Saint Thomas d’Aquin - Somme Théologique
1a 2ae = Prima Secundae = 1ère partie de la 2ème Partie
Question 31 :
De la délectation considérée en elle-même
Après
avoir parlé de la concupiscence, nous avons maintenant à nous occuper de la
délectation et de la tristesse. — A l’égard de la délectation il y a quatre
choses à considérer. Nous devons examiner : 1° La délectation en elle-même ; 2°
ses causes ; 3° ses effets ; 4° sa bonté et sa malice. — Touchant la
délectation en elle-même, il y a huit questions qui se présentent : 1° La
délectation est-elle une passion ? — 2° Existe-t-elle dans le temps ? (Cette
question revient à celle-ci : la délectation est-elle successive ou momentanée
?) — 3° Diffère-t-elle de la joie ? — 4° Est-elle dans l’appétit intelligentiel ? — 5° Comparer les délectations de
l’appétit supérieur avec celles de l’appétit inférieur. — 6° Comparer les
délectations des sens entre elles. — 7° Y a-t-il une délectation qui ne soit
pas naturelle ? — 8° Une délectation peut-elle être contraire à une autre ?
Article
1 : La délectation est-elle une passion ?
Objection
N°1. Il semble que la délectation ne soit pas une passion. Car saint Jean
Damascène (De fid.
orth., liv. 2, chap. 22) distingue
l’opération de la passion en disant que l’opération est un mouvement conforme à
la nature, tandis que la passion est un mouvement qui lui est contraire. Or, la
délectation est une opération, comme le dit Aristote (Eth., liv. 7, chap. 12 et 13 ; et liv. 10, chap. 1, 3, 4, 6 et 7).
Donc ce n’est pas une passion.
Réponse
à l’objection N°1 : L’opération qui est naturelle et qui ne subit pas
d’entraves est une seconde perfection (Aristote appelle l’opération naturelle
qui n’est pas entravée la seconde perfection du sujet, qui est en acte, et
l’acte est sa perfection première.), comme le dit Aristote (De animâ, liv.
2, text. 2, 5 et 6). C’est pourquoi quand les choses
sont constituées dans une opération qui leur est propre et naturelle et que
rien n’entrave, il en résulte une délectation qui consiste dans la perfection
de l’être, comme nous l’avons dit (dans le corps de l’article.). Ainsi donc,
quand on dit que la délectation est une opération, on n’entend pas qu’elle est
telle par essence, mais que l’opération la produit.
Objection
N°2. Pâtir c’est être mû, comme le dit Aristote (De animâ, liv. 2, text.
54). Or, la délectation ne consiste pas à être mû, mais seulement à l’avoir été,
car elle résulte de la jouissance du bien qu’on possède. Donc ce n’est pas une
passion.
Réponse
à l’objection N°2 : On peut considérer dans l’animal deux sortes de mouvements
; l’un se rapporte à l’intention de la fin et appartient à l’appétit, l’autre
se rapporte à son exécution et appartient à l’action extérieure. Ainsi donc
quoique celui qui a obtenu le bien dans lequel il se délecte, cesse le
mouvement d’exécution par lequel il tend à sa fin, cependant le mouvement de la
partie appétitive ne cesse pas pour cela. En effet, comme elle désirait
auparavant le bien qu’elle ne possédait pas, de même elle se réjouit en lui
après qu’elle le possède. Et quoique la délectation soit le repos de l’appétit
par rapport à la présence du bien qui le satisfait, néanmoins il y a toujours dans l’appétit une impression qui résulte de
l’objet qu’il désire et c’est ce qui fait que la délectation est un mouvement.
Objection
N°3. La délectation est une perfection du sujet, car elle perfectionne ses
actes, comme le dit Aristote (Eth., liv. 10,
chap. 4). Or, être perfectionné ce n’est pas pâtir ou être altéré, comme le dit
encore ce philosophe (Phys., liv. 7, text. 16 ; De animâ, liv. 2, text. 58).
Donc la délectation n’est pas une passion.
Réponse
à l’objection N°3 : Quoique le nom de passion convienne plus particulièrement
aux passions qui corrompent et qui tendent au mal telles que les maladies, la
tristesse et la crainte, cependant il y en a qui se rapportent au bien, comme
nous l’avons dit (quest. 22 et 23, art. l), et c’est en ce sens qu’on dit que
la délectation est une passion.
Mais
c’est le contraire. Saint Augustin (De
civ. Dei, liv. 14, chap. 6, 8 et 9) met la délectation, le plaisir ou la
joie au nombre des autres passions de l’âme.
Conclusion
Puisque la délectation est dans l’appétit animal un mouvement produit par les
objets que les sens perçoivent, il s’ensuit que c’est une passion de l’âme.
