Saint Thomas d’Aquin - Somme Théologique
1a 2ae = Prima Secundae = 1ère partie de la 2ème Partie
Question 43 :
De la cause de la crainte
Après
avoir parlé de l’objet de la crainte, nous avons à nous occuper de sa cause. —
A ce sujet deux questions se présentent : 1° L’amour est-il la cause de la
crainte ? — 2° Le défaut de puissance ou de vertu en est-il aussi la cause ?
Article
1 : L’amour est-il cause de la crainte ?
Objection
N°1. Il semble que l’amour ne soit pas la cause de la crainte. Car ce qui mène
à une chose en est la cause. Or, la tristesse mène à l’amour de la charité,
d’après saint Augustin (Sup. can. Joan.
Tract. 9). Donc la crainte est cause de l’amour et non réciproquement.
Réponse
à l’objection N°1 : Comme nous l’avons dit (quest. préc., art. 1), la crainte
se rapporte directement et par elle-même au mal qu’on repousse et qui est
contraire au bien qu’on aime, par conséquent elle naît directement de l’amour.
Mais elle se rapporte secondairement à la cause de ce mal, et sous ce rapport
elle produit accidentellement l’amour ; en ce sens que l’homme qui craint
d’être puni de Dieu observe ses commandements ; alors il commence à espérer et
l’espérance le mène à l’amour, comme nous l’avons vu (quest. 40, art. 7).
Objection
N°2. Aristote dit (Rhet., liv. 2, chap. 5) : Ceux que nous
redoutons le plus, ce sont ceux dont nous attendons quelques maux. Or, par là
même que nous attendons du mal de quelqu’un nous sommes plus portés à le haïr
qu’à l’aimer. Donc la crainte est plutôt produite parla haine que par l’amour.
Réponse
à l’objection N°2 : Celui dont nous attendons du mal est d’abord un objet de
haine ; mais dès qu’on commence à en espérer du bien, alors on commence à
l’aimer ; on aimait donc dès le principe le bien qui a pour contraire le mal qu’on
craint.
Objection
N°3. Nous avons dit (quest. 42, art. 3) que les choses qui dépendent de nous ne
sont pas de nature à nous inspirer de la crainte. Or, les choses qui sont
l’effet de l’amour proviennent du plus profond de notre cœur. Donc la crainte
n’est pas produite par l’amour.
Réponse
à l’objection N°3 : Ce raisonnement ne se rapporte qu’à la cause efficiente du
mal qu’on craint ; mais l’amour en est la cause matériellement préparatoire ou dispositive, comme nous l’avons dit (dans le corps de l’article.).
Mais
c’est le contraire. Saint Augustin dit (Quæst., liv. 83,
quest. 33) : Nous n’avons certainement jamais d’autre motif de crainte que de
perdre ce que nous aimons ou ce que nous possédons, ou de ne pas obtenir ce que
nous avons espéré. Donc toute crainte provient de ce que nous aimons quelque
chose, et par conséquent l’amour est une cause de la crainte.
Conclusion
Puisque nous n’avons d’autre motif de crainte que de perdre ce que nous aimons
ou ce que nous possédons, ou de ne pas obtenir ce que nous avons espéré,
l’amour est la cause de la crainte.
Il
faut répondre que les objets de passions sont par rapport à elles ce que sont
les formes par rapport aux choses naturelles ou artificielles ; car les
passions de l’âme tirent leur espèce de leurs objets, comme les choses naturelles
ou artificielles les tirent de leurs formes. Ainsi comme tout ce qui est cause
de la forme est cause de la chose elle-même que la forme constitue, de même
tout ce qui est cause de l’objet, à quelque titre que ce soit, est cause de la
passion. Or, une chose peut être cause de l’objet, soit à titre de cause
efficiente, soit à titre de disposition matérielle. Ainsi l’objet de la
délectation étant le bien apparent qui convient et avec lequel on est uni, sa
cause efficiente est ce qui produit cette union ou la convenance, ou la bonté
ou l’apparence de bonté de l’objet ; et sa cause préparatoire ou dispositive est l’habitude ou la disposition qui fait que
l’objet avec lequel une personne est unie lui convient ou lui paraît bon. Pour
en revenir à notre thèse, l’objet de la crainte est le mal futur qu’on croit
prochain et auquel on ne peut pas facilement résister. Par conséquent ce qui
peut produire ce mal est la cause efficiente de l’objet de la crainte et par
suite de la crainte elle-même. Ce qui contribue à disposer l’individu de
manière que l’objet soit tel à ses yeux, est la cause de la crainte et de son
objet à titre de disposition matérielle, et c’est en ce sens que l’amour est
cause de la crainte. Car par là même qu’on aime un bien quelconque, il s’ensuit
qu’on regarde comme mauvais ce qui est cause de la privation de ce bien, et que
par conséquent on le craint comme une chose mauvaise.
