Saint Thomas d’Aquin - Somme Théologique
1a 2ae = Prima Secundae = 1ère partie de la 2ème Partie
Question 20 :
De la bonté et de la malice des actes extérieurs
Après
avoir parlé des actes intérieurs, nous avons maintenant à nous occuper de la
bonté et de la malice des actes extérieurs. — A cet égard six questions se
présentent : 1° La bonté et la malice existent-elles préalablement dans l’acte
de la volonté ou dans l’acte extérieur ? — 2° Toute la bonté ou la malice de
l’acte extérieur dépend-elle de la bonté de la volonté ? — 3° La bonté et la
malice de l’acte intérieur et extérieur est-elle la même ? — 4° L’acte
extérieur ajoute-t-il quelque chose en bonté ou en malice à l’acte intérieur ?
— 5° L’événement qui suit ajoute-t-il quelque chose en bonté ou en malice à
l’acte extérieur ? — 6° Le même acte extérieur peut-il être bon et mauvais ?
Article
1 : La bonté ou la malice est-elle dans l’acte intérieur de la volonté avant
d’être dans l’acte extérieur ?
Objection
N°1. Il semble que le bien et le mal soient dans l’acte extérieur avant d’être
dans l'acte intérieur de la volonté. Car la volonté tire sa bonté de son objet,
comme nous l’avons dit (quest. 19, art. 1 et 2). Or, l’acte extérieur est l’objet
de l’acte intérieur. Car on dit que nous voulons voler ou faire l’aumône. Donc
le mal et le bien sont dans l’acte extérieur avant d’être dans l’acte intérieur
de la volonté.
Réponse
à l’objection N°1 : L’acte extérieur est l’objet de la volonté, en ce sens que
la raison le propose à la volonté comme le bien qu’elle perçoit et qu’elle
ordonne. Sous ce rapport la bonté de l’acte extérieur est antérieure à celle de
l’acte de la volonté. Mais si on la considère telle qu’elle est dans sa
réalisation matérielle, elle est l’effet de la volonté et en résulte.
Objection
N°2. Le bien convient d’abord à la fin, parce que les moyens ne sont bons qu’autant
qu’ils se rapportent à la fin. Or, l’acte de la volonté ne peut être la fin,
comme nous l’avons dit (quest. 1, art. 1, réponse N°2). Mais il n’en est pas de
même de l’acte d’une autre puissance. Donc le bien consiste plutôt dans l’acte
d’une autre puissance que dans l’acte de la volonté.
Réponse
à l’objection N°2 : La fin est la première dans l’intention, mais la dernière
dans l’exécution.
Objection
N°3. L’acte de la volonté se rapporte formellement à l’acte extérieur, comme
nous l’avons dit (quest. 18, art. 6). Or, ce qui est formel est postérieur, car
la forme vient s’adjoindre à la matière. Donc le bien et le mal existent dans l’acte
extérieur plutôt que dans l’acte de la volonté.
Réponse
à l’objection N°3 : La forme, selon qu’elle est reçue dans la matière, est
postérieure à la matière sous le rapport de la génération, quoiqu’elle lui soit
antérieure par nature ; mais, selon qu’elle existe dans l’agent, elle lui est
antérieure de toutes manières. Or, la volonté est comme la cause efficiente de
l’acte extérieur. Par conséquent, la bonté de son acte est la forme de l’acte
extérieur, parce qu’elle existe en elle comme dans la cause qui la produit.
Mais
c’est le contraire. Saint Augustin dit (Retract., liv. 1. chap. 9) que c’est par la volonté qu’on
pèche et qu’on vit vertueusement. Donc le bien et le mal moral consistent
principalement dans la volonté.
Conclusion
La bonté de l’acte extérieur, si on le considère dans sa nature, dépend plus de
la raison que de la volonté ; mais si on le considère sous le rapport de l’exécution,
il suit la bonté de la volonté qui est son principe.
Il
faut répondre que les actes extérieurs sont bons ou mauvais de deux manières :
1° Dans leur genre et d’après leurs circonstances considérées en elles-mêmes.
