Saint Thomas d’Aquin - Somme Théologique
1a 2ae = Prima Secundae = 1ère partie de la 2ème Partie
Question 28 :
Des effets de l’amour
Après
avoir parlé de la cause de l’amour, nous avons maintenant à nous occuper de ses
effets. — A cet égard il y a six questions à faire : 1° L’union est-elle
l’effet de l’amour ? — 2° Y a-t-il dans l’amour attachement réciproque ? — 3°
L’extase est-elle l’effet de l’amour ? — 4° L’amour produit-il le zèle ? — 5°
L’amour est-il une passion qui blesse celui qui aime ? — 6° L’amour est-il
cause de tout ce que fait celui qui aime ? (Bossuet soutient cette même thèse
dans son traité De la connaissance de
Dieu et de soi-même, pag. 85, éd. de Vers.)
Article
1 : L’union est-elle un effet de l’amour ?
Objection
N°1. Il semble que l’union ne soit pas l’effet de l’amour. Car l’absence
répugne à l’union, tandis que l’amour est compatible avec l’absence, puisque
l’Apôtre dit (Gal., 4, 18) en parlant
de lui-même aux Galates : Il est bon de
s’attacher à ses maîtres pour le bien et pour toujours ; ainsi vous ne devez
pas seulement m’aimer pendant que je suis présent parmi vous. Donc l’union
n’est pas l’effet de l’amour.
Réponse
à l’objection N°1 : Cette objection repose sur l’union réelle que la
délectation exige comme sa cause ; le désir suppose au contraire l’absence de
l’objet aimé, mais l’amour existe en sa présence comme dans son absence.
Objection
N°2. Toute union repose ou sur l’essence, et c’est ainsi que la forme est unie
à la matière, l’accident au sujet, la partie au tout ou à une autre partie
constitutive du tout ; ou bien elle repose sur la ressemblance du genre, de
l’espèce ou de l’accident. Or, l’amour ne produit pas une union d’essence ;
autrement l’amour n’existerait jamais entre des êtres essentiellement séparés.
Il ne produit pas non plus une union de ressemblance ; car c’est plutôt la
ressemblance qui le produit, comme nous l’avons dit (quest. 27, art. 3 et 4).
Donc l’union n’est pas l’effet de l’amour.
Réponse
à l’objection N°2 : L’union se rapporte de trois manières à l’amour. Il y a
d’abord une union qui en est la cause. Cette union est substantielle à l’égard
de l’amour par lequel un être s’aime lui-même, mais ce n’est qu’une union de
ressemblance par rapport à l’amour dont il aime les autres, comme nous l’avons
dit (quest. préc., art. 3). Il y a une union qui est essentiellement l’amour
lui-même. Cette union qui résulte de l’harmonie des affections ressemble à
l’union substantielle, en ce sens que le sujet qui aime est pour l’objet aimé
ce qu’il est pour lui-même, par suite de son amour d’amitié, et ce qu’il est pour une partie de lui-même par l’effet de
son amour de concupiscence. Enfin il
y a une union qui est l’effet de l’amour. C’est l’union réelle que le sujet qui
aime tend à établir entre lui et l’objet aimé. Cette union se fait selon qu’il
convient à l’amour. Car, comme le rapporte Aristote (Pol., liv. 2, chap. 2), Aristophane a dit que ceux qui s’aiment
désireraient s’unir au point de ne plus faire qu’un seul être ; mais comme il
arriverait alors que tous les deux ou que l’un des deux se perdrait, ils
cherchent à s’unir de la manière qui convient à leur nature, c’est-à-dire de
manière qu’ils vivent ensemble, qu’ils parlent ensemble et qu’ils soient unis
sous tous les autres rapports.
Objection
N°3. Quand les sens sont en acte, l’objet sensible y est aussi ; quand
l’intellect est en acte, l’objet compris y est également, mais quand le sujet
qui aime est en acte, l’objet aimé n’y est pas pour cela. Donc l’union est
plutôt l’effet de la connaissance que de l’amour.
