Saint Thomas d’Aquin - Somme Théologique
1a 2ae = Prima Secundae = 1ère partie de la 2ème Partie
Question 34 :
De la bonté et de la malice des délectations
Après
avoir parlé des effets des délectations nous avons à nous occuper de leur bonté
et de leur malice. — A cet égard quatre questions se présentent : 1° Toute
délectation est-elle mauvaise ? — 2° Supposé qu’il n’en soit pas ainsi, toute
délectation est-elle bonne ? (Cet article est une réfutation des épicuriens,
qui soutenaient un système directement opposé aux stoïciens.) — 3° Y a-t-il une
délectation qui soit le bien suprême ? (Cet article est une réfutation des
platoniciens, qui avaient entrepris de soutenir un système qui tint le milieu
entre les stoïciens et les épicuriens.) — 4° La délectation est-elle la mesure
ou la règle d’après laquelle on juge du bien ou du mal moral ? (D’après
l’Ecriture, la délectation dans le mal doit être la mesure de la faute ou du
châtiment qu’elle mérite : Autant elle
s’est glorifiée et livrée aux délices, autant donnez-lui de tourments et de
deuil (Apoc.,
18, 7).)
Article
1 : Toute délectation est-elle mauvaise ?
Objection
N°1. Il semble que toute délectation soit mauvaise. Car ce qui corrompt la
prudence et ce qui empêche l’usage de la raison paraît être mauvais en soi,
parce que le bien de l’homme est ce qui est conforme à la raison, comme le dit
saint Denis (De div. nom., chap. 4). Or, la délectation
corrompt la prudence et empêche l’usage de la raison, et plus la délectation
est grande, plus ces effets sont sensibles. Ainsi dans les délectations
vénériennes qui sont les plus fortes il est impossible de rien comprendre,
comme le dit Aristote (Eth., liv. 7, chap. 11). Et saint Jérôme
dit (Ep. de monogamiâ)
qu’au moment où s’accomplit l’acte conjugal, la présence de l’Esprit-Saint ne se fait pas sentir quand même ce serait un
prophète qui remplirait ce devoir. Donc la délectation est une chose mauvaise
par elle-même, et par conséquent toute délectation est mauvaise.
Réponse
à l’objection N°1 : Comme nous l’avons dit (quest. 33, art. 3), les
délectations qui ont pour objet l’acte de la raison n’empêchent pas l’exercice
de cette faculté et ne corrompent pas le jugement ; mais il n’en est pas de
même des délectations qui lui sont étrangères, telles que les délectations corporelles.
Pour celles-ci elles entravent l’usage de la raison, comme nous l’avons dit (ibid.), soit par suite de la contrariété
de l’appétit qui se repose dans un objet qui répugne à la raison, ce qui rend
la délectation moralement mauvaise ; soit parce que la raison se trouve
enchaînée, comme dans l’acte conjugal. Quoique la délectation ait alors pour
objet une chose conforme à la raison, néanmoins elle est un obstacle à
l’exercice de cette faculté, à cause de la modification corporelle qui
l’accompagne. Mais elle ne produit pas plus un acte mauvais que le sommeil qui
nous ôte le libre exercice de notre raison, bien qu’il n’ait rien de
répréhensible, quand on le goûte légitimement. Car la raison veut même que par
moments son exercice soit interrompu. Toutefois nous dirons que cet
enchaînement de la raison qui résulte de la délectation qu’on goûte dans l’acte
conjugal, bien qu’il ne soit pas une faute morale, puisque ce n’est ni un péché
mortel, ni un péché véniel, provient cependant d’une dépravation morale
quelconque, c’est-à-dire du péché de notre premier père. Car cet effet n’avait
pas lieu dans l’état d’innocence, comme on le voit par ce que nous avons dit (1a
pars, quest. 98, art. 2).
