objet.
Ainsi quand on fait l’aumône par vaine gloire, l’acte est bon, considéré dans
son objet, et il est mauvais, considéré dans sa fin.). Ainsi donc comme l’acte
extérieur se spécifie d’après l'objet dont il s’occupe ; de même l’acte
intérieur de la volonté se spécifie d’après sa fin, comme d’après son propre
objet. Or, ce qui émane de la volonté est formel par rapport à ce qui vient de
l’acte extérieur ; parce que la volonté emploie les membres comme des
instruments pour agir, et que les actes extérieurs ne sont moraux qu’autant
qu’ils sont volontaires. C’est pourquoi l’espèce de l’acte humain se considère
formellement d’après la fin et matériellement d’après l’objet de l’acte
extérieur (La fin de l’acte extérieur l’emporte donc sur son objet, comme la
forme l’emporte sur la matière. C’est ce qui justifie la conclusion
d’Aristote.). C’est ce qui fait dire à Aristote (Eth., liv. 5, chap. 2) que celui qui vole pour commettre un adultère
est, à proprement parler, un adultère plutôt qu’un voleur.
Article
7 : L’espèce de bonté qui résulte de la fin est-elle comprise sous l’espèce qui
résulte de l’objet comme sous son genre ou réciproquement ?
Objection
N°1. Il semble que l’espèce de bonté qui résulte de la fin soit comprise sous l’espèce
de bonté qui résulte de l’objet, comme l’espèce l’est sous le genre, par
exemple, quand on veut voler pour faire l'aumône. Car l’acte tire son espèce de
son objet, comme nous l’avons dit (art. préc. et art.
2, et quest. 1, art. 3). Or, il est impossible qu’une chose soit contenue dans
une espèce sans être comprise sous une espèce qui lui est propre ; parce que le
même objet ne peut appartenir à différentes espèces qui ne seraient pas
subordonnées l’une à l’autre. Donc l’espèce qui résulte de la fin est comprise
sous l'espèce qui résulte de l’objet.
Réponse
à l’objection N°1 : Substantiellement une chose ne peut pas appartenir à deux
espèces dont l’une ne serait pas subordonnée à l’autre. Mais par rapport à ce
qui lui est accidentel, une chose peut être rangée sous diverses espèces. Ainsi
une pomme peut d’après la couleur appartenir à une espèce, à l’espèce blanche,
par exemple, et d’après l’odeur être classée parmi les fruits odoriférants
(Mais elle est une substantiellement.). De même l’acte qui par sa substance
n’appartient naturellement qu’à une espèce, peut, en raison des conditions
morales qui s’y surajoutent, se rapporter à deux espèces, comme nous l’avons
dit (quest. 1, art. 3, Réponse N°3).
Objection
N°2. La dernière différence constitue toujours l’espèce la plus spéciale. Or,
la différence qui résulte de la fin semble être postérieure à celle qui résulte
de l’objet, parce que la fin est par sa nature en dernier lieu. Donc l’espèce
qui provient de la fin est comprise sous l'espèce qui provient de l'objet comme
étant la plus spéciale.
Réponse
à l’objection N°2 : La fin se trouve en dernier lieu dans l’exécution, mais
elle est en premier lieu dans l’intention, et c’est d'après l’intention qu’on
juge de l’espèce des actes moraux.
Objection
N°3. Plus une différence est formelle et plus elle est spéciale, parce que la
différence est au genre ce que la forme est à la matière. Or, l’espèce qui
provient de la fin est plus formelle que celle qui provient de l’objet, comme
nous l’avons dit (art. préc.). Donc l’espèce qui
vient de la fin est contenue sous l'espèce qui vient de l’objet comme l’espèce
la plus spéciale sous le genre auquel elle correspond.
Réponse
à l’objection N°3 : La différence est au genre ce que la forme est à la
matière, parce que c’est la différence qui fait que le genre est en acte. Mais
on considère encore le genre comme étant plus formel que l’espèce, en ce sens
qu’il est plus absolu et moins restreint. C’est pourquoi les parties de la
définition se ramènent au genre de la cause formelle, comme le dit Aristote (Phys., liv. 2, text.
31). D’après cela le genre est plus formellement la cause de l’espèce, et il
doit être d’autant plus formel qu’il est plus général.
