Saint Thomas d’Aquin - Somme Théologique
1a 2ae = Prima Secundae = 1ère partie de la 2ème Partie
Question 42 :
De l’objet de la crainte
Après
avoir parlé de la crainte en elle-même, nous avons à nous occuper de son objet.
— A cet égard six questions se présentent : 1° Est-ce le bien ou le mal qui est
l’objet de la crainte ? — 2° Le mal de la nature en est-il l’objet ? — 3° La
crainte a-t-elle pour objet le mal de la faute ? — 4° Peut-on craindre la peur ?
— 5° Les choses imprévues sont-elles celles qu’on redoute le plus ? — 6°
Craint-on davantage celles qui sont sans remède ?
Article
1 : Est-ce le bien ou le mal qui est l’objet de la crainte ?
Objection
N°1. Il semble que le bien soit l’objet de la crainte. Car saint Augustin dit (Quæst., liv. 83, quest. 33) : Nous ne
craignons qu’une chose c’est de perdre ce que nous aimons, ou ce que nous
possédons, ou de ne pas obtenir ce que nous espérons. Or, ce que nous aimons
c’est le bien. Donc la crainte se rapporte au bien comme à son objet propre.
Objection
N°2. Aristote dit (Rhet., liv. 2, chap. 5) que le pouvoir et
l’autorité inspirent la crainte. Cependant le pouvoir est une bonne chose. Donc
le bien est l’objet de la crainte.
Objection
N°3. Il ne peut rien y avoir de mauvais en Dieu. Or, il nous est ordonné de le
craindre, suivant ces paroles du Psalmiste (Ps.
33, 10) : Craignez Dieu, vous tous qui
êtes ses saints. Donc la crainte a pour objet le bien.
Mais
c’est le contraire. Saint Jean Damascène dit (Orth. fid., liv. 2, chap.
12) que la crainte a pour objet le mal futur.
Conclusion
Puisque la crainte implique une fuite, il est nécessaire qu’elle ait le mal
pour objet propre et direct, et qu’elle ne se rapporte au bien que par
accident.
Il
faut répondre que la crainte est un mouvement de la puissance appétitive. Or,
la poursuite et la fuite appartiennent à la puissance appétitive, d’après
Aristote (Eth., liv. 6, chap. 2). Comme la poursuite
se rapporte au bien et la fuite au mal, il s’ensuit que tout mouvement de la
puissance appétitive qui implique la poursuite a le bien pour objet, et que
tout mouvement qui implique la fuite se rapporte au mal. Ainsi donc puisque la
crainte implique la fuite, elle a le mal pour objet propre et direct. Mais elle
peut se rapporter au bien selon que le bien se rapporte lui-même au mal ; ce
qui peut avoir lieu de deux manières. 1° Parce que le mal est une privation du
bien. Car par là même que le mal est une privation du bien, il s’ensuit que
quand on fuit le mal pour lui-même, on le fuit parce qu’il est contraire au bien
qu’on recherche avec amour, et c’est ce qui a fait dire à saint Augustin (loc. cit.) que nous ne craignons rien
autre chose que de perdre le bien que nous aimons. 2° Le bien se rapporte au
mal comme sa cause, en ce sens qu’une bonne chose peut par sa puissance nuire à
un objet qu’on aime. C’est pourquoi comme l’espérance, ainsi que nous l’avons
dit (quest. 40, art. 7), se rapporte à deux choses, au bien vers lequel elle
tend, et au moyen par lequel elle espère obtenir ce qu’elle désire ; de même la
crainte se rapporte à deux termes, au mal qu’elle fuit et au bien qui par sa
vertu peut produire du mal. Ainsi l’homme craint Dieu, parce qu’il peut lui
infliger une peine spirituelle ou corporelle. Il craint aussi la puissance d’un
autre homme, surtout quand elle est cruelle et injuste ; parce qu’alors elle
peut facilement lui nuire. On craint également l’autorité, c’est-à-dire d être
subordonné à un autre, parce que celui-ci a le pouvoir de nous nuire ; comme
celui qui a la conscience de son crime craint qu’il ne soit découvert.
La
réponse aux objections est par là même évidente.
Article
2 : Le mal de la nature est-il l’objet de la crainte ?
