Saint Thomas d’Aquin - Somme Théologique
1a 2ae = Prima Secundae = 1ère partie de la 2ème Partie
Question 27 :
De la cause de l’amour
Après avoir parlé de l’amour en
lui-même, nous avons maintenant à en examiner la cause. — A cet égard quatre
questions se présentent : 1° Le bien est-il la cause exclusive de l’amour ? — 2°
La connaissance est-elle la cause de l’amour ? (La seconde cause de l’amour
c’est la connaissance, ou plutôt cette cause n’est pas différente de la
première ; car le bien ne peut être aimé qu’autant qu’on le connaît.) — 3°
Est-ce la ressemblance ? — 4° Y a-t-il une autre passion de l’âme qui le
produise ?
Article 1 :
Le bien est-il la seule cause de l’amour ?
Objection N°1. Il semble que le bien
ne soit pas la cause unique de l’amour. Car le bien n’est cause de l’amour que
parce qu’on l’aime. Or, il arrive qu’on aime le mal, selon ces paroles du
Psalmiste (Ps. 10, 6) : Celui qui aime l’iniquité hait son âme ;
autrement tout amour serait bon. Donc le bien n’est pas la cause unique de l’amour.
Réponse à l’objection N°1 : On n’aime
jamais le mal qu’en raison du bien, c’est-à-dire parce qu’il y a en lui quelque
chose de bon, ou parce qu’on le prend pour le bien absolu. Ainsi l’amour n’est
mauvais que parce qu’il a pour objet ce qui n’est pas le bien véritable. C’est
de cette manière que l’homme aime l’iniquité parce que l’iniquité lui procure
un bien quelconque, tel que de la délectation, ou de l’argent, ou tout autre
avantage du même genre.
Objection N°2. Aristote dit (Rhet., liv. 2, chap. 4) que nous aimons ceux
qui nous découvrent leurs maux. Il semble donc que le mal soit cause de l’amour.
Réponse à l’objection N°2 : Ceux qui
font connaître leurs maux, sont aimés non à cause de ces maux, mais parce
qu’ils les disent. Car exposer ses maux, c’est faire quelque chose de bien en
ce sens qu’on éloigne toute fiction ou toute dissimulation (Il y a là un
témoignage de confiance et une marque de sincérité à laquelle on est toujours
sensible.).
Objection N°3. Saint Denis dit (De div. nom., chap. 4) que non seulement le
bien, mais encore le beau est aimable pour tous.
Réponse à l’objection N°3 : Le beau
est la même chose que le bon et qu’il n’en diffère que rationnellement. Car le
bon étant ce que tous les êtres désirent, il est dans sa nature que l’appétit
se repose en lui. Mais il est de l’essence du beau qu’à sa vue, ou dès qu’on le
connaît, l’appétit soit calmé. Ainsi les sens qui se rapportent le plus au beau
sont les sens cognitifs, comme la vue et l’ouïe qui sont au service de la
raison. Car nous parlons de la beauté des choses visibles et de la beauté des
sons, tandis qu’à l’égard des objets que les autres sens perçoivent nous ne
nous servons pas de cette expression. Nous ne disons pas, par exemple, que les
saveurs ou les odeurs sont belles. Il est donc évident que le beau ajoute au
bien une relation qui est cognitive, de telle sorte qu’on appelle bon
absolument tout ce qui plaît à l’appétit, tandis qu’on appelle beau seulement
l’objet qu’on aime apercevoir.
Mais c’est le contraire. Saint
Augustin dit (De Trin., liv. 8. chap.
3) : On n’aime certainement que le bien seul. Donc le bien est cause de l’amour.
Conclusion Puisque le bien d’un être
est ce qui lui est naturel et proportionné, il est nécessaire que le bien soit
la cause de l’amour.
Il faut répondre que, comme nous l’avons
dit (quest. 26, art. 1), l’amour appartient à la puissance appétitive qui est
une faculté passive. Par conséquent son objet est par rapport à elle comme la
cause de son mouvement ou de son acte. Il faut donc que ce qui est l’objet de l’amour
en soit, à proprement parler, la cause. Or, l’objet propre de l’amour c’est le
bien. Car, comme nous l’avons dit (quest. 26, art. 1 et 2), l’amour implique
une certaine connaturalité ou complaisance entre le sujet aimant et l’objet
aimé. Et comme le bien est ce qu’il y a de naturel et de proportionné
à chaque être, il s’ensuit qu’il est la cause propre de l’amour.
Article 2 : La connaissance est-elle
cause de l’amour ?
