Saint Thomas d’Aquin - Somme Théologique
1a 2ae = Prima Secundae = 1ère partie de la 2ème Partie
Question 29 :
De la haine
Après
avoir parlé de l’amour nous avons à nous occuper de la haine. — A cet égard il
y a six questions à faire : 1° Le mal est-il la cause et l’objet de la haine ?
— 2° La haine résulte-t-elle de l’amour ? — 3° La haine est-elle plus forte que
l’amour ? — 4° Peut-on se haïr soi-même ? — 5° Peut-on haïr la vérité ? — 6°
Peut-on haïr une chose en général ?
Article
1 : Le mal est-il la cause et l’objet de la haine ?
Objection
N°1. Il semble que le mal ne soit pas la cause et l’objet de la haine. Car tout
ce qui existe est bon comme être. Si donc le mal est l’objet de la haine, il
s’ensuit qu’il n’y a pas de chose qu’on haïsse, mais seulement ce qu’il y a de
défectueux en elle, ce qui est évidemment faux.
Réponse
à l’objection N°1 : L’être, en tant qu’être, n’implique pas de répugnance, mais
il renferme plutôt une raison de convenance, parce que tout ce qui existe est
compris dans l’idée de l’être. Mais l’être considéré en particulier peut avoir
de la répugnance à l’égard d’un autre être considéré de la même manière (Les
serpents, considérés comme êtres, ne sont pas haïssables, mais l’homme les
hait, parce qu’ils sont venimeux.) ; c’est ainsi qu’un être est haïssable pour
un autre et qu’il est mauvais, bien qu’il ne le soit pas en lui-même, mais
parce qu’il l’est relativement à une autre chose.
Objection
N°2. La haine du mal est une chose louable. C’est pourquoi il est dit à la
louange des Juifs (2 Mach., 3, 4) que
les lois étaient parfaitement observées,
à cause de la piété du grand prêtre Onias et de la
haine qu’on avait pour le mal. Si donc on ne hait que le mal il s’ensuit
que la haine est toujours louable, ce qui est évidemment faux.
Réponse
à l’objection N°2 : Comme on prend pour un bien ce qui n’en est pas un
véritablement, de même on prend pour un mal ce qui n’en est pas un non plus.
D’où il arrive quelquefois que la haine du mal et l’amour du bien ne sont pas
un bien.
Objection
N°3. La même chose n’est pas à la fois bonne et mauvaise. Or, le même objet est
sous divers rapports aimable et détestable. Donc la haine n’a pas seulement le
mal pour objet, mais encore le bien.
Réponse
à l’objection N°3 : Ainsi la chaleur convient au feu et répugne à l’eau. Pour
l’appétit animal cette diversité provient de ce que la même chose est
considérée comme bonne par les uns et comme mauvaise par les autres (Ainsi la
vertu est aimée par les uns, en raison de son honnêteté, et elle est détestée par
les autres à cause des difficultés qu’elle présente.).
Mais
c’est le contraire. La haine est le contraire de l’amour. Or, l’objet de
l’amour est le bien, comme nous l’avons dit (quest. 26, art. 4). Donc l’objet
de la haine est le mal.
Conclusion
Comme le bien est l’objet et la cause de l’amour, de même le mal est l’objet et
la cause de la haine.
Il
faut répondre que l’appétit naturel découlant d’une perception bien qu’il n’en
ait pas la conscience, il semble qu’on doive raisonner de même sur l’inclination
de cet appétit et sur celle de l’appétit animal qui résulte d’une perception
dont il a le sentiment, comme nous l’avons dit (quest. 26, art. 1). Or, dans
l’appétit naturel on remarque évidemment que comme les êtres ont de l’attrait
et de la sympathie pour tout ce qui convient à leur nature, de même ils ont de
l’éloignement et de la répugnance pour tout ce qui leur est contraire. Le
premier de ces phénomènes constitue l’amour naturel et le second la haine.
Ainsi donc dans l’appétit animal ou intelligentiel
l’amour résulte de l’harmonie qui existe entre l’appétit et l’objet qui lui
paraît convenable, tandis que la haine provient de la répugnance qu’il a pour
tout ce qui lui semble nuisible et désavantageux. Et comme tout ce qui convient
a par là même le caractère et la nature du bien, et que tout ce qui répugne a
par là même le caractère ou la nature du mal, il s’ensuit que le bien est
l’objet de l’amour comme le mal est l’objet de la haine.