Ainsi, faire l’aumône dans des circonstances légitimes, c'est ce qu’on appelle
une bonne action (L’acte extérieur peut ainsi avoir par lui-même un caractère
moral qui lui est propre.). 2° On dit qu’une action est bonne ou mauvaise d’après
sa fin (Cette sorte de bonté découle de l’acte intérieur de la volonté, parce
que c’est à la volonté à déterminer la fin pour laquelle on fait une chose.).
Ainsi, faire l'aumône par vaine gloire est une chose mauvaise. Or, puisque la
fin est l’objet propre de la volonté, il est évident que le caractère de bonté
ou de malice que l’acte extérieur tire de son rapport avec la fin existe d’abord
dans l’acte de la volonté, et découle de là dans l'acte extérieur. Mais la
bonté ou la malice que possède l'acte extérieur par lui-même, à cause de la
légitimité de sa matière et des circonstances, ne découle pas de la volonté,
mais plutôt de la raison. Par conséquent, si on considère la bonté de l’acte
extérieur selon qu'elle existe dans la raison qui la perçoit et qui l’ordonne,
elle est antérieure à la bonté de l’acte intérieur de la volonté. Mais si on la
considère suivant ce qu’elle est dans l’exécution matérielle, elle résulte de
la bonté interne de la volonté qui est son principe (Dans ce cas, l’acte
intérieur de la volonté est la cause efficiente de la bonté de l’acte
extérieur.).
Article
2 : La bonté ou la malice de l’acte extérieur dépend-elle tout entière de la
bonté et de la malice de la volonté ?
Objection
N°1. Il semble que la bonté et la malice de l’acte extérieur dépende tout
entière de la volonté. Car il est dit en saint Matthieu (Matth.,
7, 18) : Un bon arbre ne peut produire de
mauvais fruits, et un mauvais arbre ne peut en produire de bons. Or, d’après
saint Augustin (Cont. Jul.,
liv. 1, chap. 8), l’arbre désigne la volonté, et le fruit les œuvres. Donc il
ne peut se faire que la volonté intérieure soit bonne et l’acte extérieur
mauvais, ou réciproquement.
Réponse
à l’objection N°1 : Le bon arbre signifie la bonne volonté, c’est-à-dire celle
qui est bonne sous le rapport de l’acte qu’elle veut et de la fin qu’elle se
propose.
Objection
N°2. Saint Augustin dit (Retract., liv. 1, chap. 9) qu’on ne pèche que
par la volonté. Par conséquent, s’il n’y a pas de péché dans la volonté il ne
peut y en avoir dans l’acte extérieur. C’est pourquoi la bonté ou la malice de
l’acte extérieur dépend de la volonté.
Réponse
à l’objection N°2 : Non seulement on pèche par la volonté quand on se propose
une fin mauvaise, mais encore quand on veut un mauvais acte (Il y a des actes
dont l’objet est tellement mauvais, que la fin ou l’intention, quelle qu’elle
soit, ne peut les justifier. Tels sont le vol et le larcin.).
Objection
N°3. Le bien et le mal dont nous parlons maintenant différencient les actes
moraux. Or, les différences divisent par elles-mêmes le genre, d'après Aristote
(Met., liv. 7, text.
43). Donc puisque l’acte est moral par là même qu’il est
volontaire, il semble que le bien et le mal n'existent que dans l’acte par
rapport à la volonté.
Réponse
à l’objection N°3 : On appelle volontaire non seulement l’acte intérieur de la
volonté, mais encore les actes extérieurs selon qu’ils procèdent de la volonté
et de la raison. C’est pourquoi la différence du bien et du mal peut exister à
l’égard de ces deux sortes d’actes.
Mais
c’est le contraire. Saint Augustin dit (Lib.
cont. mend., chap. 7), qu’il y a des actes que
ni la bonne intention ni la bonne volonté ne peuvent rendre bons.
Conclusion
La bonté et la malice de l’acte extérieur selon ses rapports avec la fin dépend
tout entière de la bonté et de la malice de la volonté, tandis que celle qui
résulte des circonstances est produite par la raison.