Objection N°1. Il semble que la
connaissance ne soit pas cause de l’amour. Car si l’on cherche une chose cela
provient de ce qu’on l’aime. Or, il y a des choses qu’on cherche et qu’on ne
sait pas, telles que les sciences. En effet, puisqu’en fait de sciences celui
qui les possède les connaît, selon l’expression de saint Augustin (Quæst., liv. 83, quest. 35), si on les
connaissait, on les posséderait et on ne les chercherait pas. Donc la
connaissance n’est pas cause de l’amour.
Réponse à l’objection N°1 : Celui qui
cherche la science ne l’ignore pas entièrement ; il la connaît à l’avance au
moins en général ou par quelques-uns de ses effets, ou par l’éloge qu’il a
entendu en faire, comme le dit saint Augustin (De Trin., liv. 10, chap. 1 à 3). Ainsi connaître la science ce
n’est donc pas la posséder, à moins qu’on en ait une connaissance parfaite.
Objection N°2. Il semble qu’on puisse
aimer un objet inconnu par la même raison qu’on peut aimer une chose plus qu’on
ne la connaît. Or, il y a des choses qu’on aime plus qu’on ne les connaît. Ainsi en ce monde on peut aimer Dieu par lui-même
quoiqu’on ne puisse le connaître de la sorte. Donc la connaissance n’est pas
cause de l’amour.
Réponse à l’objection N°2 : On
requiert pour la perfection de la connaissance ce qu’on ne requiert pas pour la
perfection de l’amour. Car la connaissance appartient à la raison dont la
fonction est de séparer les choses qui sont unies dans la réalité et de réunir
celles qui sont séparées, en comparant l’une à l’autre. C’est pourquoi pour que
la connaissance soit parfaite il faut que l’homme connaisse en particulier tout
ce qu’une chose renferme, ses parties, ses vertus et ses propriétés. Mais
l’amour réside dans la puissance appétitive qui se rapporte à l’objet selon ce
qu’il est en lui-même. Par conséquent pour que l’amour soit parfait il suffit
qu’on aime les choses selon qu’on les perçoit en elles-mêmes. C’est ce qui fait
qu’on aime certains objets plus qu’on ne les connaît, parce qu’on peut aimer
parfaitement, quoiqu’on ne connaisse pas de même. On le voit surtout par les
sciences, qu’on aime en raison de la connaissance vague qu’on en a. Ainsi on
aime la rhétorique parce qu’on sait que c’est une science par laquelle l’homme
peut persuader. Il faut raisonner de même de l’amour de Dieu.
Objection N°3. Si la connaissance
était cause de l’amour, on ne pourrait pas trouver d’amour où il n’y a pas de
connaissance. Or, en toutes choses se trouve l’amour, comme le dit saint Denis
(De div. nom., chap. 4), tandis qu’il n’y a pas
en toutes choses connaissance. Donc la connaissance n’est pas cause de l’amour.
Réponse à l’objection N°3 : L’amour
naturel qui existe en toutes choses est l’effet d’une connaissance qui existe
non dans les choses naturelles elles-mêmes, mais dans leur auteur, comme nous
l’avons dit (quest. 26, art. 1).
Mais c’est le contraire. Saint
Augustin prouve (De Trin., liv. 10)
que personne ne peut aimer ce qu’il ne connaît pas.
Conclusion Puisque le bien n’est l’objet
et la cause du mouvement appétitif qu’autant qu’il est perçu, il est nécessaire
que la perception et la connaissance soient dans chaque être cause de l’amour.
Il faut répondre que, comme nous l’avons
dit (art. préc.), le bien est la cause de l’amour
pris objectivement. Or, le bien n’est l’objet de l’appétit qu’autant qu’il est
perçu. C’est pourquoi l’amour exige la perception du bien que l’on aime. Ainsi
Aristote dit (Eth., liv. 9, chap. 5 et 12) que la vision
corporelle est le principe de l’amour sensitif. De même la contemplation de la
beauté ou de la bonté spirituelle est le principe de l’amour spirituel. La connaissance
est donc la cause de l’amour par la raison qu’on ne peut aimer le bien qu’autant
qu’on le connaît.
Article 3 : La ressemblance est-elle
cause de l’amour ?
Objection N°1. Il semble que la
ressemblance ne soit pas cause de l’amour. Car le même objet n’est pas cause
des contraires. Or, la ressemblance est cause de la haine, puisqu’il est écrit
(Prov., 13, 10) qu’entre les orgueilleux il y a toujours des
querelles, et Aristote dit dans le même sens (Eth., liv. 8, chap. 4) que le
potier en veut au potier (Cette parole est d’Hésiode, et Aristote la rapporte
dans sa Rhétorique, liv. 2, ch. 4). Donc la ressemblance n’est pas cause de l’amour.
