Saint Thomas d’Aquin - Somme Théologique
1a 2ae = Prima Secundae = 1ère partie de la 2ème Partie
Question 19 :
De la bonté et de la malice de l’acte intérieur de la volonté
Après
avoir parlé de la bonté et de la malice des actes en général, nous avons maintenant
à nous occuper de la bonté de l'acte intérieur de la volonté. — A cet égard dix
questions se présentent : 1° La bonté de la volonté dépend-elle de l’objet ? (Il
ne s'agit ici que de l’acte intérieur qui émane directement de la volonté. Il
est utile de se rappeler que par rapport à cet acte l’objet et la fin sont une même chose.) — 2° Ne dépend-elle que de l’objet ? (Tout
cet article roule sur ce que nous avons dit précédemment, c’est que, pour
l’acte intérieur, sa fin est son objet, tandis qu’il n’en est pas de même pour
les actes extérieurs ou commandés.) — 3° Dépend-elle de la raison ? (Les
prescriptions de notre raison ou la conscience sont notre règle prochaine et
intrinsèque en morale, et la loi éternelle dont il est question dans l’article
suivant en est la règle extrinsèque et éloignée.) — 4° Dépend-elle de la loi
éternelle ? (La loi éternelle n’étant autre chose que la manifestation de la
volonté divine, la raison doit lui être soumise, et elle n’est droite qu’à
cette condition.) — 5° La raison qui se trompe oblige-t-elle ? (Cette question
revient à celle-ci, comme le dit saint Thomas lui-même : La conscience erronée
oblige-t-elle ? C'est ainsi qu’elle est posée par tous les théologiens
modernes.) — 6° La volonté qui va contre la loi de Dieu en suivant la raison
qui se trompe est-elle mauvaise ? — 7° La bonté de la volonté à l’égard des
moyens dépend-elle de la fin qu’elle se propose ? — 8° L'étendue de la bonté ou
de la malice dans la volonté est-elle en raison de l’étendue du bien ou du mal
qui existe dans l’intention ? (C’est-à-dire l’acte égale-t-il toujours en bonté
et en malice l’intention.) — 9° La bonté de la volonté dépend-elle de sa
conformité avec la volonté divine ? — 10° Est-il nécessaire pour être bonne que
la volonté humaine soit conforme à la volonté divine relativement à l’objet
voulu ? (Il s’agit ici de savoir si la volonté de l’homme doit être conforme à
la volonté de Dieu considérée comme cause officieuse et finale.)
Article
1 : La bonté de la volonté dépend-elle de son objet ?
Objection
N°1. Il semble que la bonté de la volonté ne dépende pas de son objet. Car la
volonté ne peut avoir pour objet que le bien, parce que le mal est en dehors d’elle,
comme le dit saint Denis (De div. nom., chap. 4).
Si donc on jugeait de la bonté de la volonté d’après son objet il s’ensuivrait
que toute volonté serait bonne et qu'il n’y en aurait pas de mauvaise.
Réponse
à l’objection N°1 : La volonté n’a pas toujours pour objet le bien réel,
quelquefois elle se rapporte au bien apparent qui renferme à la vérité quelque
chose de bon, mais qui n’est cependant pas absolument digne d’être recherché.
C’est ce qui fait que l’acte de la volonté n’est pas toujours bon, mais qu’il
est quelquefois mauvais.
Objection
N°2. Le bon existe avant tout dans la fin. C’est pourquoi la bonté de la fin ne
dépend pas comme telle d’autre chose. Or, d’après Aristote (Eth., liv. 6, chap. 5), l’action bonne est la fin quoique l’exécution
ne la soit jamais, car elle a toujours pour fin ce qui a été fait. Donc la
bonté de l’acte de la volonté ne dépend pas de son objet.
Réponse
à l’objection N°2 : Quoique un acte puisse être la fin dernière de l'homme sous
un rapport, cependant un pareil acte n’est pas un acte de la volonté, comme
nous l’avons dit (quest. 3, art. 4).
Objection
N°3. Tout être produit quelque chose qui lui ressemble. Or, l’objet de la
volonté est ce qui est bon d’une bonté naturelle. Donc il ne peut donner à la
volonté une bonté morale, et par conséquent la bonté de cette faculté ne dépend
pas de son objet.
Réponse
à l’objection N°3 : La raison propose à la volonté le bien comme son objet, et
par là même que cet objet tombe dans le domaine de la raison, il est moral et
il donne à l’acte de la volonté une bonté morale comme lui. Car la raison est
le principe des actes humains et des actes moraux, comme nous l’avons dit
(quest. 18, art. 5).
Mais
c’est le contraire. Aristote dit (Eth., liv. 5, chap.
1) : La justice est ce qui nous fait vouloir ce qui est juste. Par la même
raison la vertu est ce qui nous fait vouloir ce qui est bien. Or, la volonté
bonne est celle qui est conforme à la vertu. Donc la bonté de la volonté dépend
de la bonté de l’objet qu'elle veut.
Conclusion
Puisque le bien et le mal différencient par eux-mêmes les actes de la volonté
et que la différence d’espèce dans les actes humains résulte des objets, il s’ensuit
qu’on doit considérer la bonté et la malice d’après les objets.
Il
faut répondre que le bien et le mal différencient par eux-mêmes les actes de la
volonté. Car le bien et le mal appartiennent par eux-mêmes à la volonté, comme
le vrai et le faux à la raison, dont on distingue les actes d’une manière
absolue d’après la différence qui existe entre la fausseté et la vérité. C’est
ainsi que nous disons qu’une opinion est vraie ou qu’elle est fausse. La bonne
volonté et la mauvaise sont donc des actes d’espèce différente. Or, la
différence spécifique dans les actes provient des objets, comme nous l’avons
dit (quest. 18, art. 5). C’est pourquoi dans les actes volontaires proprement
dits on considère toujours le bien et le mal d’après les objets.
Article
2 : La bonté de la volonté ne dépend-elle que de son objet ?
Objection
N°1. Il semble que la bonté de la volonté ne dépende pas seulement de son
objet. Car la fin a plus d’affinité pour la volonté que pour les autres
puissances. Or, les actes des autres puissances tirent leur bonté non seulement
de leur objet, mais encore de leur fin, comme nous l'avons dit (quest. 18, art.
4). Donc l’acte de la volonté emprunte sa bonté non seulement à son objet, mais
encore à sa fin.
Réponse
à l’objection N°1 : La fin est l’objet de la volonté et non des autres
puissances. Ainsi, par rapport à l’acte de la volonté, la bonté qui provient de
l’objet ne diffère pas de la bonté qui résulte de la fin, comme dans les actes
des autres puissances, sinon par accident selon que la fin dépend de la fin et
la volonté de la volonté.