Il
faut répondre que le mouvement de l’appétit sensitif reçoit à proprement parler
le nom de passion, comme nous l’avons dit (quest. 22, art. 3). Et toute
affection qui procède d’une perception sensitive est un mouvement de l’appétit
sensitif. Or, tout cela se trouve nécessairement dans la délectation. Car,
comme le dit Aristote (Rhet., liv. 1, chap. 11), la délectation est
un mouvement de l’âme, et une chose qui nous constitue simultanément tout
entier, et d’une manière sensible dans l’état qui convient à notre nature. Pour
comprendre cette définition il faut observer que, comme parmi les choses
naturelles il y en a qui arrivent à la perfection de
leur nature, de même parmi les animaux. Quoique l’être ne tende pas
simultanément tout entier à sa perfection, néanmoins il y arrive simultanément
et tout entier. Toutefois il y a cette différence entre les animaux et les
autres choses naturelles, c’est que ces dernières, quand elles sont constituées
dans l’être qui convient à leur nature, elles ne le sentent pas, tandis que les
animaux le sentent. Ce sentiment produit dans l’appétit sensitif un mouvement
de l’âme, et ce mouvement est la délectation. Ainsi quand on dit que la
délectation est un mouvement de l’âme,
on exprime par là le genre ; par ces mots qui
nous constituent dans l’état qui convient à notre nature, on établit la
cause de la délectation, c’est-à-dire la présence du bien qui est en harmonie
avec notre nature. Ces expressions simultanément,
tout entier prouvent que nous sommes
constitués, non pas de manière qu’il y ait encore quelque chose à faire, mais
de façon que tout est fait, et que nous nous trouvons alors au terme du
mouvement. Car la délectation n’est pas la génération, comme Platon l’a
supposé, mais elle consiste plutôt dans la consommation de l’acte, comme le
veut Aristote (Eth., liv. 7, chap. 12, et liv. 10, chap.
3). Enfin par les mots d’une manière
sensible on exclut les perfections des choses animées qui ne sont pas
susceptibles de délectation. Il est donc évident que la délectation est une
passion de l’âme, puisqu’elle est un mouvement de l’appétit animal qui suit sa
connaissance sensitive.
Article
2 : La délectation existe-t-elle dans le temps ?
Objection
N°1. Il semble que la délectation existe dans le temps. Car la délectation est
un mouvement, comme le dit Aristote (Rhet., liv. 1,
chap. 11). Or, tout mouvement existe dans le temps. Donc la délectation y
existe aussi.
Réponse
à l’objection N°1 : Comme le dit Aristote (De
animâ, liv. 3, text.
28), il y a deux sortes de mouvements, l’un qui résulte d’un être imparfait,
c’est-à-dire d’un être qui est en puissance et qui se meut à ce titre ; ce
mouvement est successif et existe dans le temps ; l’autre qui résulte de l’être
parfait, c’est-à-dire de l’être qui existe en acte comme l’intelligence, le
sentiment, la volonté ainsi que la délectation ; ce mouvement n’est pas
successif et n’existe pas dans le temps par lui-même.
Objection
N°2. C’est en raison du temps qu’on dit qu’une chose est durable ou morose. Or,
il y a des délectations qu’on appelle moroses ou durables. Donc la délectation
existe dans le temps.
Réponse
à l’objection N°2 : On donne à la délectation l’épithète de morose ou de
prolongée, selon qu’elle existe accidentellement dans le temps.
Objection
N°3. Les passions de l’âme sont du même genre. Or, il y a des passions qui
existent dans le temps. Donc la délectation y existe aussi.
Réponse
à l’objection N°3 : Les autres passions n’ont pas pour objet la possession du
bien lui-même, comme la délectation. Elles se rapprochent donc plus qu’elle de
la nature du mouvement imparfait, et c’est ce qui fait que la délectation
existe moins que les autres passions dans le temps.
Mais
c’est le contraire. Aristote dit (Eth., liv. 10,
chap. 3 et 4) que la délectation ne se considère jamais d’après le temps.
Conclusion
La délectation considérée en elle-même n’existe jamais dans le temps ; mais
quand elle existe dans le bien qu’on possède et qui est soumis à mille
changements, elle est dans le temps accidentellement.
Il
faut répondre qu’une chose peut être dans le temps de deux manières : 1° par
elle-même, 2° par une autre et pour ainsi dire par accident. Car comme le temps
est le nombre des choses successives, tout ce qui, de sa nature, comporte
l’idée de succession ou de quelque chose d’analogue existe par lui-même dans le
temps ; tels sont le mouvement, le repos, la parole et toutes les autres choses
semblables. Quant à ce qui n’est pas successif par essence, mais qui est uni à
un être de cette nature, on ne dit pas qu’il est dans le temps par lui-même,
mais par un autre. Ainsi l’existence de l’être humain n’a rien par sa nature
qui soit successif (Parce que l’homme et la plante ont le privilège d’être tout
à la fois et en un instant ce qu’ils sont.), car ce n’est pas un mouvement,
mais c’est le terme d’un mouvement ou d’un changement, c’est-à-dire de la
génération elle-même. Mais comme l’être humain se trouve soumis à des causes
variables, on dit relativement à cela que l’homme existe dans le temps. Ainsi
donc on doit dire que la délectation considérée en elle-même n’existe pas dans
le temps, parce qu’elle consiste dans le bien qu’on possède, qui est en quelque
sorte le terme du mouvement. Mais si le bien qu’on possède est soumis à un
changement, la délectation existe dans le temps par accident, s’il n’y est
point du tout soumis, la délectation n’existe dans le temps, ni par elle-même,
ni par accident.