Réponse
à l’objection N°3 : La connaissance est parfaite du moment que l’objet connu
est uni au sujet qui le connaît par sa ressemblance. Mais l’amour fait que
l’objet aimé est uni lui-même au sujet qui l’aime (L’amour s’unit à la chose
elle-même. Ainsi il nous transforme en Dieu, et il est en quelque sorte infini
comme lui, tandis que par la connaissance nous le changeons en nous, et,
d’infini qu’il est, nous le rendons en quelque sorte fini et limité comme notre
entendement.), comme nous l’avons dit (art. 1). Donc l’amour est plus unitif
que la connaissance.
Mais
c’est le contraire. Saint Denis dit (De
div. nom.,
chap. 4) que tout amour est une vertu unitive.
Conclusion
Puisque l’amour porte à rechercher la présence de l’objet aimé et qu’il désire rassembler
deux choses séparées, il est constant que l’union est un de ses effets.
Il
faut répondre que le sujet qui aime s’unit de deux manières avec l’objet aimé. 1°
Il s’unit réellement, par exemple, quand l’objet aimé est présent et que le
sujet le possède. 2° Il s’unit affectivement : cette union doit se considérer
d’après la connaissance qui l’a précédée (Cette espèce d’affection est produite
par un bien que nous avons vu, mais que nous ne voyons plus, et qui a cessé de
nous être présent.), car le mouvement de l’appétit résulte de cette
connaissance. Et comme il y a deux sortes d’amour, un amour de concupiscence et
un amour d’amitié, ces deux amours procèdent l’un et l’autre de la manière dont
est perçue l’unité qui existe entre le sujet aimant et l’objet aimé. Car quand
quelqu’un aime une chose et qu’il la désire il se la représente comme une chose
qui doit contribuer à son bien-être. De même quand on aime quelqu’un d’un amour
d’amitié, on lui veut le même bien qu’à soi-même ; par conséquent on se le représente
comme un autre soi-même, et c’est à ce titre qu’on lui veut autant de bien qu’à
soi. C’est ce qui fait qu’on appelle un ami un autre soi-même ; et que saint
Augustin loue le poète (Conf., liv. 4, chap. 6) d’avoir dit d’un de
ses amis qu’il était la moitié de son âme (Allusion à ce vers d’Horace dans
lequel il appelle Virgile la moitié de lui-même : Animæ dimidium meæ (Od. 3, liv. 1).). Ainsi donc l’amour produit la première
union d’une manière effective, parce qu’il porte le sujet à désirer et à chercher
la présence de l’objet aimé, comme une chose qui lui convient et qui lui
appartient. Il produit la seconde formellement, parce qu’il est lui-même cette
union ou ce nœud. C’est ce qui fait dire à saint Augustin (De Trin., liv. 8, chap. 10) que l’amour est une sorte de lien qui
unit deux choses ou qui cherche à les unir, le sujet qui aime et l’objet aimé.
Quand il dit qui unit, son expression
se rapporte à l’union d’affection sans laquelle il n’y a pas d’amour ; tandis
que ces mots qui cherche
à unir s’entendent de l’union réelle.
Article
2 : L’attachement réciproque est-il l’effet de l’amour ?
Objection
N°1. Il semble que l’amour ne produise pas cet attachement mutuel qui fait que
le sujet aimant est dans l’objet aimé et réciproquement. Car ce qui est dans un
autre est contenu en lui, et la même chose ne peut pas être tout à la fois le
contenant et le contenu. Donc l’amour ne peut produire cette attache mutuelle qui
fait que l’objet aimé est dans le sujet qui l’aime et réciproquement.
Réponse
à l’objection N°1 : L’objet aimé est contenu dans le sujet qui l’aime, en ce
sens qu’il est imprimé dans son affection par le plaisir qu’il lui cause,
tandis que le sujet qui aime est contenu dans l’objet aimé, en ce sens que
celui qui aime pénètre d’une manière en ce qu’il y a d’intime dans l’objet
aimé. Car rien n’empêche qu’une même chose soit le contenant et le contenu sous
divers rapports, comme le genre est contenu dans l’espèce et réciproquement.