Objection
N°2. La bonté de l’acte résulte non seulement de l’objet, mais encore des
circonstances, comme nous l’avons dit (quest. 18, art. 3). Or, selon la
diversité des circonstances il arrive qu’il y a dans l’acte de la volonté une
diversité de bonté et de malice, selon qu’on veut, par exemple, quand on doit,
où l’on doit, autant qu’on doit, de la manière qu’on doit, selon qu’on doit
vouloir. Donc la bonté de la volonté dépend non seulement de l’objet, mais
encore des circonstances.
Réponse
à l’objection N°2 : En supposant que la volonté se rapporte au bien, il n’y a
aucune circonstance qui puisse la rendre mauvaise. Quant à ce que l’on dit
qu’on veut un bien quand on ne doit pas le vouloir, ceci peut s’entendre de
deux manières : 1° En ce sens que la circonstance se rapporte à l’objet voulu.
Alors la volonté ne se rapporte pas au bien, parce que vouloir faire une chose
quand on ne doit pas la faire, ce n’est pas vouloir le bien. 2° On peut
l’entendre de telle sorte que la circonstance se rapporte à l’acte de la
volonté. En ce cas il est impossible qu’on veuille le bien quand on ne doit pas
le vouloir, parce que l’homme doit toujours vouloir le bien, sinon par
accident, parce qu’en voulant tel bien on est empêché de vouloir quelque autre
bien qu’on aurait dû désirer de préférence. Alors le mal ne provient pas de ce
qu’on veut ce bien, mais de ce qu’on ne veut pas l’autre, et on doit en dire
autant des autres circonstances.
Objection
N°3. L’ignorance des circonstances excuse la malice de la volonté, comme nous l’avons
vu (quest. 6, art. 8). Or, il n’en serait pas ainsi si la bonté et la malice de
la volonté ne dépendaient pas des circonstances. Donc la bonté et la malice de
la volonté dépendent des circonstances et non de l’objet exclusivement.
Réponse
à l’objection N°3 : L’ignorance des circonstances excuse la malice de la
volonté, selon que les circonstances se rapportent à l’objet voulu,
c’est-à-dire que la volonté est excusable suivant qu’on ignore les
circonstances de l’acte qu’on veut (Dans ce cas, les circonstances font partie
de l'objet.).
Mais
c’est le contraire. Les circonstances, comme telles, ne spécifient pas les
actes, ainsi que nous l’avons dit (quest. 18, art. 10). Or, le bien et le mal
sont les différences spécifiques de l’acte de la volonté, comme nous l’avons vu
(quest. 18, art. 5). Donc la bonté et la malice de la volonté ne dépendent pas
des circonstances, mais de l’objet exclusivement.
Conclusion
Puisque l’objet communique par lui-même à l’acte de la volonté sa bonté, la
bonté de la volonté dépend de lui seul et non des circonstances.
Il
faut répondre qu'en tout genre plus une chose est élevée et plus elle est simple,
et par conséquent réduite à moins d’éléments. Ainsi les premiers corps sont
simples. C’est pourquoi nous trouvons que les choses qui sont les premières
dans un genre sont simples sous un rapport, et se réduisent à l’unité. Or, le
principe de la bonté et de la malice des actes humains provient de l’acte de la
volonté. C’est ce qui fait que la bonté et la malice de la volonté se
considèrent sous un rapport qui est un, tandis que la bonté et la malice des
autres actes peuvent se considérer sous des rapports divers. Mais l’unité qui
est principe dans un genre ne l’est pas par accident ; elle l’est par
elle-même, parce que tout ce qui existe par accident se rapporte à ce qui
existe par soi comme à son principe. C’est pour ce motif que la bonté de la
volonté dépend uniquement de ce qui produit de soi la bonté de l’acte, c’est-à-dire
de l’objet et non des circonstances qui sont des accidents de l’acte.
Article
3 : La bonté de la volonté dépend-elle de la raison ?
Objection
N°1. Il semble que la bonté de la volonté ne dépende pas de la raison. Car ce
qui est avant ne dépend pas de ce qui est après. Or, le bien appartient à la
volonté avant d’appartenir à la raison, comme nous l’avons prouvé (quest. 8,
art. 1, et quest. 9, art. 1). Donc la bonté de la volonté ne dépend pas de la
raison.
Réponse
à l’objection N°1 : Le bien considéré comme chose désirable appartient à la
volonté antérieurement à la raison. Mais cependant il appartient à la raison
comme chose vraie avant d’appartenir à la volonté comme chose désirable ; parce
que l’appétit de la volonté ne peut se porter vers le bien qu’autant que ce
bien est préalablement perçu par la raison.
Objection
N°2. Aristote dit (Eth., liv. 6, chap. 2) que la bonté de
l’intellect pratique est le vrai qui est conforme à l’appétit légitime. Or,
l’appétit légitime est la volonté droite. Donc la bonté de la raison pratique
dépend plutôt de la bonté de la volonté que réciproquement.
Réponse
à l’objection N°2 : Aristote parle en cet endroit de l’intellect pratique selon
qu’il discute et qu’il raisonne sur le rapport des moyens avec la fin. Car
c’est en ce sens que la prudence est son perfectionnement. Quant aux moyens, la
droiture de la raison consiste dans sa conformité avec le désir de la fin
légitime, mais ce désir présuppose néanmoins lui-même une juste idée de la fin
; ce qui ne peut être que l’effet de la raison.
Objection
N°3. Le moteur ne dépend pas de celui qui est mû, mais c’est le contraire. Or,
la volonté meut la raison et les autres puissances, comme nous l’avons dit
(quest. 9, art. 1). Donc la bonté de la volonté ne dépend pas de la raison.
Réponse
à l’objection N°3 : La volonté meut la raison sous un rapport, et la raison
meut la volonté sous un autre, par exemple sous le rapport de l’objet, comme
nous l’avons dit (quest. 9, art. 1).
Mais
c’est le contraire. Saint Hilaire dit (De
Trin., liv. 10 in prin.)
: On s’attache avec une opiniâtreté immodérée aux résolutions que l’on a
prises, dès que la volonté n’est pas soumise à la raison. Or, la bonté de la
volonté consiste en ce qu’elle ne soit pas immodérée. Donc la bonté de la
volonté dépend de sa soumission à la raison.
Conclusion
Puisque la bonté de la volonté dépend de l’objet qui lui est offert par la
raison, il est nécessaire qu’elle dépende de la raison elle-même.
Il
faut répondre que, comme nous l’avons dit (art. 1 et 2), la bonté de la volonté
dépend proprement de son objet. Or, c’est la raison qui présente à la volonté
son objet. En effet le bien intellectuel est l’objet de la volonté proportionné
à cette faculté, tandis que le bien sensible ou imaginaire n’est pas
proportionné à la volonté, mais à l’appétit sensitif. Car la volonté peut
tendre au bien universel que la raison perçoit, tandis que l’appétit sensitif
ne tend qu’au bien particulier que perçoit la faculté sensitive. C’est pourquoi
la bonté de la volonté dépend de la raison au même titre qu’elle dépend de son
objet.
Article
4 : La bonté de la volonté dépend-elle de la loi éternelle ?