Objection
N°2. Ce que fait l’homme vertueux et ce que recherche celui qui n’a pas de
vertu semble être une chose mauvaise en soi qu’on doit éviter, parce que, comme
le dit Aristote (Eth., liv. 10, chap. 5), l’homme vertueux
est en quelque sorte la mesure et la règle des actes humains. C’est ce
qu’exprime l’Apôtre en disant (I Cor.,
2, 5) que l’homme spirituel juge tout.
Or, les enfants et les bêtes qui n’ont pas de vertu recherchent les
délectations, tandis que l’homme sage les fuit. Donc les délectations sont
mauvaises par elles-mêmes, et on doit les éviter.
Réponse
à l’objection N°2 : L’homme sage ne fuit pas toutes les délectations, mais
seulement celles qui sont excessives et qui ne sont pas conformes à la raison.
De ce que les enfants et les bêtes recherchent les délectations il ne s’ensuit
pas qu’elles soient universellement mauvaises, parce que c’est Dieu qui a mis
dans ses créatures l’appétit naturel qui les porte vers ce qui leur convient.
Objection
N°3. La vertu et l’art ont pour objet ce qui est bon et difficile, comme le dit
Aristote (Eth., liv. 2, chap. 3). Or, il n’y a pas
d’art qui ait la délectation pour fin. Donc la délectation n’est pas une bonne
chose.
Réponse
à l’objection N°3 : L’art n’embrasse pas toute espèce de bien ; il ne se
rapporte qu’aux choses extérieures qui sont susceptibles d’être exécutées,
comme nous le verrons (quest. 57, art. 3). La prudence et la vertu se
rapportent plutôt que l’art aux actions et aux passions qui sont en nous.
Cependant il y a des arts qui ont pour but de produire des délectations ; tels sont l’art du cuisinier et du parfumeur, comme le dit
Aristote (Eth., liv. 7, chap. 21).
Mais
c’est le contraire. Il est écrit (Ps.
36, 4) : Délectez-vous dans le Seigneur.
Par là même que l’autorité divine ne peut nous porter au mal, il s’ensuit que
toute délectation n’est pas mauvaise.
Conclusion
Toutes les délectations ne sont pas mauvaises, mais il y en a de mauvaises et
ce sont celles qui sont contraires à la droite raison, et il y en a de bonnes
et ce sont celles qui y sont conformes.
Il
faut répondre que, comme le rapporte Aristote (Eth., liv. 10, chap. 2 et 3), il y a des philosophes qui ont prétendu
que toutes les délectations étaient mauvaises. La raison qui leur a inspiré ce
sentiment, c’est qu’ils ne considéraient que les délectations sensibles et
corporelles qui sont en effet les plus évidentes. Car sous tous les autres
rapports les anciens philosophes ne distinguaient pas les choses intelligibles
des choses sensibles, l’intellect des sens, comme on le voit (De animâ, liv.
2, text. 150). Ainsi ils pensaient que toutes les
délectations corporelles devaient être regardées comme mauvaises, de telle
sorte que les hommes qui se sentent entraînés immodérément vers les plaisirs
devaient s’abstenir de toute jouissance pour arriver à la vertu (Ce sentiment
est aussi contraire à la nature que celui des stoïciens, qui disaient que la
douleur n’est pas un mal. Aussi a-t-il été soutenu par des philosophes de cette
secte, comme le rapporte saint Thomas dans l’article suivant.). Mais ce système
est insoutenable. Car comme on ne peut vivre sans éprouver quelque délectation
corporelle et sensible, si ceux qui enseignent que toutes les délectations sont
mauvaises, viennent à en goûter quelques-unes, les autres hommes s’y livreront
avec d’autant plus d’ardeur, parce qu’ils tiendront compte de leur exemple sans
faire attention à leurs paroles. Car à l’égard des actions et des passions
humaines l’expérience est l’autorité la plus imposante et les exemples frappent
plus que les discours. — On doit donc reconnaître que parmi les délectations il
y en a de bonnes et il y en a de mauvaises. Car la délectation est le repos de