Il
faut répondre que, comme nous l’avons dit (art. préc),
la bonté ou la malice peut se considérer de deux manières dans l’acte
extérieur. 1° On peut la considérer en elle-même, c’est-à-dire dans sa matière
et dans ses circonstances. 2° On peut la considérer dans ses rapports avec la
fin. Celle qui se rapporte à la fin dépend tout entière de la volonté ; tandis
que celle qui résulte de la matière ou des circonstances dépend de la raison ;
et la volonté en dépend suivant qu'elle se porte vers elle (Ainsi la volonté
est bonne ou mauvaise, suivant que son objet est bon ou mauvais lui-même, comme
nous l’avons dit précédemment.). Mais on doit observer que, comme nous l'avons
dit (quest. préc., art. 6, réponse N°1), pour qu’une
chose soit mauvaise il suffit d’un seul défaut ; tandis que pour qu’elle soit
absolument bonne ce n’est pas assez qu’elle soit bonne sous un rapport, il faut
encore qu’elle le soit entièrement. Si donc la volonté est bonne d'après son
objet propre et d’après sa fin, l’acte extérieur doit être conséquemment bon
lui-même. Mais il ne suffit pas pour que l’acte extérieur soit bon que la
volonté soit bonne dans son intention ; car si elle est mauvaise soit dans son
intention, soit par rapport à son objet, il en résulte que l’acte extérieur est
mauvais (Ainsi faire l’aumône par vaine gloire, c’est un acte extérieur qui
pèche par l’intention, et qui est par là même mauvais.).
Article
3 : La bonté et la malice de l’acte extérieur et de l’acte intérieur est-elle
la même ?
Objection
N°1. Il semble que la bonté ou la malice de l’acte intérieur et de l’acte extérieur
ne soit pas la même. Car le principe de l’acte intérieur est la faculté
intérieure de l’âme qui perçoit ou qui appète, tandis que le principe de l’acte
extérieur est la puissance qui exécute le mouvement. Or, là où il y a divers
principes d’action les actes sont divers. Et comme l’acte est le sujet de la
bonté ou de la malice et que d’ailleurs un même accident ne peut exister en
différents sujets, il s’ensuit que la bonté de l’acte intérieur ou de l’acte
extérieur ne peut être la même.
Réponse
à l’objection N°1 : Ce raisonnement prouve que l’acte intérieur et l’acte
extérieur sont naturellement (Considérés comme êtres, ils sont multiples, mais
moralement ils ne font qu’un. L’acte intérieur est la forme, et l’acte
extérieur la matière.) de divers genres, mais cette
diversité n’empêche pas qu’ils ne soient un moralement, comme nous l’avons dit
(quest. 17, art. 4).
Objection N°2. La vertu est ce qui rend bon celui qui
la possède et ce qui rend droites ses œuvres, comme le dit Aristote (Eth., liv. 2, chap. 6). Or, la vertu
intellectuelle qui réside dans la puissance qui commande est autre que la vertu
morale qui existe dans la puissance commandée, suivant ce même philosophe (Eth., liv. 2, chap. 1). Donc la bonté de l’acte
intérieur qui émane de la puissance qui commande est autre que la bonté de l’acte
extérieur qui émane de la puissance commandée.
Réponse
à l’objection N°2 : Comme le dit Aristote (Eth., liv. 6, chap. 12), les vertus morales se rapportent aux actes
mêmes des vertus qui sont en quelque sorte leurs fins, mais la prudence qui
réside dans la raison se rapporte aux moyens, et c’est pour ce motif qu’il est
nécessaire qu’il y ait différentes vertus. Toutefois la raison droite qui a
pour objet la fin des vertus elles-mêmes n’a pas d’autre bonté que la bonté de
la vertu en ce sens que chaque vertu participe à la bonté de la raison
elle-même.
Objection
N°3. Une même chose ne peut pas être cause et effet, car aucun être n’est cause
de lui-même. Or, la bonté de l’acte intérieur est cause de la bonté de l’acte
extérieur, ou réciproquement, comme nous l’avons dit (art. 1 et 2 et quest. 18,
art. 5). Donc la bonté de l’un et de l’autre ne peut pas être la même.