Objection
N°1. Il semble que la bonté de la volonté humaine ne dépende pas de la loi
éternelle. Car il n’y a qu’une règle et qu’une mesure pour une chose. Or, la
règle de la volonté humaine dont sa bonté dépend est la droite raison. Donc la
bonté de la volonté ne dépend pas de la loi éternelle.
Réponse
à l’objection N°1 : Une même chose ne peut avoir plusieurs mesures prochaines ;
mais elle peut avoir plusieurs mesures dont l’une serait subordonnée à l’autre.
Objection
N°2. La mesure est de même nature que l’objet mesuré, comme le dit Aristote (Met., liv. 10, text.
4). Or, la loi éternelle n'est pas de même nature que la volonté humaine. Donc
elle ne peut pas en être la mesure au point que la bonté de celle-ci dépende de
celle-là.
Réponse
à l’objection N°2 : La mesure la plus prochaine est de même nature que l’objet
mesuré, mais il n'en est pas de même d’une mesure éloignée.
Objection
N°3. Une mesure doit être très certaine. Or, la loi éternelle nous est
inconnue. Donc elle ne peut pas être la mesure de notre volonté de telle sorte
que la bonté de celle-ci en dépende.
Réponse
à l’objection N°3 : Quoique nous ignorions la loi éternelle selon ce qu’elle
est dans l’entendement divin, elle nous est néanmoins connue d’une certaine
manière soit par la raison naturelle qui en dérive comme sa propre image, soit
par les lumières que la révélation y a surajoutées.
Mais
c’est le contraire. Saint Augustin dit (Cont.
Faustum, liv. 22, chap. 27) que le péché est une
parole, une action ou une convoitise contraire à la loi éternelle. Or, la
malice de la volonté est la racine du péché. Donc puisque la malice est opposée
à la bonté, la bonté de la volonté dépend de la loi éternelle.
Conclusion
Puisque la raison humaine est subordonnée à la loi éternelle, comme la cause
seconde à la cause première, il est nécessaire que la bonté de la volonté
humaine dépende plus de la loi éternelle que de la raison.
Il
faut répondre que dans l’ordre des causes l’effet dépend plus de la cause
première que de la cause seconde, parce que la cause seconde n’agit qu’en vertu
de la cause première. Si la raison humaine est la règle de la volonté de l’homme
et la mesure de sa bonté, elle le doit à la loi éternelle qui est la raison
divine. C’est ce qui fait dire au Psalmiste (Ps. 4, 6) : Plusieurs
demandent : Qui nous fera voir les biens qui nous sont promis ? La lumière de
votre visage est gravée sur nous, Seigneur. Comme s’il disait : La lumière
de la raison qui est en nous peut autant nous montrer ces biens et diriger
notre volonté que la lumière de votre visage, c’est-à-dire celle qui s'échappe
de votre face. D’où il est manifeste que la bonté de la volonté humaine dépend
beaucoup plus de la loi éternelle que de notre raison. Aussi là où la raison de
l'homme fait défaut est-on obligé d’avoir recours à la raison éternelle.
Article
5 : La volonté qui s’écarte de la raison quand celle-ci se trompe est-elle
mauvaise ?
Objection
N°1. Il semble que la volonté qui est en désaccord avec la raison erronée ne
soit pas mauvaise. Car la raison n’est la règle de la volonté humaine qu’autant
qu’elle découle de la loi éternelle, comme nous l’avons dit (art. préc). Or, la raison qui s’égare ne découle pas de la loi
éternelle ; elle n’est donc pas la règle de la volonté, et si la volonté s’en
écarte elle n’est par conséquent pas mauvaise.
Réponse
à l’objection N°1 : Le jugement de la raison erronée ne vient pas de Dieu à la
vérité, mais la raison erronée propose son jugement comme vrai et par
conséquent comme venant de Dieu qui est la source de toute vérité.
Objection
N°2. D’après saint Augustin (Serm. 6, de Verb. Dom.,
chap. 8), l’ordre d’une puissance inférieure n’oblige pas, s’il est contraire à
l’ordre d’une puissance supérieure, comme quand un proconsul ordonne ce que
l’empereur défend. Or, la raison erronée propose quelquefois quelque chose de
contraire à l’ordre d’une raison plus élevée, par exemple, à l’ordre de la
raison divine dont l’autorité est souveraine. Donc les prescriptions de la
raison erronée n’obligent pas, et la volonté qui s’en écarte n’est par
conséquent pas mauvaise.
Réponse
à l’objection N°2 : Le mot de saint Augustin a son application quand on sait
que la puissance inférieure ordonne quelque chose de contraire aux ordres de la
puissance supérieure. Mais si l’on croyait que l’ordre du proconsul est l’ordre
de l'empereur, en méprisant l’ordre du proconsul on mépriserait l’ordre de
l'empereur. De même si un homme savait que ce que la raison humaine prescrit est contraire à la loi de Dieu, il ne serait pas
tenu de lui obéir. Mais dans ce cas la raison ne serait pas totalement erronée
; elle ne l’est que quand elle propose quelque chose comme un ordre de Dieu.
Alors mépriser son jugement, c’est mépriser l’ordre de Dieu lui-même.
Objection
N°3. Toute volonté mauvaise se rapporte à une certaine espèce de malice. Or, la
volonté qui s’écarte de la raison erronée ne peut se rapporter à aucune espèce
de malice ; par exemple, si la raison erre en disant qu’il faut se livrer à la
fornication, la volonté de celui qui s’y refuse ne peut se rapporter à aucune
espèce de malice. Donc la volonté qui s’écarte de la raison erronée n'est pas
mauvaise.
Réponse
à l’objection N°3 : Quand la raison se représente une chose comme mauvaise,
elle se la représente toujours avec un certain caractère de malice, soit, par
exemple, parce qu’elle est contraire à la loi divine, soit parce qu’elle est
scandaleuse, soit pour tout autre motif semblable. Alors la volonté mauvaise se
rapporte à cette espèce de malice.
Mais
c’est le contraire. Comme nous l’avons dit (1a pars, quest. 79, art.
13), la conscience n’est rien autre chose que l’application de la science à un
acte. Or, la science existe dans la raison. Donc la volonté qui s’écarte de la
raison erronée agit contrairement à la conscience et par conséquent est
mauvaise Car il est dit dans saint Paul (Rom.,
14, 23) : Tout ce qui ne vient pas de la
persuasion est péché, c’est-à-dire, selon la glose, tout ce qui est
contraire à la conscience. Donc la volonté qui s’écarte de la raison erronée
est mauvaise.
Conclusion
Toute volonté qui est en désaccord avec la raison, que celle-ci soit droite ou
erronée, est toujours mauvaise.