l’appétit dans le bien qu’il aime, et elle est la conséquence d’une opération
quelconque. Ainsi on peut la considérer sous deux rapports : 1° Relativement au
bien dans lequel l’appétit se délecte en s’y reposant. En effet une chose est
bonne ou mauvaise moralement selon qu’elle est ou qu’elle n’est pas conforme à
la raison, ainsi que nous l’avons dit (quest. 19, art. 3 et 9) ; comme dans
l’ordre naturel on dit qu’une chose est naturelle quand elle est conforme à la
nature, et on dit qu’elle ne l’est pas quand elle ne lui est pas conforme. Ainsi
donc comme dans l’ordre naturel le repos naturel est celui qui convient à la
nature, comme quand un corps lourd repose à terre ; que le repos qui n’est pas
naturel est celui qui répugne à la nature, comme quand un corps lourd se tient
en l’air ; de même dans l’ordre moral la délectation est bonne quand l’appétit
supérieur ou inférieur se repose dans un objet qui est conforme à la raison, et
elle est mauvaise quand il se repose dans un objet contraire à la raison et à
la loi de Dieu. 2° On peut considérer les délectations relativement aux actions
qui sont les unes bonnes et les autres mauvaises. Or, les délectations qui sont
unies aux actions ont plus d’affinité avec elles que les désirs ou les
concupiscences qui les précèdent temporairement. Par conséquent puisque les
désirs qui se rapportent aux bonnes actions sont bons et les autres mauvais, à
plus forte raison les délectations qui ont pour objet les bonnes actions
sont-elles bonnes et les autres mauvaises.
Article
2 : Toutes les délectations sont-elles bonnes ?
Objection
N°1. Il semble que toutes les délectations soient bonnes. Car, comme nous
l’avons dit (1a pars, quest. 5, art. 6), le bien se divise en trois
parties : l’honnête, l’utile et l’agréable. Or, tout ce qui est honnête est bon
ainsi que tout ce qui est utile. Donc toutes les délectations sont bonnes.
Réponse
à l’objection N°1 : L’honnête et l’utile se rapportent à la raison ; c’est
pourquoi tout ce qui est honnête ou utile est bon. Mais l’agréable se rapporte
à l’appétit qui tend quelquefois vers ce qui n’est pas conforme à la raison.
C’est pourquoi tout ce qui délecte n’est pas bon de cette bonté morale dont la
raison est la règle.
Objection
N°2. Ce qu’on ne recherche pas en vue d’une autre chose semble être bon en soi,
comme le dit Aristote (Eth., liv. 1, chap. 6 et 7). Or, on ne
recherche pas la délectation en vue d’une autre chose ; car il semble ridicule
de demander à quelqu’un pourquoi il veut être délecté. Donc la délectation est
bonne par elle-même. Et comme le prédicat qui s’affirme d’une chose par
lui-même lui convient universellement, il s’ensuit que toute délectation est
bonne.
Réponse
à l’objection N°2 : La délectation n’est pas recherchée en vue d’une autre
chose, parce qu’elle est le repos dans la fin. Or, il arrive que la fin est
bonne et mauvaise, quoiqu’on ne puisse jamais prendre pour sa fin qu’une chose
qui est relativement bonne. Il en est de même de la délectation.
Objection
N°3. Ce que tous désirent semble être bon par lui-même ; car le bien est ce que
tous les êtres appètent, comme le dit Aristote (Eth., liv. 1, in princ). Or, tous les êtres, même les enfants et les
bêtes, recherchent la délectation. Donc la délectation est par elle-même
quelque chose de bon, et conséquemment toute délectation est bonne.
Réponse
à l’objection N°3 : Tous les êtres désirent en effet la délectation comme un
bien, puisqu’elle n’est que le repos de l’appétit dans le bien lui-même. Mais
comme il arrive que tout bien qu’on désire n’est pas un bien absolu et
véritable, de même toute délectation n’est pas réellement et absolument bonne.