Objection
N°1. Il semble que la crainte n’ait pas pour objet le mal de la nature. Car Aristote
dit (Rhet., liv. 2, chap. 5) que la crainte fait
prendre conseil. Or, on ne consulte pas sur ce qui arrive naturellement, selon
la remarque du même philosophe (Eth., liv. 3,
chap. 3). Donc la crainte n’a pas pour objet le mal de la nature.
Réponse
à l’objection N°1 : Le mal de la nature ne provient pas toujours de la nature
elle-même, comme nous l’avons dit (dans le corps de l’article.). D’ailleurs
quand il provient de la nature elle-même, quoiqu’on ne puisse l’éviter
totalement, cependant on peut le différer, et par suite de cette espérance on
peut prendre conseil sur les moyens de l’éviter (C’est pour ce motif que l’on
consulte les médecins, et que l’on a recours à tous les moyens hygiéniques
capables de prolonger la vie.).
Objection
N°2. Les misères naturelles, comme la mort et les maladies, menacent toujours
l’homme. Si donc la crainte avait ces maux pour objet, il faudrait que l’homme
craignît sans cesse.
Réponse
à l’objection N°2 : Le mal de la nature, quoiqu’il soit toujours menaçant,
n’est pas toujours prochain, et c’est pour cela qu’on ne le redoute pas
toujours.
Objection
N°3. La nature ne nous porte pas à des choses contraires. Or, le mal de la nature
provient de la nature elle-même. Donc il n’est pas naturel que l’on s’éloigne
par la crainte de cette espèce de mal ; par conséquent la crainte naturelle n’a
pas pour objet le mal de la nature, quoique ce mal paraisse lui appartenir.
Réponse
à l’objection N°3 : La mort et les autres misères de la vie proviennent de la
nature en général, sans que néanmoins la nature particulière les combatte
autant qu’elle le peut. Ainsi, par suite de cette inclination de la nature
particulière, la douleur et la tristesse ont pour objet les maux quand ils sont
présents, et la crainte se rapporte à ceux dont on est menacé dans l’avenir.
Mais
c’est le contraire. Aristote dit (Eth., liv. 3,
chap. 6) que de tous les maux le plus terrible est la mort, qui est un mal
naturel.
Conclusion
Le mal de la nature n’est l’objet de la crainte qu’autant qu’il est prochain et
qu’on a l’espérance de le surmonter.
Il
faut répondre que, comme le dit Aristote (Rhet., liv. 2, chap. 5), la crainte provient de l’idée qu’on se forme
d’un mal futur qui nuit ou qui attriste. Comme le mal qui attriste est
contraire à la volonté, de même celui qui nuit est contraire à la nature, et
c’est celui-là qu’on appelle le mal de la nature. Il peut donc être l’objet de
la crainte. Mais il est à remarquer que le mal de la nature provient
quelquefois d’une cause naturelle. Alors on l’appelle ainsi non seulement parce
qu’il prive la nature de ce qu’elle a de bon, mais encore parce qu’il est un de
ses effets ; telles sont la mort naturelle et les autres misères de ce genre.
D’autres fois le mal de la nature provient d’une cause qui n’est pas naturelle ;
telle est la mort que l’on reçoit violemment d’un persécuteur. Tantôt on craint
et tantôt on ne craint pas ces deux espèces de maux naturels. En effet la
crainte provenant de l’idée qu’on se forme du mal futur, comme le dit Aristote
(Rhet., liv. 2, chap. 5), ce qui éloigne
l’idée du mal futur éloigne aussi la crainte. Or, il peut se faire qu’on ne
voie pas qu’un mal doit arriver pour deux raisons : 1° Parce qu’il est distant
et éloigné. Par suite de la distance nous nous représentons qu’une chose ne
doit pas arriver, et alors nous ne la craignons pas, ou nous la craignons peu.