Il
faut répondre que la conscience étant en quelque sorte le dictamen de la raison, puisqu’elle est l’application de la science
à l’acte, comme nous l’avons dit (1a pars, quest. 79, art. 13),
quand on demande : Si la volonté qui s’écarte
de la raison erronée est mauvaise, c’est demander si la conscience erronée oblige. A cet égard on a distingué trois
sortes d'actes : ceux qui sont bons de leur nature, ceux qui sont indifférents
et ceux qui sont mauvais. On dit donc que si la raison ou la conscience déclare
que l’on doit faire une chose qui est bonne de sa nature, il n’y a pas là d’erreur.
De même si elle dit qu’on ne doit pas faire ce qui est mauvais en soi. Car c’est
au même titre que le bien nous est commandé et que le mal nous est défendu.
Mais si la raison ou la conscience vient à dire à quelqu’un qu’il est tenu ex præcepto de
faire ce qui est mauvais en soi, ou qu’elle lui défende des choses qui sont
bonnes en elles-mêmes, en ce cas la raison ou la conscience est erronée. De
même si la raison ou la conscience dit à quelqu’un que ce qui est indifférent
en soi, comme lever de terre une paille, est défendu ou commandé, elle est
encore erronée. En conséquence on prétend que la raison ou la conscience
erronée, quand elle commande ou défend des choses indifférentes, oblige au
point que quand la volonté s’écarte de cette espèce de raison erronée elle est
mauvaise et coupable. Mais on soutient que la raison ou la conscience erronée,
en commandant des choses qui sont mauvaises par elles-mêmes ou en en défendant
qui sont bonnes et nécessaires au salut, n’oblige pas ; par conséquent que la
volonté qui s’écarte en cette circonstance de la raison ou de la conscience
erronée n’est pas mauvaise. — Ce sentiment est tout à fait irrationnel. Car
pour les choses indifférentes la volonté qui s’écarte de la raison ou de la
conscience est mauvaise d’une certaine manière, à cause de l’objet dont la
bonté ou la malice de la volonté dépend. Or, cet objet n’est pas considéré
suivant ce qu’il est dans sa nature, mais selon qu’il est perçu
accidentellement par la raison qui le propose comme quelque chose de bon à
faire ou comme quelque chose de mal à éviter. Et parce que l’objet de la
volonté est ce que la raison lui propose, ainsi que nous l’avons dit (quest. 7,
art. 1), il s'ensuit que la volonté, quand elle se porte vers une chose, n’est
mauvaise qu’autant que la raison lui présente cette chose comme mauvaise
elle-même. Et il en est ainsi non seulement pour les choses indifférentes, mais
encore pour celles qui sont bonnes ou mauvaises par elles-mêmes. Car il n’y a
pas que les choses indifférentes qui puissent prendre accidentellement un
caractère de bonté ou de malice, mais ce qui est bon peut aussi avoir le
caractère du mal, et ce qui est mal le caractère du bien, selon l’idée que la
raison s’en forme. Par exemple, s’abstenir de la fornication est un bien ;
cependant la volonté ne se porte vers ce bien qu’autant que la raison le lui
propose. Si la raison erronée lui proposait cette même action comme un mal,
elle s’y porterait comme vers une chose mauvaise. Par conséquent la volonté est
mauvaise quand elle veut le mal, non ce qui est mal en soi, mais ce qui est mal
par accident, d’après le concept de la raison. De même la foi en Jésus-Christ
est une chose bonne par elle-même et nécessaire au salut, mais la volonté ne s’y
porte qu’autant que la raison la lui propose. Ainsi donc, si la raison la lui
proposait comme mauvaise, la volonté se porterait vers elle comme vers le mal,
non parce que ce serait un mal en soi, mais parce que ce serait un mal par
accident, d’après l’idée que s’en serait faite la raison. C'est pourquoi
Aristote dit (Eth., liv. 7, chap. 1 ; liv. 5, chap. 9)
que l’incontinent, absolument parlant, c’est celui qui ne suit pas la droite
raison, et accidentellement c’est celui qui ne suit pas la raison fausse. Il
faut donc dire que toute volonté, sans exception, qui est en désaccord avec la
raison droite ou erronée est toujours mauvaise (Dans cet article, saint Thomas
suppose qu’il s’agit d’une conscience invinciblement erronée, comme le prouve d’ailleurs
ce qu’il dit dans l’article suivant.).
Article
6 : La volonté conforme à la raison erronée est-elle bonne ?
Objection
N°1. Il semble que la volonté conforme à la raison erronée soit bonne. Car
comme la volonté qui s’écarte de la raison tend à ce qui est mal, au jugement
de la raison elle-même, ainsi la volonté qui est d’accord avec elle tend à ce
qui est bien au même titre. Or, la volonté qui s’écarte de la raison erronée
est mauvaise. Donc celle qui est d’accord avec elle est bonne.
Réponse
à l’objection N°1 : Comme le dit saint Denis (De div. nom., chap. 4), le bien suppose une cause intègre, tandis
que le mal est produit par un seul défaut. C’est pourquoi, pour qu’on dise que
l’objet vers lequel se porte la volonté est mauvais, il suffit qu’il soit tel
de sa nature ou que la raison le considère comme tel ; mais pour qu’il soit bon
il est nécessaire qu’il soit bon des deux manières.
Objection
N°2. La volonté qui s'accorde avec l’ordre de Dieu et la loi éternelle est
toujours bonne. Or, c’est le concept de la raison erronée qui nous propose ce
qui est conforme à la loi éternelle et à l’ordre de Dieu. Donc la volonté qui
est d’accord avec la raison erronée est bonne.
Réponse
à l’objection N°2 : La loi éternelle ne peut errer, mais la raison le peut.
C’est pourquoi la volonté qui est conforme à la raison humaine n’est pas
toujours droite, ni toujours d’accord avec la loi éternelle.
Objection
N°3. La volonté qui s’écarte de la raison erronée est mauvaise. Si donc la
volonté qui est d’accord avec elle est mauvaise aussi, il semble que toute
volonté de celui qui a une raison erronée soit mauvaise. Alors l’homme se
trouvera dans une situation perplexe et il péchera nécessairement, ce qui
répugne. Donc la volonté qui est d’accord avec la raison erronée est bonne.
Réponse
à l’objection N°3 : Comme dans le raisonnement, quand l’une des prémisses est
mauvaise, le reste s’ensuit nécessairement, de même en morale, quand une chose
pèche, il est nécessaire que toutes les autres pèchent aussi (Quand l’ignorance
est vincible, elle est elle-même un péché, et les
fautes qui en résultent n’en sont pas moins blâmables.). Ainsi en supposant
qu’on agisse par vaine gloire, soit qu’on fasse dans ce but une chose que l’on
doit faire, soit qu’on l’omette, on péchera toujours. L’homme n'est pas pour
cela dans une situation perplexe, parce qu’il peut toujours renoncer à sa
mauvaise intention. De même quand on suppose une raison ou une conscience erronée
dont l’erreur provient d’une ignorance qui n’excuse pas, il est nécessaire que
la volonté pèche toujours. L'homme n’est cependant pas dans une situation
perplexe (Pour que la conscience soit perplexe, il faut qu’on se croie tenu à
deux devoirs opposés, et qu’on croie offenser Dieu, quelque parti que l’on
prenne. Dans ce cas on doit consulter et se décider pour celui des deux maux
qui paraît le moindre.), parce qu’il peut sortir de l’erreur, puisque son
erreur est vincible et volontaire.