Réponse
à l’objection N°3 : Quand une chose découle d’un être dans un autre, comme
d’une cause efficiente univoque (La cause est univoque quand elle est
absolument de même nature que sou effet.), alors ce qui est dans les deux
sujets est différent. Ainsi quand un objet chaud en échauffe un autre, la
chaleur du sujet qui chauffé et de l’objet échauffé est numériquement
différente, quoiqu’elle soit spécifiquement la même. Mais quand une chose
découle d’un être dans un autre par analogie ou proportionnellement, alors les
deux choses sont une numériquement. Ainsi on ne dit que la médecine et l’urine
sont saines que par rapport aux principes de santé qui sont dans le corps de
l’animal. La santé à l’égard de la médecine et de l’urine n’est donc pas autre
que la santé de l’animal que la médecine produit et que l’urine signifie. En ce
sens la bonté de l’acte extérieur découle de la bonté de la volonté et
réciproquement, c’est-à-dire selon le rapport de l’un à l’autre.
Mais
c’est le contraire. Nous avons montré (quest. 18, art. 6) que l’acte intérieur
est la cause formelle de l’acte extérieur. Or, le formel et le matériel ne font
qu’une seule et même chose. Donc la bonté de l’acte intérieur et celle de l’acte
extérieur est la même.
Conclusion
La bonté et la malice de l’acte extérieur relativement à la fin est la même que
la bonté et la malice de l’acte intérieur de la volonté ; mais relativement aux
circonstances elle n’est pas la même, la bonté de l’acte intérieur diffère de
celle de l’acte extérieur, bien que l’une reflue sur l’autre.
Il
faut répondre que, comme nous l’avons dit (quest. 17, art. 4, et quest. 18,
art. 6, réponse N°3), l’acte intérieur et l’acte extérieur, considérés
moralement, ne forment qu’un seul acte. Mais il arrive quelquefois qu’un acte
qui est un subjectivement, renferme plusieurs espèces de bonté ou de malice, et
que quelquefois il n’en renferme qu’une seule. Il faut donc dire que tantôt la
bonté ou la malice de l’acte intérieur et de l’acte extérieur est la même, et
que tantôt elle est différente. Car, comme nous l’avons dit (quest. 18, art. 6),
la bonté ou la malice de l’acte intérieur et celle de l’acte extérieur sont
ordonnées l’une par rapport à l’autre. Or, dans les choses qui se rapportent à
une autre, il y en a qui ne sont bonnes que relativement à la fin à laquelle on
les destine. Ainsi une potion amère n’est bonne que parce qu’elle nous aide à
recouvrer la santé. En ce cas la bonté de la potion ne diffère pas de celle de
la santé ; elle ne forme avec elle qu’une seule et même bonté. Quelquefois
aussi ce qui se rapporte à un but a intrinsèquement une bonté propre,
indépendamment de sa bonté relative. Ainsi une médecine douce et savoureuse est
bonne au goût indépendamment de la bonté qu’elle possède comme remède. Il faut
donc dire que quand l’acte extérieur n’est bon ou n’est mauvais que d’après le
rapport qu’il a avec la fin, alors la bonté et la malice de l’acte intérieur
qui se rapporte directement à la fin est absolument la même que celle de l’acte
extérieur qui se rapporte à la fin par son intermédiaire (Ainsi la macération
du corps n’est bonne qu'en vertu de la fin qu’on se propose. Car elle est
louable si on la pratique pour plaire à Dieu, et elle serait blâmable, si on
avait l’intention de ruiner sa santé pour hâter sa mort.). Mais quand l’acte
extérieur est bon ou mauvais en lui-même, c’est-à-dire dans sa matière ou ses
circonstances, alors sa bonté est différente de celle de la volonté qui résulte
de la fin. Cependant la bonté de la fin que la volonté se propose reflue sur l’acte
extérieur, et la bonté de la matière et des circonstances reflue sur l’acte
intérieur, comme nous l’avons dit (art. 1).
