Saint Thomas d’Aquin - Somme Théologique
1a 2ae = Prima Secundae = 1ère partie de la 2ème Partie
Question 40 :
Des passions de l’irascible et d’abord de l’espérance et du désespoir
Après
avoir parlé des passions de l’appétit concupiscible, nous avons à examiner les
passions de l’irascible. Nous nous occuperons en
premier lieu de l’espérance et du désespoir, en second lieu de la crainte et de
l’audace, et en troisième lieu de la colère. — Touchant l’espérance et le
désespoir il y a huit questions à traiter : 1° L’espérance est-elle la même
chose que le désir ou la cupidité ? — 2° L’espérance réside-t-elle dans la
puissance perceptive ou dans la puissance appétitive ? — 3° L’espérance se
trouve-t- elle dans les animaux ? — 4° Le désespoir est-il contraire à l’espérance
? — 5° L’expérience est-elle cause de l’espérance ? — 6° Est-ce dans les jeunes
gens et dans les hommes ivres que l’espérance abonde ? — 7° Du rapport de
l’espérance à l’amour. — 8° L’espérance est-elle utile à l’action ?
Article
1 : L’espérance est-elle la même chose que le désir et la cupidité ?
Objection
N°1. Il semble que l’espérance soit la même chose que le désir ou la cupidité.
En effet on fait de l’espérance une des quatre passions principales, et saint
Augustin, en énumérant ces quatre passions, met la cupidité à sa place, comme
on le voit (De civ. Dei, liv. 14,
chap. 7 à 9). Donc l’espérance est la même chose que la cupidité ou le désir.
Réponse
à l’objection N°1 : Saint Augustin met la cupidité à la place de l’espérance
parce que l’une et l’autre ont rapport au bien futur. Et parce que le bien qui
n’est pas difficile est considéré comme rien, il arrive que la cupidité paraît
spécialement tendre au bien ardu qui est l’objet de l’espérance.
Objection
N°2. Les passions diffèrent par leurs objets. Or, l’objet de l’espérance et de
la cupidité ou du désir est le même, puisque c’est le bien futur. Donc
l’espérance est la même chose que la cupidité ou le désir.
Réponse
à l’objection N°2 : L’objet de l’espérance n’est pas le bien futur, absolument
parlant, mais le bien qu’on ne peut obtenir qu’avec des efforts et
difficilement, comme nous l’avons dit (dans le corps de l’article.).
Objection
N°3. Si l’on répond que l’espérance ajoute au désir la possibilité d’obtenir le
bien futur, on peut ainsi insister. Ce qui par accident se rapporte à l’objet
de la passion n’en change pas l’espèce. Or, le possible se rapporte
accidentellement au bien futur qui est l’objet de la cupidité ou du désir et de
l’espérance. Donc l’espérance n’est pas une passion d’une autre espèce que le
désir ou la cupidité.
Réponse
à l’objection N°3 : L’objet de l’espérance n’ajoute pas seulement la
possibilité à l’objet du désir, mais elle ajoute encore la difficulté qui fait
que l’espérance appartient à une autre puissance, c’est-à-dire à la puissance
irascible qui se rapporte à tout ce qui est ardu, comme nous l’avons dit (1a
pars, quest. 81, art. 2). D ailleurs le possible et l’impossible ne se
rapportent pas absolument par accident à l objet de la puissance appétitive, puisque
l’appétit est le principe du mouvement, et qu’un être ne recherche une chose
qu’autant qu’elle est possible. Car personne ne se porte vers ce qu’il regarde
comme impossible à obtenir. C’est pourquoi l’espérance diffère du désespoir
selon la différence qu’il y a entre le possible et l’impossible.
Mais
c’est le contraire. Les passions qui se rapportent à des puissances diverses
sont de différente espèce. Or, l’espérance existe dans l’irascible, tandis que
le désir ou la cupidité réside dans le concupiscible. Donc l’espérance est
d’une autre espèce que le désir ou la cupidité.
Conclusion
Puisque l’objet de l’espérance qui appartient à l’appétit irascible est le bien
futur possible, mais difficile à obtenir, cette passion diffère nécessairement
du désir et de la cupidité qui appartiennent à l’appétit concupiscible.