Mais
c’est le contraire. La volonté de ceux qui mettaient à mort les apôtres était mauvaise. Cependant elle était d'accord avec leur
raison erronée, suivant ces paroles de saint Jean (Jean, 16, 2) : Le temps va venir où quiconque vous fera
mourir croira faire un sacrifice agréable à Dieu. Donc la volonté qui s’accorde
avec la raison erronée peut être mauvaise.
Conclusion
La volonté qui est conforme à la raison erronée touchant les choses qu’on est
tenu de savoir est toujours mauvaise.
Il
faut répondre que comme la question précédente revenait à celle-ci : La conscience erronée oblige-t-elle, de
même la question présente revient à dire : si
la conscience erronée excuse. La solution de cette question dépend de ce
que nous avons dit plus haut sur l’ignorance (quest. 6, art. 8). En effet, nous
savons que l’ignorance produit tantôt l’involontaire et que tantôt elle ne le
produit pas. Comme le bien et le mal moral consistent dans l’acte en tant qu’il
est volontaire, comme nous l’avons dit (art. 2), il est évident que l’ignorance
qui produit l’involontaire détruit la bonté ou la malice de l'action, mais qu’il
n’en est pas de même de celle qui ne le produit pas. Nous avons dit aussi
(quest. 6, art 8) que l’ignorance qui est voulue de quelque manière, soit
directement, soit indirectement, ne produit pas l’involontaire. Et j’appelle
ignorance directement volontaire celle vers laquelle l’acte de la volonté se
porte, et ignorance indirectement volontaire celle qui résulte de la
négligence, parce qu’on ne veut pas apprendre ce qu’on est tenu de savoir,
comme nous l’avons dit (ibid.). Si
donc la raison ou la conscience se trompe volontairement, soit directement,
soit par négligence, comme cette erreur porte sur des choses qu’on est tenu de
savoir, alors cette erreur n’empêche pas la volonté qui est conforme à cette
sorte de raison ou de conscience erronée d’être mauvaise (Dans ce cas on est
tenu de rectifier sa raison ou sa conscience.). Mais si cette erreur provient d’une
circonstance qu’on a pu méconnaître sans qu’il y ait aucune négligence, et qu’elle
produise l’involontaire, alors elle empêche la volonté qui est conforme à la
raison erronée d'être mauvaise. Ainsi, par exemple, si la raison erronée disait
à un homme de prendre la femme d’un autre, la volonté qui est conforme à cette
raison erronée est mauvaise, parce que cette erreur provient de l’ignorance de
la loi de Dieu qu’on est tenu de connaître. Mais si la raison erre en ce qu’un
individu prenne pour son épouse une autre femme et qu’il cède à ses
sollicitations, sa volonté dans cette circonstance est exempte de péché, parce
que l'erreur provient alors de l'ignorance d'une circonstance qui excuse et qui
produit l’involontaire.
Article
7 : La bonté de la volonté à l’égard des moyens dépend-elle de la fin qu’elle
se propose ?
Objection
N°1. Il semble que la bonté de la volonté ne dépende pas de la fin qu’elle se
propose. Car nous avons dit (art. 2) que la bonté de la volonté dépend
uniquement de son objet. Or, à l’égard, des moyens, autre est l’objet de la
volonté et autre la fin qu’elle se propose. Donc dans ces circonstances la
bonté de la volonté ne dépend pas de la fin qu’elle se propose.
Réponse
à l’objection N°1 : Quand l'intention est cause de la volition, son rapport
avec la fin est considéré comme une raison de la bonté de l’objet voulu, ainsi
que nous l’avons dit (dans le corps de l’article.).
Objection
N°2. Il appartient à la volonté droite de vouloir observer les commandements de
Dieu. Or, on peut rapporter cette action à une mauvaise fin, telle que la vaine
gloire ou la cupidité, comme quand on veut obéir à Dieu pour en obtenir des
avantages temporels. Donc la bonté de la volonté ne dépend pas de la fin
qu'elle se propose.
Réponse
à l’objection N°2 : On ne peut pas dire que la volonté soit bonne, quand
l’intention qui est la cause de la volition est mauvaise. Car celui qui veut
faire l’aumône pour en tirer une vaine gloire, veut sous un mauvais rapport ce
qui est bon en soi ; c'est pourquoi ce qu’il veut de cette manière devient
mauvais et conséquemment la volonté qui le veut est mauvaise aussi. Mais si
l’intention est subséquente, en ce cas la volonté peut être bonne ; et cette
espèce d’intention ne vicie pas l’acte de la volonté qui a précédé ; elle ne
vicie l'acte qu’autant qu’on le réitère.
Objection
N°3. Le bien et le mal diversifient la fin de la même manière qu’ils
diversifient la volonté. Or, la malice de la volonté ne dépend pas de la malice
de la fin qu’elle se propose. Car celui qui veut voler pour faire l’aumône a
une volonté mauvaise quoiqu’il se propose une bonne fin. Donc la bonté de la
volonté ne dépend pas de la bonté de la fin qu’elle a en vue.
Réponse
à l’objection N°3 : Comme nous l’avons dit (art. 6 ad 1), le mal résulte d’un
seul défaut tandis que le bien ne peut venir que d’une cause totale et intègre.
Par conséquent, soit que la volonté se propose comme bon ce qui est mauvais en
soi, soit qu’elle embrasse comme mal ce qui est bien, elle est toujours
mauvaise. Mais pour être bonne il est nécessaire qu’elle ait pour objet le bien
considéré comme tel, c'est-à-dire qu’elle veuille le bien pour le bien
lui-même.
Mais
c’est le contraire. Saint Augustin dit (Conf., liv. 9,
chap. 3) que Dieu récompense l’intention. Or, Dieu ne la récompense que parce
qu’elle est bonne. Donc la bonté de la volonté dépend de l'intention finale.
Conclusion
La bonté de la volonté à l’égard des moyens dépend de la fin qu’elle a en vue.
Il
faut répondre que l’intention peut se rapporter de deux manières à la volonté :
d’une manière antécédente et d'une manière subséquente. 1° Elle la précède à
titre de cause quand nous voulons quelque chose pour une fin préconçue (Dans ce
cas, la fin est la cause et la raison formelle de la
chose voulue.). Alors le rapport de la volonté avec la fin constitue la bonté
de l’acte voulu. Par exemple quand on veut jeûner pour l’amour de Dieu, le
jeûne est bon précisément parce qu’on le fait pour Dieu. Donc, puisque la bonté
de la volonté dépend de la bonté de l’objet voulu, comme nous l’avons dit (art.