Mais
c’est le contraire. Il est écrit (Prov.,
2, 14) : Les méchants se réjouissent
lorsqu’ils ont fait le mal et ils tressaillent dans les choses les plus
criminelles.
Conclusion
Toutes les délectations ne sont pas bonnes, mais il y en a qui sont absolument
bonnes et d’autres qui le sont relativement et par opposition, il y a des
délectations absolument mauvaises et d’autres qui le sont relativement.
Il
faut répondre que quelques stoïciens ayant soutenu que toutes les délectations
sont mauvaises, les épicuriens ont prétendu au contraire que la délectation
était bonne par elle-même et que par conséquent toutes les délectations étaient
légitimes. Ce qui paraît les avoir induits en erreur, c’est qu’ils ne
distinguaient pas entre ce qui est bon absolument et ce qui ne l’est que
relativement. Or, le bon absolu, c’est ce qui est bon par soi-même. Mais il
arrive que ce qui n’est pas bon en soi est bon
relativement de deux manières. 1° Parce que cette chose convient à un individu
selon la disposition où il est maintenant, bien que cette disposition ne soit
pas naturelle. Ainsi il est bon quelquefois à un lépreux de manger quelques
poisons qui ne conviennent pas, absolument parlant, à la complexion de l’homme.
2° Parce qu’on regarde comme convenable ce qui ne l’est pas. Et comme la
délectation est le repos de l’appétit dans le bien, si l’objet dans lequel l’appétit
se repose est absolument bon, la délectation sera absolument bonne ; si l’objet
n’a pas une bonté absolue, mais une bonté relative, alors la délectation n’est
ni absolue, ni absolument bonne, elle n’a qu’une bonté relative ou apparente.
Article
3 : Y a-t-il une délectation qui soit le bien suprême ?
Objection
N°1. Il semble qu’aucune délectation ne soit le bien suprême. En effet, il n’y
a pas de génération qui soit le bien suprême ; car la génération ne peut être
la fin dernière. Or, la délectation est une conséquence de la génération ; car
un être se délecte de ce qu’il est constitué dans sa nature, comme nous l’avons
dit (quest. 31, art. 1). Donc il n’y a pas de délectation qui soit le bien
suprême.
Réponse
à l’objection N°1 : Toute délectation n’est pas un effet de la génération, mais
il y a des délectations qui résultent d’actions parfaites, comme nous l’avons
dit (dans le corps de l’article.). C’est pourquoi rien n’empêche qu’il n’y ait
une délectation qui soit le bien suprême, bien que toutes les délectations
n’aient pas ce caractère.
Objection
N°2. Le bien suprême ne peut devenir meilleur, quel que soit le bien qu’on y
ajoute. Or, en ajoutant à la délectation, on la rend meilleure. Car la
délectation qui est accompagnée de la vertu l’emporte sur celle qui existe sans
cela. Donc la délectation n’est pas le bien suprême.
Réponse
à l’objection N°2 : Ce raisonnement repose sur le bien absolu dont tous les
autres biens sont une participation. Ce bien ne peut pas être augmenté quand on
y ajoute un autre bien, mais pour tous les autres biens il est universellement
vrai qu’on les augmente en y ajoutant un autre bien quelconque. — On pourrait
cependant encore répondre que la délectation n’est pas une chose qui soit en
dehors de l’action de la vertu, mais qu’elle lui est concomitante, comme le dit
Aristote (Eth., liv. 1, chap. 8).
Objection
N°3. Le bien suprême est universellement bon comme le bien qui existe par
lui-même. Car ce qui existe par lui-même est antérieur et préférable à ce qui
existe par accident. Or, la délectation n’est pas bonne universellement, comme
nous l’avons dit (art. préc.). Donc elle n’est pas le
bien suprême.
Réponse
à l’objection N°3 : La délectation n’est pas le bien suprême parce qu’elle nous
délecte, mais parce qu’elle est le repos parfait de l’appétit dans le bien
absolu. Il n’est donc pas nécessaire que toute délectation soit excellente, ni
même qu’elle soit bonne. C’est ainsi qu’il y a une science qui est excellente,
bien que toute science n’ait pas ce mérite.
