Saint Thomas d’Aquin - Somme Théologique

1a 2ae = Prima Secundae = 1ère partie de la 2ème Partie

Question 22 : Du sujet des passions de l’âme

 

          Après avoir parlé des actions de l’âme, nous devons nous occuper des passions. — D'abord nous les considérerons d'une manière générale, puis d'une manière particulière. Pour les étudier en général il y a quatre choses à examiner : 1° Leur sujet ; 2° leur différence ; 3° les rapports qu’elles ont entre elles ; 4° leur malice et leur bonté. — Touchant le sujet des passions trois questions sont à faire : 1° Y a-t-il des passions qui résident dans l’âme ? (On entend par passions les actes qui sont communs à l’homme et aux animaux. On donne à ces actes le nom de passion, parce qu’ils produisent une transformation dans les dispositions naturelles du corps.) — 2° La passion existe-t-elle plus dans la faculté qui appète que dans celle qui perçoit ? — 3° Existe-t-elle plus dans l’appétit sensitif que dans l’appétit intelligentiel qu’on appelle la volonté ?

 

Article 1 : Les passions résident-elles dans l’âme ?

 

          Objection N°1. Il semble qu’aucune passion ne réside dans l’âme. Car pâtir est le propre de la matière. Or, l’âme n’est pas composée de matière et de forme, comme nous l’avons vu (1a pars, quest. 75, art. 5). Donc il n’y a dans l’âme aucune passion.

          Réponse à l’objection N°1 : La passion, quand elle est accompagnée de déperdition et de transformation, est propre à la matière ; par conséquent elle ne se trouve que dans les êtres composés de matière et de forme ; mais la passion, quand elle n’implique que la réception, n’est pas nécessairement propre à la matière ; elle peut appartenir à tout être qui existe en puissance. Or, l’âme, quoiqu’elle ne soit pas composée de matière et de forme, a cependant quelque chose de potentiel qui fait qu’elle est susceptible de recevoir et de pâtir, c’est ainsi que comprendre c’est pâtir, comme le dit Aristote (De animâ, liv. 3, text. 11).

 

          Objection N°2. La passion est un mouvement, comme le dit Aristote. Or, l’âme n’est pas mue, comme il le prouve (De animâ, liv. 1, text. 36). Donc la passion n’existe pas dans l’âme.

          Réponse à l’objection N°2 : Pâtir et être mû, quoique ces expressions ne conviennent pas à l'âme par elle-même, elles lui conviennent cependant par accident (Car si l’âme n’est pas mue par elle-même, elle l’est au moyen du corps.), comme le dit Aristote (De animâ, liv. 1, text. 63).

 

          Objection N°3. La passion est un acheminement à la corruption ; car toute passion excessive jette l’être hors de lui-même, comme le dit Aristote (Top., liv. 6, chap. 2). Or, l’âme est incorruptible. Donc il n’y a pas de passion en elle.

          Réponse à l’objection N°3 : Ce raisonnement repose sur la passion qui existe quand il y a transformation en pire, et cette sorte de passion ne peut convenir à l’âme que par accident, mais absolument parlant elle convient à l’être composé qui est corruptible.

 

          Mais c’est le contraire. L’Apôtre dit (Rom., 7, 7) : Quand nous étions dans la chair, les inclinations au péché, excitées par la loi charnelle, agissaient dans les membres de notre corps. Or, les péchés existent dans l’âme, à proprement parler. Donc les passions, qui sont des inclinations au péché, existent dans l’âme aussi.

 

          Conclusion Puisque l’âme sent et comprend et que la transformation de l’être composé la modifie, il est nécessaire qu’il y ait en elle quelque passion dans le sens général du mot, mais il est certain que prise dans son sens propre cette expression ne lui convient qu’accidentellement.