Mais
c’est le contraire. Les différences de chaque genre sont déterminées. Or, un
acte qui est objectivement de même espèce peut se rapporter à une infinité de
fins ; ainsi on peut voler pour faire une foule de choses bonnes ou mauvaises.
Donc l’espèce qui résulte de la fin n’est pas comprise sous l’espèce qui
résulte de l’objet comme sous son genre.
Conclusion
L'espèce morale que l'acte tire de sa fin n’est pas comprise sous l’espèce qu’il
tire de son objet, comme sous son genre, mais ce sont deux espèces distinctes.
Il
faut répondre que l’objet de l’acte extérieur peut se rapporter de deux
manières à la fin de la volonté. 1° Il peut s'y rapporter de lui-même, comme
bien combattre se rapporte de soi-même à la victoire ; 2° il peut s’y rapporter
par accident : c’est ainsi que prendre le bien d’autrui peut avoir
accidentellement pour but de faire l’aumône. Or, comme le dit Aristote (Met., liv. 7, text.
43), il faut que les différences qui divisent un genre et qui constituent ses
espèces, le divisent par elles-mêmes. Si elles le divisent par accident, la
division qui en résulte n’est pas exacte. Par exemple si l’on disait : Parmi les animaux l’un est raisonnable et l’autre
ne l’est pas, et parmi les animaux déraisonnables l’un a des ailes et l’autre n’en
a pas ; cette dernière division serait vicieuse, parce qu’avoir des ailes
et n’en pas avoir ne sont pas des caractères qui déterminent par eux-mêmes ce
qui est déraisonnable. Mais il faut ainsi diviser : Parmi les animaux les uns ont des pieds, les autres n'en ont pas ;
parmi ceux qui ont des pieds les uns en ont deux, les autres quatre, d'autres
un plus grand nombre, parce que ces caractères déterminent par eux-mêmes
une première différence. Ainsi donc quand l’objet ne se rapporte pas à la fin
par lui-même, la différence spécifique qui en provient ne détermine pas par
elle-même la différence spécifique qui résulte de la fin, ni réciproquement (Dans
ce cas, l’objet et la fin sont deux choses distinctes, et l’acte renferme deux
espèces, l’une qui résulte de l’objet, et l’autre qui résulte de la fin. Il
peut donc y avoir alors deux fautes dans un seul acte, comme le dit saint
Thomas.). Par conséquent l’une de ces espèces n'est pas contenue sous l’autre ;
mais il y a un acte moral qui se rapporte à chacune d’elles comme à deux choses
parfaitement distinctes. C’est ce qui nous fait dire que celui qui vole pour
faire un adultère commet deux fautes dans un seul acte. Mais si l’objet se
rapporte à la fin par lui-même, l’une des différences supposées détermine l’autre
par elle-même, et conséquemment l’une de ces espèces est comprise sous l'autre.
Il ne reste plus qu’à examiner quelle est celle qui est contenue sous l’autre.
Pour le voir évidemment il faut considérer : 1° que plus la forme d’où l’on
prend la différence est particulière et plus cette différence est spécifique ;
2° que plus un agent est universel et plus la forme qui en procède est
universelle aussi ; 3° que plus la fin est dernière ou extrême et plus l’agent
auquel elle répond est universel lui-même. Ainsi la victoire qui est la fin
dernière d’une armée est la fin que se propose le général en chef, tandis que
les officiers inférieurs n’ont d’autre but que de diriger tel ou tel bataillon.
D’où il suit que la différence spécifique qui résulte de la fin est plus
générale, et la différence qui provient de l’objet qui se rapporte par lui-même
à cette fin est spécifique relativement à lui. Car la volonté dont la fin est l’objet
propre est le moteur universel par rapport à toutes les puissances de l’âme
dont les objets propres sont les objets des actes particuliers (Quand il y a
subordination entre la fin et l’objet, c'est donc l’espèce qui résulte de la fin
qui renferme l’espèce qui résulte de l’objet.).
Article
8 : Y a-t-il des actes humains indifférents dans leur espèce ?