Il
faut répondre que l’espèce de la passion se considère d’après son objet. Or, à
l’égard de l’objet de l’espérance il y a quatre conditions à observer. La
première, c’est que l’objet soit bon. Car l’espérance à proprement parler n’a
pour objet que le bien, et par là elle diffère de la crainte qui a pour objet
le mal. La seconde c’est que l’objet soit futur ; car l’espérance n’a pas pour
objet ce qu’on possède actuellement, et c’est en cela qu’elle diffère de la
joie qui a pour objet le bien présent. La troisième c’est que l’objet soit
difficile à obtenir ; car on ne dit pas que quelqu’un espère une chose de
moindre importance qu’il est en son pouvoir de posséder immédiatement, et par
là l’espérance diffère du désir ou de la cupidité qui a pour objet le bien
futur pris absolument ; c’est ce qui fait que l’un appartient à l’appétit
concupiscible et l’autre à l’appétit irascible. La quatrième c’est qu’il faut
que cet objet difficile soit possible ; car on n’espère pas ce qu’on ne peut aucunement
obtenir, et c’est en cela que l’espérance diffère du désespoir. Ainsi il est
donc évident que l’espérance diffère du désir, comme les passions de
l’irascible diffèrent de celles du concupiscible. C’est pourquoi l’espérance
présuppose le désir, comme toutes les passions de l’irascible présupposent
celles du concupiscible, ainsi que nous l’avons dit (quest. 25, art. 1).
Article
2 : L’espérance existe-t-elle dans la puissance cognitive ou dans la puissance
appétitive ?
Objection
N°1. Il semble que l’espérance appartienne à la puissance cognitive. En effet,
l’espérance paraît être une attente. Car l’Apôtre dit (Rom., 8, 25) : Si nous
espérons ce que nous ne voyons pas encore, nous l’attendons avec patience. Or,
l’attente paraît appartenir à la puissance cognitive. Donc l’espérance aussi.
Réponse
à l’objection N°1 : Comme l’espérance se rapporte au bien possible, il s’ensuit
que le mouvement propre à cette passion se produit dans l’homme de deux
manières, selon les deux espèces de possible qu’on distingue ; car il y a des
choses possibles qu’on peut faire par sa vertu propre, et d’autres par la vertu
d’un autre. Ce qu’un homme espère obtenir par sa vertu propre, on ne dit pas
qu’il l’attend, mais seulement qu’il l’espère, mais on dit qu’il attend ce
qu’il espère du secours d’une puissance étrangère. Car le mot latin expectare vient
des mots ex alio
spectare et signifie attendre d’un autre, en ce
sens que la puissance cognitive antérieure se rapporte non seulement au bien
qu’elle a l’intention d’obtenir, mais encore à l’objet par la vertu duquel elle
espère y parvenir, selon ce mot de l’Ecclésiaste (2, 10) : Je portais mes regards vers l’aide des hommes. Le mouvement de
l’espérance reçoit donc quelquefois le nom d’attente à cause de l’action
antérieure de la puissance cognitive.
Objection
N°2. L’espérance paraît être la même chose que la confiance. Ainsi nous disons
que ceux qui ont confiance espèrent, et nous employons ces mots l’un pour
l’autre. Or, la confiance paraît comme la foi appartenir à la puissance
cognitive. Donc l’espérance aussi.
Réponse
à l’objection N°2 : Ce que l’homme désire et pense pouvoir obtenir, il croit
qu’il l’obtiendra, et cette assurance, qui réside préalablement dans la faculté
cognitive, produit dans l’appétit le mouvement qui reçoit le nom de confiance.
En effet, le mouvement appétitif reçoit son nom de la connaissance qui précède,
comme l’effet reçoit le sien de sa cause qui est mieux connue. Car la puissance
cognitive connaît mieux son acte que celui de la puissance appétitive.
Objection
N°3. La certitude est une chose propre à la puissance cognitive. Or, on
attribue la certitude à l’espérance. Donc l’espérance appartient à la puissance
cognitive.
Réponse
à l’objection N°3 : La certitude est attribuée au mouvement non seulement de
l’appétit sensitif, mais encore de l’appétit naturel. Ainsi on dit que la
pierre tend certainement vers le centre de la terre, et cela par suite de
l’infaillibilité de la certitude de la connaissance qui précède en nous le
mouvement de l’appétit sensitif ou de l’appétit naturel.