Il arrive qu’une même chose peut être naturellement aimable et haïssable sous divers
rapports, parce que le même objet peut convenir par sa nature à une chose et
répugner à une autre.
Article
2 : La haine est-elle causée par l’amour ?
Objection
N°1. Il semble que l’amour ne soit pas cause de la haine. Car les choses qui se
divisent par opposition sont naturellement simultanées, comme le dit Aristote (Catég., chap. 13). Or, l’amour et la
haine puisqu’ils sont contraires se divisent par opposition. Donc ils sont
naturellement simultanés, et par conséquent l’amour n’est pas cause de la
haine.
Réponse
à l’objection N°1 : Dans les choses qui se divisent par opposition, il y en a
qui sont naturellement simultanées, réellement et rationnellement, comme deux
espèces d’animal ou deux espèces de couleur (Il en est ainsi de toutes les
espèces du même genre.). Il y en a qui sont rationnellement simultanées, mais
dont l’une est réellement avant l’autre et en est la cause ; comme on le voit
dans les espèces des nombres (Ainsi le deux précède réellement le trois et le
quatre.), des figures et des mouvements. Il y en a enfin qui ne sont
simultanées, ni réellement, ni rationnellement, comme la substance et
l’accident. Car la substance est réellement cause de l’accident ; et l’être est
rationnellement attribué à la substance avant de l’être à l’accident, parce
qu’on ne l’attribue à l’accident qu’autant qu’il est dans la substance. Or,
l’amour et la haine sont par nature rationnellement simultanés, mais ils ne le
sont pas réellement. Par conséquent rien n’empêche que l’amour ne soit cause de
la haine.
Objection
N°2. L’un des contraires n’est pas cause de l’autre. Or, l’amour et la haine
sont contraires. Donc, etc.
Réponse
à l’objection N°2 : L’amour et la haine sont contraires quand ils se rapportent
au même objet ; mais quand ils se rapportent à des objets contraires, ils ne
sont plus opposés, ils sont une conséquence l’un de l’autre. Car c’est la même
raison qui fait qu’on aime une chose et qu’on hait son contraire. Par
conséquent l’amour d’une chose est cause de la haine qu’on a pour celle qui lui
est opposée.
Objection
N°3. Le dernier n’est pas cause du premier. Or, la haine semble antérieure à
l’amour ; car la haine suppose qu’on s’éloigne du mal et l’amour qu’on s’avance
vers le bien. Donc l’amour n’est pas cause de la haine.
Réponse
à l’objection N°3 : Dans l’exécution il faut s’écarter d’un terme avant de
s’approcher d’un autre, mais dans l’intention c’est le contraire ; on ne
s’éloigne d’un terme que parce qu’on s’avance vers un autre. Or, le mouvement
de l’appétit appartient à l’intention (Qui regarde la fin.) plus qu’à
l’exécution (Qui ne s’occupe que des moyens par rapport à la fin.), et comme
l’amour et la haine sont l’un et l’autre un mouvement de l’appétit il s’ensuit
que l’amour est avant la haine.
Mais
c’est le contraire. Saint Augustin dit (De
civ. Dei, liv. 14, chap. 7 et 9) que toutes les affections sont causées par
l’amour. Donc puisque la haine est une affection de l’âme, elle est aussi
produite par l’amour.
Conclusion
Puisqu’on ne hait que ce qui est opposé au bien qu’on aimait auparavant, il
s’ensuit nécessairement que toute haine vient de l’amour.
Il
faut répondre que, comme nous l’avons dit (art. préc.),
l’amour consiste dans une certaine convenance entre le sujet qui aime et
l’objet aimé, tandis que la haine consiste dans une répugnance ou un désaccord
qui existe entre eux. Or, en tout il faut considérer ce qui convient à l’être
avant ce qui lui répugne. Car une chose répugne à une autre, parce qu’elle la
corrompt ou qu’elle l’empêche de percevoir ce qui lui convient. Il est donc
nécessaire que l’amour soit antérieur à la haine et qu’on ne déteste rien que
ce qui est contraire à l’objet qu’on aime. D’après cela toute haine est
produite par l’amour.
Article
3 : La haine est-elle plus forte que l’amour ?