          Il faut répondre que le mot pâtir se prend en trois sens : 1° D’une manière générale ; ainsi toutes les fois qu’un sujet reçoit quelque chose on dit qu’il pâtit quand même il ne perdrait rien de ce qu’il a. On dira par exemple, que l’air pâtit quand il est éclairé. Cette affection est plutôt une perfection qu’une passion. 2° Le mot pâtir se prend dans son sens propre quand en recevant une chose un être en perd une autre. Ce qui arrive en deux circonstances. Quand un être perd ce qui ne lui convient pas. Lorsque le corps d'un animal est guéri, on dit, par exemple, qu’il pâtit, parce qu’il recouvre la santé en se délivrant de la maladie. 3° La même chose arrive encore dans le cas contraire ; ainsi on dit que celui qui est malade souffre ou pâtit, parce que la faiblesse vient en lui se mettre à la place de la santé qu’il n’a plus. Cette dernière manière de pâtir est la plus propre. Car on dit qu’un être pâtit quand il est entraîné vers un agent, et s’il perd ce qui était convenable à sa nature, c’est alors surtout qu’il paraît entraîné vers un autre. Aristote dit de même (De gen., liv. 1, text. 18) que quand un être en engendre un qui est plus noble que lui il y a génération dans un sens absolu et corruption dans un sens relatif, mais que c’est le contraire quand il en engendre un qui l’est moins. — Selon les trois sens que nous venons de déterminer il y a passion dans l’âme. En effet il y a en elle réception ; car sentir et comprendre sont en ce sens des passions (Et ces passions sont les perfections essentielles de l’âme.). Mais la passion dans l’âme n’est accompagnée d’aucune déperdition (Parce que l’âme est spirituelle.2), sinon par rapport aux transformations du corps. C’est pourquoi la passion proprement dite ne peut convenir à l’âme qu’accidentellement, c’est-à-dire en ce sens que c’est l’être composé ou l’homme qui pâtit. Mais cela a lieu de différentes manières. Car quand la transformation produit un état pire, elle a plutôt le caractère de la passion que quand elle produit un état meilleur. C’est pourquoi la tristesse est plutôt une passion proprement dite que la joie.

 

Article 2 : La passion existe-t-elle dans la partie appétitive plus que dans la partie cognitive ?

 

          Objection N°1. Il semble que la passion soit plus dans la partie cognitive de l’âme que dans la partie appétitive. Car ce qui est le premier dans un genre semble supérieur à tout ce que le genre renferme et parait en être la cause (Met., liv. 2, text. 4). Or, la passion se trouve dans la partie intellective avant d’être dans la partie appétitive ; car la partie appétitive ne pâtit qu’en raison d’une passion antérieure qui existe dans la partie cognitive. Donc la passion est dans la partie intellective plutôt que dans la partie appétitive.

          Réponse à l’objection N°1 : La tendance à la perfection agit dans un sens inverse à la tendance opposée. Car dans ce qui appartient à la perfection la tendance a pour objet de se rapprocher d’un premier principe ; plus on en est près, et plus cette tendance est énergique ou puissante. Ainsi il y a intensité de lumière selon qu’on se rapproche de ce qui est souverainement lumineux, et plus un objet s’en approche, plus il est lucide. Mais dans ce qui a rapport au défaut, l’intensité n’a pas pour objet de se rapprocher de ce qu’il y a de plus élevé, mais de s’écarter de ce qu’il y a de parfait, parce que c’est en cela que consiste la privation et le défaut. C’est pourquoi moins un être s’éloigne de ce qu'il y a de premier, et moins son défaut est intense. C’est ce qui fait qu’au commencement les défauts sont toujours faibles, mais qu’à mesure qu’on avance ils vont se multipliant. Or, la passion appartient au défaut, parce qu’elle a pour sujet l’être selon qu’il est en puissance. Par conséquent, dans les êtres qui approchent de l’être premier, de l’être parfait, c’est-à-dire de Dieu, on ne trouve presque rien de potentiel et il y a peu de passions, tandis que dans les autres il y en a conséquemment davantage. Pour la même cause on trouve moins de passion dans la première faculté de l’âme, c’est-à-dire dans la faculté cognitive.

 

          Objection N°2. Ce qui est plus actif semble être moins passif ; car l’action est opposée à la passion. Or, la partie appétitive est plus active que la partie cognitive. Donc il semble que la passion soit principalement dans la partie cognitive.

          Réponse à l’objection N°2 : On dit que la puissance appétitive est plus active, parce qu’elle est plutôt le principe de l’acte extérieur, et elle en est le principe parce qu’elle est plus passive, c’est-à-dire parce qu’elle se rapporte aux objets tels qu’ils sont en eux-mêmes (Les objets font sur elle de plus fortes impressions que sur toutes les autres puissances, parce que celles-ci ne s’ébranlent qu’autant qu’elle les meut.). Car c’est par l’action extérieure que nous parvenons à la possession des objets.

 

          Objection N°3. Comme l’appétit sensitif est une puissance qui réside dans un organe corporel, de même la faculté qui perçoit les choses sensibles. Or, la passion de l’âme résulte, à proprement parler, d'une transformation corporelle. Donc la passion n’existe pas plus dans la partie qui appète que dans la partie qui perçoit les choses sensibles.