Objection
N°1. Il semble que les actes humains ne soient pas indifférents dans leur
espèce. Car le mal est la privation du bien, d’après saint Augustin (Ench., chap. 11). Or, la privation et l’habitude
sont des opposés entre lesquels il n’y a pas d'intermédiaire, suivant Aristote
(in praedic. De
oppos.). Donc il n’y a pas d’acte qui soit
indifférent dans son espèce, comme s’il y avait un milieu entre le bien et le
mal.
Réponse
à l’objection N°1 : Il y a deux sortes de privation : l’une qui consiste dans
la privation de l’être ; cette sorte de privation ne laisse rien, mais elle
détruit tout. Ainsi la cécité détruit totalement la vue ; les ténèbres, la
lumière ; la mort, la vie. Entre cette privation et l’habitude opposée il ne
peut pas y avoir d’intermédiaire à l’égard de leur objet propre. Mais il y a
une autre privation qui consiste dans la privation d’une partie de l’être.
Ainsi la maladie est une privation de la santé, non que la santé soit
totalement détruite, mais on est en quelque sorte en voie de la perdre
entièrement et d’arriver à la mort. C’est pourquoi cette privation par là même
qu’elle laisse quelque chose n’est pas toujours immédiate relativement à
l’habitude opposée, et c’est de cette façon que le mal est la privation du
bien, comme le dit Simplicius dans son commentaire sur les catégories. Car il
ne détruit pas tout le bien, mais il en laisse quelque chose. Conséquemment il
peut y avoir quelque chose d'intermédiaire entre le bien et le mal (Il y a
ainsi un milieu entre le bien et le mal moral, qui n’est ni l’un ni l’autre, et
qui est par conséquent indifférent.).
Objection
N°2. Les actes humains tirent leur espèce de leur fin ou de leur objet comme
nous l’avons dit (quest. 1, art. 3 et art. 6 de cette question.). Or, tout
objet et toute fin sont bons ou mauvais. Donc tout acte humain est bon ou
mauvais dans son espèce ; il n’y en a donc aucun qui soit indifférent.
Réponse
à l’objection N°2 : Tout objet ou toute fin a une bonté ou une malice
naturelle, mais tout objet n’implique pas toujours une bonté ou une malice
morale qui résulte de ses rapports avec la raison, comme nous l’avons dit (dans
le corps de l’article.), et c’est précisément de cela qu’il s’agit ici.
Objection
N°3. Comme nous l’avons dit (art. 1), on appelle bon tout acte qui a le degré
de bonté qu’il doit avoir, et mauvais tout acte qui manque de quelque chose qui
lui serait nécessaire. Or, tout acte a nécessairement toute la plénitude de sa
bonté ou il ne l’a pas. Par conséquent tout acte est
nécessairement bon ou mauvais dans son espèce, et il n’y a aucun acte indifférent.
Réponse
à l’objection N°3 : Tout ce qu’il y a dans l’acte n’appartient pas à son
espèce. Par conséquent puisqu’il ne renferme pas dans la nature de son espèce
tout ce qui appartient à la plénitude de sa bonté, il n’est pas nécessaire qu’il
soit spécifiquement bon ou mauvais. Ainsi l’homme n’est ni vertueux, ni vicieux
selon son espèce (L’homme est lui-même indifférent naturellement, c’est-à-dire
que c’est à son libre arbitre qu’il appartient de prononcer entre le vice et la
vertu.).
Mais
c’est le contraire. Saint Augustin dit (De
serm. Dom. in mont., liv.
2, chap. 18) : Il y a des actions intermédiaires qui peuvent provenir d’un bon
ou d’un mauvais esprit et sur lesquelles il est téméraire de prononcer (Saint
Jérôme dit aussi (Ep. 89) : Bonum est continentia, malum
est luxuria, inter utrumque
indifferens ambulare.).
Donc il y a des actes indifférents de leur espèce.
Conclusion
Il y a des actes humains indifférents dans leur espèce, c’est-à-dire dont l’objet
n’a rien de rationnel, comme lever une paille de terre.