1 et 2) il est nécessaire qu’elle dépende de l’intention finale. 2° L'intention
est subséquente quand elle s’unit à une volonté préexistante (Par exemple, je
vais à l’église, et quand j’y suis arrivé j’ai l’intention de prier. Cette
intention étant subséquente au voyage que j’ai fait, n’a aucune influence sur
la moralité de cet acte. Elle ne peut le vivifier qu’autant qu’il serait
réitéré.). Par exemple, si l’on voulait faire une chose et qu’ensuite on la
rapportât à Dieu, alors la bonté de la volonté première ne dépend pas de l’intention
subséquente, à moins que l’acte de la volonté ne soit réitéré en union avec l’intention
qui l’a d'abord suivi.
Article
8 : Le degré de bonté ou de malice qui est dans la volonté résulte-t-il du
degré de bonté ou de malice qui est dans l’intention ?
Objection
N°1. Il semble que le degré de bonté dans la volonté dépende du degré de bonté
dans l'intention. Car il est dit en saint Matthieu (Matth,
12, 35) : L’homme de bien tire de bonnes
choses du trésor de bonté que renferme son cœur. La glose dit sur ce
passage qu’on fait autant de bien qu’on a l’intention d’en faire. Or, l’intention
influe sur la bonté non-seulement de l'acte
extérieur, mais encore de la volonté, comme nous l’avons dit (art. préc). Donc la volonté est bonne en raison de l’intention.
Réponse
à l’objection N°1 : La glose parle d’après le jugement de Dieu qui considère
surtout l’intention qu’on a. C’est pourquoi elle dit au même endroit que le
trésor du cœur est l’intention d’après laquelle Dieu juge les œuvres (Glos. ord. ex Raban.). Car la bonté de l’intention,
comme nous l’avons dit (dans le corps de l’article.), reflue en quelque sorte
sur la bonté de la volonté qui rend l’acte extérieur méritoire aux yeux de
Dieu.
Objection
N°2. Quand on ajoute à la cause on ajoute aussi à l’effet. Or, la bonté de l’intention
est cause de la bonté de la volonté. Donc la volonté est bonne en raison de ce
qu’il y a de bonté dans l’intention.
Réponse
à l’objection N°2 : La bonté de l’intention n’est pas seule la cause totale de
la bonté de la volonté (Il ne suffit pas en effet de vouloir être bon chrétien,
si on ne l’est par les œuvres.) ; c’est ce qui fait que ce raisonnement n’est
pas concluant.
Objection
N°3. Quand il s’agit de mauvaises actions on pèche en raison de l’intention qu’on
a eue. Ainsi celui qui jette une pierre avec l’intention de tuer un homme est
coupable d’homicide. Donc, pour la môme raison, quand il s’agit de bonnes
actions la volonté est bonne en raison du bien qu’on a l’intention de faire.
Réponse
à l’objection N°3 : La malice de l’intention suffit seule pour la malice de la
volonté. C’est pourquoi, selon que l’intention est mauvaise, la volonté l’est
aussi. Mais il n’en est pas de même de la bonté pour la raison que nous avons
donnée dans la réponse précédente.
Mais
c’est le contraire. L’intention peut être bonne et la volonté mauvaise. Donc
pour la même raison l’intention peut avoir un degré de bonté supérieur à celui
qui existe dans la volonté.
Conclusion
Le degré de bonté dans la volonté n'est pas toujours en rapport au degré de
bonté dans l’intention ; mais le degré de malice est toujours proportionné au
degré de malice dans l’intention.
Il
faut répondre qu’à l'égard de l’acte et de l’intention il y a deux sortes de
degré ou de grandeur morale. L’une se prend de l’objet ; c’est quand on veut ou
que l’on fait un plus grand bien. L’autre se prend de
l’acte quand on veut ou que l’on fait une chose avec plus de force et d’intensité
(Ceci tient à la manière de vouloir et d’agir.) ; ce qui provient du sujet. Si
l’on parle de ces deux sortes de grandeur relativement à leur objet il est
évident que le degré de l’acte n’est pas une conséquence du degré d’intention.
Ce qui peut arriver en effet pour deux motifs par rapport à l’acte extérieur.
1° Parce que l’objet qu’on rapporte à une fin qu’on a en vue n’est pas
proportionné à cette fin. Par exemple si on donnait dix francs, on ne pourrait
remplir son intention, si on se proposait de payer une chose qui en vaut cent.
2° Parce qu'il peut survenir à un acte extérieur des obstacles qu’il n'est pas
en notre pouvoir d’écarter. Ainsi on a l’intention d’aller à Rome et il se
trouve des empêchements qui ne permettent pas de faire ce voyage. Par rapport à
l’acte intérieur de la volonté il n’y a que l’un de ces deux motifs (C’est le
premier. Ainsi, supposé qu’on veuille jeûner seulement la première semaine de
carême pour obtenir la vie éternelle, la bonté de l’acte ne répond pas à la
bonté de l’intention, parce qu’on aurait dû vouloir observer le carême
entièrement.) qui soit applicable, parce que nous
sommes toujours maîtres de nos actes intérieurs, tandis que nous ne le sommes
pas des actes extérieurs. Mais la volonté peut vouloir un objet qui ne soit pas
proportionné à la fin qu’elle se propose. Alors la volonté qui se porte vers
cet objet pris d’une manière absolue n’est pas aussi bonne que l’intention.
Toutefois comme l’intention appartient d’une certaine manière à l’acte de la
volonté puisqu’elle en est la raison, le degré de bonté de l’intention reflue à
ce titre sur la volonté, en ce sens que la volonté gagne à se proposer pour fin
un grand bien, quoique les moyens qu’elle emploie pour y parvenir ne soient pas
capables de l'atteindre (Par exemple, donner un verre d'eau à un pauvre, pour
gagner le royaume de Dieu, voilà un acte qui n’est rien en lui-même, et qui est
rehaussé par l’intention.). Mais si l’on considère la grandeur de l’intention
et de l’acte en raison de leur intensité, alors l’intensité ou l’énergie de l’intention
reflue sur l’acte intérieur et extérieur de la volonté ; parce que l’intention
se rapporte formellement à l’un et à l’autre, comme nous l’avons dit (quest. 12,
art. 4). Quoique, matériellement parlant, l’intention puisse avoir plus de
force et d’énergie que l’acte intérieur ou extérieur, — par exemple on ne veut
pas prendre médecine aussi énergiquement qu’on veut recouvrer la santé, —
néanmoins l’intensité avec laquelle on veut recouvrer la santé influe
formellement sur l’intensité avec laquelle on veut être medicamenté.
Cependant il faut observer que l’intensité de l’acte intérieur ou extérieur
peut se rapporter à l’intention comme son objet. Ainsi, quand on se propose de
vouloir ou de faire une chose avec énergie, ce n’est pas à dire pour cela qu’on
la veut ou qu’on la fait de cette manière ; parce que la bonté de l’acte
intérieur ou extérieur ne résulte pas de l’étendue du bien qu’on veut, comme
nous l’avons dit dans cet article. De là il arrive qu’on ne mérite pas autant
qu’on a l’intention de mériter, parce que l’étendue du mérite consiste dans l’intensité
de l’acte, comme nous le verrons (quest. 114, art. 4).