Mais
c’est le contraire. La béatitude est le bien suprême, puisqu’elle est la fin de
la vie humaine. Or, la béatitude n’existe pas sans la délectation. Car il est
écrit (Ps. 15, 10) : Vous me comblerez de joie par la vue de
votre visage, et les délices que je goûterai assis à votre droite seront
éternelles.
Conclusion
Il est possible que la délectation soit le bien suprême de l’homme puisque
c’est par elle qu’il arrive à la béatitude.
Il
faut répondre que Platon n’a pas supposé avec les stoïciens que toutes les
délectations étaient mauvaises, ni avec les épicuriens qu’elles étaient toutes
bonnes, mais il a enseigné que les unes étaient bonnes et les autres mauvaises,
de telle sorte cependant qu’aucune d’elles n’est le bien par excellence ou le
bien suprême. Mais, autant qu’on peut juger de son système par les raisons dont
il l’appuie, il pèche de deux manières : 1° En considérant les délectations
sensibles et corporelles qui consistent dans la génération et le mouvement,
comme on le voit par celui qui se gorge d’aliments et qui s’accorde d’autres
jouissances semblables, il a pensé que toutes les délectations étaient
également un effet de la génération et du mouvement, et comme la génération et
le mouvement sont des actes imparfaits il en a conclu que la délectation
n’était pas absolument parfaite de sa nature. Mais ce raisonnement est
évidemment faux par rapport aux délectations spirituelles. Car un homme ne
trouve pas seulement son plaisir dans la production ou la génération de la
science, comme quand il apprend ou qu’il admire, ainsi que nous l’avons dit (quest.
32, art. 2), mais il se délecte encore dans la contemplation de la science
qu’il a déjà acquise. 2° Platon entendait par le bien suprême, le souverain
bien absolu, c’est-à-dire le bien lui-même, abstrait, qui n’est pas l’effet
d’une participation quelconque, enfin le bien tel qu’il existe en Dieu ; mais
pour nous, nous parlons du bien suprême tel qu’il peut exister dans les choses
humaines. Or, le bien suprême pour toutes les créatures quelles qu’elles soient,
c’est leur fin dernière. La fin, comme nous l’avons dit (quest. 1, art. 8), se
prend en deux sens ; elle signifie 1’objet lui-même et l’usage de l’objet.
Ainsi la fin de l’avare c’est l’argent ou la possession de l’argent. D’après
cela on peut dire que la fin dernière de l’homme est Dieu qui est le souverain
bien absolu, ou la jouissance de Dieu, ce qui implique la délectation qu’on
trouve dans sa fin dernière. De cette manière on peut dire qu’il y a une
délectation qui peut être le premier de tous les biens dont l’homme a la
jouissance.
Article
4 : La délectation est-elle la mesure ou la règle d’après laquelle on juge du
bien ou du mal moral ?
Objection
N°1. Il semble que la délectation ne soit pas la mesure ou la règle du bien et
du mal moral. Car toutes les choses ont pour mesure ce qu’il y a de premier
dans leur genre, comme le dit Aristote (Met.,
liv. 10, text. 3 et 4). Or, dans le genre des choses
morales la délectation ne tient pas le premier rang ; l’amour et le désir la
précèdent. Donc la délectation n’est pas la règle de la bonté et de la malice
morale des actions.
Réponse
à l’objection N°1 : L’amour et le désir sont antérieurs à la délectation dans
l’ordre de la génération, mais la délectation les précède sous le rapport de la
fin, qui dans les choses pratiques est le principe d’après lequel on doit tout
particulièrement former son jugement, comme d’après la règle ou la mesure à
laquelle on doit s’en rapporter.
Objection
N°2. Une mesure et une règle doivent être uniformes. C’est pourquoi le
mouvement qui est le plus uniforme est la mesure et la règle de tous les
mouvements, comme le dit Aristote (Met.,
liv. 10, text. 3). Or, la délectation est variée et
multiple dans ses formes, puisqu’il y en a de bonnes et il y en a de mauvaises.