Article
2 : Le défaut de puissance ou de vertu est-il cause de la crainte ?
Objection
N°1. Il semble que la faiblesse (Nous traduisons ainsi le mot defectus pour
éviter la périphrase que nous avons précédemment employée.) ne soit pas cause
de la crainte. Car ceux qui sont puissants sont ceux qu’on redoute le plus. Or,
la faiblesse est contraire à la puissance. Donc elle n’est pas cause de la
crainte.
Réponse
à l’objection N°1 : Ce raisonnement n’a rapport qu’à la cause de la crainte
considérée comme cause efficiente.
Objection
N°2. Ceux qui doivent avoir la tête tranchée sont dans l’impuissance la plus
extrême. Or, ils n’ont pas de crainte, comme le dit Aristote (Rhet., liv. 2, chap. 5). Donc le défaut de
ressources n’est pas une cause de crainte.
Réponse
à l’objection N°2 : Ceux qui doivent être décapités souffrent un mal qui est déjà
présent ; c’est pourquoi leur impuissance est si extrême qu’elle dépasse la
mesure de la crainte (Ils sont alors abîmés par la douleur et tombent dans
l’abattement.).
Objection
N°3. Combattre est un effet de la force et non de la faiblesse. Or, ceux qui
combattent craignent ceux qui entrent en lice avec eux. Donc ce n’est pas la
faiblesse qui est la cause de la crainte.
Réponse
à l’objection N°3 : Ceux qui combattent craignent non leur propre puissance qui
les fait entrer en lice, mais le défaut de cette puissance, ce qui les empêche
d’avoir pleine confiance dans la victoire.
Mais
c’est le contraire. Les causes des contraires sont opposées entre elles. Or,
les richesses, la force, la multitude des amis, la puissance excluent la
crainte, comme le dit Aristote (Rhet., liv. 2,
chap. 5). Donc la crainte résulte de la privation de toutes ces choses.
Conclusion
Le défaut de puissance ou la faiblesse de la résistance dispose à la crainte ;
mais la vertu et la force de celui qu’on redoute la produit.
Il
faut répondre que, comme nous l’avons dit (art. préc.),
la crainte a deux sortes de cause, l’une qui agit à titre de disposition
matérielle et qui a son principe dans le sujet qui craint ; l’autre qui agit à
titre de cause efficiente et qui provient de l’objet qu’on craint. Sous le
premier rapport ce qui nous manque, est, absolument parlant, la cause de la
crainte. Car par là même qu’on manque de puissance, on ne peut facilement
repousser le mal qui est imminent. Toutefois pour produire la crainte il faut que
le défaut de vertu ou de puissance existe dans une certaine mesure. En effet le
défaut qui produit la crainte d’un mal futur est moindre que le défaut qui
résulte d’un mal présent dont on s’attriste (Dans ce cas, il y a angoisse,
douleur du cœur.). Le défaut serait encore plus grand s’il détruisait
complètement le sentiment du mal ou l’amour du bien dont on redoute le
contraire (Quand ce sentiment est éteint il y a stupidité.). — Sous le second
rapport la puissance et la force sont, absolument parlant, la cause de la
crainte. Car par là même que ce qu’on regarde comme nuisible, a de la
puissance, il arrive qu’on ne peut repousser son
effet. Néanmoins il arrive par accident que le défaut, de la part de l’objet,
produit la crainte. Ainsi, par suite d’un défaut quelconque il peut arriver
qu’une personne veuille nuire, par exemple, par injustice, ou parce qu’elle a
été lésée auparavant, ou parce qu’elle craint de l’être.
Copyleft. Traduction
de l’abbé Claude-Joseph Drioux et de JesusMarie.com qui autorise toute personne à copier et à rediffuser par
tous moyens cette traduction française. La Somme Théologique de Saint Thomas
latin-français en regard avec des notes théologiques, historiques et
philologiques, par l’abbé Drioux, chanoine honoraire de Langres, docteur en
théologie, à Paris, Librairie Ecclésiastique et Classique d’Eugène Belin, 52,
rue de Vaugirard. 1853-1856, 15 vol. in-8°. Ouvrage honoré des
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