Objection
N°2. On ne peut pénétrer dans l’intérieur d’une chose qui est intègre qu’en la
divisant. Or, ce n’est pas à l’appétit où réside l’amour qu’il appartient de
diviser ce qui est réellement uni, mais c’est à la raison. Donc l’inhérence
réciproque n’est pas l’effet de l’amour.
Réponse
à l’objection N°2 : La perception de la raison précède l’affection de l’amour.
C’est pourquoi, comme la raison discourt sur l’objet aimé, de môme l’amour
pénètre en lui, comme nous l’avons dit (dans le corps de l’article.).
Objection
N°3. Si par l’amour le sujet qui aime est dans l’objet aimé et réciproquement,
il s’ensuivra que l’objet aimé est uni au sujet qui l’aime, comme le sujet qui
aime à l’objet aimé. Et puisque, comme nous l’avons dit (art. 1), l’union est
l’amour, il en résulte que le sujet qui aime est toujours aimé par l’objet
qu’il aime, ce qui est évidemment faux. Donc l’inhérence réciproque n’est pas
l’effet de l’amour.
Réponse
à l’objection N°3 : Ce raisonnement repose sur la troisième espèce d’inhérence
mutuelle qui ne se rencontre pas dans tout amour (Quoique l’amour soit une
union, il n’y a pas toujours réciprocité, parce que tous ceux qui sont aimés
n’aiment pas toujours ceux qui les aiment.).
Mais
c’est le contraire. Il est écrit (1 Jean, 4, 16) : Celui qui demeure dans la charité demeure en. Dieu et Dieu en lui.
Or, la charité est l’amour de Dieu. Donc, pour la même raison, tout amour fait
que l’objet aimé existe dans le sujet qui l’aime.
Conclusion
Puisque l’amour fait que l’objet aimé est dans le sujet qui l’aime et
réciproquement, il faut que l’inhérence mutuelle soit un de ses effets.
Il
faut répondre que l’effet de l’inhérence mutuelle peut s’entendre de la
puissance perceptive et de la puissance appétitive. Ainsi par rapport à la
puissance perceptive on dit que l’objet aimé est dans le sujet qui l’aime,
lorsque l’objet aimé reste dans la pensée de celui qui l’aime. C’est en ce sens
que l’Apôtre dit aux Philippiens (Phil., 1, 7) qu’il les porte dans son cœur. On dit aussi par rapport à la même
puissance, que le sujet qui aime est dans l’objet aimé, quand celui qui l’aime
ne se contente pas d’en prendre une connaissance superficielle, mais qu’il
s’efforce de disséquer en quelque sorte et d’approfondir chacune de ses
parties, et de pénétrer jusqu’à ce qu’il renferme de plus intime. C’est ainsi
que l’Apôtre, parlant du Saint-Esprit qui est l’amour
de Dieu, dit (1 Cor., 2, 10) qu’il scrute les profondeurs de Dieu.