Objection
N°1. Il semble que la haine soit plus forte que l’amour. Car saint Augustin dit
(Quæst., liv. 83, quest. 36) : Il n’y a
personne qui ne fuie la douleur plus qu’il ne recherche le plaisir. Or, il
appartient à la haine de fuir la douleur, tandis qu’il appartient à l’amour de
rechercher le plaisir. Donc la haine est plus forte que l’amour.
Objection
N°2. Le plus faible est vaincu par le plus fort. Or, l’amour est vaincu par la
haine, par exemple toutes les fois qu’il se change en haine. Donc la haine est
plus forte que l’amour.
Réponse
à l’objection N°2 : La haine ne triomphe jamais de l’amour qu’à cause d’un
amour plus grand auquel cette haine correspond. Ainsi l’homme s’aime plus que
son ami, et c’est en vertu de cet amour qu’il déteste son ami s’il lui est
contraire.
Objection
N°3. L’affection de l’âme se manifeste par ses effets. Or, l’homme tend plus
vivement à repousser ce qui lui est odieux qu’à rechercher ce qu’il aime ;
c’est ce qui fait que les bêtes elles-mêmes, comme l’observe saint Augustin (Quæst., liv. 83,
quest. 36), s’abstiennent de ce qui les délecte, dans la crainte du châtiment.
Donc la haine est plus forte que l’amour.
Réponse
à l’objection N°3 : L’homme agit avec plus d’énergie pour repousser ce qui est
odieux, parce que la haine lui est plus sensible (La haine nous est plus
sensible, parce qu’elle trouble l’économie de nos organes, tandis que 1’amour
laisse l’âme et le corps tranquilles, parce qu’il est naturel. C’est ainsi que
la douleur de la maladie se fait plus vivement sentir que le bien-être de la
santé.).
Mais
c’est le contraire. Le bien est plus fort que le mal. Car le mal n’agit qu’en
vertu du bien, comme le dit saint Denis (De
div. nom.,
chap. 4). Dr, la haine et l’amour diffèrent en raison de la différence qu’il y
a entre le bien et le mal. Donc l’amour est plus fort que la haine.
Conclusion
Puisque la haine est l’effet de l’amour, l’amour est absolument plus fort et
plus puissant qu’elle, quoique parfois on sente la haine plus vivement que
l’amour.
Il
faut répondre qu’il est impossible que l’effet soit plus fort que sa cause. Or,
toute haine procède d’un amour quelconque, comme de sa cause, ainsi que nous
l’avons dit (art. 2). Il est donc impossible que la haine soit absolument plus
forte que l’amour. Il est même nécessaire, absolument parlant, que l’amour soit
plus fort que la haine. Car une chose se porte plus vivement vers la fin que
vers les moyens. Et, comme on ne s’éloigne du mal que pour arriver au bien qui
est l’objet final, il s’ensuit, qu’absolument parlant, le mouvement de l’âme
est plus fort pour le bien que pour le mal. Cependant la haine parait
quelquefois plus forte que l’amour pour deux raisons : 1° Parce que la haine
est plus sensible que l’amour. Car, quoique la perception des choses sensibles
suppose une certaine modification des organes, on ne sent pas aussi vivement
cette altération quand elle est déjà consommée qu’au moment même où elle est en
train de se produire. Ainsi la chaleur d’une fièvre étique continuelle,
quoiqu’elle soit plus grande, ne se sent cependant pas comme la chaleur d’une
fièvre tierce ; parce que la première est déjà pour ainsi dire passée en
habitude, et est devenue une seconde nature. C’est pour ce motif que l’amour se
sent plus vivement en l’absence de l’objet aimé, et que saint Augustin dit (De Trin., liv. 10, chap. 12) qu’on ne
l’éprouve pas de la même manière quand il n’est pas accompagné du besoin. C’est
aussi pour cela que la répugnance qu’on a pour ce que l’on déteste se fait
sentir plus fortement que la sympathie qu’on ressent pour ce que l’on aime. 2°
La seconde raison, c’est qu’on compare la haine à un amour qui ne lui
correspond pas. Car l’amour diffère en grandeur et en puissance selon la
diversité des biens qui en sont l’objet, et la haine est en proportion de l’amour
auquel elle correspond. Ainsi la haine qui correspond à un amour plus ardent
est plus puissante qu’un amour d’un degré inférieur.