Mais
c’est le contraire. L’espérance a le bien pour objet, comme nous l’avons dit
(art. préc.). Or, le bien considéré comme tel n’est
pas l’objet de la puissance cognitive, mais de la puissance appétitive. Donc l’espérance
n’appartient pas à la faculté cognitive, mais à la faculté appétitive.
Conclusion
L’espérance impliquant une certaine tendance de l’appétit vers le bien,
appartient nécessairement à la partie appétitive de l’âme, mais non à la partie
cognitive.
Il
faut répondre que puisque l’espérance implique une certaine tendance de
l’appétit vers le bien, elle appartient évidemment à la puissance appétitive.
Car c’est à l’appétit proprement dit qu’il appartient de porter l’âme vers les
objets. Quant à l’action de la puissance cognitive, elle se perfectionne non
par suite du mouvement du sujet qui connaît vers les choses qu’il perçoit, mais
plutôt par suite de la présence des choses connues dans le sujet qui les
connaît. Mais parce que la puissance cognitive meut la puissance appétitive en
lui représentant son objet, les divers rapports sous lesquels on perçoit cet
objet produisent dans la puissance appétitive des mouvements différents. Car la
perception du bien produit dans l’appétit un autre mouvement que la perception
du mal ; de même la perception du mal présent agit autrement que celle du mal
futur, la perception du bien absolu autrement que celle du bien difficile, et
la perception du possible autrement que celle de l’impossible. D’après cela
l’espérance est le mouvement de la puissance appétitive qui résulte de la
perception du bien futur, ardu et possible à obtenir. Elle est par conséquent
la tendance de l’appétit vers un objet de cette nature.
Article
3 : L’espérance se trouve-t-elle dans les animaux ?
Objection
N°1. Il semble que dans les animaux il n’y ait pas d’espérance. Car l’espérance
se rapporte au bien futur, comme le dit saint Jean Damascène (De orth. fid., liv. 2, chap. 12). Or, la
connaissance des choses futures n’appartient pas aux animaux qui n’ont que la
connaissance sensitive dont les choses futures ne sont pas l’objet. Donc
l’espérance n’existe pas dans les animaux.
Réponse
à l’objection N°1 : Quoique les animaux ne connaissent pas l’avenir, cependant
l’animal est porté par son instinct naturel à s’en préoccuper comme s’il le
prévoyait. Cet instinct a été mis en lui par l’intelligence divine qui prévoit
toutes les choses futures.
Objection
N°2. L’objet de l’espérance est le bien possible à obtenir. Or, le possible et
l’impossible reposent sur la différence du vrai et du faux et n’existent que
dans l’intelligence, comme le dit Aristote (Met.,
liv. 6, text. 8). Donc l’espérance n’existe pas dans
les animaux qui sont dépourvus d’intelligence.
Réponse
à l’objection N°2 : L’objet de l’espérance n’est pas le possible considéré
comme une différence du vrai (En logique on appelle possible ce qui est vrai,
et impossible ce qui ne l’est pas. Ce n’est pas de cette espèce de possible
qu’il est ici question, il ne s’agit que du possible relatif.) ; car ce possible résulte du rapport du prédicat avec son
sujet. Mais c’est le possible considéré relativement à une puissance
quelconque, et c’est ce possible que dans sa Métaphysique (Met., liv. 5, text. 17) Aristote divise
en deux, comme nous l’avons fait.
Objection
N°3. Saint Augustin dit (Sup. Gen. ad litt., liv. 9, chap.
14) que les animaux sont mus par ce qu’ils voient. Or, l’espérance n’a pas pour
objet ce qu’on voit ; car, comme le dit l’Apôtre (Rom., 8, 24) : Qui est-ce qui
espère ce qu’il voit déjà ? Donc l’espérance n’existe pas dans les animaux.
Réponse
à l’objection N°3 : Quoique les choses futures ne tombent pas sous les yeux,
cependant, d’après ce que l’animal voit maintenant, son appétit est porté soit
à rechercher, soit à éviter ce qui doit venir.