Article
3 : La délectation diffère-t-elle de la joie ?
Objection
N°1. Il semble que la joie soit absolument la même chose que la délectation.
Car les passions de l’âme diffèrent en raison de leurs objets. Or, l’objet de
la joie est le même que celui de la délectation, puisque c’est la possession du
bien. Donc la joie est absolument la même chose que la délectation.
Réponse
à l’objection N°1 : L’objet de l’appétit animal étant le bien perçu, la
perception diffère en quelque sorte selon que l’objet diffère lui-même. C’est
ainsi que les délectations animales qu’on appelle joies se distinguent des
délectations sensibles ou matérielles qui reçoivent seulement le nom de
délectations. Au reste nous avons dit la même chose des concupiscences (quest. préc.,
art. 3, réponse N°2).
Objection
N°2. Un seul et même mouvement ne peut avoir deux termes. Or, c’est un seul et
même mouvement qui a pour termes la joie et la délectation, puisque c’est la
concupiscence. Donc la délectation et la joie sont absolument une seule et même
chose.
Réponse
à l’objection N°2 : Il y a une différence semblable entre les concupiscences,
de telle sorte que la délectation répond à la concupiscence et la joie au désir
qui semble appartenir davantage à la concupiscence animale. C’est ainsi que la
différence qu’il y a entre le repos résulte de la différence qu’il y a entre le
mouvement.
Objection
N°3. Si la joie (gaudium)
diffère de la délectation il semble que pour la même raison la réjouissance (lætitia),
l’allégresse (exultatio)
et la jubilation (jucunditas),
doivent exprimer d’autres sentiments que la délectation et répondre par
conséquent à autant de passions différentes ; ce qui paraît faux. Donc la joie
ne diffère pas de la délectation.
Réponse
à l’objection N°3 : Les autres expressions qui se rapportent à la délectation
ont été créées pour signifier ses divers effets. Ainsi la réjouissance (lætitia) indique
la dilatation du cœur, comme si l’on disait : lætitia ; l’allégresse (exultatio)
désigne les signes extérieurs de la délectation intérieure qui se produisent au
dehors, en ce sens que la joie qui est au fond du cœur éclate extérieurement ;
la jubilation (jucunditas)
désigne spécialement les signes et les effets extraordinaires de la joie. Mais
tous ces termes semblent se rapporter aux plaisirs de l’esprit, car on ne s’en
sert que quand il s’agit des êtres raisonnables.
Mais
c’est le contraire. Car nous n’employons jamais pour les animaux le mot joie (gaudium), tandis
que nous nous servons du mot délectation. Donc ces deux choses ne sont pas
identiques.
Conclusion
La délectation qui existe dans les animaux diffère de la joie, qui est une
conséquence de la délectation rationnelle.
Il
faut répondre que la joie, comme le dit Avicenne dans son livre sur l’âme, est
une espèce de délectation. En effet, il faut observer que comme il y a des
concupiscences qui sont naturelles et d’autres qui ne le sont pas, mais qui
sont rationnelles, comme nous l’avons dit (quest. préc.,
art. 3), de même il y a des délectations qui sont naturelles et d’autres qui
sont rationnelles. Ou bien, selon l’expression de saint Jean Damascène (De fid. orth., liv. 2, chap. 13) et de Némésius (De nat. hom., chap. 18), il y a les plaisirs de l’âme et les
plaisirs du corps ; ce qui revient au même. Car nous nous délectons dans la
possession des choses que nous désirons naturellement et dans la possession de
celles que nous désirons rationnellement. Mais nous n’employons le mot joie que
pour exprimer la délectation de l’esprit. C’est pourquoi nous ne l’attribuons
pas aux animaux et nous ne nous servons pour eux que du mot de délectation (Le
mot volupté est peut-être celui qui
rendrait le mieux le mot delectatio
pris dans cette acception restreinte.). — D’ailleurs tout ce que nous désirons
naturellement, nous pouvons y trouver une délectation rationnelle, mais non
réciproquement. Ainsi dans les êtres raisonnables la joie peut se rapporter à
toutes les délectations sensibles, quoiqu’elle ne s’y rapporte pas toujours en
effet. Car quelquefois on éprouve des délectations sensibles ou animales dont
on ne se réjouit cependant pas rationnellement. Ainsi par là il est évident que
le mot de délectation a plus
d’extension que celui de joie.
Article
4 : La délectation existe-t-elle dans l’appétit intelligentiel
?
Objection
N°1. Il semble que la délectation n’existe pas dans l’appétit intelligentiel. Car Aristote dit (Rhet., liv. 1, chap. 11) que la délectation est un mouvement sensible.
Or, ce mouvement n’existe pas dans la partie intellectuelle de l’âme. Donc la
délectation n’y existe pas non plus.
Réponse
à l’objection N°1 : Dans cette définition d’Aristote le mot sensible se prend pour toute espèce de
perception en général. Car Aristote dit (Eth., liv. 10, chap. 4) que la délectation nous vient par tous les
sens, ainsi que par l’intellect et les facultés contemplatives. — Ou bien on
peut dire qu’Aristote définit en cet endroit la délectation qui provient de
l’appétit sensitif.