Article
4 : L’acte extérieur ajoute-t-il quelque chose à la bonté ou à la malice de
l’acte intérieur ?
Objection
N°1. Il semble que l’acte extérieur n’ajoute pas à la bonté ou à la malice de l’acte
intérieur. Car, d’après saint Jean Chrysostome (Matth., hom. 19), la volonté est ce qu’on
récompense pour le bien ou ce qu'on punit pour le mal. Or, les œuvres sont les
témoignages de la volonté. Donc Dieu ne cherche pas les œuvres pour lui-même,
pour savoir comment il doit porter ses jugements, mais il les cherche pour les
autres, afin que tous comprennent qu'il est juste. Et comme le mal et le bien
doivent s’apprécier plutôt d’après le jugement de Dieu que d’après le jugement
des hommes, il s’ensuit que l’acte extérieur n’ajoute rien à la bonté ou à la
malice de l’acte intérieur.
Réponse
à l’objection N°1 : Saint Chrysostome parle de la volonté de l’homme quand elle
est consommée et elle ne cesse d’agir que par impuissance.
Objection
N°2. La bonté de l’acte intérieur et de l’acte extérieur est une seule et même
bonté, comme nous l’avons dit (art. préc.). Or, toute
augmentation se fait par l'addition d’une unité à une autre. Donc l’acte
extérieur n’ajoute pas à la bonté ou à la malice de l'acte intérieur.
Réponse
à l’objection N°2 : Ce raisonnement repose sur la bonté que l’acte extérieur
tire de sa fin. Mais la bonté que l’acte extérieur tire de sa matière et des
circonstances est autre que la bonté de la volonté qui provient de la fin.
Toutefois elle n’est pas autre que celle que la volonté tire de l’acte voulu ;
mais elle se rapporte à elle comme sa raison et sa cause, ainsi que nous
l’avons dit (art. 1).
Objection
N°3. La bonté de la créature n’ajoute rien à la bonté divine, parce qu’elle en
découle entièrement. Or, la bonté de l’acte extérieur découle quelquefois tout
entière de la bonté de l’acte intérieur, et d’autres fois c’est le contraire,
comme nous l’avons dit (art. préc). Donc l’un des
deux n’ajoute pas à la bonté ou à la malice de l’autre.
La
réponse à l’objection N°3 est évidente d’après ce que nous avons dit à la
réponse précédente.
Mais
c’est le contraire. Tout être qui agit a l'intention de faire le bien et d’éviter
le mal. Si donc l’acte extérieur n’ajoute rien à la bonté ou à la malice de l’acte
intérieur, celui qui a la volonté bonne ou mauvaise fait le bien ou s’abstient
de faire le mal inutilement ; ce qui répugne.
Conclusion
La bonté que l’acte extérieur tire de sa fin n’augmente qu’accidentellement la
bonté de l’acte intérieur, mais celle qu’il a en lui-même d’après sa matière et
les circonstances ajoute à la bonté ou à la malice de l’acte intérieur, puisqu’elle
en est le terme.