          Réponse à l’objection N°3 : Comme nous l’avons dit (1a pars, quest. 78, art. 3), l’organe de l’âme peut se transformer de deux manières. D’abord d’une manière spirituelle quand l’organe reçoit l’impression de l’objet. C’est ce qui arrive dans l'acte de la puissance qui perçoit les choses sensibles ; ainsi l’œil est modifié par l’objet qu’il voit, non qu’il soit coloré, mais parce qu’il est affecté par l’action de la couleur. Il y a aussi une transformation naturelle de l’organe quand l’organe est modifié par rapport à sa disposition naturelle ; par exemple, quand il a chaud ou froid, ou qu’il subit une tout autre altération analogue. Cette transformation se rapporte par accident à l’acte de la faculté qui connaît les choses sensibles, par exemple, quand l’œil est fatigué par un excès d’application ou qu’il est brisé par l’éclat trop vif de la lumière, mais elle se rapporte directement à l’acte de l’appétit sensitif. C’est pourquoi dans la définition des mouvements de la partie appétitive on fait entrer une transformation quelconque d’un organe matériel. Ainsi on dit que la colère est l’inflammation du sang qui se produit autour du cœur. D’où il est évident que la passion se trouve dans l’acte de la faculté qui appète les choses sensibles plutôt que dans celle qui les connaît, quoique ces deux puissances soient l’une et l’autre l’acte d’un organe corporel.

 

          Mais c’est le contraire. Saint Augustin dit (De civ. Dei, liv. 9, chap. 4) que les philosophes sont partagés sur ces mouvements de l’âme que les Grecs appellent πάθη ; les Romains, quelques-uns du moins comme Cicéron, perturbations ; d'autres affections, ou, plus conformément à l'expression grecque, passions. D’où il est manifeste que les passions de l’âme sont la même chose que les affections. Or, les affections appartiennent évidemment à la partie appétitive et non à la partie cognitive. Donc les passions sont plutôt dans la première de ces facultés que dans la seconde.

 

          Conclusion Puisque l’homme est entraîné vers les objets par la faculté appétitive plutôt que par la faculté cognitive, il est nécessaire que les passions se trouvent plutôt dans la première de ces facultés que dans la seconde.

          Il faut répondre que, comme nous l’avons dit (art. préc), le mot passion implique que le patient soit attiré vers l’objet qui agit sur lui. Or, l’âme est attirée vers un objet plutôt par la puissance appétitive que par la puissance cognitive. Car par la première de ces facultés l’âme se rapporte aux objets tels qu’ils sont en eux-mêmes. C’est ce qui fait dire à Aristote (Met., liv. 6, text. 8) que le bien et le mal qui sont les objets de la puissance appétitive existent dans les choses elles-mêmes. La puissance cognitive, au contraire, n’est pas attirée vers l’objet selon ce qu’il est en lui-même ; elle le connaît selon l’espèce qu’elle a en elle ou elle le reçoit suivant sa manière d’être. C’est de là qu’Aristote conclut que le vrai et le faux qui appartiennent à la connaissance n’existent pas dans les choses, mais dans l’esprit. D’où il est évident que la passion existe plutôt dans la partie appétitive que dans la partie cognitive de l’âme.

 

Article 3 : La passion existe-t-elle plus dans l’appétit sensitif que dans l’appétit intelligentiel qu’on appelle la volonté ?

 

          Objection N°1. Il semble que la passion n’existe pas plus dans l’appétit sensitif que dans l’appétit intelligentiel. Car saint Denis dit (De div. nom., chap. 2) que le bienheureux Hiérothée a été instruit par une inspiration spéciale, ayant non seulement appris, mais encore pâti ou expérimenté les choses divines. Or, la passion des choses divines ne peut appartenir à l’appétit sensitif dont le bien sensible est l’objet. Donc la passion existe dans l’appétit intelligentiel aussi bien que dans l’appétit sensitif.

          Réponse à l’objection N°1 : Par la passion des choses divines on entend en cet endroit l’affection qu’on a pour elles, et la manière dont on y est uni par l’amour ; ce qui se fait d’ailleurs sans transformation ou modification corporelle.

 

          Objection N°2. Plus l’être actif est puissant, et plus la passion est forte. Or, l’objet de l’appétit intelligentiel qui est le bien universel a une action plus puissante que l’objet de l’appétit sensitif qui est le bien particulier. Donc la passion existe dans l’appétit intelligentiel plutôt que dans l’appétit sensitif.