Objection
N°2. La délectation est une passion. Or, toute passion existe dans l’appétit
sensitif. Donc la délectation n’existe que là.
Réponse
à l’objection N°2 : La délectation proprement dite a le caractère de la
passion, en ce sens qu’elle est toujours accompagnée d’une modification
corporelle. Elle n’existe pas de cette manière dans l’appétit intelligentiel ; elle n’y est qu’autant qu’elle procède
d’un mouvement pur et simple. Car c’est ainsi qu’elle est en Dieu et dans les
anges. C’est ce qui fait dire à Aristote (Eth., liv. 7, chap. ult.) que Dieu jouit d’une opération ou d’une
volonté pure et simple. Et saint Denis dit (De
cælest. hier., chap. ult.) que les anges ne sont
pas susceptibles de nos délectations passibles, mais qu’ils se réjouissent en
Dieu de cette joie qui convient aux êtres incorruptibles.
Objection
N°3. La délectation est une chose commune à l’homme et aux animaux. Donc elle
n’existe que dans la partie de l’âme qui nous est commune avec eux.
Réponse
à l’objection N°3 : Nous possédons non seulement la délectation qui nous est
commune avec les animaux, mais encore celle qui nous est commune avec les
anges. C’est pourquoi saint Denis dit (loc.
sup. cit.) que bien souvent les saints sont appelés à partager les
jouissances des anges. Ainsi la délectation n’existe pas seulement pour nous
dans l’appétit sensitif qui nous est commun avec les brutes, mais elle existe
encore dans l’appétit intelligentiel qui élève notre
nature jusqu’à celle des anges.
Mais
c’est le contraire. Il est écrit (Ps.
36, 4) : Délectez-vous dans le Seigneur.
Or, l’appétit sensitif ne peut se rapporter à Dieu ; il n’y a que l’appétit intelligentiel qui s’y rapporte. Donc la délectation peut
exister dans cet appétit.
Conclusion
La délectation résultant de la perception de la raison, il est nécessaire
qu’elle existe, non seulement dans l’appétit sensitif, mais encore dans
l’appétit intelligentiel.
Il
faut répondre que, comme nous l’avons dit (art. préc.),
il y a une espèce de délectation qui est un effet de la raison. Et il
appartient à la raison de porter, non seulement l’appétit sensitif à s’attacher
au bien particulier qui lui est propre, mais encore l’appétit intelligentiel ou la volonté. D’après cela, la délectation
qui reçoit le nom de joie existe dans l’appétit intelligentiel
ou dans la volonté, mais il n’en est pas de même de la délectation sensible ou
corporelle. Toutefois il y a cette différence entre la délectation de ces deux
sortes d’appétits ; c’est que la délectation de l’appétit sensitif est toujours
accompagnée de certaine modification corporelle, tandis que la délectation de
l’appétit intelligentiel n’est rien autre chose que
le simple mouvement de la volonté. C’est ce qui fait dire à saint Augustin (De civ. Dei, liv. 14, chap. 6) que le
désir et la joie ne sont rien autre chose que la volonté s’attachant à l’objet
que nous voulons.
Article
5 : Les délectations corporelles et sensibles sont-elles plus grandes que les
délectations spirituelles et intelligibles ?
Objection
N°1. Il semble que les délectations corporelles et sensibles soient plus
grandes que les délectations spirituelles et intelligibles. Car tous les hommes
suivent l’attrait d’une délectation quelconque, d’après Aristote (Eth., liv. 10, chap. 2 et 3). Or, il y en a
plus qui suivent les délectations des sens que celles de l’esprit. Donc les
premières sont les plus grandes.
Réponse
à l’objection N°1 : La plupart des hommes suivent les plaisirs du corps parce
que ce sont les biens sensibles qu’ils connaissent le mieux et parce que les
hommes ont besoin de ces plaisirs comme d’un remède contre la multitude de
douleurs et de tristesses dont ils sont accablés. Et comme la plupart ne
peuvent s’élever aux plaisirs spirituels qui n’appartiennent qu’aux hommes
vertueux, il arrive en conséquence qu’ils se tournent vers les choses
matérielles.
Objection
N°2. La grandeur d’une cause se connaît par son effet. Or, les délectations des
sens produisent de plus grands effets, puisqu’elles modifient les corps et
qu’elles vont jusqu’à produire dans quelques-uns la folie, suivant la remarque
d’Aristote (Eth., liv. 7, chap. 3). Donc les
délectations des sens sont les plus vives.
Réponse
à l’objection N°2 : Les modifications du corps résultent surtout des
délectations des sens parce qu’elles sont des passions de l’appétit sensitif.
Objection
N°3. Il faut modérer les délectations des sens et mettre un frein à leur
violence. Mais il ne faut pas ainsi réprimer les délectations de l’esprit. Donc
les délectations des sens sont les plus puissantes.
Réponse
à l’objection N°3 : Les délectations des sens se rapportent à la partie
sensitive de l’âme qui a la raison pour règle. C’est pourquoi elles ont besoin
d’être tempérées et réprimées par la raison. Mais les délectations spirituelles
se rapportent à la raison, qui est la règle elle-même. C’est ce qui fait
qu’elles sont d’elles-mêmes sobres et modérées.