Il
faut répondre que si nous parlons de la bonté que l'acte extérieur tire de sa fin,
en ce sens il n’ajoute rien à la bonté de l’acte intérieur, à moins qu'il n’arrive
que la volonté ne devienne meilleure par elle-même quand il s’agit du bien, ou
qu’elle ne devienne pire quand il s’agit du mal (C’est donc par accident que
l’acte extérieur ajoute à la bonté ou à la malice de l’acte intérieur; mais
considéré en lui-même, il n’y ajoute rien.) ; ce qui semble possible de trois
manières : 1° Sous le rapport du nombre, comme quand on veut faire quelque
chose pour une fin bonne ou mauvaise et qu’on ne la fait pas, mais qu’on la
veut et la fait ensuite ; l’acte de la volonté est dans ce cas doublé, et le
bien ou le mal l’est également. 2° Sous le rapport de l’extension. Par exemple
on veut faire une chose pour une fin bonne ou mauvaise, et on l’abandonne par
suite d’un obstacle qu’on a rencontré ; tandis que celui qui la fait continue à
la vouloir jusqu’à ce que l’œuvre soit achevée. Il est évident que la volonté
de ce dernier a été plus persévérante dans le bien ou le mal, et qu’à ce titre
elle est pire ou meilleure. 3° Sous le rapport de l’intensité. Car il y a des
actes extérieurs qui, suivant qu’ils sont agréables ou pénibles donnent
naturellement à la volonté plus ou moins d’énergie. Or, il est constant que la
volonté est d’autant meilleure ou pire qu’elle tend au bien ou au mal avec plus
de vigueur. Mais si l’on parle de la bonté que l’acte extérieur possède d’après
sa matière et les circonstances, il est alors comme le terme et la fin de la
volonté, et il ajoute par conséquent à sa bonté ou à sa malice, parce que toute
inclination ou tout mouvement s’achève selon qu'il arrive à sa fin ou qu’il
atteint son terme (Autrement il ne serait pas nécessaire que celui qui a la
volonté de faire le bien réalisât son dessein.). Par conséquent la volonté n’est
parfaite qu’autant qu’elle agit dans des circonstances favorables. Si toutefois
elle ne peut agir, et qu’elle soit assez parfaite pour agir si elle le pouvait,
le défaut de perfection qui provient de l’acte extérieur est absolument
involontaire. Et comme l’involontaire ne mérite ni peine ni récompense quand on
fait le bien ou le mal, de même il ne diminue en rien le mal ou le bien (Cependant
saint Thomas dit lui-même que quel que soit le mérite de l’acte intérieur aux
yeux de Dieu, celui qui l’exécute mérite une récompense accidentelle que
n'obtient pas celui qui n’a pu l’exécuter. Pour les martyrs, la plupart des
théologiens font consister cette récompense dans l’auréole qui est le signe de
leur victoire.) que l’on a l'intention de faire, quand
ce n’est nullement par sa faute que l’on a manqué de le réaliser.
Article
5 : L’événement qui suit ajoute-t-il à la bonté ou à la malice de l’acte
extérieur ?
Objection
N°1. Il semble que l’événement qui suit l’acte extérieur ajoute à sa bonté ou à
sa malice. Car l’effet préexiste virtuellement dans la cause. Comme les
événements suivent les actes à la manière dont les effets suivent leurs causes,
ils préexistent donc virtuellement dans les actes. Or, on juge de la bonté ou
de la malice de chaque être par sa vertu, puisque la vertu est ce qui rend bon
celui qui la possède, comme le dit Aristote (Eth., liv. 2, chap. 6). Donc les événements ajoutent quelque chose à
la bonté ou la malice de l’acte.
Réponse
à l’objection N°1 : On juge de la puissance d'une cause d’après les effets
qu’elle produit par elle-même, mais non d’après ceux qu’elle produit par
accident.
Objection
N°2. Les bonnes œuvres que font les auditeurs sont des effets qui résultent de
la prédication de celui qui les enseigne. Or, ces bonnes œuvres ajoutent au
mérite du prédicateur, comme on le voit par ces paroles de l'Apôtre (Philip., 4, 1) : Mes très chers frères et mes bien-aimés, ma joie et ma couronne.
Donc l’événement qui suit ajoute à la bonté ou la malice de l’acte.
Réponse
à l’objection N°2 : Les bonnes œuvres des auditeurs sont une conséquence de
l’instruction du prédicateur ; elles en sont même les effets directs. C'est à
ce titre qu’elles ajoutent à ses mérites surtout quand il a eu préalablement
l’intention de les faire produire.
Objection
N°3. On n’ajoute à la peine qu’autant que la faute s’accroît. Ainsi il est dit
au Deutéronome (25, 2) : Le nombre des
coups sera réglé d'après l’étendue du péché. Or, l’événement fait ajouter à
la peine. Car il est dit (Exode, 21, 29) : S’il
y a déjà quelque temps que le bœuf frappait de la corne et que le maître ne l’ait
point renfermé après en avoir été averti, de sorte qu’ensuite il tue un homme
ou une femme, le bœuf sera lapidé et le maître puni de mort. Or, on n’aurait
pas tué le maître, si le bœuf n’eût pas lui-même tué quelqu’un, bien qu’on ne l’eût
pas tenu renfermé. Donc l’événement qui suit ajoute à la bonté ou à la malice
de l’acte.