La
réponse à la première objection est par là même évidente. Car l’amour du
plaisir est moindre que l’amour de sa conservation propre à laquelle correspond
la fuite de la douleur. C’est pourquoi on fuit plus la douleur qu’on n’aime le
plaisir.
Article
4 : Peut-on se haïr soi-même ?
Objection
N°1. Il semble qu’on puisse se haïr soi-même. Car il est dit (Ps. 10, 6) : Celui qui aime l’iniquité hait son âme. Or, il y en a beaucoup qui
aiment l’iniquité. Donc il y en a beaucoup qui se haïssent eux-mêmes.
Objection
N°2. Nous haïssons celui à qui nous voulons et nous faisons du mal. Or, il y a
quelquefois des individus qui se veulent et qui se font du mal ; par exemple,
ceux qui se tuent. Donc il y a des individus qui se haïssent.
Réponse
à l’objection N°2 : Personne ne se veut et ne se fait du mal qu’autant qu’il le
considère comme un bien ; car ceux qui se tuent considèrent la mort comme un
avantage, en ce sens qu’ils voient en elle le terme de leurs maux et de leurs
douleurs.
Objection
N°3. Boëce dit (De
Cons., liv. 2, pros. 5) que l’avarice rend les hommes odieux. D’où l’on
peut croire que tous les hommes haïssent l’avare. Or, il y a des avares. Donc
il y a des hommes qui se haïssent eux-mêmes.
Réponse
à l’objection N°3 : L’avare hait en lui quelque chose d’accidentel, mais il ne
se hait pas pour cela lui-même, comme le malade hait sa maladie précisément
parce qu’il s’aime lui-même. — Ou bien on peut dire que l’avarice rend odieux
aux autres ceux qui ont ce défaut, mais elle ne les rend pas odieux à
eux-mêmes. Elle provient même de l’amour désordonné qu’on a de soi-même, et
c’est l’excès de cet amour qui fait qu’on ambitionne plus qu’on ne devrait les
biens temporels.
Mais
c’est le contraire. L’Apôtre dit (Eph., 5, 29) que personne n’a
jamais haï sa propre chair.
Conclusion
Puisque tous les êtres inclinent et tendent par l’amour au bien qui leur est
propre, il est impossible qu’un individu se haïsse absolument lui-même.
Il
faut répondre qu’il est impossible, à proprement parler, qu’un individu se
haïsse lui-même. Car tout être désire naturellement son bien, et il ne peut
désirer une chose qu’autant qu’elle lui est avantageuse, puisque le mal est en
dehors de la volonté, comme le dit saint Denis (De div. nom.,
chap. 4). Or, aimer quelqu’un c’est lui vouloir du bien, comme nous l’avons dit
(quest. 26, art. 4). Il est donc nécessaire qu’on s’aime soi-même, et il est
impossible, à proprement parler, qu’on se haïsse. Cependant il arrive par
accident qu’on se hait, et cela de deux manières : 1° Par rapport au bien qu’on
se veut à soi-même. Car il arrive quelquefois que ce qu’on recherche comme un
bien relatif est absolument mauvais. Et par le fait on se veut du mal, ce qui
est se haïr. 2° Par rapport à soi-même à qui l’on veut du bien. Car chaque être
est représenté par ce qu’il y a de plus éminent en lui. Ainsi on rapporte au
roi ce que fait la cité, comme si le roi était la cité tout entière. Il est
donc évident que dans l’homme ce qu’il y a de plus élevé c’est l’esprit. Mais
il se rencontre des hommes qui estiment par-dessus tout ce qu’ils sont sous le
rapport du corps et des sens. Conséquemment ils s’aiment suivant ce qu’ils s’estiment,
et ils haïssent ce qu’ils sont véritablement, puisqu’ils veulent ce qui est
contraire à la raison. C’est ainsi que celui qui aime l’iniquité hait non-seulement son âme, mais il se hait encore lui-même.
La
réponse à la première objection est par là même évidente.
Article
5 : Peut-on haïr la vérité ?
Objection
N°1. Il semble qu’on ne puisse pas haïr la vérité. Car le bon, l’être et le
vrai rentrent l’un dans l’autre. Or, on ne peut pas haïr la bonté. Donc on ne
peut pas non plus haïr la vérité.