Donc la délectation n’est pas la mesure et la règle des choses morales.
Réponse
à l’objection N°2 : Toute délectation est uniforme en ce qu’elle est un repos
dans un bien quelconque, et par là même elle peut servir de règle ou de mesure.
Car l’homme de bien est celui dont la volonté se repose dans le bien véritable,
et l’homme méchant est celui dont la volonté se repose dans le mal.
Objection
N°3. On juge plus certainement de l’effet par la cause que de la cause par
l’effet. Or, la bonté ou la malice de l’action est cause de la bonté ou de la
malice de la délectation, parce que les délectations bonnes sont celles qui
résultent d’actions bonnes aussi, et les délectations mauvaises proviennent
d’actions mauvaises, comme le dit Aristote (Eth., liv. 10, chap. 5). Donc les délectations ne sont pas la règle et
la mesure de la bonté et de la malice des actes moraux.
Réponse
à l’objection N°3 : Puisque la délectation perfectionne l’action du côté de la
fin, comme nous l’avons dit (quest. 33, art. 4), l’opération ne peut être
parfaitement bonne qu’autant que la délectation a pour objet ce qui est bon.
Car la bonté de la chose dépend de la fin, et par conséquent la bonté de la
délectation est cause en quelque sorte de la bonté de l’action.
Mais
c’est le contraire. A propos de ces paroles de l’Ecriture (Ps. 7) : C’est Dieu qui sonde
les cœurs et les reins, saint Augustin dit : La fin du travail et de la
connaissance c’est la délectation, à laquelle chacun s’efforce de parvenir, et
Aristote dit (Eth., liv. 7, chap. 11) que la délectation
est l’auteur de la fin qu’on a en vue ; elle est le but principal auquel nous
rapportons tout ce que nous faisons, et c’est d’après elle que nous jugeons
qu’un individu est bon ou mauvais.
Conclusion
Puisque la délectation est le repos de la volonté et de tout appétit dans le
bien, il s’ensuit que nous jugeons d’après les délectations que la volonté
s’accorde, si un homme est moralement bon ou mauvais.
Il
faut répondre que la bonté ou la malice morale consiste principalement dans la
volonté, comme nous l’avons dit (quest. 20, art. 1). Or, on connaît
principalement par la fin si la volonté est bonne ou mauvaise, et on regarde
comme la fin l’objet dans lequel la volonté se repose. Par conséquent puisque
la délectation est le repos de la volonté et de tout appétit dans le bien, il
s’ensuit que c’est surtout d’après la délectation que la volonté de l’homme
recherche, qu’on juge s’il est bon ou mauvais. Car l’homme bon et vertueux est
celui qui met son plaisir à faire des actes de vertu, et l’homme méchant est
celui qui se plaît à faire le mal. Toutefois les délectations de l’appétit
sensitif ne sont pas la règle de la bonté ou de la malice morale des actions.
Car la nourriture délecte l’appétit sensitif des bons aussi bien que des
méchants ; mais les bons n’y mettent leur plaisir qu’autant que la raison le
permet, tandis que les méchants ne se mettent pas en peine s’ils dépassent ses
limites.
Copyleft. Traduction
de l’abbé Claude-Joseph Drioux et de JesusMarie.com qui autorise toute personne à copier et à rediffuser par
tous moyens cette traduction française. La Somme Théologique de Saint Thomas
latin-français en regard avec des notes théologiques, historiques et
philologiques, par l’abbé Drioux, chanoine honoraire de Langres, docteur en
théologie, à Paris, Librairie Ecclésiastique et Classique d’Eugène Belin, 52,
rue de Vaugirard. 1853-1856, 15 vol. in-8°. Ouvrage honoré des
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l’abbé Drioux ou de la nouvelle traduction effectuée par JesusMarie.com, et
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JesusMarie.com