Réponse
à l’objection N°3 : Cet événement, pour lequel on ordonne une peine, est un
événement prémédité qui résulte par lui-même de la cause qui l’a produit ;
c’est pourquoi il est imputé à châtiment.
Objection
N°4. Si un individu s’expose à faire périr quelqu’un en le frappant ou en
rendant une sentence, mais que la mort ne s’ensuive pas, il ne contracte pas d’irrégularité.
Cependant il en aurait contracté une, si la mort s’en était suivie. Donc l’événement
qui suit ajoute à la bonté ou à la malice de l’acte.
Réponse
à l’objection N°4 : Ce raisonnement serait concluant si l’irrégularité était
infligée pour une faute ; mais elle peut l’être pour un fait (Ainsi
l’irrégularité peut frapper un juge qui aurait assisté à une condamnation à
mort.), et ce fait rend incapable des fonctions sacrées.
Mais
c’est le contraire L’événement qui suit ne rend pas mauvais l’acte qui était
bon, ni bon celui qui était mauvais. Par exemple, si on fait l'aumône à un
pauvre, et qu’il en abuse pour pécher, celui qui a fait l’aumône ne perd rien
de son action. De même, si on souffre avec patience une injure que l’on a
reçue, cela ne rend pas excusable celui qui l’a faite. Donc l’événement qui
suit n’ajoute pas à la bonté ou à la malice de l’acte.
Conclusion
L’événement qui suit et qui a été prévu augmente la bonté ou la malice de l’acte
extérieur ; mais s’il n’a pas été prémédité et qu’il n’arrive qu’accidentellement
ou dans de rares circonstances il ne l’augmente pas ; il n’en est pas de même s’il
arrive directement ou le plus souvent.
Il
faut répondre que l’événement qui suit a été prémédité ou il ne l’a pas été. S’il
a été prémédité il est évident qu’il ajoute à la bonté ou à la malice de l’acte.
Car quand quelqu’un pense qu'il peut résulter de son action une multitude de
maux, et que néanmoins il n’y renonce pas, sa volonté n’en est par là même que
plus déréglée. Si l’événement n’a pas été prémédité il faut faire une
distinction. S’il résulte par lui-même de l’acte et qu’il arrive le plus
souvent, alors il ajoute à la bonté ou à la malice de l’acte même (Dans ce cas,
du moins, il a été voulu indirectement, puisqu’on a pu le prévoir et le vouloir
dans sa cause.). Car il est manifeste qu’un acte est d’autant meilleur dans son
genre qu’il en peut résulter de plus grands biens, et qu’il est d'autant plus
coupable qu’il en peut résulter de plus grands maux. Mais si l’événement est
rare et accidentel, dans ce cas il n'ajoute pas à la bonté ou à la malice de l’acte.
Car on ne juge pas d’une chose d’après ce qu’elle est par accident, mais d’après
ce qu’elle est par elle-même.
Article
6 : Le même acte extérieur peut-il être bon et mauvais ?
Objection
N°1. Il semble que le même acte puisse être bon et mauvais. Car le mouvement
qui est continu est un, comme le dit Aristote (Phys., liv. 5, text. 39 et 40). Or, le
même mouvement continu peut être bon et mauvais. Par exemple, en allant à
l'église d’une façon continue, on peut d'abord se proposer la vaine gloire et
avoir ensuite l’intention de servir Dieu. Donc un seul et même acte peut être
bon et mauvais.
Réponse
à l’objection N°1 : Ce mouvement continu qui procède d’une intention diverse,
bien qu’il soit un d’une unité naturelle, ne l’est cependant pas d’une unité
morale.