Car, comme ledit encore Aristote (loc.
cit.), nous ne craignons pas ce qui est très éloigné. Ainsi nous savons
tous que nous mourrons, mais comme notre mort n’est pas prochaine nous ne nous
en inquiétons pas. 2° Parce qu’on considère un mal futur comme n’étant plus à
venir, en raison de la nécessité qui le fait regarder comme présent. Ainsi
Aristote dit (Rhet., liv. 2, chap. 5) que ceux qu’on
décapite n’ont plus de crainte une fois qu’ils sont
sûrs que la mort est inévitable (Dans ce cas, il y a douleur et angoisse de
cœur, mais il n’y a pas crainte.). Pour qu’on ait de la crainte, il faut qu’on
ait toujours une espérance de salut. Ainsi donc on ne craint pas le mal de la
nature quand on ne le considère plus comme futur. Mais si l’on regarde le mal
de la nature comme prochain, et qu’on ait quelque espérance de l’éviter, alors
on le redoute.
Article
3 : La crainte a-t-elle pour objet le mal du péché ?
Objection
N°1. Il semble que la crainte puisse avoir pour objet le mal du péché. Car
saint Augustin dit (In Ep. Joan. Tract. 9) que l’homme craint d’une crainte
chaste d’être séparé de Dieu. Or, rien ne nous sépare de Dieu que le péché,
selon ces paroles du prophète (Is., 59, 2) : Vos péchés ont mis la division entre vous et
votre Dieu. Donc la crainte peut avoir pour objet le mal de la faute ou du
péché.
Réponse
à l’objection N°1 : La séparation de Dieu est une peine qui est la conséquence
du péché et toute peine provient de quelque manière d’une cause extérieure.
Objection
N°2. Cicéron dit (De Tusc.,
liv. 4), que nous craignons quand elles sont à venir les choses qui nous
attristent quand elles sont présentes. Or, on peut gémir ou s’attrister du mal
du péché. Donc on peut aussi le craindre.
Réponse
à l’objection N°2 : La tristesse et la crainte ont cela de commun, c’est que
l’une et l’autre ont le mal pour objet. Mais elles diffèrent sous deux rapports
: 1° la tristesse a pour objet le mal présent, tandis que la crainte se
rapporte au mal futur ; 2° la tristesse résidant dans l’appétit concupiscible
se rapporte au mal d’une manière absolue et peut par conséquent regarder toute
espèce de mal, grand ou petit ; tandis que la crainte par là même qu’elle
existe dans l’irascible se rapporte au mal ardu ou difficile, et elle n’existe
pas du moment qu’une chose dépend de notre volonté. C’est pourquoi nous ne
craignons pas quand elles sont à venir toutes les choses qui nous attristent
quand elles sont présentes ; nous ne craignons que celles qui sont difficiles.
Objection
N°3. L’espérance est opposée à la crainte : or, l’espérance peut avoir pour
objet le bien qui est la vertu, comme on le voit (Eth., liv. 9, chap. 4). Et c’est ce qui fait dire à l’Apôtre (Gal., 5, 10) : J’espère de la bonté du Seigneur que vous n’aurez point à l’avenir
d’autres sentiments que les miens. Donc la crainte peut avoir pour objet le
mal du péché.
Réponse
à l’objection N°3 : L’espérance a pour objet le bien qu’on peut acquérir. Or,
on peut obtenir le bien par soi-même ou par un autre ; c’est pourquoi
l’espérance se rapporte aux actes de vertu qu’il est en notre pouvoir
d’accomplir. Mais la crainte a pour objet le mal qui ne dépend pas de notre
volonté ; c’est pourquoi le mal qu’on craint provient toujours d’une cause
extérieure, tandis que le bien qu’on espère peut venir d’une cause intrinsèque
ou extrinsèque.
Objection
N°4. La honte est une espèce de crainte, comme nous l’avons dit (quest. 41,
art. 4). Or, la honte a pour objet une action honteuse qui est le mal du péché.
Donc la crainte aussi.
Réponse
à l’objection N°4 : Comme nous l’avons dit (quest. 41 art. 4, réponse N°2 et
3), la honte n’est pas une crainte qui porte sur l’acte même du péché, mais sur
la turpitude ou l’ignominie qui en est la conséquence et qui est l’effet d’une
cause extrinsèque.
Mais
c’est le contraire. Aristote dit (Rhet., liv. 2,
chap. 5) qu’on ne redoute pas tous les maux, par exemple quand on est injuste
ou négligent.
Conclusion
Puisque le mal du péché est soumis à la puissance et à la volonté humaine, la
crainte ne peut pas l’avoir par elle-même pour objet.