Il
faut répondre que, comme nous l’avons dit (art. 2), tout acte se spécifie d’après
son objet. L’acte humain qu’on appelle l’acte moral se spécifie d'après l’objet
qui se rapporte au principe des actes humains, qui est la raison. Par
conséquent si l'objet d’un acte renferme quelque chose qui soit en harmonie
avec l’ordre rationnel, cet acte est bon dans son espèce ; comme faire l’aumône
à un indigent. Mais s’il renferme quelque chose qui répugne à l’ordre
rationnel, il est mauvais dans son espèce, comme prendre le bien d’autrui. Or,
il arrive parfois que l’objet de l’acte ne renferme rien qui soit du ressort de
l’ordre rationnel. Ainsi lever de terre une paille, aller au champ, etc., sont
des choses qui ne relèvent en rien de la raison. Ces actes sont donc
indifférents dans leur espèce.
Article
9 : Y a-t-il des actes indifférents considérés dans l’individu ?
Objection
N°1. Il semble qu’il y ait des actes indifférents considérés dans l’individu.
Car il n’y a pas d’espèce qui ne contienne ou qui ne puisse contenir sous elle
quelque individu. Or, comme il y a des actes qui sont indifférents de leur
espèce, il semble qu’il y ait des actes individuels qui puissent l’être aussi.
Réponse
à l’objection N°1 : Il peut arriver de plusieurs manières qu'un acte soit
indifférent dans son espèce. Ainsi un acte pourrait être indifférent dans son
espèce parce que sa nature exigerait qu’il fût tel. La raison le conçoit, mais
en réalité il n’y a pas d’acte qui soit indifférent de cette manière. Car il n'y
a pas d’acte dont l’objet ne puisse être rendu bon ou mauvais soit par la fin,
soit par les circonstances. On peut encore dire qu’un acte est indifférent de
son espèce parce qu’il n’est spécifiquement ni bon, ni mauvais, et qu'il doit
être rendu tel par autre chose. Ainsi il n’est pas dans l’espèce de l’homme d’être
blanc ou noir ; il n'est pas non plus dans son espèce de n’être ni l’un ni l’autre.
Car il peut devenir blanc ou noir en vertu d'autres principes que ceux qui
déterminent son espèce.
Objection
N°2. Les actes individuels produisent des habitudes qui leur ressemblent, comme
le dit Aristote (Eth., liv. 2, chap. 1, 2 et 6). Or, d’après
ce même philosophe il y a des habitudes indifférentes (Eth., liv. 4, chap. 1), comme la placidité et la prodigalité, qui ne
sont pas des habitudes essentiellement mauvaises, mais qui ne sont pas non plus
de bonnes habitudes puisqu’elles s’écartent de la vertu. Donc il y a aussi des
actes individuels qui sont indifférents.
Réponse
à l’objection N°2 : D’après Aristote le méchant proprement dit est celui qui
nuit aux autres hommes. C’est en ce sens qu’il dit que le prodigue n’est pas
méchant parce qu’il ne nuit qu’à lui-même ; et il en est de même de tous ceux
qui ne font pas tort au prochain. Pour nous, nous appelons mal en général tout
ce qui répugne à la droite raison ; en ce sens tout acte individuel est bon ou
mauvais, comme nous l’avons dit (dans le corps de l’article.).
Objection
N°3. Le bien moral appartient à la vertu, tandis que le mal moral appartient au
vice. Or, il arrive quelquefois qu’un acte qui est indifférent de son espèce ne
se rapporte ni à une fin bonne, ni à une fin mauvaise. Donc il arrive qu’un
acte individuel est indifférent.
Réponse
à l’objection N°3 : Toute fin que la raison se propose, après en avoir
délibéré, se rapporte à quelque chose de bon ou à quelque chose de mauvais.
Car, par exemple, ce que l’on fait, pour la santé du corps ou pour son repos
est une action vertueuse dans celui qui ne se sert de son corps que pour
travailler au bien. Et il en est de même évidemment de tout le reste.
Mais
c’est le contraire. Saint Grégoire dit (Mor., liv. 7, chap.
25) : Une parole oiseuse est celle qui n’est pas utilement droite, justement
nécessaire et pieusement utile. Or, toute parole oiseuse est mauvaise, puisque
les hommes en rendront compte au jour du jugement, comme il est dit dans l’Evangile
(Matth., 12,
26). Mais si une parole est justement nécessaire ou pieusement utile, elle est
bonne. Par conséquent toute parole est bonne ou mauvaise, et pour la même
raison il en est ainsi de tout acte. Donc il n’y a pas d'acte individuel qui
soit indiffèrent.