Mais
c’est le contraire. L’espérance est une passion de l’appétit irascible. Or,
l’irascible existe dans les animaux. Donc l’espérance aussi.
Conclusion
Puisque l’appétit de l’animal est porté par ce qu’il voit (comme quand un chien
voit un lièvre ou comme quand un épervier voit un oiseau), à le poursuivre ou à
l’éviter, il s’ensuit qu’on doit reconnaître que les animaux sont susceptibles
d’espérance et de désespoir.
Il
faut répondre que les passions intérieures des animaux peuvent être connues par
leurs mouvements extérieurs, et ce sont ces mouvements qui montrent que
l’espérance se trouve en eux. En effet, qu’un chien voie un lièvre ou qu’un
épervier voie un oiseau trop éloigné, il ne se précipite pas sur lui, parce
qu’il n’a pas l’espérance de le saisir, mais s’il est rapproché il s’y
précipite, parce qu’il a l’espoir de le prendre. Car, comme nous l’avons dit
(quest. 1, art. 2, et quest. 26, art. 1), l’appétit sensitif des animaux et
l’appétit naturel des choses insensibles suivent la perception d’un intellect
quelconque, comme l’appétit intelligentiel auquel on
donne le nom de volonté. Mais il y a
cette différence que la volonté est mue par la perception de l’intellect qui
lui est uni, tandis que le mouvement de l’appétit naturel suit la perception de
l’intellect séparé qui est l’auteur de la nature. Il en est de même de
l’appétit sensitif des animaux qui agissent d’après un instinct naturel. C’est
pourquoi les actions des animaux et celles des choses naturelles nous
paraissent produites d’une manière analogue aux œuvres d’art, et c’est ainsi
que l’espérance et le désespoir existent dans les animaux (Ce qu’il y a
d’intelligence et d’ordre dans leurs opérations remonte ainsi à Dieu qui est
leur auteur.).
Article
4 : Le désespoir est-il contraire à l’espérance ?
Objection
N°1. II semble que le désespoir ne soit pas contraire à l’espérance. Car il n’y
a qu’une chose qui soit contraire à une autre, comme le dit Aristote (Met., liv. 10, text.
47). Or, la crainte est contraire à l’espérance. Donc le désespoir ne lui est
pas contraire.
Réponse
à l’objection N°1 : La crainte est contraire à l’espérance par suite de la
contrariété de leurs objets, puisque l’un se rapporte au bien et l’autre au
mal. Cette contrariété se trouve dans les passions de l’irascible selon
qu’elles découlent des passions du concupiscible, mais le désespoir n’est
contraire à l’espérance qu’en raison de la contrariété de leur mouvement, l’une
avance et l’autre recule.
Objection
N°2. Les contraires semblent se rapporter au même objet. Or, l’espérance et le
désespoir ne se rapportent pas au même objet. Car l’espérance se rapporte au
bien et le désespoir au mal qui est un obstacle à la possession du bien. Donc
l’espérance n’est pas contraire au désespoir.
Réponse
à l’objection N°2 : Le désespoir n’a pas rapport au mal considéré comme tel,
mais il se rapporte quelquefois à lui accidentellement ; par exemple, quand le
mal nous met dans l’impossibilité d’obtenir ce que nous désirons (Il ne se
rapporte par conséquent au mal qu’autant que le mal est un obstacle qui nous
empêche d’obtenir ce que nous désirons.). Le désespoir peut même provenir
exclusivement de l’excès du bien (Ainsi quand le bien est trop élevé il nous
désespère.).
Objection
N°3. Un mouvement est contraire à un mouvement, tandis que le repos est opposé
au mouvement comme privation. Or, le désespoir semble plutôt impliquer
l’immobilité que le mouvement. Donc il n’est pas contraire à l’espérance qui
implique un mouvement vers le bien qui en est l’objet.
Réponse
à l’objection N°3 : Le désespoir n’implique pas seulement une privation
d’espérance, mais il implique encore un certain éloignement relativement à la
chose désirée, par suite de l’impossibilité où l’on se voit de l’obtenir. Il présuppose
donc le désir comme l’espérance elle-même. Car nous n’avons ni espérance, ni
désespoir, à l’égard d’un objet que nous ne désirons pas. C’est pourquoi ces
deux passions se rapportent l’une et l’autre au bien qui est l’objet du désir.