Relativement à la puissance appétitive, on dit que l’objet aimé est dans le
sujet qui l’aime, quand il est dans son affection par une complaisance
délicieuse, soit qu’il se réjouisse en lui et dans les biens qu’il lui procure
quand il est présent ; soit que quand il est absent il se porte vers lui par un
amour de concupiscence ; soit qu’il lui procure les biens qu’il lui veut par un
amour d’amitié, qui ne provient pas d’une cause extrinsèque, comme quand on
désire une chose pour une autre, ou quand on veut du bien à un autre pour une
autre fin, mais qui résulte de la complaisance intime et radicale de l’objet
aimé. C’est ce qui fait que l’amour prend le nom d’intimité, et qu’on dit les entrailles
de la charité. Quant au sujet qui aime, il n’est pas dans l’objet aimé par
l’amour de concupiscence de la même manière que par l’amour d’amitié. Car
l’amour de concupiscence n’est pas satisfait par quelque chose d’extrinsèque,
soit par la possession, soit par la jouissance superficielle de l’objet aimé. Il
cherche toujours à posséder parfaitement l’objet qu’il aime, et à pénétrer,
pour ainsi dire, tout ce qu’il a de plus intime. Dans l’amour d’amitié, le sujet
qui aime est dans l’objet aimé, de telle sorte qu’il regarde les biens ou les
maux de son ami comme les siens, et la volonté de son ami comme la sienne. Il
lui semble qu’il souffre les mômes maux que lui, qu’il a les mêmes biens ;
c’est pourquoi le propre des amis est de vouloir les mêmes choses, de
s’attrister et de se réjouir ensemble, comme le dit Aristote (Eth., liv. 9, chap. 3 ; Rhet., liv. 2, chap. 4). Et comme celui qui aime regarde comme sien
tout ce qui appartient à son ami, il paraît être dans l’objet qu’il aime, et ne
faire qu’une seule et même chose avec lui. Réciproquement quand il veut et qu’il
agit pour son ami comme pour lui-même, en considérant son ami comme ne faisant
qu’un avec lui, alors l’objet aimé est dans le sujet qui l’aime. On peut encore
dans l’amour d’amitié reconnaître un troisième mode d’inhérence mutuelle qui
résulte de la réciprocité de l’amour, quand deux amis s’aiment mutuellement,
qu’ils se veulent l’un à l’autre du bien et qu’ils s’en font.
Article
3 : L’extase est-elle l’effet de l’amour ?
Objection
N°1. Il semble que l’extase ne soit pas l’effet de l’amour. Car l’extase semble
impliquer une sorte d’aliénation. Or, l’amour ne produit pas toujours de
l’aliénation ; car ceux qui aiment sont parfois maîtres d’eux-mêmes. Donc
l’amour ne produit pas l’extase.
Réponse
à l’objection N°1 : Cette raison se rapporte à la première extase.
Objection
N°2. Celui qui aime désire que l’objet aimé lui soit uni. Donc il attire à lui
l’objet plutôt qu’il ne se porte vers lui, en sortant de lui-même.
Réponse
à l’objection N°2 : Ce raisonnement porte sur l’amour de concupiscence qui ne
produit pas l’extase d’une manière absolue, comme nous l’avons dit (dans le
corps de l’article.).
Objection
N°3. L’amour unit l’objet aimé avec le sujet qui l’aime, comme nous l’avons dit
(art. 1 et 2). Si donc le sujet qui aime sort de lui-même pour se porter vers
l’objet aimé, il s’ensuit qu’il aime plus cet objet que lui-même, ce qui est
évidemment faux. Donc l’extase n’est pas l’effet de l’amour.
Réponse
à l’objection N°3 : Celui qui aime sort de lui selon qu’il veut et qu’il opère
le bien de son ami. Cependant il ne veut pas le bien de son ami plus que le
sien ; par conséquent il ne s’ensuit pas qu’il aime plus autrui que lui-même
(Il veut le bien de son ami comme le sien mais l’amour qu’il a pour lui-même
remporte sur celui qu’il a pour autrui, parce que le premier est la mesure et
la règle du second.).
Mais
c’est le contraire. Saint Denis dit (De
div. nom.,
chap. 4) que l’amour divin produit l’extase, et que Dieu lui-même est ravi en
extase par l’excès de son amour. Et comme tout amour, d’après ce même docteur,
est une image et une participation de l’amour divin, il semble que tout amour
produise l’extase.
Conclusion
Dans la puissance cognitive l’amour prépare l’extase en excitant le sujet qui
aime à penser à l’objet aimé ; mais dans la puissance appétitive l’amour
d’amitié le produit d’une manière directe et absolue, tandis que l’amour de
concupiscence ne le produit que d’une manière relative.