Mais
c’est le contraire. Il est écrit (Ps.
118, 103) : Le miel le plus doux est
moins agréable à ma bouche que vos paroles, Seigneur. Et Aristote dit (Eth., liv. 10, chap. 7 et 8) que la
délectation la plus grande est celle qui résulte de la pratique de la vertu.
Conclusion
La connaissance de l’intellect étant la plus parfaite et celle qui nous est la
plus chère, le bien spirituel étant le plus grand et celui que nous aimons le
mieux, il est nécessaire que les délectations de l’entendement et de l’esprit
soient supérieures à celles des sens et du corps, quoique celles-ci nous
paraissent quelquefois plus fortes.
Il
faut répondre que, comme nous l’avons dit (art. 1), la délectation provient de
l’union du sujet avec l’objet qui lui convient, quand il le sent et qu’il le
connaît. Or, dans les opérations de l’âme et principalement de l’âme sensitive
et intellective, il faut remarquer que celles qui ne se portent pas vers une
matière extérieure sont des actes ou des perfections (Aristote appelle ces
opérations immanentes les perfections secondes du sujet. La perfection
première, c’est la puissance ou la faculté de les produire.) du
sujet qui les produit, comme comprendre, sentir, vouloir, etc., tandis que les
actions qui se produisent extérieurement sont plutôt les actions et les
perfections de la matière qu’elles transforment. Ainsi le mouvement est l’acte
de l’être mobile mû par un moteur. Les actions de l’âme sensitive et
intellective que nous avons précédemment désignées sont le bien du sujet qui
les produit et elles sont connues par les sens et par l’intellect. C’est ce qui
fait que l’on trouve en elles un certain plaisir qui ne dépend pas
exclusivement de leur objet. — Maintenant si l’on compare les délectations de
l’esprit aux délectations des sens (Saint Thomas considère d’abord ces délectations
comme les opérations de l’entendement et des sens.) relativement au plaisir que
nous trouvons dans ces actions mêmes (par exemple, dans la connaissance de
l’intellect et dans celle des sens), il n’v a pas de
doute que les premières soient de beaucoup supérieures aux autres. Car l’homme
est beaucoup plus flatté de connaître une chose par son esprit que de la
connaître par ses sens, parce que la connaissance intellectuelle est plus
parfaite et plus profonde, par suite de la faculté qu’a l’intellect de se
réfléchir sur lui-même. On tient aussi davantage à la lumière de l’esprit. Car
il n’y a personne qui n’aime mieux perdre la vue du corps que l’intelligence
dont les bêtes et les insensés sont privés, suivant la remarque de saint
Augustin (De Trin., liv. 14, chap.
14). Mais si l’on compare les délectations intellectuelles de l’esprit aux
délectations sensibles du corps (Ici, il ne les considère plus seulement par
rapport aux facultés qui les produisent, mais il les considère en elles-mêmes.),
les premières sont encore, absolument parlant, les plus grandes. C’est ce qu’on
remarque quand on considère les trois éléments essentiels à toute délectation,
et qui sont : le bien ou l’objet auquel on est uni, le sujet qui s’y rattache
et l’union même du sujet et de l’objet. En effet, le bien spirituel est plus
grand que le bien corporel et il est plus recherché. La preuve c’est que les hommes
s’abstiennent des joies sensuelles les plus grandes pour ne pas perdre leur
honneur, qui est un bien intellectuel. De même le sujet qui comprend est
beaucoup plus noble et plus cognitif en quelque sorte que le sujet qui sent.
L’union du sujet avec l’objet est aussi beaucoup plus intime, plus parfaite et
plus ferme dans le premier cas que dans le second. Elle est plus intime, parce
que les sens s’arrêtent aux accidents extérieurs de l’objet, tandis que
l’intellect pénètre jusqu’à l’essence de la chose, puisqu’il a pour objet cette
essence même. Elle est plus parfaite, parce que l’union des sens avec les
choses sensibles résulte du mouvement, qui est un acte imparfait. Aussi les
délectations sensuelles n’existent pas simultanément tout entières ; il y a en
elles quelque chose qui passe et quelque chose qu’on attend, comme le
couronnement et la perfection de l’œuvre, ainsi qu’on le voit pour la
délectation que procurent les plaisirs de la table et de la chair. Au contraire
l’union des choses intelligibles se fait sans mouvement. C’est pourquoi les
délectations intellectuelles existent simultanément tout entières. L’union est
aussi plus ferme, parce que les objets matériels qui nous délectent sont
corruptibles et passent rapidement, tandis que les biens spirituels sont
incorruptibles. — Cependant les délectations corporelles nous paraissent plus
vives (Enfin, en ce dernier lieu, il les considère par rapport à nous. C’est
ainsi que cette question se trouve approfondie absolument sous toutes ses
faces.) pour trois raisons : 1° Parce que nous
connaissons mieux les choses sensibles que les choses intelligibles. 2° Parce
que les délectations sensibles étant des passions de l’appétit sensitif sont
toujours accompagnées d’une modification corporelle, ce qui n’arrive pas dans
les délectations spirituelles, sinon dans le cas où l’appétit supérieur vient à
réagir sur l’appétit inférieur. 3° Parce que les délectations corporelles sont
recherchées comme des remèdes contre les défauts ou les infirmités du corps
d’où naissent certaines tristesses. Ces délectations sont donc plus vivement
senties que les tristesses qu’elles doivent guérir. En conséquence on les
accepte plus vivement que les plaisirs spirituels, qui n’ont pas de tristesses
qui leur soient contraires, comme nous le verrons (quest. 35, art. 5).