Objection N°2. Saint Augustin dit (Conf., liv. 4, chap. 4) qu’on aime dans un
autre ce qu’on ne voudrait pas être. Ainsi on aime un histrion et on ne
voudrait pas être à sa place. Or, il n’en serait pas ainsi si la ressemblance
était la cause propre de l’amour. Car alors l’homme aimerait dans un autre ce
qu’il aurait ou ce qu’il voudrait avoir. Donc la ressemblance n’est pas cause
de l’amour.
Réponse à l’objection N°2 : Dans ce
qu’on aime dans les autres et qu’on n’aime pas en soi-même il y a
proportionnellement un bien fondé sur la ressemblance. Car ce qu’est un autre
par rapport à ce qu’on aime en lui, on l’est par rapport à ce qu’on aime en
soi. Par exemple, si un bon chanteur aime un bon écrivain il y a là une
ressemblance de proportion en ce sens qu’ils ont l’un et l’autre ce qui
convient à leur art.
Objection N°3. Tout homme aime ce dont
il a besoin quoiqu’il ne l’ait pas. Ainsi le malade aime la santé et le pauvre
les richesses. Or, par là même qu’on a besoin de ces choses et qu’on ne les a
pas, il y a dissemblance entre elles et celui qui les désire. Donc ce n’est pas
seulement la ressemblance, mais c’est encore la dissemblance qui est cause de l’amour.
Réponse à l’objection N°3 : Celui qui
aime ce dont il a besoin ressemble à l’objet qu’il aime, comme la puissance à
l’acte, ainsi que nous l’avons dit (dans le corps de l’article.).
Objection N°4. Aristote dit (De Rhet., liv.
2, chap. 4) : Nous aimons ceux qui contribuent à l’amélioration de notre
fortune et de notre santé. Pareillement tout le monde aime ceux qui regrettent
leurs amis déjà morts. Or, tous les hommes ne sont pas tels. Donc la
ressemblance n’est pas cause de l’amour.
Réponse à l’objection N°4 : Selon la
ressemblance qu’il y a de la puissance à l’acte, celui qui n’est pas libéral
aime celui qui l’est, parce qu’il attend de lui ce qu’il désire : on peut
raisonner de même sur celui qui persévère dans l’amitié relativement à celui
qui n’y persévère pas. Car il semble que de part et d’autre il y ait une amitié
d’utilité. — On peut encore répondre que, quoique tous les hommes n’aient pas
en eux ces vertus à l’état habituel, cependant ils les possèdent selon les
principes primordiaux de la raison. D’après ces principes, celui qui n’a pas de
vertu aime l’homme vertueux, parce qu’il le trouve en rapport avec ce que la
raison lui prescrit naturellement.
Mais c’est le contraire. Il est écrit
(Ecclésiastique, 13, 19) : Tout animal aime son semblable.
Conclusion Puisque la ressemblance qui
existe entre des objets qui ont une même forme et qui ne produisent qu’une
seule et même chose sous cette forme, porte l’un à s’attacher à l’autre, comme
n’étant qu’un avec lui, et l’engage à lui vouloir autant de bien qu’à lui-même,
elle est par conséquent cause de l’amour.
Il faut répondre que la ressemblance à
proprement parler est cause de l’amour. Mais il est à remarquer que la
ressemblance peut s’entendre de deux manières. 1° Il y a ressemblance quand
deux êtres possèdent en acte la même chose ; ainsi on dit que deux choses
blanches se ressemblent. 2° La ressemblance existe encore quand l’un possède en
puissance ce que l’autre possède en acte et qu’il a de l’inclination pour l’acquérir
(La première de ces deux ressemblances se nomme actuelle, et la seconde
habituelle.). Nous disons, par exemple, qu’un corps grave qui n’est pas dans
son lieu ressemble à un corps grave qui s’y trouve. Il y a aussi ressemblance de
la puissance à l’acte ; car l’acte est renfermé d’une certaine manière dans la
puissance. — La première de ces deux espèces de ressemblance produit l’amour d’amitié
ou de bienveillance. Car par là même que deux êtres se ressemblent comme ayant
la même forme, ils ne produisent en quelque sorte qu’un seul et même être sous
cette forme. Ainsi deux hommes ne font qu’une seule et même chose par rapport à
l’espèce humaine, comme deux objets blancs par rapport à l’idée de blancheur. C’est
pourquoi l’affection de l’un se porte vers l’autre, comme vers un être qui ne
fait qu’un avec lui et il lui veut le même bien qu’à lui-même. — La seconde
espèce de ressemblance produit l’amour de concupiscence, ou l’amitié de l’utile
et du délectable ; parce que tout être qui existe en puissance, a
naturellement, comme tel, le désir de passer à l’acte, et quand il y passe il s’en
réjouit, s’il a du sentiment et de l’intelligence. Or, nous avons dit (quest. 26,
art. 4) que dans l’amour de concupiscence celui qui aime s’aime proprement
lui-même, puisqu’il se veut le bien qu’il désire. Chaque être s’aime lui-même
plus qu’un autre, parce qu’il est un avec lui-même en substance, tandis qu’il n’est
un avec un autre que par la ressemblance de la forme. C’est pourquoi si la
ressemblance de forme qu’il a avec un autre l’empêche d’atteindre le bien qu’il
désire, l’être qui a sa forme lui deviendra odieux, non parce qu’il lui
ressemble, mais parce qu’il l’empêche d’acquérir le bien qui lui est propre (Ainsi
c’est par accident que la ressemblance produit la haine. En soi, elle est cause
de l’amour d’amitié et de l’amour de concupiscence.). C’est pour ce motif que
les potiers se querellent entre eux, parce qu’ils se nuisent réciproquement
dans leur propre gain ; c’est aussi pour cela que les orgueilleux s’en veulent,
parce qu’ils sont réciproquement un obstacle à la supériorité particulière qu’ils
ambitionnent.