Il
faut répondre qu’on dit que quelqu’un est en extase quand il est ravi hors de
lui-même, ce qui peut se rapporter à la puissance cognitive et à la puissance
appétitive. Par rapport à la puissance cognitive on dit que quelqu’un est hors
de lui-même quand il se trouve hors de la sphère de connaissance qui lui est
propre ; soit qu’il s’élève au-dessus, comme l’homme quand il parvient à
l’intelligence de choses qui sont supérieures à ses sens et à sa raison, — on
dit alors qu’il est en extase, parce qu’il se trouve en dehors des objets qu’il
peut naturellement percevoir au moyen de ses sens et de sa raison ; — soit
qu’il descende au-dessous, comme, par exemple, celui qui tombe en furie ou en
démence. Par rapport à la puissance appétitive on dit que quelqu’un est en
extase quand son appétit se porte vers un autre objet, et qu’il sort en quelque
sorte de lui-même. L’amour prépare la première de ces extases en portant le
sujet à arrêter ses réflexions sur l’objet aimé, comme nous l’avons dit (art. préc). Car quand on réfléchit fortement à une chose on fait
abstraction des autres. Il produit directement la seconde. L’amour d’amitié la
produit absolument, mais l’amour de concupiscence ne la produit que
relativement. En effet, dans l’amour de concupiscence celui qui aime sort en
quelque sorte hors de lui, parce que, comme il n’est pas content de la joie
qu’il trouve dans le bien qu’il possède, il cherche à jouir de ce qui est hors
de lui. Toutefois, en travaillant à se procurer ce bien extérieur, il ne sort
pas absolument hors de lui ; cette affection se renferme même finalement au
dedans de lui (Parce que, dans ce cas, la chose qu’il aime il ne la recherche
pas pour elle-même, mais pour lui, et s’il sort momentanément de sa sphère,
c’est avec l’intention d’y revenir avec de nouvelles richesses.). Mais dans
l’amour d’amitié l’affection de celui qui aime sort absolument hors de lui,
parce qu’il veut le bien de son ami, et qu’il le fait en lui rapportant, pour
ainsi dire, tous ses soins et toute sa sollicitude.
Article
4 : Le zèle est-il l’effet de l’amour ?
Objection
N°1. Il semble que le zèle ne soit pas l’effet de l’amour. Car le zèle est le
commencement de la contention ou de la dispute. C’est ce qui fait dire à
l’Apôtre : Puisqu’il y a entre vous zèle
et contention (zelus et contentio)
(1 Cor., 3, 3). Or, la contention
répugne à l’amour. Donc le zèle n’est pas l’effet de l’amour.
Réponse
à l’objection N°1 : L’Apôtre parle en cet endroit du
zèle de l’envie (Le zèle que saint Paul reprend dans les Corinthiens provenait
de l’amour que 1es uns avaient pour lui et les autres pour Apelle
; ce qui jetait le trouble dans leur l’Eglise.), qui est en effet une cause de
contention non par rapport à l’objet aimé, mais par rapport à ce qui en empêche
la jouissance.
Objection
N°2. L’objet de l’amour est le bien qui est communicatif de lui-même. Or, le
zèle est au contraire fort jaloux, et il ne peut souffrir que l’on partage avec
lui l’objet aimé. De là la jalousie qu’on remarque entre les personnes qui sont
mariées et qui ne veulent pas que d’autres s’associent à leurs affections. Donc
le zèle n’est pas l’effet de l’amour.
Réponse
à l’objection N°2 : On aime le bien, parce qu’il est dans sa nature de se
communiquer au sujet qui l’aime. Par conséquent tout ce qui empêche la perfection
de cette communication devient odieux ; c’est ainsi que le zèle procède de
l’amour du bien. Mais par défaut de bonté il arrive qu’il y a
des biens particuliers qui ne peuvent être totalement possédés par plusieurs.
L’amour de ces biens produit le zèle de l’envie. Toutefois il n’en est pas de
même de ceux que plusieurs peuvent posséder entièrement. Car personne n’est
jaloux sur un autre de la connaissance de la vérité qui peut être entièrement
connue par plusieurs, mais on peut être jaloux de la supériorité avec laquelle
certains individus la connaissent.