Article
6 : Le plaisir qui résulte de l’attouchement est-il plus grand que celui qui
résulte des autres sens ?
Objection
N°1. Il semble que le plaisir qui résulte de l’attouchement ne soit pas plus
grand que celui qui résulte des autres sens. En effet la délectation qui fait
cesser toute joie, quand elle n’existe plus, paraît être la plus grande. Or,
cette délectation parait être celle qui résulte de la vue. Car il est écrit
(Tobie, 5, 12) : Quelle sera ma joie, moi
qui suis assis dans les ténèbres, et qui ne vois pas la lumière du ciel ?
Donc la délectation qui provient de la vue est la plus grande de toutes les
délectations sensibles.
Réponse
à l’objection N°1 : La joie, comme nous l’avons dit (art. 3), indique la délectation
animale, et celle-ci appartient surtout à la vue, tandis que la délectation
naturelle appartient plutôt au tact.
Objection
N°2. D’après Aristote (Rhet., liv. 1, chap. 11), on se délecte en
une chose selon l’attachement qu’on a pour elle. Or, la vue est de tous les
sens celui qui est le plus cher. Donc la délectation qui provient de la vue est
la plus grande.
Réponse
à l’objection N°2 : On tient à la vue surtout à cause de la connaissance, parce
que c’est par elle que nous saisissons une multitude de différences entre les
êtres, comme le dit Aristote (Met.,
liv. 1).
Objection
N°3. La vision est le fondement ou le principe de l’amitié la plus délectable.
Or, la délectation est la cause de cette amitié. Donc la plus grande
délectation parait être celle qui provient de la vue.
Réponse
à l’objection N°3 : La délectation est dans un sens la cause de l’amour charnel
et dans un autre c’est la vision ; car la délectation, surtout celle qui
résulte de l’attouchement, est la cause finale (Cette délectation est par
conséquent plus vive, parce que la fin est la première de toutes les causes.)
de l’amitié qui délecte, tandis que la vision en est la cause première ; c’est
elle qui est le principe du mouvement, en ce sens que la vue de l’objet aimé
imprime dans l’âme de celui qui l’aime l’image qui le porte à aimer et à
rechercher sa délectation.
Mais
c’est le contraire. Aristote dit (Eth., liv. 3,
chap. 10) que le plaisir le plus grand est celui qui provient de
l’attouchement.
Conclusion
La délectation qui provient de la vue est la plus grande de toutes les
délectations sensibles par rapport à la connaissance, mais la délectation qui
provient de l’attouchement l’emporte absolument sur celles de tous les autres
sens, relativement à l’utilité qu’on en tire et ensuite parce que c’est à elle
que se rapportent tous les désirs naturels.
Il
faut répondre que, comme nous l’avons dit (art. 1), les choses sont délectables
suivant qu’on les aime. Or, on aime les sens pour deux motifs (Met., liv. 1, texi.
1), à cause des connaissances qu’ils nous font acquérir et des services qu’ils
nous rendent. Ainsi les sens nous sont agréables à ce double point de vue. Mais
comme il n’appartient qu’à l’homme de connaître et de regarder la connaissance
comme un bien, il s’ensuit que les premières délectations des sens,
c’est-à-dire celles qui se rapportent à la connaissance, sont propres à l’homme
(Ainsi il n’y a que l’homme, parmi les êtres sensibles, qui trouve du plaisir à
considérer un tableau, un objet d’art.), tandis que celles qu’on recherche
uniquement dans un but d’utilité, lui sont communes avec les animaux. Ainsi
donc, si nous parlons de la délectation des sens relativement à la
connaissance, il est évident que la délectation qui provient de la vue est plus
grande que celle qui provient d’un autre sens. Mais si nous parlons de la
délectation des sens sous le rapport de l’utilité, alors la plus grande
délectation est celle qui résulte de l’attouchement. En effet on juge de
l’utilité des choses sensibles d’après le rapport qu’elles ont avec la
conservation de la vie animale. Or, les objets qui sont du domaine du tact se
rapportent plus directement à ce but. Car c’est au tact qu’il appartient de
connaître les éléments constitutifs de l’animal, comme le chaud et le froid,
l’humide et le sec, etc. De là il arrive que les délectations qui proviennent
du tact sont plus grandes, parce qu’elles sont plus rapprochées de la fin.