Conclusion
Il est nécessaire que tout acte humain pris individuellement, quand il est fait
avec délibération, soit bon ou mauvais ; cependant s’il ne provenait que de l’imagination,
comme celui qui se frotte la barbe sans y penser, rien n’empêcherait qu’il ne
fût indifférent.
Il
faut répondre qu’il arrive quelquefois qu’un acte qui est indifférent dans son
espèce est cependant bon ou mauvais considéré en
particulier (in individuo).
Il en est ainsi parce que l’acte moral, comme nous l’avons dit (art. 3) tire sa
bonté non seulement de l’objet qui le spécifie, mais encore des circonstances
qui sont en quelque sorte des accidents. C’est ainsi qu’il y a des choses qui
conviennent à l’homme individuellement comme accidents et qui ne lui
conviennent pas sous le rapport de l’espèce. D’ailleurs il est nécessaire que
tout acte individuel renferme une circonstance qui le rende bon ou mauvais, au
moins par rapport à la fin qu’on se propose. Car puisque c’est à la raison à
ordonner les choses, l’acte produit par ses délibérations, s’il ne se rapporte
pas à une fin légitime, répugne par là même à la
raison et devient conséquemment mauvais. S’il se rapporte au contraire à une fin légitime, il s’accorde alors avec la raison et devient
un acte bon. Or, il est nécessaire qu’il se rapporte à une fin légitime ou qu’il
ne s’y rapporte pas. Par conséquent il faut que tout acte humain qui est
raisonné soit individuellement bon ou mauvais. — Si l’acte ne procède pas de la
raison, mais de l’imagination, comme celui qui se frotte la barbe, qui meut la
main ou le pied sans y penser, cet acte n’est pas, à proprement parler, un acte
moral ni un acte humain, puisque les actes moraux doivent avoir la raison pour
principe. Ce sera un acte indifférent qui se trouvera hors de la sphère des
actes moraux (C’est ce que les théologiens appellent des actes de l’homme.).
Article
10 : Les circonstances constituent-elles l’acte moral dans son espèce de bonté
ou de malice ?
Objection
N°1. Il semble que les circonstances ne puissent pas constituer l’espèce de
l'acte bon ou mauvais. Car l’espèce de l’acte provient de l’objet dont les
circonstances diffèrent. Donc les circonstances ne déterminent pas l’espèce de
l’acte.
Réponse
à l’objection N°1 : La circonstance, selon qu’elle spécifie l’acte, est une
condition de l’objet, ainsi que nous l’avons dit (dans le corps de l’article.),
et elle est comme la différence spécifique de l’acte.
Objection
N°2. Les circonstances sont par rapport à l’acte moral des accidents, comme
nous l’avons dit (quest. 7, art. 1). Or, l’accident ne constitue pas l’espèce.
Donc les circonstances ne déterminent pas non plus l’espèce du bien ou du mal.
Réponse
à l’objection N°2 : La circonstance qui reste telle a la nature d’un accident
et ne spécifie pas l’acte ; elle ne le spécifie qu’autant qu’elle devient la
condition principale de l'objet.
Objection
N°3. Une même chose ne forme pas plusieurs espèces. Or, il y a dans un même
acte plusieurs circonstances. Donc la circonstance ne constitue pas l’acte
moral dans une espèce de bonté ou de malice.
Réponse
à l’objection N°3 : Toute circonstance ne constitue pas l’acte moral dans une
espèce de bien ou de mal ; parce que toute circonstance n’implique pas un
accord ou un désaccord avec la raison. Par conséquent quoique un acte ait
plusieurs circonstances il ne suit pas de là qu’il soit de plusieurs espèces.
D’ailleurs il ne répugne pas qu’un acte comprenne plusieurs espèces distinctes
l’une de l’autre, comme nous l’avons dit (art. 7, réponse N°1, et quest. 1,
art. 3, réponse N°3).
Mais
c’est le contraire. Le lieu est une circonstance. Or, le lieu constitue l’acte
moral dans une certaine espèce de mal. Car voler dans un lieu saint est un
sacrilège. Donc la circonstance constitue l’acte moral dans une certaine espèce
de bien ou de mal.