Objection
N°2. D’après Aristote (Phys., liv. 3,
text. 20 et 21), l’action et la passion sont un seul
acte. Or, la passion peut être bonne comme celle du Christ, et l’action mauvaise
comme celle des Juifs. Donc un même acte peut être bon et mauvais.
Réponse
à l’objection N°2 : L’action et la passion appartiennent à la morale selon
qu’elles sont volontaires. C’est pourquoi quand elles sont volontaires par
suite du rapport qu’elles ont avec des volontés diverses, elles forment alors
deux actes moraux dont l’un peut être bon et l’autre
mauvais.
Objection
N°3. Le serviteur étant comme l’instrument du maître, l’action du premier est
celle du second comme l’action de l’instrument est celle de l’ouvrier qui l’emploie.
Or, il peut arriver que l’action du serviteur procède de la bonne volonté du
maître et qu’à ce titre elle soit bonne, et qu’elle procède de la mauvaise
volonté du serviteur et qu’à ce titre elle soit mauvaise. Donc le même acte
peut être bon et mauvais.
Réponse
à l’objection N°3 : L’acte du serviteur selon qu’il procède de sa volonté n'est
pas l’acte du maître ; il ne l’est qu’en tant qu’il procède de l’ordre que le
maître a donné. Par conséquent la mauvaise volonté du serviteur ne le rend pas
mauvais.
Mais
c’est le contraire. Les contraires ne peuvent pas exister dans le même sujet.
Or, le bien et le mal sont contraires. Donc un même acte ne peut pas être bon
et mauvais.
Conclusion
Si l’on considère l’acte au point de vue de son unité morale, il ne peut pas se
faire qu’il soit bon et mauvais ; mais si on le considère sous le rapport de
son unité naturelle, rien n’empêche qu’un acte qui est un de cette manière ne
soit bon et mauvais.
Il
faut répondre que rien n'empêche ce qui est un dans un genre d’être multiple dans
un autre. Ainsi une surface continue est une quand on la considère sous le
rapport de la quantité, et elle est multiple quand on la considère sous le
rapport de la couleur, puisqu’elle peut être en partie blanche et en partie
noire. D’après cela rien n’empêche qu’un acte ne soit un quand on le considère
dans sa nature (C’est-à-dire considéré physiquement. Il faut donc distinguer
deux sortes d’actes, les actes physiques et les actes moraux. Tout cet article
roule sur cette distinction.), et qu’il ne le soit pas au point de vue moral ou
réciproquement, comme nous l’avons dit (art. 3). En effet une promenade
continue n'est qu’un acte naturellement ; cependant il peut se faire que
moralement elle en forme plusieurs, comme dans le cas où celui qui se promène
vient à changer de volonté, puisque cette faculté est le principe des actes
humains. Conséquemment si par l’unité de l'acte on entend l’unité morale, il
est impossible qu’un même acte soit bon et mauvais moralement ; mais si on n’entend
que l’unité naturelle et non l’unité morale, cela peut être.
Copyleft. Traduction
de l’abbé Claude-Joseph Drioux et de JesusMarie.com qui autorise toute personne à copier et à rediffuser par
tous moyens cette traduction française. La Somme Théologique de Saint Thomas
latin-français en regard avec des notes théologiques, historiques et
philologiques, par l’abbé Drioux, chanoine honoraire de Langres, docteur en
théologie, à Paris, Librairie Ecclésiastique et Classique d’Eugène Belin, 52,
rue de Vaugirard. 1853-1856, 15 vol. in-8°. Ouvrage honoré des
encouragements du père Lacordaire o.p. Si par erreur, malgré nos vérifications,
il s’était glissé dans ce fichier des phrases non issues de la traduction de
l’abbé Drioux ou de la nouvelle traduction effectuée par JesusMarie.com, et
relevant du droit d’auteur, merci de nous en informer immédiatement, avec
l’email figurant sur la page d’accueil de JesusMarie.com, pour que nous
puissions les retirer. JesusMarie.com accorde la plus grande importance au
respect de la propriété littéraire et au respect de la loi en général. Aucune
évangélisation catholique ne peut être surnaturellement féconde sans respect de
la morale catholique et des lois justes.
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