Saint Thomas d’Aquin - Somme Théologique
1a 2ae = Prima Secundae = 1ère partie de la 2ème Partie
Question 49 :
Des habitudes en général, considérées par rapport à leur substance
Après
avoir parlé des actes et des passions, il faut examiner les principes des actes
humains. — Nous traiterons : 1° des principes intrinsèques ; 2° des principes
extrinsèques. — Le principe intrinsèque des actes humains est la puissance et
l’habitude. Comme nous avons déjà parlé des puissances (1a pars,
quest. 77), il nous reste maintenant à étudier les habitudes. — Nous
considérerons d’abord les habitudes en général ; ensuite nous nous occuperons
des vertus, des vices et des autres habitudes semblables, qui sont les
principes des actes humains. — A l’égard des habitudes en général, il y a
quatre choses à considérer : 1° la substance même des habitudes ; 2° leur sujet
; 3° la cause de leur formation, de leur accroissement et de leur déclin ; 4°
leur distinction. — Touchant leur substance quatre questions sont à faire : 1°
L’habitude est-elle une qualité ? —2° Est-elle une espèce de qualité déterminée
? — 3° L’habitude est-elle nécessairement ordonnée pour l’action ? — 4° De la
nécessité de l’habitude.
Article
1 : L’habitude est-elle une qualité ?
Objection
N°1. Il semble que l’habitude ne soit pas une qualité. Car saint Augustin dit (Quæst., liv. 83, quest. 73) que le mot habitus (habitude), vient du verbe habere (avoir).
Or, le verbe avoir ne se rapporte pas seulement à la qualité, mais encore aux
autres genres. Car on dit avoir une quantité, avoir de l’argent, etc. Donc
l’habitude n’est pas une qualité.
Réponse
à l’objection N°1 : Cette objection repose sur le mot avoir pris dans son acception générale ; car dans ce cas il est
commun à une foule de genres, comme nous l’avons dit (dans le corps de
l’article.).
Objection
N°2. L’habitude est prise pour un prédicat, comme on le voit au livre des Catégories d’Aristote (chap. Habit.). Or, un prédicat n’est pas
contenu dans un autre. Donc l’habitude n’est pas une qualité.
Réponse
à l’objection N°2 : Ce raisonnement repose sur l’habitude considérée comme
quelque chose d’intermédiaire entre le sujet qui possède et l’objet qui est
possédé ; car alors elle est un prédicat, comme nous l’avons vu (dans le corps
de l’article.).
Objection
N°3. Toute habitude est une disposition, comme on le voit (in Præd. qualit.).
Or, la disposition est l’ordre de ce qui a des parties, comme le dit encore
Aristote (Met., liv. 5, text. 24), ce qui appartient à la catégorie de la situation
(Nous avons déjà fait observer qu’Aristote distingue dix catégories, la
substance, la quantité, la qualité, la relation, le lieu, le temps, la
situation, l’état et la passion ; et il s’agit ici de savoir à laquelle de ces
catégories appartient l’habitude.). Donc l’habitude n’est pas une qualité.
Réponse
à l’objection N°3 : La disposition implique toujours l’ordre d’une chose qui a
des parties. Ce qui a lieu de trois manières, comme l’ajoute Aristote lui-même
: par rapport au lieu, par rapport à la puissance et par rapport à l’espèce.
Simplicius dans son commentaire sur les Catégories dit qu’Aristote comprend par
là toutes les dispositions. Ainsi il comprend toutes les dispositions
corporelles quand il dit par rapport au
lieu, et ceci appartient à la catégorie de la situation qui est l’ordre des
parties dans un lieu ; en disant par
rapport à la puissance, il renferme les dispositions qui sont à l’état de
préparation ou d’aptitude, mais qui ne sont pas encore parfaites, comme la
science et la vertu à leur début ; en ajoutant par rapport à l’espèce, il embrasse les dispositions parfaites qui
reçoivent le nom d’habitude, comme la science et la vertu arrivées à leur
complet développement.
Mais
c’est le contraire. Aristote dit (in Præd. qualit.) que l’habitude
est une qualité qui change difficilement.