Objection
N°3. Le zèle n’existe pas plus sans haine que sans amour ; car il est dit (Ps. 72, 3) : J’ai été rempli de zèle à propos de la prospérité des méchants.
Donc le zèle ne doit pas être plutôt l’effet de l’amour que celui de la haine.
Réponse
à l’objection N°3 : Si l’on hait ce qui répugne à l’objet qu’on aime, c’est par
suite de l’amour qu’on a pour lui. Par conséquent le zèle est à proprement
parler l’effet de l’amour plutôt que de la haine.
Mais
c’est le contraire. D’après saint Denis (De
div. nom., chap. 4), Dieu est appelé jaloux (zelotes) à cause de l’excès de
son amour pour tout ce qui existe.
Conclusion
Puisque le zèle est un mouvement violent du sujet qui aime vers l’objet aimé, il
est nécessairement un effet de l’amour.
Il
faut répondre que le zèle, de quelque manière qu’on le prenne, provient de
l’intensité de l’amour. Car il est évident que plus une puissance tend avec
énergie vers un objet, et plus elle repousse avec force tout ce qui lui répugne
ou lui est contraire. Par conséquent l’amour étant un mouvement vers l’objet
aimé, comme le dit saint Augustin (Quæst., liv. 83, quest. 35 et 36), quand il est intense il
cherche à écarter tout ce qui lui résiste. Cependant ce phénomène ne se produit
pas de la même manière dans l’amour de concupiscence et dans l’amour d’amitié.
En effet, dans l’amour de concupiscence celui qui désire vivement une chose,
s’élève contre tout ce qui l’empêche de l’acquérir ou d’en jouir
tranquillement. C’est ainsi que les hommes sont animés d’un zèle ardent contre
ceux qui chercheraient à leur disputer le cœur de leur femme qu’ils veulent
posséder exclusivement et tout entier. C’est aussi de la sorte que les
ambitieux attaquent ceux qui paraissent s’élever et qui leur disputent le
premier rang. C’est le zèle de l’envie dont le Psalmiste a dit (Ps. 36, 1) : Gardez-vous de porter envie aux méchants ; n’ayez point de jalousie
contre ceux qui commettent l’iniquité. Au contraire l’amour d’amitié
cherche le bien de celui qu’il aime. C’est pourquoi quand il est ardent, il
porte l’homme à s’élever contre tout ce qui répugne au bien de son ami. Ainsi
on dit que quelqu’un a du zèle pour un autre, quand il s’efforce de repousser
tout ce qu’on fait ou tout ce qu’on dit contrairement à ses intérêts. De même
on dit que quelqu’un a du zèle pour Dieu, quand il cherche à repousser, autant
qu’il le peut, ce qui est contraire à sa volonté ou à sa gloire ; suivant ces
paroles de l’Ecriture : J’ai été zélé
pour le Seigneur des armées (3 Rois,
19, 14), et ailleurs : Le zèle de votre
maison me dévore (Jean, chap. 2). Comme le dit la glose : il est dévoré par
le zèle du bien celui qui met tout en œuvre pour corriger ce qui lui semble
dépravé, et qui gémit quand il ne peut en venir à bout.
Article
5 : L’amour est-il une passion qui blesse celui qui en est le sujet ?
Objection
N°1. Il semble que l’amour soit une passion qui blesse. Car la langueur indique
une certaine blessure dans celui qui en est atteint. Or, l’amour produit la langueur
; car il est dit (Cant., 2, 5) : Soutenez-moi avec des (leurs, fortifiez-moi
avec des fruits, car je languis d’amour. Donc l’amour est une passion qui
blesse.
Objection
N°2. Une fusion est une sorte de dissolution. Or, l’amour fond le cœur où il se
trouve. Car il est dit (Cant., 5, 6)
: Mon âme s’est fondue quand mon
bien-aimé m’a parlé. Donc l’amour dissout, et par conséquent corrompt et
blesse ce qu’il touche.