Mais
c’est le contraire. Le désespoir est ainsi nommé, parce qu’il est le contraire
de l’espérance.
Conclusion
L’espérance désignant le mouvement par lequel on se porto vers le bien, et le
désespoir le mouvement par lequel on s’en éloigne, il est nécessaire que ces deux
passions soient contraires l’une à l’autre.
Il
faut répondre que, comme nous l’avons dit (quest. 23, art. 2), dans les
mouvements il y a deux sortes de contrariété. L’une provient de ce qu’ils
tendent vers des termes qui sont opposés. On ne trouve cette espèce de
contrariété que dans les passions de l’appétit concupiscible ; c’est ainsi que
l’amour et la haine sont contraires. L’autre provient
de ce qu’on s’approche et de ce qu’on s’éloigne du même terme. Cette espèce de
contrariété se trouve dans les passions de l’appétit irascible, comme nous
l’avons vu (loc. cit.). Or, l’objet
de l’espérance, qui est le bien difficile, ardu, a cependant de l’attrait,
parce qu’on le regarde comme possible ; par conséquent l’espérance se porte
vers lui, puisqu’elle implique une certaine tendance vers la chose qu’on
désire. Mais si on croit qu’il est impossible de l’acquérir, alors il en
résulte une sorte de répulsion, parce que, comme le dit Aristote (Eth., liv. 3, chap. 3), une fois qu’on est
arrivé à l’impossible, tout le monde s’éloigne. Le désespoir est alors la
passion qu’on éprouve ; d’où l’on voit qu’elle implique un mouvement
d’éloignement et qu’à ce titre elle est contraire à l’espérance, comme la
répulsion à l’attraction.
Article
5 : L’expérience est-elle une cause de l’espérance ?
Objection
N°1. Il semble que l’expérience ne soit pas une cause de l’espérance. Car
l’expérience appartient à la puissance cognitive, et c’est ce qui fait dire à
Aristote (Met., liv. 2, in princ.) que
la vertu intellectuelle a besoin d’expérience et de temps. Or, l’espérance
n’existe pas dans la puissance cognitive, mais dans la puissance appétitive,
ainsi que nous l’avons dit (art. 2). Donc l’expérience n’est pas une cause de
l’espérance.
Réponse
à l’objection N°1 : Dans la pratique l’expérience produit non seulement la
science, mais en raison de l’habitude elle produit encore une certaine aptitude
qui rend l’action plus facile. D’ailleurs la puissance intellectuelle est
elle-même utile pour faciliter l’action ; car elle démontre la possibilité des
choses et produit par là même l’espérance.
Objection
N°2. Aristote dit (Rhet., liv. 2, chap. 13) que les vieillards
espèrent difficilement à cause de leur expérience. D’où il semble que
l’expérience soit une cause du défaut d’espérance. Or, la même chose n’est pas
cause des contraires. Donc l’expérience n’est pas cause de l’espérance.
Réponse
à l’objection N°2 : L’expérience ravit aux vieillards l’espérance, parce quelle
leur montre l’impossibilité du succès. Aussi Aristote ajoute-t-il qu’ils sont
dans ces dispositions parce que les événements les ont trop souvent trompés.
Objection
N°3. Aristote dit (De cælo,
liv. 2, text. 34) que se prononcer sur toutes choses
sans douter de rien est quelquefois un signe de folie. Or, quand un homme fait
toutes sortes de tentatives, c’est une marque de l’étendue de ses espérances.
Et comme la folie provient de l’inexpérience, il s’ensuit que l’inexpérience
est plutôt une cause d’espérance que l’expérience elle-même.
Réponse
à l’objection N°3 : La folie et l’inexpérience peuvent être accidentellement
une cause d’espérance, en écartant la science qui nous montre qu’une chose est
véritablement impossible. Ainsi l’inexpérience produit l’espérance au même
titre que l’expérience la détruit.
Mais
c’est le contraire. Aristote dit (Eth., liv. 3,
chap. 7) qu’il y en a qui sont remplis d’espérance, parce qu’ils ont remporté
une multitude de victoires sur une foule d’individus, ce qui appartient à
l’expérience. Donc l’expérience est la cause de l’espérance.