Conclusion
Toutes les fois qu’une circonstance se rapporte à un ordre spécial de la
raison, pour ou
contre, cette circonstance constitue
une espèce d’acte moral bonne ou mauvaise.
Il
faut répondre que comme les espèces des choses naturelles sont constituées par
leurs formes naturelles ; de même les espèces des actes moraux sont constituées
par les formes telles que la raison les conçoit, comme on le voit par ce que
nous avons dit (art. 5). Mais comme la nature est déterminée à une chose unique
et que ses opérations ne peuvent être indéfinies, il est nécessaire d’arriver à
une dernière forme d’où l’on prenne la différence spécifique après laquelle il
ne puisse plus y en avoir d’autre qui soit spécifique aussi. C’est ce qui fait
que dans les choses naturelles, ce qui est accidentel ne peut être pris comme
une différence constitutive de l’espèce. Mais la marche de la raison n’est pas,
comme la nature, déterminée à une forme unique. Elle peut toujours aller au
delà du terme qu’on lui a désigné. C’est pourquoi ce qui dans un acte est pris
pour une circonstance surajoutée à l’objet qui détermine l'espèce de l'acte,
peut être envisagé ensuite par la raison comme une condition principale de
l’objet et produire à ce titre une moralité d’une nouvelle espèce. Ainsi prendre le bien d’autrui est un acte qui
tire son espèce de l’objet qui n’appartenait pas à celui qui l’a dérobé, et
c’est ce qui fait de cet acte un larcin. Si on considère ensuite le rapport du
lieu ou du temps, on entrera alors dans la nature des circonstances. Or, comme
la raison embrasse dans sa sphère le lieu, le temps et les autres circonstances
de cette nature, il peut se faire que la condition de lieu par rapport à
l’objet soit contraire à un ordre rationnel, par exemple à l’ordre qui défend
de faire injure au lieu saint. Par conséquent prendre le bien d’autrui dans le
lieu saint ajoute au larcin une répugnance spéciale par rapport à la raison.
C’est pourquoi le lieu, qui était auparavant considéré comme une circonstance,
est maintenant regardé comme une condition principale de l’objet qui répugne à
la raison. Ainsi toutes les fois qu’une circonstance se rapporte à un ordre
spécial de la raison, pour ou contre, il faut que cette circonstance
spécifie l’acte moral, qu’il soit bon ou mauvais (Ainsi la circonstance change
l’espèce de l’acte toutes les fois qu’elle a par elle-même, et indépendamment
de l’objet, une bonté ou une malice spéciale et distincte.).
Article
11 : Toute circonstance qui augmente la bonté ou la malice constitue-t-elle
l’acte dans une nouvelle espèce de bien ou de mal ?
Objection
N°1. II semble que toute circonstance qui appartient à la bonté ou à la malice
d’un acte le spécifie. Car le bien et le mal sont les différences spécifiques
des actes moraux. Donc ce qui établit une différence dans la bonté ou la malice
d’un acte moral produit en lui une différence spécifique ou une différence d’espèce.
Or, ce qui ajoute à la bonté ou à la malice d'un acte établit une différence
dans sa bonté et sa malice, et produit par conséquent une différence d’espèce.
Donc toute circonstance qui ajoute à la bonté ou à la malice d’un acte
constitue une espèce.
Réponse
à l’objection N°1 : Dans les choses susceptibles de plus et de moins la
différence d’intensité ou de relâchement ne diversifie pas l’espèce, comme ce
qui diffère en blancheur selon le plus et le moins ne diffère pas pour l’espèce
de la couleur. De même ce qui établit une différence en bien ou en mal selon le
plus et le moins ne fait pas que l’acte moral diffère selon l’espèce.
Objection
N°2. Ou la circonstance qui survient a en elle
une raison de bonté ou de malice ou elle n’en a pas. Si elle n’en a pas, elle
ne peut ajouter à la bonté ou à la malice de l’acte ; parce que ce qui n’est
pas bon ne peut rendre une autre chose meilleure, et ce qui n’est pas mauvais
ne peut la rendre pire. Si elle a en elle une raison de bonté ou de malice,
elle a par là même une certaine espèce de bien ou de mal. Donc toute
circonstance qui augmente la bonté ou la malice constitue une nouvelle espèce
de bien ou de mal.