Objection
N°3. La ferveur indique un excès de chaleur, et cet excès corrompt l’objet où
il se trouve. Or, la ferveur est l’effet de l’amour. Car saint Denis énumère
parmi les propriétés qui appartiennent à l’amour des séraphins la chaleur,
l’intensité et la ferveur. Et il est dit de l’amour dans le Cantique des
cantiques (8, 6) que ses lampes sont des
lampes de feu et de flammes. Donc l’amour est une passion qui blesse et qui
corrompt.
Mais
c’est le contraire. Saint Denis dit (De
div. nom.,
chap. 4) que tous les êtres s’aiment eux-mêmes d’un amour qui les conserve.
Donc l’amour n’est pas une passion qui blesse, mais c’est plutôt une passion
qui conserve et qui perfectionne.
Conclusion
L’amour de ce qui convient, comme Dieu, perfectionne celui qui aime, mais
l’amour de ce qui ne convient pas, comme le péché, le blesse ; toutefois on
peut dire en général que tout amour blesse à cause des modifications excessives
qu’il fait subir au corps.
Il
faut répondre que, comme nous l’avons dit (quest. 16, art. 4 et 2, et quest. 27,
art. 1), l’amour signifie une certaine union de la puissance appétitive avec un
bien quelconque. Or, quand un être s’unit avec ce qui lui convient, il n’en
souffre pas, il en est plutôt, si possible, perfectionné et amélioré. Mais
quand il s’unit à quelque chose qui ne lui convient pas, il en est blessé et il
devient pire. L’amour de ce qui convient est donc une cause de perfectionnement
et d’amélioration pour celui qui aime, tandis que l’amour de ce qui ne convient
pas le blesse et le détériore. C’est ce qui fait que l’homme est amélioré et
perfectionné par l’amour de Dieu, tandis qu’il est blessé et détérioré par l’amour
du péché, selon ces paroles du prophète Osée (Os., 9, 10) : Ils sont
devenus abominables comme les choses qu’ils ont aimées. Tout ce que nous
venons de dire se rapporte à ce qu’il y a de formel dans l’amour, c’est-à-dire
à ce qu’il est relativement à l’appétit. Mais pour ce qu’il y a de matériel,
c’est-à-dire quant aux modifications du corps qu’il entraîne, il arrive que
l’amour est une passion qui blesse parce que ces modifications sont excessives
(Ces modifications peuvent être si violentes qu’elles troublent tout
l’organisme du corps humain, et qu’elles altèrent ainsi profondément la santé.).
C’est ce qui arrive d’ailleurs aux sens et à tous les actes que les puissances
de l’âme produisent au moyen du jeu des organes corporels.
A
l’égard de ce qu’on objecte il faut répondre qu’on peut attribuer à l’amour
quatre effets très prochains : la fusion
ou la liquéfaction, la jouissance, la
langueur et la ferveur (Toutes ces expressions appliquées à la passion de l’amour
ne sont pas purement métaphoriques. Elles ont un sens propre basé sur les
phénomènes physiques qu’elles déterminent.). Il faut mettre au premier rang la
fusion, qui est opposée à la congélation. Car les choses qui sont gelées sont
compactes, de manière qu’il n’est pas aisé à un autre corps de les pénétrer.
Or, il est dans la nature de l’amour que l’appétit soit prêt à recevoir le bien
qu’il aime, selon que l’objet aimé est dans le sujet aimant, ainsi que nous
l’avons dit (art. 2). La congélation ou la dureté du cœur est donc une
disposition contraire à l’amour. Mais la fusion implique, au contraire, un
certain attendrissement du cœur qui le rend apte à recevoir en lui l’objet
qu’il aime. Ainsi donc quand l’objet aimé est présent et qu’on le possède, il y
a délectation ou jouissance ; s’il est absent, il en résulte deux autres
passions, la tristesse et la ferveur. La tristesse est exprimée par la
langueur, et c’est ce qui fait que Cicéron l’appelle une maladie (De Tuscul.,
liv. 3). La ferveur l’est par le désir ardent qu’on a d’obtenir ce qu’on aime.