Conclusion
Puisque l’objet de l’espérance est le bien qu’on peut acquérir, il est
nécessaire que l’expérience qui donne à l’homme le pouvoir et la persuasion d’obtenir
facilement un bien quelconque, soit une cause de l’espérance, bien que quelquefois
aussi elle l’affaiblisse.
Il
faut répondre que, comme nous l’avons dit (art. 1), l’objet de l’espérance est
le bien futur, difficile, mais possible. Une chose peut donc être cause de
l’espérance, soit parce qu’elle rend possible à l’homme ce qu’il désire, soit parce
qu’elle lui fait croire qu’il pourra réussir. Dans le premier sens tout ce qui
augmente la puissance de l’homme est une cause d’espérance. Telles sont les
richesses, la force et par-dessus tout l’expérience. Car par l’expérience
l’homme acquiert la faculté de faire facilement certaines choses, et il en
résulte pour lui de l’espérance. C’est ce qui fait dire à Végèce (De re militari)
que personne ne craint de faire ce qu’il a la confiance d’avoir bien appris.
Dans le second sens, tout ce qui inspire à quelqu’un l’idée qu’une chose lui
est possible peut être aussi un motif d’espérance. Ainsi la science et la
persuasion quelle qu’elle soit peuvent être une cause d’espérance. Il en est de
même de l’expérience, parce que l’expérience apprend souvent à l’homme qu’il
peut ce qu’auparavant il croyait impossible. Mais cette espèce d’expérience
peut aussi détruire l’espérance. Car si l’expérience apprend à l’homme qu’il
peut ce qu’auparavant il croyait impossible, elle peut aussi lui faire voir
l’impossibilité d’une chose qu’il pensait pouvoir faire. Ainsi donc
l’expérience est cause de l’espérance de deux manières, et comme elle ne la
détruit que d’une Seule, nous pouvons dire de préférence qu’elle est une cause
de cette passion.
Article
6 : L’espérance est-elle très ardente dans les jeunes gens et dans les hommes
ivres ?
Objection
N°1. Il semble que la jeunesse et l’ivrognerie ne produisent pas l’espérance.
Car l’espérance implique une certaine assurance, une certaine fermeté. C’est
pourquoi l’Apôtre la compare à une ancre (Héb., chap. 6). Or, les jeunes gens et les hommes ivres manquent de
fermeté ; car ils ont l’esprit très mobile. Donc la jeunesse et l’ivrognerie ne
sont pas une cause d’espérance.
Réponse
à l’objection N°1 : Si les jeunes gens et les hommes ivres n’ont pas en réalité
beaucoup de fermeté, ils sont néanmoins persuadés qu’ils en ont ; car ils
croient fermement qu’ils obtiendront ce qu’ils espèrent.
Objection
N°2. Les choses qui augmentent la puissance sont surtout une cause d’espérance,
comme nous l’avons dit (art. préc.). Or, la jeunesse
et l’ivrognerie sont toujours accompagnées d’une certaine faiblesse. Donc elles
ne sont pas cause de l’espérance.
Réponse
à l’objection N°2 : Les jeunes gens et les hommes ivres sont en effet très
faibles, mais ils se croient forts, parce qu’ils ne connaissant pas leur
faiblesse.
Objection
N°3. L’expérience est cause de l’espérance, comme nous l’avons dit (art. préc.). Or, les jeunes gens manquent d’expérience. Donc la
jeunesse n’est pas une cause d’espérance.
Réponse
à l’objection N°3 : Non seulement l’expérience, mais encore l’inexpérience est
une cause d’espérance, comme nous l’avons dit (art. préc.).
Mais
c’est le contraire. Aristote observe (Eth., liv. 3,
chap. 8) que ceux qui sont ivres sont remplis d’espérance. Et ailleurs (Rhet., liv. 2, chap. 12), il dit la même
chose des jeunes gens.
Conclusion
L’objet de l’espérance étant le bien futur, ardu et possible, les jeunes gens
qui ont moins de mémoire, plus de chaleur de cœur, et qui sont sans expérience,
ont plus d’espoir que les autres ; il en est de même des fous, de ceux qui
n’ont pas l’usage de la raison et des hommes ivres.