Conclusion
L’habitude qui signifie ce qu’est une chose en elle-même ou par rapport à une
autre est une espèce de qualité qui change difficilement.
Il
faut répondre que le mot habitus
venant du verbe habere
en dérive de deux manières. Ainsi il peut signifier que l’homme ou tout autre
être possède (habet)
une chose, ou bien qu’une chose est en elle-même (se habet) d’une certaine manière, ou par
rapport à une autre. A l’égard de la première acception il est à remarquer que
le mot avoir, quand il signifie ce
qu’on possède, est commun à divers genres. Aussi Aristote le met-il dans son hypothéorie des prédicats, c’est-à-dire parmi les prédicats
qui résultent de divers genres de choses : comme l’opposé, la priorité, la
postériorité, etc. Or, parmi les choses que l’on possède il semble qu’on puisse
établir les distinctions suivantes : c’est qu’il y a des choses dans lesquelles
il n’y a pas de milieu entre elles et celui qui les possède ; ainsi il n’y a
pas de milieu entre le sujet et la qualité ou la quantité ; il y en a d’autres
dans lesquelles il n’y a pas de milieu entre l’une et l’autre, mais seulement
une relation ; c’est en ce sens qu’on dit qu’on a un compagnon ou un ami ; il y
en a dans lesquelles il y a un milieu qui n’est ni une action, ni une passion,
mais quelque chose qui tient de l’activité ou de la passivité ; comme par
exemple entre celui qui orne ou qui commande et celui qui est orné ou commandé.
D’où Aristote dit (Met., liv. 5, text. 25) qu’on appelle habitude une action qui se trouve
entre celui qui agit et celui qui subit l’action, comme on le voit à l’égard de
ce que nous possédons. C’est ce qui constitue dans les choses un genre spécial
qu’on appelle l’habitude. Et c’est de ce genre que parle Aristote dans sa
Métaphysique (loc. cit.), quand il
dit : qu’entre celui qui porte un habit et l’habit qui est porté, il y a une
habitude intermédiaire qui est le port de l’habit. — Mais si on prend le mot avoir dans sa seconde acception,
c’est-à-dire si on lui fait signifier ce qu’est une chose en elle-même ou par
rapport à une autre (Ainsi la tempérance est une bonne disposition du sujet par
rapport à lui-même ; la justice est une bonne disposition à l’égard des autres
; ces dispositions forment ce qu’on appelle une habitude.) (quomodo se habet),
cette interprétation se rapportant à la qualité, l’habitude est alors une
qualité, et c’est ce qui a fait dire à Aristote (loc. cit.) que l’habitude se prend pour la disposition, la
situation bonne ou mauvaise d’un être considéré en soi, ou par rapport à un
autre (Dans ce cas le mot habitus,
qu’Aristote exprime par le mot έξις ; serait peut-être
mieux rendu par le mot état.). En ce
sens la santé est une habitude, et comme nous prenons ici le mot habitude dans
cette acception il est vrai de dire que l’habitude est une qualité.
Article
2 : L’habitude est-elle une espèce de qualité particulière ?
Objection
N°1. Il semble que l’habitude ne soit pas une espèce de qualité particulière.
Car, comme nous l’avons dit (art. préc.), l’habitude
considérée comme une qualité est la disposition bonne ou mauvaise d’un être.
Or, cette disposition peut résulter de toute espèce de qualité. Car il arrive
qu’une chose est bien ou mal disposée selon la figure,
comme selon le chaud et le froid et selon toutes les autres qualités. Donc
l’habitude n’est pas une espèce de qualité déterminée.