Tels sont les effets de l’amour considérés formellement selon le rapport de la
puissance appétitive avec son objet. Mais il y a encore d’autres effets qui
sont en proportion de ceux-ci, et qui résultent de la modification des organes
corporels.
Article
6 : L’amour est-il la cause de tout ce que fait celui qui aime ?
Objection
N°1. Il semble que celui qui aime ne fasse pas tout en vue de son amour. Car
l’amour est une passion, comme nous lavons dit (quest. 26, art. 2). Or, l’homme
ne fait pas tout par passion ; il y a des choses qu’il fait par choix, d’autres
par ignorance, comme le dit Aristote (Eth., liv. 3,
chap. 5). Donc il ne fait pas tout ce qu’il fait par amour.
Réponse
à l’objection N°1 : Cette objection se rapporte à l’amour considéré comme une
passion qui existe dans l’appétit sensitif. Mais nous parlons ici de l’amour
pris en général, selon qu’il comprend sous lui l’amour intellectuel,
raisonnable, animal et naturel. Car c’est de cet amour que parle saint Denis (De div. nom., chap. 4).
Objection
N°2. L’appétit est le principe du mouvement et de l’action dans tous les
animaux, comme on le voit dans Aristote (De
animâ, liv. 3, text.
48-55). Si donc tout ce qu’on fait, on le fait par amour, les autres passions
de la partie appétitive seront superflues.
Réponse
à l’objection N°2 : Comme nous l’avons dit (quest. 25, art. 2), de l’amour
naissent le désir, la tristesse, la délectation et par conséquent toutes les
autres passions. D’où il résulte que toute action qui procède d’une passion
quelconque procède aussi de l’amour comme de sa cause première ; ce qui ne rend
pas pour cela superflues les autres passions qui en sont les causes prochaines.
Objection
N°3. Une même chose ne peut pas avoir simultanément pour cause des principes
contraires. Or, il y a des choses qui sont produites par la haine. Donc tout
n’est pas produit par l’amour.
Réponse
à l’objection N°3 : La haine est l’effet de l’amour, comme nous le dirons dans
la question suivante (art. 2).
Mais
c’est le contraire. Saint Denis dit (De
div. nom.,
chap. 4) que c’est l’amour du bien qui fait faire à tous les êtres tout ce
qu’ils font.
Conclusion
Tout agent fait par amour tout ce qu’il fait, puisqu’il agit en vue d’une fin
qui est le bien.
Il
faut répondre que tout agent agit pour une fin quelconque, comme nous l’avons
dit (quest. 1, art. 1 et 2). Or, la fin est le bien qu’on désire et qu’on aime.
D’où il est évident que tout agent, quel qu’il soit, fait toutes ses actions
d’après un amour quelconque.
Copyleft. Traduction
de l’abbé Claude-Joseph Drioux et de JesusMarie.com qui autorise toute personne à copier et à rediffuser par
tous moyens cette traduction française. La Somme Théologique de Saint Thomas
latin-français en regard avec des notes théologiques, historiques et
philologiques, par l’abbé Drioux, chanoine honoraire de Langres, docteur en
théologie, à Paris, Librairie Ecclésiastique et Classique d’Eugène Belin, 52,
rue de Vaugirard. 1853-1856, 15 vol. in-8°. Ouvrage honoré des encouragements
du père Lacordaire o.p. Si par erreur, malgré nos vérifications, il s’était
glissé dans ce fichier des phrases non issues de la traduction de l’abbé Drioux
ou de la nouvelle traduction effectuée par JesusMarie.com, et relevant du droit
d’auteur, merci de nous en informer immédiatement, avec l’email figurant sur la
page d’accueil de JesusMarie.com, pour que nous puissions les retirer.
JesusMarie.com accorde la plus grande importance au respect de la propriété
littéraire et au respect de la loi en général. Aucune évangélisation catholique
ne peut être surnaturellement féconde sans respect de la morale catholique et
des lois justes.
JesusMarie.com