Il
faut répondre que, comme nous l’avons dit (quest. 41, art. 2, quest. 40, art.
1), l’objet de l’espérance étant le bien futur, difficile, mais qu’on peut obtenir,
la crainte se rapporte au mal futur, ardu, qu’on ne peut pas facilement éviter.
D’où l’on peut conclure que ce qui dépend absolument de notre puissance et de
notre volonté n’a rien d’effrayant ; on ne craint que ce qui a une cause
extrinsèque. Et comme le mal de la faute a pour cause propre la volonté
humaine, il s’ensuit qu’à proprement parler il n’a rien qui puisse nous
inspirer des craintes. Mais comme la volonté peut être portée au péché par un
principe extérieur, si ce principe a une grande puissance sur elle, sous ce
rapport on peut craindre le mal du péché selon qu’il dépend d’une cause
extrinsèque. Ainsi, par exemple, on craint de rester dans la société des méchants
de peur d’être entraîné au mal. Mais, à proprement parler, dans cette
circonstance l’homme craint plus la séduction que la faute considérée dans sa
propre nature, c’est-à-dire en tant que volontaire ; car sous ce rapport elle
n’est pas à craindre.
Article
4 : Peut-on craindre la peur ?
Objection
N°1. Il semble qu’on ne puisse pas craindre la peur. Car tout ce qu’on craint,
en le craignant on se garde par là même de le perdre. Ainsi celui qui craint de
perdre la santé la garde par suite de cette crainte même. Par conséquent s’il
craignait la peur, l’homme en la craignant se garderait de ne pas craindre, ce
qui paraît une absurdité.
Réponse
à l’objection N°1 : La crainte n’est pas une absolument ; mais selon la
diversité des objets qu’on craint il y a des craintes différentes. Rien
n’empêche donc qu’une crainte ne soit un motif de se préserver d’une autre
crainte, et de se mettre ainsi à l’abri de son influence.
Objection
N°2. La crainte est une fuite. Or, aucun être ne se fuit lui-même. Donc la
crainte ne se craint pas elle-même.
Réponse
à l’objection N°2 : La crainte par laquelle on redoute un mal imminent, étant
autre que la crainte par laquelle on redoute la crainte même de ce mal, il ne
s’ensuit pas que la même chose se fuie elle-même, ou qu’elle soit la fuite
d’elle-même.
Objection
N°3. La crainte se rapporte à l’avenir. Or, celui qui craint a déjà la crainte ;
donc il ne peut pas la craindre.
Réponse
à l’objection N°3 : En raison de la différence que nous avons reconnue entre
les diverses craintes, l’homme peut craindre actuellement une crainte future.
Mais
c’est le contraire. L’homme peut aimer l’amour, souffrir de ses souffrances, et
par conséquent il peut pour le même motif craindre la crainte.
Conclusion
On peut craindre la peur selon qu’elle provient d’une cause extrinsèque, mais
non suivant qu’elle est soumise à la volonté humaine.
Il
faut répondre que, comme nous l’avons dit (art. préc.),
ce qui terrifie ne provient que d’une cause extrinsèque, mais ne provient pas
de notre volonté. Or, la crainte provient en partie d’une cause extrinsèque et
dépend en partie de notre volonté. Elle provient d’une cause extrinsèque comme
passion résultant de l’idée qu’on se fait du mal dont on est menacé (Ainsi
celui qui a un chancre craint, par suite de ce mal, l’opération qu’il
nécessite.). Sous ce rapport on peut craindre la crainte, parce que la
nécessité de craindre l’arrivée de quelque grand malheur peut déjà faire peur.
— Elle est aussi dépendante de notre volonté d’après l’obéissance que l’appétit
inférieur doit à la raison. Sous ce rapport l’homme peut la repousser, et c’est
en ce sens qu’on ne peut la craindre, d’après saint Augustin (Quæst., liv. 83, quest. 33). Mais comme les
raisons qu’il apporte pourraient être employées pour prouver qu’on ne doit la
craindre d’aucune manière, il faut donc y répondre.
Article
5 : Les choses soudaines sont-elles celles qu’on redoute le plus ?