C’est aussi pour ce motif que les autres animaux qui ne trouvent dans leurs
sens d’autres plaisirs que ceux qui naissent de l’utilité qu’ils en retirent,
ne se délectent dans leurs autres sens qu’autant qu’ils se rapportent aux
choses sensibles qui relèvent du tact. Car le chien se réjouit moins de l’odeur
du lièvre et le lion des mugissements du bœuf qu’ils ne prennent l’un et
l’autre plaisir à lacérer leur proie, selon l’observation d’Aristote (Eth., liv. 3, chap. 10). — Maintenant que
nous avons constaté que le plaisir de l’attouchement est le plus grand sous le
rapport de l’utilité, comme celui de la vue est le plus grand sous le rapport
de la connaissance, si on vient à comparer l’un et l’autre on trouvera que le
plaisir de l’attouchement surpasse absolument celui de la vue, selon qu’il se
renferme dans les limites de la délectation sensible. Car il est évident que ce
qui est naturel est ce qu’il y a de plus puissant dans chaque être. Or, tels
sont les plaisirs du tact qui comprennent toutes les convoitises de la nature,
comme le désir du boire, du manger et de toutes les autres satisfactions
sensuelles. Mais si on considère les plaisirs de la vue selon le rapport qu’il
y a entre la vue et l’intellect, ces plaisirs surpassent ceux du tact, par la
raison que les plaisirs intellectuels sont supérieurs aux plaisirs sensibles.
Article
7 : Y a-t-il des délectations qui ne soient pas naturelles ?
Objection
N°1. Il semble qu’il n’y ait pas de délectation qui ne soit pas naturelle. Car
la délectation est pour les affections de l’âme ce que le repos est pour les
corps. Or, un corps n’est en repos que dans un lieu qui lui est naturel. Donc
le repos de l’appétit animal, qui est la délectation, ne peut exister que dans
ce qui lui est naturel. Donc il n’y a pas de délectation qui ne soit naturelle.
Objection
N°2. Ce qui est contre nature est violent. Or, tout ce qui est violent
contriste, comme le dit Aristote (Met.,
liv. 5, text. 6). Donc rien de ce qui est contre
nature n’est délectable.
Objection
N°3. Quand on sent qu’on est constitué dans sa propre nature, ce sentiment
produit de la délectation, comme on le voit d’après la définition que donne
Aristote de la délectation môme (art. 1). Or, il est naturel à un être d’être
constitué dans sa nature, parce que le mouvement naturel est celui qui aboutit
à un terme qui est naturel aussi. Donc toute délectation est naturelle.
Mais
c’est le contraire. Aristote a dit (Eth., liv. 7,
chap. 12) qu’il y a des plaisirs résultant d’un état maladif, et qui sont
contre nature.
Conclusion
Puisqu’il y a des délectations contre nature il est nécessaire qu’il y en ait
aussi qui ne soient pas naturelles.
Il
faut répondre qu’on appelle naturel ce qui est conforme à la nature, comme le
dit Aristote (Phys., liv. 2, text. 4 et 5). Or la nature de l’homme peut se prendre en
deux sens. 1° On peut entendre par la nature de l’homme l’intellect et la
raison, parce que c’est là ce qui constitue l’homme dans son espèce. En ce sens
on appellera naturels tous les plaisirs de l’homme qui consistent dans ce qui
est conforme à la raison. Ainsi on dira qu’il est naturel à l’homme de mettre
son plaisir dans la contemplation de la vérité et dans la pratique de la vertu.
2° On peut entendre par nature dans l’homme cette partie de lui-même qu’on met
en opposition avec la raison, c’est-à-dire ce qu’il a de commun avec les
animaux, et ce qui est en dehors de l’empire de cette faculté. En ce sens tout
ce qui appartient à la conservation de l’homme individuel, comme le manger, le
boire, le dormir, etc., ainsi que tout ce qui appartient à la conservation de
son espèce, comme les puissances charnelles, tout cela est considéré comme lui
étant naturellement agréable (Mais ce qui délecte l’homme dans sa partie
animale n’est pas toujours conforme à la raison, car la raison nous interdit
dans une foule de circonstances ces plaisirs corporels.). — Or, parmi ces deux
espèces de délectations il arrive qu’il y en a qui ne sont pas naturelles,
absolument parlant, mais qui le sont relativement. En effet il peut se faire
que dans un individu quelques-uns des principes naturels à l’espèce soient
corrompus. Alors ce qui est contraire à la nature de l’espèce peut être par
accident naturel à l’individu, comme il est naturel à l’eau qui est échauffée
d’échauffer. Ainsi il arrive donc que ce qui est contraire à la nature de
l’homme, soit par rapport à la raison, soit par rapport à la conservation du
corps, devient naturel à tel ou tel individu, parce que sa nature se trouve
corrompue. Cette corruption peut être l’effet du corps et résulter d’une
maladie. C’est ainsi que les fiévreux trouvent doux ce qui est amer, et
réciproquement. Elle peut provenir d’une mauvaise complexion. Ainsi il y en a
qui trouvent leur plaisir à manger de la terre, des charbons et autres choses
semblables. Ou bien elle peut tenir aux dispositions de l’âme, car il y en a
qui par habitude se plaisent à dévorer leurs semblables, recherchent le
commerce des animaux, ou tentent à se satisfaire sur d’autres hommes ; ce qui
n’est point conforme à la nature.
La
réponse aux objections est par là même évidente.
Article
8 : Une délectation peut-elle être contraire à une autre ?