Article
9 : La bonté dépend-elle de sa conformité avec la volonté divine ?
Objection
N°1. Il semble que la bonté de la volonté humaine ne dépende pas de sa
conformité avec la volonté divine. Car il est impossible que la volonté de
l’homme soit conforme à celle de Dieu, comme on le voit par ces paroles d'Isaïe
(Is., 55, 9) : Autant
les deux sont élevés au-dessus de la terre, autant mes voies sont élevées
au-dessus de vos voies et mes pensées au-dessus de vos pensées. Si donc
pour que la volonté de l’homme fût bonne il était nécessaire qu’elle fût
conforme à la volonté divine, il s’ensuivrait qu’il serait impossible à l’homme
d’avoir une volonté droite, ce qui répugne.
Réponse
à l’objection N°1 : La volonté humaine ne peut être adéquatement conforme à la
volonté divine, mais elle peut l’être par imitation. De même la science de
l’homme est conforme à la science de Dieu, en ce sens qu’elle connaît le vrai,
et l’action humaine ressemble à l’action divine par la convenance qu’il y a entre
elle et l’agent ; mais ces rapprochements ne sont pas adéquats, ils ne sont
justes que par analogie.
Objection
N°2. Comme notre volonté découle de la volonté divine, de même notre science
découle de la science de Dieu. Or, il n’est pas nécessaire à notre science d’être
conforme à celle de Dieu ; car Dieu sait beaucoup de choses que nous ignorons.
Donc il n’est pas nécessaire que notre volonté soit conforme à la volonté
divine.
Objection
N°3. La volonté est le principe de l’action. Or, notre action ne peut être
conforme à l’action divine. Donc il n’est pas nécessaire que notre volonté soit
conforme à celle de Dieu.
Mais
c’est le contraire. Il est écrit (Matth., 26, 39) : Non comme je veux, ô mon Père ! mais comme vous voulez. D’après saint Augustin (Ench. et
in Conc. 1, in
Ps. 32), Notre-Seigneur parle ainsi, parce qu’il veut
que l'homme soit droit et que tout en lui se rapporte à Dieu. Or, la droiture
de la volonté est sa bonté. Donc la bonté de la volonté dépend de sa conformité
avec la volonté divine.
Conclusion
Puisqu’une chose n’est bonne qu’autant qu’elle atteint la mesure qui lui est
propre, il est évident que la bonté de la volonté
humaine dépend de sa conformité avec la volonté divine.
Il
faut répondre que, comme nous l’avons dit (art. 7), la bonté de la volonté
dépend de l’intention finale. Or, la fin dernière de
la volonté humaine, c’est le souverain bien qui est Dieu, comme nous l’avons
prouvé (quest. 1, art. 8). Il est donc nécessaire pour que la volonté humaine
soit bonne qu’elle se rapporte au souverain bien. Ce bien se rapporte
premièrement et directement à la volonté divine comme son objet propre. Or, ce
qu’il y a de premier dans un genre est la mesure et la raison de tout ce que ce
genre renferme. Et comme une chose n’est droite et bonne qu’autant qu’elle
atteint la mesure qui lui est propre, il s’ensuit que pour que la volonté de l’homme
soit bonne il est nécessaire qu’elle soit conforme à
la volonté divine.
D’après
tout ce que nous avons dit, les réponses aux seconde et troisième objections
sont évidentes.
Article
10 : Pour que la volonté humaine soit bonne, est-il nécessaire qu’elle soit
conforme à la volonté divine à l’égard de l’objet voulu ?
Objection
N°1. Il semble que la volonté de l’homme ne doive pas être toujours conforme à
la volonté divine à l’égard des choses qu’elle veut. Car nous ne pouvons
vouloir ce que nous ignorons, puisque le bien connu est l’objet de la volonté.
Or, nous ignorons en beaucoup de circonstances ce que Dieu veut. Donc la
volonté humaine ne peut pas être conforme à la volonté divine, relativement à
l’objet voulu.
Réponse
à l’objection N°1 : Nous pouvons connaître d’une manière générale quel est
l'objet que Dieu veut. Car nous savons que tout ce que Dieu veut il le veut
parce que c’est un bien. C’est pourquoi quiconque veut une bonne chose, comme
telle, a une volonté conforme à la volonté divine, relativement à la nature de
l’objet voulu. Mais nous ne savons pas en particulier ce que Dieu veut. Sous ce
rapport, nous ne sommes pas tenus de conformer notre volonté à la sienne (Mais
quand Dieu nous manifeste positivement sa volonté à l’égard d’une chose par une
révélation, par un ordre ou par une défense quelconque, alors nous sommes
obligés de vouloir matériellement et formellement ce qu’il veut. Quand il
s’agit de choses que Dieu ne veut pas positivement, mais qu’il permet
seulement, comme le péché, il ne nous est pas permis de les vouloir. Quand nous
sommes libres de vouloir ou de ne pas vouloir les mêmes choses que Dieu
matériellement, connue les peines, les maladies, etc., il est mieux de les
vouloir comme Dieu les veut lui-même, parce que c’est le meilleur moyen de les
accepter avec résignation.). Néanmoins, dans l’état de gloire, tous verront le
rapport de leurs volitions particulières avec ce que Dieu veut à l’égard du
même objet. C’est pourquoi les élus conformeront à la volonté de Dieu leur
volonté en toutes choses, non seulement formellement, mais encore
matériellement.
Objection
N°2. Dieu veut damner celui que sa prévision lui montre comme devant mourir en
état de péché mortel. Si donc l’homme était tenu de conformer sa volonté à la
volonté divine par rapport à l’objet qu’elle veut, il s’ensuivrait que l’homme
serait tenu de vouloir sa damnation ; ce qui répugne.
Réponse
à l’objection N°2 : Dieu ne veut ni la damnation, ni la mort de quelqu’un pour
elle-même ; parce qu’il veut que tous les
hommes soient sauvés. Mais il veut ces choses par une raison de justice.
Par conséquent, il suffit à cet égard que l’homme veuille observer la justice
de Dieu et l’ordre de la nature.
Objection
N°3. Personne n'est tenu de vouloir ce qui est contraire à la piété. Or, si l’homme
voulait ce que Dieu veut il blesserait quelquefois la piété ; par exemple,
quand Dieu veut la mort du père de quelqu’un, si le fils la voulait aussi il
manquerait à la piété filiale. Donc l’homme n’est pas tenu de conformer sa
volonté à la volonté divine à l’égard des choses qu’il veut.
La
réponse à l’objection N°3 est là évidente d’après ce que nous avons dit pour la
réponse précédente.