Réponse
à l’objection N°1 : La disposition implique un ordre quelconque, comme nous
l’avons dit (art. 1, réponse N°3) ; par conséquent on ne dit d’une chose
qu’elle est disposée par la qualité qu’autant qu’elle se rapporte à une autre :
et si l’on ajoute qu’elle est disposée bien ou mal, ce qui appartient à
l’essence de l’habitude, il faut que l’ordre se rapporte à la nature qui est la
fin. Ainsi on ne dit pas qu’une chose est bien ou mal disposée par rapport à la
figure, ou par rapport à la chaleur ou au froid, si on ne considère sa nature
selon que ces qualités lui conviennent ou ne lui conviennent pas. Par
conséquent les figures et les qualités passives, suivant qu’on les considère
comme convenant ou ne convenant pas à la nature d’une chose, appartiennent aux
habitudes ou aux dispositions. Car la figure et la couleur, selon qu’elles
conviennent à la nature de la chose, appartiennent à la beauté ; la chaleur et
le froid, selon qu’elles ont le même mérite, appartiennent à la santé. C’est en
ce sens qu’Aristote les place dans la première espèce de qualité.
Objection
N°2. Aristote dit (in Præd.
qualit.) que la chaleur et le froid sont des
dispositions ou des habitudes, comme la maladie et la santé. Or, la chaleur et
le froid forment la troisième espèce de qualité. Donc l’habitude ou la disposition
ne se distingue pas des autres espèces de qualité.
Objection
N°3. Changer difficilement n’est pas une différence qui appartienne au genre de
la qualité ; elle appartient plutôt au mouvement ou à la passion. Or, aucun genre
n’est déterminé dans son espèce par la différence d’un autre genre ; il faut
que les différences se rapportent par elles-mêmes au genre, comme le dit
Aristote (Met., liv. 7, text. 42 et 43). Donc, puisqu’on dit que l’habitude est une
qualité qui change difficilement, il semble que ce ne soit pas une espèce de
qualité particulière.
Réponse
à l’objection N°3 : La différence exprimée par ces mots qui change difficilement ne distingue pas l’habitude des autres
espèces de qualités, mais de la disposition. En effet la disposition se prend
en deux sens : 1° comme le genre de l’habitude ; car Aristote (Met., liv. 5, text.
25) fait entrer le mot disposition
dans la définition de l’habitude ; 2° selon qu’on la divise par opposition à
l’habitude, et l’on peut concevoir que la disposition proprement dite soit
ainsi divisée par opposition à l’habitude de deux manières : 1° comme le
parfait et l’imparfait de la même espèce. Ainsi on conserverait le nom général
de disposition quand il s’agit d’une
qualité qui est imparfaitement inhérente au sujet et qu’on peut facilement
perdre, et le mot d’habitude pour
exprimer ce qui est parfaitement inhérent, et qui est par conséquent
difficilement amissible. Dans ce cas la disposition devient habitude, comme
l’enfant devient un homme mûr. 2° On peut les distinguer comme des espèces
différentes d’un genre subalterne. Ainsi on appellerait dispositions les qualités de la première espèce qui par leur nature
sont facilement amissibles, parce qu’elles ont des causes changeantes comme la
maladie et la santé ; tandis qu’on donnerait le nom d’habitude aux qualités qui ne changent pas facilement d’après leur
nature, parce qu’elles ont des causes immuables, comme les sciences et les
vertus. En ce sens la disposition ne peut devenir une habitude, et cette
interprétation paraît plus conforme au sentiment d’Aristote. Aussi à l’appui de
cette distinction il rapporte qu’on a généralement coutume, quand les qualités
qui sont changeantes de leur nature deviennent stables par suite d’un accident
quelconque, de leur donner le nom d’habitude et qu’on fait le contraire pour
les qualités qui naturellement changent difficilement. Car si quelqu’un possède
la science imparfaitement et qu’il puisse la perdre facilement, on dit qu’il a
des dispositions pour apprendre plutôt qu’on ne dit qu’il est savant. D’où il
est évident que le mot habitude implique une certaine durée, mais qu’il n’en
est pas de même du mot disposition. Il ne répugne pas que d’après cela la
facilité et la difficulté du changement ne forment des différences spécifiques,
parce que ces caractères appartiennent à la passivité et au mouvement, et non|
au genre de la qualité ; car ces différences, quoique par accident elles
paraissent se rapporter à la qualité, désignent cependant les différences propres
et absolues des qualités ; comme dans le genre de la substance on emploie
souvent les différences accidentelles au lieu des différences substantielles,
parce qu’on désigne par elles les principes essentiels.