Il
faut répondre que la jeunesse est une cause d’espérance pour trois raisons,
comme le dit Aristote (Rhet., liv. 2, chap. 12). Ces trois raisons
peuvent être prises des trois conditions que doit réunir le bien qui est
l’objet de cette passion. Ce bien, comme nous l’avons dit (art. 1), doit être à
venir, ardu et possible. En effet, les jeunes gens ont beaucoup d’avenir, mais peu
de passé. C’est pourquoi, comme la mémoire se rapporte au passé et l’espérance
à l’avenir, ils s’occupent peu de leurs souvenirs, mais vivent beaucoup en
espérance. Les jeunes gens ont beaucoup d’ardeur et par suite beaucoup
d’activité ; leur cœur est grand et généreux, et cette générosité les porte à
entreprendre les choses les plus difficiles. C’est pourquoi ils sont courageux
et ont toujours bon espoir. De même ceux qui n’ont point encore subi d’échec et
qui n’ont rencontré aucun obstacle à leurs efforts croient facilement à la
possibilité du succès, et comme les jeunes gens en sont là par suite de leur
inexpérience, ils croient facilement qu’une chose leur est possible, et c’est
ce qui leur inspire de magnifiques espérances. Les hommes qui sont ivres
réunissent deux de ces conditions ; le vin échauffe leurs esprits et les
multiplie. De plus ils ne font attention ni au péril, ni aux ressources qui
leur manquent. Pour la même raison les fous et ceux qui n’ont pas l’usage de la
raison tentent tout et sont remplis d’espoir.
Article
7 : L’espérance est-elle cause de l’amour ?
Objection
N°1. Il semble que l’espérance ne soit pas une cause de l’amour. Car, d’après
saint Augustin (De civ. Dei, liv. 14,
chap. 7), l’amour est la première des affections de l’âme. Or, l’espérance est
une affection de l’âme. Donc l’amour précède l’espérance, et par conséquent
l’espérance ne produit pas l’amour.
Objection
N°2. Le désir précède l’espérance. Or, le désir provient de l’amour, comme nous
l’avons dit (quest. 28, art. 6, réponse N°2). Donc l’espérance en résulte
aussi, et par conséquent elle n’en est pas la cause.
Objection
N°3. L’espérance produit la délectation, comme nous l’avons dit (quest. 32,
art. 3). Or, la délectation ne se rapporte qu’à l’objet aimé. Donc l’amour
précède l’espérance.
Mais
c’est le contraire. A l’occasion de ces paroles de l’Evangéliste (Matth. 1, 2)
: Abraham engendra Isaac et Isaac
engendra Jacob ; la glose dit que la foi produit l’espérance, l’espérance
la charité. Or, la charité est l’amour. Donc l’amour a pour cause l’espérance.
Conclusion
L’espérance considérée par rapport au bien qu’on espère naît de l’amour, mais
si on la considère par rapport à celui qui nous rend une chose possible, elle
est cause de l’amour que nous avons pour lui.
Il
faut répondre qu’on peut considérer l’espérance sous deux rapports. En effet
elle se rapporte au bien qu’on espère, comme à son objet. Mais parce que le
bien qu’on espère est difficile et possible, ce qui est difficile peut
quelquefois nous être possible non par nous-mêmes, mais par les autres. C’est
pourquoi l’espérance se rapporte encore à ce qui nous rend une chose possible.
Quand on considère l’espérance relativement au bien qu’on espère, elle est
l’effet de l’amour. Car elle n’a pour objet que le bien qu’on désire et qu’on
aime. Mais quand elle se rapporte à celui qui nous rend une chose possible,
alors elle produit l’amour, mais non réciproquement. Car par là même que nous
espérons pouvoir obtenir de quelqu’un une faveur, nous nous portons vers lui
comme vers notre bien et nous commençons ainsi à l’aimer. Mais de ce que nous
aimons quelqu’un nous n’en espérons pas pour cela quelque chose, sinon
accidentellement, en ce sens que nous croyons aussi être aimé de lui. Ainsi
l’amour qu’on nous porte nous fait espérer, mais l’amour que nous avons pour
quelqu’un provient de l’espérance qu’il nous fait concevoir.