Objection
N°2. Tous les hommes désirent naturellement la science, comme le dit
Aristote (Met., liv. 1, chap. 1). Or,
la science n’a pour objet que le vrai. Donc on désire et l’on aime
naturellement la vérité. Et comme ce qui existe naturellement dans un être est
toujours en lui, on ne peut pas par conséquent haïr la vérité.
Réponse
à l’objection N°2 : La connaissance de la vérité est par elle-même une chose
qui plaît, et c’est pour cela que saint Augustin dit que les hommes aiment la
vérité qui les éclaire. Mais elle peut être par accident une chose haïssable,
quand elle nous empêche de jouir de l’objet que nous désirons.
Objection
N°3. Aristote dit (Rhet., liv. 2, chap. 4) que les hommes
aiment ceux qui ne sont pas dissimulés, et ils les aiment à cause de la vérité.
Donc l’homme aime naturellement ce qui est vrai, et par conséquent il ne le
hait pas.
Réponse
à l’objection N°3 : L’amour qu’on a pour ceux qui ne sont pas dissimulés
provient de ce que l’homme aime à connaître la vérité par elle-même, telle que
les hommes qui ne sont pas dissimulés la manifestent.
Mais
c’est le contraire. L’Apôtre dit (Gal., 4, 16) : Je me suis fait votre ennemi en vous disant la vérité.
Conclusion
Personne ne peut haïr la vérité en général, mais on peut la haïr en particulier,
selon qu’elle répugne à l’objet qu’on aime.
Il
faut répondre que le bien, le vrai et l’être sont une même chose dans la
réalité, mais qu’ils différent rationnellement. Car le bien est par lui-même
désirable, mais il n’en est pas de même de l’être et du vrai, puisque c’est le
bien que tous les êtres recherchent. C’est pourquoi le bien ne peut pas, comme
tel, être haï ni en général, ni en particulier. On ne peut pas non plus haïr
l’être et le vrai en général, parce que pour qu’il y ait haine il faut
désaccord, et pour qu’il y ait amour, sympathie. Or, l’être et le vrai sont
communs à tout ce qui existe. Mais rien n’empêche que l’on ne haïsse tel ou tel
être, telle ou telle vérité en particulier, selon qu’on y découvre quelque
chose de contraire ou de répugnant. Car l’idée de contrariété et de répugnance
n’est pas opposée à la nature de l’être et du vrai comme à la nature du bien.
Or, une vérité particulière peut répugner ou être contraire de trois manières
au bien que l’on aime : 1° Selon que la vérité a sa cause et son origine dans
les choses elles-mêmes. Ainsi, quelquefois l’homme hait certaine vérité quand
il voudrait que ce qui est vrai ne le fût pas. 2° Selon que la vérité est dans
la connaissance de l’homme lui-même, et qu’à ce titre elle l’empêche de
poursuivre l’objet qu’il aime. Comme si l’on voulait, par exemple, ne pas
connaître la vérité de la foi afin de pécher librement, à la façon de ces
impies auxquels l’Ecriture fait dire (Job, 21, 14) : Nous ne voulons pas connaître vos voies. 3° On hait la vérité en
particulier comme une chose qui répugne, en raison de la connaissance qu’un
autre en a. Ainsi, quand on veut rester dans le péché, on serait fâché que
quelqu’un sût la vérité touchant l’état dans lequel
on est. C’est ce qui fait dire à saint Augustin (Conf., liv. 10, chap. 23) que les hommes aiment la vérité qui les
éclaire, mais qu’ils détestent celle qui les condamne.
La
réponse à la première objection est par là même évidente.
Article
6 : Peut-on haïr quelque chose en général ?
Objection
N°1. Il semble qu’on ne puisse pas haïr quelque chose en général. Car la haine
est une passion de l’appétit sensitif qui est mû par la perception d’un objet
sensible. Or, les sens ne peuvent percevoir ce qui est général ou universel.
Donc on ne peut pas haïr quelque chose en général.
Réponse
à l’objection N°1 : Les sens ne perçoivent pas l’universel selon ce qu’il est
en lui-même, mais ils perçoivent certaines choses auxquelles par abstraction on
ajoute accidentellement une idée de généralité.