Par là la réponse au premier argument
est évidente.
Article 4 : Y a-t-il quelque autre
passion de l’âme qui soit cause de l’amour ?
Objection N°1. Il semble que quelque
autre passion puisse être cause de l’amour. Car Aristote dit (Eth., liv. 8, chap. 3) qu’il y en a qui
sont aimés pour le plaisir. Or, le plaisir est une passion. Donc il y a des
passions qui sont cause de l’amour.
Réponse à l’objection N°1 : Quand on
aime une chose par plaisir, l’amour est à la vérité l’effet de cette
délectation, mais la délectation est elle-même produite par un amour antérieur
; car on ne se délecte que dans la chose qu’on aime d’une certaine façon.
Objection N°2. Le désir est une
passion. Or, il y a des hommes que nous aimons parce que nous désirons quelque
chose que nous attendons d’eux. C’est ce qui arrive dans toute amitié qui a un
but d’utilité. Donc il y a des passions qui sont cause de l’amour.
Réponse à l’objection N°2 : Le désir
d’une chose en présuppose toujours l’amour. Mais le désir d’une chose peut être
cause qu’on en aime une autre, comme celui qui désire l’argent aime celui qui
lui en donne.
Objection N°3. Saint Augustin dit (De Trin., liv. 10, chap. 1) : Quand on n’a
pas l’espérance d’obtenir une chose, on ne l’aime que tièdement ou même on ne l’aime
pas du tout, quelque belle qu’elle paraisse. Donc l’espérance est encore cause
de l’amour.
Réponse à l’objection N°3 :
L’espérance produit ou augmente l’amour, et cela en raison de la délectation
dont elle est la cause et en raison du désir qu’elle fortifie. Car nous ne
désirons pas aussi vivement les choses que nous n’espérons pas ; mais cela
n’empêche pas que l’espérance ne soit elle-même l’effet d’un bien qu’on aime
(Car on n’espère que les choses bonnes et aimables, et non les mauvaises.).
Mais c’est le contraire. Car toutes
les autres affections de l’âme naissent de l’amour, comme le dit saint Augustin
(De civ. Dei, liv. 14, chap. 7 et 9).
Conclusion Il ne peut pas se faire qu’une
autre passion de l’âme soit cause totalement de l’amour, quoiqu’il puisse
arriver qu’elle en soit la cause, partielle.
Il faut répondre qu’il n’y a pas de
passion qui ne présuppose un amour quelconque dont elle découle ; parce que
toute autre passion de l’âme implique un mouvement vers un objet ou un repos
dans cet objet même. Or, tout mouvement vers une chose, ou tout repos en elle
procède de l’harmonie ou de l’identité de nature qu’il y a entre le sujet et l’objet.
Comme cette harmonie appartient à l’essence même de l’amour, il est impossible
qu’aucune passion de l’âme soit la cause totale de l’amour.
Cependant il arrive qu’une passion en est quelquefois
la cause partielle, comme un bien est cause d’un autre.
Copyleft. Traduction
de l’abbé Claude-Joseph Drioux et de JesusMarie.com qui autorise toute personne à copier et à rediffuser par
tous moyens cette traduction française. La Somme Théologique de Saint Thomas
latin-français en regard avec des notes théologiques, historiques et
philologiques, par l’abbé Drioux, chanoine honoraire de Langres, docteur en
théologie, à Paris, Librairie Ecclésiastique et Classique d’Eugène Belin, 52,
rue de Vaugirard. 1853-1856, 15 vol. in-8°. Ouvrage honoré des encouragements
du père Lacordaire o.p. Si par erreur, malgré nos vérifications, il s’était
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ou de la nouvelle traduction effectuée par JesusMarie.com, et relevant du droit
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