Objection
N°1. Il semble que les choses extraordinaires et imprévues ne soient pas les
plus redoutables. Car comme l’espérance se rapporte au bien, de même la crainte
se rapporte au mal. Or, l’expérience sert à accroître l’espérance dans les bons
; donc elle doit augmenter la crainte dans les méchants.
Réponse
à l’objection N°1 : L’objet de l’espérance est le bien qu’on peut obtenir ;
c’est pourquoi ce qui augmente la puissance de l’homme fortifie naturellement
ses espérances et affaiblit pour la même raison ses craintes, parce que la
crainte a pour objet le mal auquel on ne peut résister facilement. Par
conséquent comme l’expérience rend l’homme plus puissant pour agir, il s’ensuit
qu’elle augmente son espérance tout en diminuant sa crainte.
Objection
N°2. Aristote dit (Rhet., liv. 2, chap. 5) qu’on redoute le
plus non pas ceux qui sont colères, mais ceux qui sont doux et astucieux. Or,
il est constant que ceux qui sont colères ont des mouvements plus subits. Donc
ce qui est subit est moins redoutable.
Réponse
à l’objection N°2 : Ceux qui sont colères ne cachent pas leur sentiment, et
c’est pour cela que le tort qu’ils causent n’est pas tellement subit qu’on ne
le prévoie. Les hommes doux et astucieux cachent au contraire leur colère ;
c’est pourquoi on ne peut prévoir le mal qu’ils ont l’intention de faire. Il
arrive donc inopinément, et c’est ce qui fait dire à Aristote qu’ils sont les
plus redoutables.
Objection
N°3. Les choses qui sont soudaines ne peuvent être examinées avec le même soin.
Or, plus on considère une chose et plus la crainte qu’on en a est grande. Ainsi
Aristote dit (Eth., liv. 3, chap. 8) qu’il y en a qui
paraissent courageux parce qu’ils sont ignorants, mais que du moment où ils
viennent à savoir que les choses sont autres qu’ils ne le pensaient, ils
prennent la fuite. Donc on redoute moins ce qui est imprévu.
Réponse
à l’objection N°3 : Absolument parlant, les biens et les maux corporels
paraissent plus grands dans le principe. La raison en est qu’une chose paraît
toujours plus grande quand on la rapproche de son contraire. Ainsi quand
quelqu’un passe subitement de la pauvreté aux richesses, il estime davantage
ses biens parce qu’auparavant il était pauvre. Au contraire si de riche on
devient tout à coup pauvre, on a une plus grande horreur de la misère. C’est
pourquoi on redoute plus le mal imprévu parce qu’il paraît être plus grand.
Mais il peut arriver par accident qu’on ne connaisse pas toute la grandeur du
mal, comme quand les ennemis se cachent dans une embuscade. Dans ce cas il est
vrai que la réflexion a pour effet d’augmenter la crainte.
Mais
c’est le contraire. Saint Augustin dit (Conf., liv. 2,
chap. 6) : La crainte, quand elle veille à la sécurité, a horreur des accidents
extraordinaires et imprévus qui sont contraires aux choses qu’on aime.
Conclusion
Les maux extraordinaires et imprévus, par là même qu’ils paraissent plus grands
et plus irréparables, sont plus redoutés.
Il
faut répondre que, comme nous l’avons dit (art. 3), l’objet de la crainte est
le mal imminent qu’on ne peut pas facilement repousser. Un mal peut être
difficile à repousser pour deux raisons, l’une tirée de la grandeur du mal et
l’autre de la faiblesse de celui qui le redoute. Or, l’action de ces deux
causes peut être augmentée quand il s’agit d’un mal insolite et imprévu. En
effet quand un mal imminent est insolite et imprévu, il paraît plus grand. Car
tous les maux et tous les biens corporels paraissent d’autant moindres qu’on
les examine davantage. C’est pourquoi, comme la douleur du mal présent s’adoucit
par suite de sa durée, ainsi que le prouve Cicéron (De Tuscul., liv. 3), de même la crainte
du mal futur s’affaiblit par suite de la réflexion. 2° Quand le mal est
extraordinaire et imprévu, il ajoute à la faiblesse de celui qui le redoute,
parce qu’il le prive des ressources qu’on peut préparer à l’avance pour
repousser le mal futur, mais dont on ne peut faire usage quand le mal se
présente à l’improviste.