Objection
N°4. Mais c'est le contraire (L’antithèse est ici soutenue par plusieurs
raisonnements auxquels saint Thomas répondra après avoir fait voir la vérité
entre ces deux extrêmes.). Car à l’occasion de ces paroles du Psalmiste : La louange convient à ceux qui sont droits
(Ps. 32), la glose dit (Glos. ord. ex Aug.)
d’après saint Augustin : Celui qui a le cœur droit, c’est celui qui veut ce que
Dieu veut. Or, tout le monde est tenu d’avoir le cœur droit. Donc tout le monde
est tenu de vouloir ce que Dieu veut.
Réponse
à l’objection N°4 : Celui qui conforme sa volonté à la volonté divine par
rapport à la raison de l’objet voulu, veut ce que Dieu veut plutôt que celui
qui lui est conforme relativement à la chose voulue elle-même, parce que la
volonté se porte plus principalement vers la fin que vers le moyen qui y mène.
Objection
N°5. La forme de la volonté, comme celle de toute action, se prend de l’objet.
Par conséquent, si l’homme est tenu de conformer sa volonté à la volonté
divine, il est nécessaire qu’il soit tenu de lui être conforme pour les choses
qu’il veut.
Réponse
à l’objection N°5 : L’espèce et la forme de l’acte se considèrent plutôt
d’après la raison formelle de l’objet que d’après sa nature matérielle.
Objection
N°6. La répugnance des volontés consiste en ce que les hommes veulent diverses
choses. Or, quiconque a une volonté contraire à la volonté divine a une volonté
mauvaise. Donc quiconque n’a pas une volonté conforme à la volonté divine par
rapport à ce qu’il veut a une volonté mauvaise.
Réponse
à l’objection N°6 : Les volontés ne se combattent pas quand plusieurs hommes
veulent différentes choses à des points de vue divers. Mais si l’un voulait et
que l’autre ne voulût pas la même chose, considérée sous le même rapport, il y
aurait alors répugnance ou lutte entre leur volonté, ce qui n’est plus le cas
que nous avions à démontrer.
Conclusion
La volonté humaine est tenue de se conformer à la volonté divine formellement,
mais non matériellement à l’égard de ce qu’elle veut.
Il
faut répondre que, comme nous l’avons dit (art. 5), la volonté se porte vers
son objet selon que la raison le lui propose. Or, il arrive que la raison
considère les choses sous divers points de vue. Ainsi, ce qui est bon sous un
rapport ne l’est pas sous un autre. C’est pourquoi, si la volonté de l’un veut
une chose en raison de ce qu’elle a de bon, elle est bonne, et si la volonté d’un
autre veut que cette même chose n’existe pas en raison de ce qu’elle a de
mauvais, elle est encore bonne. Ainsi, la volonté du juge est bonne quand il
veut la mort d’un voleur, parce que c’est une chose juste, et la volonté de l’épouse
ou du fils du coupable qui ne veut pas sa mort est bonne aussi, parce que ce
meurtre répugne à la nature. Quand la volonté suit la perception de la raison
ou de l’intellect, selon la nature du bien considéré en général, alors la
volonté a pour objet le bien commun, comme on le voit par l’exemple que nous
venons de citer. Car le juge s’occupe du bien général qui est la justice. C’est
pourquoi il veut la mort du voleur, qui est une bonne chose relativement au
bien de la société. L’épouse du voleur doit au contraire considérer le bien
particulier de sa famille, et, à ce titre, elle ne veut pas que son mari soit
mis à mort. Or, le bien de tout l’univers est celui que perçoit Dieu, qui est l’auteur
et le gouverneur de toutes choses. Par conséquent, tout ce qu’il veut il le
veut au point de vue du bien général ou de sa bonté qui est le bien de l’univers
entier. Mais la créature perçoit naturellement un bien particulier proportionné
à sa nature. Or, il arrive qu’une chose est bonne au
point de vue de la raison particulière, sans l’être au point de vue de la
raison universelle, ou réciproquement, comme nous venons de le dire. C’est ce
qui fait qu’une volonté est bonne en voulant d’après la raison particulière une
chose que Dieu ne veut pas d'après la raison universelle, ou réciproquement. De
là il résulte que différents hommes peuvent avoir légitimement des volontés
différentes à l’égard des mêmes objets, parce que pour diverses raisons
particulières les uns veulent une chose et les autres ne la veulent pas.
Toutefois, la volonté de l’homme qui veut un bien particulier n’est droite qu’autant
qu’elle rapporte ce bien au bien général comme à sa fin, puisque l'appétit
naturel d’une partie quelconque doit se rapporter au bien général du tout. Et
comme la raison formelle du moyen que l’on veut se prend de la fin, il s’ensuit
que pour qu’on veuille un bien particulier d’une volonté droite, il faut que ce
bien particulier soit matériellement voulu, et que le bien général, le bien que
Dieu veut, le soit formellement. Donc la volonté humaine est tenue de se
conformer formellement à la volonté divine pour l’objet voulu. Car elle est
tenue de vouloir le bien que Dieu veut, le bien général, mais elle n’y est pas
tenue matériellement (L’objet matériel est la chose voulue, l’objet formel est
la raison ou la fin qui porte à la vouloir.) pour la raison que nous avons dite
(dans le corps de l’article.). Cependant sous ce double rapport la volonté
humaine est d’une certaine manière conforme à la volonté divine. Car selon qu’elle
lui est conforme formellement, elle veut comme lui le bien universel, qui est
sa fin dernière. Quand elle ne veut pas comme lui matériellement le même objet,
elle lui est cependant conforme encore à titre de cause efficiente, parce que c’est
de lui comme de l’auteur de toutes choses qu’elle tient cette inclination
propre qui résulte de sa nature ou la manière particulière d’après laquelle
elle considère les objets. Aussi, on a coutume de dire que la volonté de l’homme
est conforme à la volonté de Dieu, en ce sens qu’il veut ce que Dieu veut qu’il
veuille. Il y a encore un autre genre de conformité qui repose sur la nature de
la cause formelle, c’est que l'homme veut ce que Dieu veut par un principe de
charité. Cette conformité revient à la conformité formelle que l’on considère
dans ses rapports avec la fin dernière qui est l’objet
propre de la charité.
Copyleft. Traduction
de l’abbé Claude-Joseph Drioux et de JesusMarie.com qui autorise toute personne à copier et à rediffuser par
tous moyens cette traduction française. La Somme Théologique de Saint Thomas
latin-français en regard avec des notes théologiques, historiques et
philologiques, par l’abbé Drioux, chanoine honoraire de Langres, docteur en
théologie, à Paris, Librairie Ecclésiastique et Classique d’Eugène Belin, 52,
rue de Vaugirard. 1853-1856, 15 vol. in-8°. Ouvrage honoré des
encouragements du père Lacordaire o.p. Si par erreur, malgré nos vérifications,
il s’était glissé dans ce fichier des phrases non issues de la traduction de
l’abbé Drioux ou de la nouvelle traduction effectuée par JesusMarie.com, et
relevant du droit d’auteur, merci de nous en informer immédiatement, avec
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JesusMarie.com