          Réponse à l’objection N°2 : La grandeur de la passion ne dépend pas seulement de la vertu de l’agent, mais encore de la passivité du patient ; parce que les êtres qui sont éminemment passibles pâtissent beaucoup, même quand ils sont soumis à des êtres actifs peu puissants. Ainsi donc, quoique l’objet de l’appétit intelligentiel soit plus actif que l’objet de l’appétit sensitif, cependant l’appétit sensitif est plus passif que l’appétit intelligentiel.

 

          Objection N°3. La joie et l’amour sont des passions. Or, elles existent dans l’appétit intelligentiel et ne se trouvent pas seulement dans l’appétit sensitif ; autrement les saintes Ecritures ne les attribueraient pas à Dieu et aux anges. Donc les passions n’existent pas plus dans l’appétit sensitif que dans l’appétit intelligentiel.

          Réponse à l’objection N°3 : L’amour, la joie et toutes les autres affections, quand on les attribue à Dieu, aux anges ou aux hommes, selon l’appétit intelligentiel, expriment un acte pur et simple de la volonté dont les effets ressemblent à ceux de la passion, sans être pour cela une passion. C’est ce qui fait dire à saint Augustin (De civ. Dei, liv. 9, chap. 5) : Quant aux saints anges ils punissent sans colère, et secourent les malheureux sans ressentir de compassion ; cependant dans le langage ordinaire on leur applique les noms de ces passions, parce que leurs œuvres ressemblent aux nôtres, mais non parce qu’ils ont nos faiblesses.

 

          Mais c’est le contraire. Saint Jean Damascène dit, en faisant la description des passions animales (De fid. orth., liv. 2, chap. 22) : La passion est un mouvement de la partie appétitive et sensuelle de l’âme suscité par l’imagination qu’on se forme du bien ou du mal (Dans cette définition, le mot mouvement indique l’acte ou l’opération qui tient lieu du genre, l’appétit sensitif désigne le sujet de la passion, et la dernière partie de la définition exprime le principe.). Et ailleurs il ajoute : La passion est un mouvement de l’âme irraisonnable qui résulte du bien et du mal que l’on pense (Ces derniers mots désignent la transformation corporelle qui accompagne toujours la passion, et qui la distingue de la volonté et du mouvement de la partie sensitive cognitive.).)

 

          Conclusion Puisque l’appétit intelligentiel n’exige aucune transformation corporelle, la passion proprement dite se trouve dans l’appétit sensitif plus que dans l’appétit intelligentiel.

          Il faut répondre que, comme nous l’avons dit (art. 1, et 2, réponse N°3), la passion proprement dite existe là où il y a transformation corporelle, et il y a transformation corporelle non seulement dans les actes de l’appétit sensitif cognitif comme la perception des choses sensibles, mais encore dans les actes de l’appétit naturel. Or, l’acte de l’appétit intelligentiel n’exige aucune transformation de ce genre, parce que cet appétit n’est pas une vertu qui dépende d’un organe quelconque. D’où il résulte évidemment que la passion proprement dite existe dans l’acte de l’appétit sensitif plus que dans l’acte de l’appétit intelligentiel, comme on le voit par les définitions qu'en donne saint Jean Damascène (loc. sup. cit.).

 

Copyleft. Traduction de l’abbé Claude-Joseph Drioux et de JesusMarie.com qui autorise toute personne à copier et à rediffuser par tous moyens cette traduction française. La Somme Théologique de Saint Thomas latin-français en regard avec des notes théologiques, historiques et philologiques, par l’abbé Drioux, chanoine honoraire de Langres, docteur en théologie, à Paris, Librairie Ecclésiastique et Classique d’Eugène Belin, 52, rue de Vaugirard. 1853-1856, 15 vol. in-8°. Ouvrage honoré des encouragements du père Lacordaire o.p. Si par erreur, malgré nos vérifications, il s’était glissé dans ce fichier des phrases non issues de la traduction de l’abbé Drioux ou de la nouvelle traduction effectuée par JesusMarie.com, et relevant du droit d’auteur, merci de nous en informer immédiatement, avec l’email figurant sur la page d’accueil de JesusMarie.com, pour que nous puissions les retirer. JesusMarie.com accorde la plus grande importance au respect de la propriété littéraire et au respect de la loi en général. Aucune évangélisation catholique ne peut être surnaturellement féconde sans respect de la morale catholique et des lois justes.

 

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