Par
là la réponse aux objections est évidente.
Article
8 : L’espérance est-elle plutôt utile que nuisible à l’action ?
Objection
N°1. Il semble que l’espérance n’aide pas à l’action, mais qu’elle la gêne plutôt.
Car la sécurité accompagne l’espérance, et la sécurité produit la négligence
qui est un obstacle à l’action. Donc l’espérance empêche l’action.
Réponse
à l’objection N°1 : L’espérance se rapporte au bien qu’on doit faire et la
sécurité au mal qu’on doit éviter. La sécurité paraît donc plus opposée à la
crainte qu’elle n’est propre à l’espérance. Toutefois elle ne produit la
négligence qu’autant qu’elle affaiblit l’idée de difficulté, ce qu’elle ne peut
faire qu’en affaiblissant l’espérance elle-même. Car les choses à l’égard
desquelles on ne craint plus aucun obstacle sont considérées comme n’offrant
aucune difficulté.
Objection
N°2. La tristesse empêche l’action, comme nous l’avons dit (quest. 37, art. 3).
Or, l’espérance produit quelquefois la tristesse. Car il est écrit (Prov., 13, 12) : L’espérance différée afflige l’âme. Donc l’espérance empêche
l’action.
Réponse
à l’objection N°2 : L’espérance produit par elle-même la délectation, ce n’est
que par accident qu’elle cause la tristesse, comme nous l’avons dit (quest. 32,
art. 3, réponse N°2).
Objection
N°3. Le désespoir est contraire à l’espérance, comme nous l’avons dit (art. 4).
Or, le désespoir fortifie l’action surtout dans les combats. Car on lit (2 Rois, 2, 26) que le désespoir est dangereux. Donc l’espérance produit un effet contraire,
c’est-à-dire qu’elle empêche l’action.
Réponse
à l’objection N°3 : Le désespoir dans le combat devient dangereux, parce qu’il
est toujours accompagné d’une certaine espérance. Car ceux qui n’ont pas
l’espoir de la fuite espèrent du moins venger leur mort. Cette espérance les
rend plus ardents au combat, et ils deviennent par là même dangereux aux
ennemis (Parce qu’ils veulent vendre plus cher leur vie.).
Mais
c’est le contraire. Il est écrit (1 Cor., 9, 10) que celui qui cultive doit cultiver dans l’espérance de recueillir les
fruits de son travail. Il en est de même pour tous les genres de travaux.
Conclusion
Puisque l’espérance a pour objet le bien difficile, mais possible, elle est du
plus grand secours dans l’action par suite de la délectation qu’elle produit en
nous.
Il
faut répondre que l’espérance est par elle-même utile à l’action, et cela de
deux manières : 1° Par rapport à son objet qui est le bien ardu et possible.
Car l’idée de la difficulté excite l’attention, tandis que celle de la
possibilité ne ralentit pas l’effort. D’où il suit que l’homme travaille avec
énergie précisément parce qu’il espère. 2° Par rapport à son effet. Car l’espérance,
comme nous l’avons dit (quest. 32, art. 3, réponse N°2), produit la délectation
qui favorise l’action, comme nous l’avons vu (quest. 33, art. 4, et quest. 35,
art. 3), et par conséquent elle est elle-même utile à l’action.
Copyleft. Traduction
de l’abbé Claude-Joseph Drioux et de JesusMarie.com qui autorise toute personne à copier et à rediffuser par
tous moyens cette traduction française. La Somme Théologique de Saint Thomas
latin-français en regard avec des notes théologiques, historiques et
philologiques, par l’abbé Drioux, chanoine honoraire de Langres, docteur en
théologie, à Paris, Librairie Ecclésiastique et Classique d’Eugène Belin, 52,
rue de Vaugirard. 1853-1856, 15 vol. in-8°. Ouvrage honoré des
encouragements du père Lacordaire o.p. Si par erreur, malgré nos vérifications,
il s’était glissé dans ce fichier des phrases non issues de la traduction de
l’abbé Drioux ou de la nouvelle traduction effectuée par JesusMarie.com, et
relevant du droit d’auteur, merci de nous en informer immédiatement, avec
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puissions les retirer. JesusMarie.com accorde la plus grande importance au
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