Réponse
à l’objection N°2 : La circonstance qui aggrave le péché ou qui augmente la
bonté de l’acte quelquefois n’a pas de bonté ou de malice par elle-même, mais
selon qu’elle se rapporte à une autre condition de l’acte, comme nous l’avons
dit (dans le corps de l’article.). C’est pourquoi elle ne produit pas une
espèce nouvelle, mais elle augmente la bonté ou la malice qui provient de la condition
qu’elle suppose.
Objection
N°3. D’après saint Denis (De div. nom., chap. 4),
le mal résulte de défauts particuliers. Or, toute circonstance qui aggrave la
malice de l’acte a un défaut spécial. Donc elle produit par là même une
nouvelle espèce de péché. Par la même raison toute circonstance qui augmente la
bonté de l'acte semble ajouter une nouvelle espèce de bien ; comme toute unité
en s’ajoutant au nombre fait une nouvelle espèce de nombre. Car le bien
consiste dans le nombre, le poids et la mesure.
Réponse
à l’objection N°3 : Toute circonstance n’entraîne pas un défaut particulier par
elle-même, mais seulement par rapport à un autre objet. De même toute
circonstance n’ajoute pas par elle-même une perfection nouvelle, mais seulement
par rapport à une autre chose. C’est pourquoi quoiqu’elle augmente la bonté ou
la malice de l’acte, elle n’en change pas toujours l’espèce.
Mais
c’est le contraire. Le plus et le moins ne diversifient pas l’espèce. Or, la
circonstance qui ajoute à la bonté ou à la malice de l’acte est du plus au
moins. Donc toute circonstance de cette nature ne constitue pas une nouvelle
espèce de bien ou de mal moral.
Conclusion
Toute circonstance qui augmente la bonté ou la malice de l’acte n’est pas bonne
ou mauvaise par elle-même, c’est pourquoi elle ne produit pas toujours une
nouvelle espèce de bien ou de mal.
Il
faut répondre que, comme nous l’avons dit (art. préc),
la circonstance produit une nouvelle espèce de bien ou de mal quand elle se
rapporte à un ordre spécial de la raison. Mais il arrive quelquefois qu’une
circonstance ne se rapporte au bien ou au mal moral qu’autant qu’elle
présuppose une autre circonstance qui spécifie elle-même la bonté ou la malice
de l’acte humain. Ainsi prendre quelque chose en grande ou en petite quantité,
cette circonstance n'est moralement bonne ou mauvaise qu’autant qu’elle en
présuppose une autre qui détermine la bonté ou la malice de l’acte ; par
exemple que la chose appartenait à autrui, ce qui répugne à la raison. Par
conséquent prendre le bien d’autrui en grande ou en petite quantité ce n’est
pas une circonstance qui diversifie l’espèce du péché, seulement elle peut l’aggraver
ou le diminuer. Il en est de même des autres maux ou des autres biens. Donc toute circonstance qui augmente la bonté ou la
malice de l’acte moral n’en diversifie pas l’espèce.
Copyleft. Traduction
de l’abbé Claude-Joseph Drioux et de JesusMarie.com qui autorise toute personne à copier et à rediffuser par
tous moyens cette traduction française. La Somme Théologique de Saint Thomas
latin-français en regard avec des notes théologiques, historiques et
philologiques, par l’abbé Drioux, chanoine honoraire de Langres, docteur en
théologie, à Paris, Librairie Ecclésiastique et Classique d’Eugène Belin, 52,
rue de Vaugirard. 1853-1856, 15 vol. in-8°. Ouvrage honoré des
encouragements du père Lacordaire o.p. Si par erreur, malgré nos vérifications,
il s’était glissé dans ce fichier des phrases non issues de la traduction de
l’abbé Drioux ou de la nouvelle traduction effectuée par JesusMarie.com, et
relevant du droit d’auteur, merci de nous en informer immédiatement, avec
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puissions les retirer. JesusMarie.com accorde la plus grande importance au
respect de la propriété littéraire et au respect de la loi en général. Aucune
évangélisation catholique ne peut être surnaturellement féconde sans respect de
la morale catholique et des lois justes.
JesusMarie.com