Objection
N°1. Il semble qu’une délectation ne soit pas contraire à une autre. Car les
passions tirent leur espèce et leur opposition de leur objet. Or, l’objet de la
délectation est le bien. Donc puisque le bien n’est pas contraire au bien, mais
que le bien l’est au mal et le mal au bien, comme le dit Aristote dans ses
Catégories (Categ. de opp.), il
semble qu’une délectation ne soit pas contraire à une autre.
Réponse
à l’objection N°1 : Cette parole d’Aristote doit s’entendre du bien et du mal
moral qui consiste dans la vertu et le vice ; car on trouve des vices qui sont
contraires, tandis qu’il n’y a pas de vertu qui soit contraire à la vertu. Mais
pour le reste rien n’empêche que deux bonnes choses ne soient contraires l’une
à l’autre ; comme le chaud et le froid, dont l’un est bon pour le feu et
l’autre pour l’eau. C’est en ce sens qu’une délectation peut être contraire à
une autre. Cette opposition ne peut se trouver dans le bien moral (Mais elle se
rencontre dans les choses qui sont l’objet de l’appétit. Car ce qui délecte les
sens peut être contraire à ce qui délecte la raison.), parce que le bien moral
n’existe qu’autant que la chose est en harmonie avec un terme unique, qui est
la raison.
Objection
N°2. Il n’y a qu’une chose qui soit contraire à une autre, comme le prouve
Aristote (Met., liv. 10, text. 17). Or, la tristesse est contraire à la délectation.
Donc une délectation n’est pas contraire à une autre.
Réponse
à l’objection N°2 : La délectation est pour les affections de l’âme ce que le repos
est naturellement pour le corps ; car il n’y a délectation qu’autant que l’âme
se trouve dans l’élément qui lui convient, et qui lui est pour ainsi dire
naturel. La tristesse est une sorte de repos forcé. Ce qui attriste répugne à
l’appétit animal, comme le lieu d’un repos violent à l’appétit naturel. Or, le
repos forcé d’un corps est contraire à son repos naturel, comme le repos
naturel d’un autre corps lui est aussi contraire, selon ce que dit Aristote (Phys., liv. 5, text.
54 et 55). C’est ainsi que la délectation a pour contraire une autre
délectation (Ainsi la délectation qui naît de la prodigalité a d’abord pour
contraire la tristesse qui résulte de ce qu’on n’a plus rien à donner, mais
elle est aussi opposée à la délectation que l’avare éprouve en entassant ses
trésors.), aussi bien que la tristesse.
Objection
N°3. Si une délectation est contraire à une autre, cela ne provient que de la
contrariété des objets dans lesquels on se délecte. Or, cette différence est
matérielle, et la contrariété suppose une différence formelle, comme le prouve
Aristote (Met., liv. 10, text. 13). Donc il n’y a pas contrariété entre une
délectation et une autre.
Réponse
à l’objection N°3 : Les choses dans lesquelles nous nous délectons étant les
objets de la délectation, produisent non seulement une différence matérielle,
mais encore une différence formelle, s’ils offrent divers motifs de délectation
(Par exemple, les richesses sont recherchées par l’avare et par le prodigue,
sous deux motifs tout à fait différents.). Car la nature diverse de l’objet
change l’espèce de l’acte ou de la passion, comme nous l’avons dit (quest. 23,
art. 1).
Mais
c’est le contraire. Les choses du même genre qui se gênent sont contraires,
d’après Aristote (Met., liv. 10, text. 13 et 14). Or, il y a des délectations qui se
nuisent, comme l’observe ce môme philosophe (Eth., liv. 10, chap. 5). Donc il y a des délectations qui sont
contraires.
Conclusion
Puisqu’il y a des délectations qui se nuisent ou se détruisent, il est
nécessaire qu’il y en ait qui soient contraires à d’autres.
Il
faut répondre que, comme nous l’avons dit (art. 2), la délectation est pour les
affections de l’âme ce que le repos est naturellement pour les corps. Or, on
dit que deux repos sont contraires quand ils ont des termes opposés. Ainsi le
repos qui est en haut se trouve contraire à celui qui est en bas, comme le dit
Aristote (Phys., liv. 5, text. 54). D’où il arrive que dans les affections de l’âme
il y a deux délectations contraires (Par l’une elle se délecte dans le vice, et
par l’autre dans la vertu.).
Copyleft. Traduction
de l’abbé Claude-Joseph Drioux et de JesusMarie.com qui autorise toute personne à copier et à rediffuser par
tous moyens cette traduction française. La Somme Théologique de Saint Thomas
latin-français en regard avec des notes théologiques, historiques et
philologiques, par l’abbé Drioux, chanoine honoraire de Langres, docteur en
théologie, à Paris, Librairie Ecclésiastique et Classique d’Eugène Belin, 52,
rue de Vaugirard. 1853-1856, 15 vol. in-8°. Ouvrage honoré des
encouragements du père Lacordaire o.p. Si par erreur, malgré nos vérifications,
il s’était glissé dans ce fichier des phrases non issues de la traduction de
l’abbé Drioux ou de la nouvelle traduction effectuée par JesusMarie.com, et relevant
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