Article
6 : Les choses auxquelles il n’y a pas de remède sont-elles celles qu’on redoute
le plus ?
Objection
N°1. Il semble que les choses irrémédiables ne doivent pas être les plus
redoutées. Car pour la crainte il faut qu’il reste une espérance de salut,
comme nous l’avons dit (art. 2). Or, dans les maux qui sont sans remède il ne
reste aucune espérance de salut. Donc on ne doit les craindre d’aucune manière.
Réponse
à l’objection N°1 : Il y a au mal deux sortes de remèdes. L’un empêche le mal
futur d’arriver ; quand ce remède est détruit, il ne reste plus d’espérance et
par conséquent il n’y a plus de crainte. Ce n’est donc pas de ce remède que
nous parlons ici. L’autre remède a pour effet d’éloigner le mal qui est déjà
présent, et c’est de ce remède dont il est ici question.
Objection
N°2. Il n’y a aucun remède contre la mort. Car naturellement on ne peut pas
revenir de la mort à la vie. Cependant la mort n’est pas ce qu’on redoute le
plus, comme le dit Aristote (Rhet., liv. 2, chap. 5). Donc les choses qui sont sans
remède ne sont pas celles qu’on redoute le plus.
Réponse
à l’objection N°2 : Quoique la mort soit un mal irrémédiable, comme ce mal
n’est pas prochain on ne le redoute pas, ainsi que nous l’avons dit (art. 2).
Objection
N°3. Aristote dit (Eth., liv. 1, chap. 5) que le bien qui dure
depuis longtemps ne l’emporte pas sur le bien qui n’existe que depuis un jour,
ni le bien qui est perpétuel sur celui qui ne l’est pas. Donc on en peut dire
autant du mal. Or, les maux qui sont sans remède ne paraissent différer des
autres qu’en raison de leur prolongation ou de leur perpétuité. Ils n’en sont
donc pour cela ni pires, ni plus redoutables.
Réponse
à l’objection N°3 : Aristote parle en cet endroit du bien absolu qui est bon
dans son espèce : ce bien ne s’accroît pas en raison de sa durée ou de sa
perpétuité, mais seulement en raison de sa nature.
Mais
c’est le contraire. Aristote dit (Rhet., liv. 2,
chap. 5) que les choses les plus terribles sont celles qu’on ne peut redresser
quand elles pèchent, qu’il est impossible de secourir et devant lesquelles on
reste impuissant.
Conclusion
Les maux qu’il est impossible ou très difficile d’éviter sont les plus
redoutables.
Il
faut répondre que l’objet de la crainte est le mal ; par conséquent tout ce qui
augmente le mal augmente aussi la crainte. Or, le mal s’augmente non seulement d’après
la nature de l’espèce, mais encore par les circonstances, comme nous l’avons
dit (quest. 18, art. 3). Entre toutes les circonstances la prolongation ou la
perpétuité du mal semblent le plus contribuer à son augmentation. Car les
choses qui existent dans le temps ont en quelque sorte pour mesure la durée du
temps lui-même. Par conséquent si c’est un mal de souffrir une chose pendant un
temps donné, ce sera un mal double de souffrir la même chose pendant un temps
double ; et d’après ce même raisonnement, souffrir cette même chose pendant un
temps infini, c’est-à-dire perpétuellement, c’est augmenter le mal, pour ainsi
dire, indéfiniment. Et comme les maux qui sont sans remède ou qui sont très difficiles
à guérir sont regardés en quelque sorte comme perpétuels ou de longue durée, il
s’ensuit qu’ils sont les plus redoutables.
Copyleft. Traduction
de l’abbé Claude-Joseph Drioux et de JesusMarie.com qui autorise toute personne à copier et à rediffuser par
tous moyens cette traduction française. La Somme Théologique de Saint Thomas
latin-français en regard avec des notes théologiques, historiques et
philologiques, par l’abbé Drioux, chanoine honoraire de Langres, docteur en
théologie, à Paris, Librairie Ecclésiastique et Classique d’Eugène Belin, 52,
rue de Vaugirard. 1853-1856, 15 vol. in-8°. Ouvrage honoré des
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l’abbé Drioux ou de la nouvelle traduction effectuée par JesusMarie.com, et
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