Objection
N°2. La haine provient d’un défaut d’harmonie qui répugne au bien commun. Or,
le bien commun rentre dans le général ou l’universel. Donc on ne peut pas haïr
une chose en général.
Réponse
à l’objection N°2 : Ce qui est commun à tous les êtres ne peut pas donner lieu
à la haine, mais rien n’empêche que ce qui est commun à un très grand nombre
d’êtres soit néanmoins contraire à d’autres et leur soit nécessairement odieux.
Objection
N°3. L’objet de la haine est le mal. Or, le mal existe dans les choses et non
dans l’esprit, comme le dit Aristote (Met.,
liv. 6, text. 8). Donc puisque le général n’existe
que dans l’esprit qui l’abstrait du particulier, il semble que la haine ne
puisse pas avoir pour objet ce qui est universel.
Réponse
à l’objection N°3 : Cette objection repose sur l’universel, selon qu’il est
considéré abstractivement, et à ce titre il ne tombe ni sous la connaissance,
ni sous l’appétit de la puissance sensitive.
Mais
c’est le contraire. Aristote dit (Rhet., liv. 2,
chap. 4) que la colère porte toujours sur
des choses particulières, mais que la haine a pour objet ce qui est général.
Car chacun hait le voleur et le calomniateur.
Conclusion
Puisque la brebis hait non seulement tel ou tel loup, mais encore le loup en
général, la haine peut s’étendre non seulement au particulier, mais encore au
général ou à l’universel.
Il
faut répondre qu’on peut considérer l’universel de deux manières : 1° purement
et simplement ; 2° selon la nature de la chose à laquelle il se rapporte (Comme
l’espèce, selon qu’elle est abstraite des individus.). Par la première de ces
considérations, on regarde l’homme en général ; par la seconde on regarde ce
qu’il est en lui-même. Si on prend l’universel dans le premier sens, il n’y a
pas de puissance dans la partie sensitive qui puisse se rapporter à lui. La
puissance cognitive ne s’y rapporte pas plus que la puissance appétitive. Car
l’universel s’abstrait de la matière individuelle qui est la source et la
racine de toutes les facultés sensitives. Cependant une puissance sensitive,
soit une puissance cognitive, soit une puissance appétitive, peut se porter en
général vers un objet. Ainsi nous disons que l’objet de la vue est la couleur
en général, non que la vue perçoive la couleur en général, mais parce que la
propriété qu’a la couleur d’être perçue par la vue ne convient pas seulement à
telle couleur en particulier, mais à toute autre couleur absolument parlant. La
haine qui réside dans la partie sensitive peut donc se rapporter à un objet en
général, parce que l’animal peut trouver dans une nature en général quelque
chose qui lui est contraire et ne pas seulement détester tel ou tel individu en
particulier. Ainsi la brebis hait non seulement tel ou tel loup, mais encore le
loup en général. La colère est toujours l’effet d’un objet particulier, parce
qu’elle ne provient que de l’acte d’une chose qui nous blesse. Or, les actes se
rapportent aux choses particulières, et c’est ce qui fait dire à Aristote que
la colère se rapporte toujours à quelque chose de particulier, tandis que la
haine peut avoir pour objet quelque chose de général (Ainsi le loup, en
général, peut être considéré comme un animal cruel ; le voleur et le
calomniateur, comme des hommes dangereux.). Quant à la haine qui réside dans la
partie intelligentielle, comme elle suit la
perception générale de l’intellect, elle peut de ces deux manières se rapporter
à l’universel (C’est-à-dire selon les deux manières dont on peut considérer
l’universel.).
Copyleft. Traduction
de l’abbé Claude-Joseph Drioux et de JesusMarie.com qui autorise toute personne à copier et à rediffuser par
tous moyens cette traduction française. La Somme Théologique de Saint Thomas
latin-français en regard avec des notes théologiques, historiques et
philologiques, par l’abbé Drioux, chanoine honoraire de Langres, docteur en
théologie, à Paris, Librairie Ecclésiastique et Classique d’Eugène Belin, 52,
rue de Vaugirard. 1853-1856, 15 vol. in-8°. Ouvrage honoré des
encouragements du père Lacordaire o.p. Si par erreur, malgré nos vérifications,
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l’abbé Drioux ou de la nouvelle traduction effectuée par JesusMarie.com, et
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puissions les retirer. JesusMarie.com accorde la plus grande importance au
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