Mais
c’est le contraire. Aristote dit (in Præd. qualit.) que l’habitude
ou la disposition est une espèce de qualité.
Conclusion
L’habitude et la disposition sont regardées comme la première espèce de qualité
distincte des autres par lesquelles les hommes agissent conformément à la
nature.
Il
faut répondre que dans ses Catégories (in
Præd. qualit.) Aristote
distingue quatre espèces de qualité (D’après Aristote ces quatre espèces de
qualité sont l’habitude et la disposition ; la puissance et l’impuissance
naturelle, les qualités et les affections, la forme et la figure des choses.),
et met au premier rang la disposition et l’habitude. Simplicius (Simplicius,
dont saint Thomas rapporte ici le sentiment, n’avait pas suivi l’ordre établi
par Aristote ; car il met l’habitude et la disposition au dernier rang, tandis
qu’Aristote l’avait placée au premier.) dans son commentaire sur les Catégories
détermine ainsi la différence qu’il y a entre ces espèces. Il dit que parmi les
qualités il y en a de naturelles qui sont dans les choses conformément à la
nature et qui s’y trouvent toujours. Il y en a d’autres qui sont adventices,
qui proviennent d’une cause extrinsèque et qui sont amissibles ; ces qualités
adventices sont les habitudes et les dispositions qui diffèrent entre elles
selon qu’elles sont faciles et difficiles à perdre. Parmi les qualités
naturelles il y en a qui se rapportent à l’être selon qu’il est en puissance,
c’est la seconde espèce ; d’autres se rapportent à lui selon qu’il est en acte,
et parmi celles-ci il y en a qui tiennent au plus profond de l’être et d’autres
à la surface. Celle qui tient au fond de l’être forme la troisième espèce, et
celle qui tient à la surface la quatrième, comme la figure et la forme qui est
la figure de l’être animé. Mais les différentes espèces de qualité ne paraissent
pas avoir été ainsi convenablement distinguées. Car il y a une foule de figures
et de qualités passives qui ne sont pas naturelles, mais adventices, et une
foule de dispositions qui ne sont pas adventices, mais naturelles, comme la
santé, la beauté, etc. C’est pourquoi cette disposition n’est pas conforme à
l’ordre des espèces, car ce qu’il y a de plus naturel est toujours ce qu’il y a
de premier. Par conséquent il faut admettre une autre distinction des dispositions
et des habitudes par rapport aux autres qualités. Car la qualité, à proprement
parler, implique un mode de la substance. Comme le dit saint Augustin (Sup. Gen. ad litt., liv. 4, chap. 3) : Le mode étant ce que la
mesure constitue, il implique donc une détermination d’après une mesure quelconque.
C’est pourquoi, comme on appelle qualité ou différence substantielle ce qui
détermine la puissance de la matière selon son être substantiel, de même on
appelle qualité accidentelle ce qui détermine la puissance du sujet selon son
être accidentel, et cette qualité est aussi une différence, comme on le voit
par ce que dit Aristote (Met., liv. 5,
text. 19) (Il y a autant d’espèces différentes de
qualités qu’il y a de manières d’après lesquelles le sujet substantiel peut
être diversement déterminé selon son être accidentel.). Or, le mode ou la
détermination du sujet relativement à son être accidentel peut être considéré
soit par rapport à la nature du sujet, soit par rapport à l’activité et à la
passivité résultant des principes de la nature qui sont la matière et la forme,
soit par rapport à la quantité. Si on considère le mode ou la détermination du
sujet par rapport à la quantité, c’est la quatrième espèce de qualité (Qui est
la forme ou la figure.). Et comme la quantité est par elle-même sans mouvement,
et qu’elle n’est ni bonne ni mauvaise, il s’ensuit qu’il n’importe en rien à la
quatrième espèce de qualité qu’une chose soit bien ou mal disposée, qu’elle
passe vite ou lentement. Le mode ou la détermination du sujet par rapport à
l’activité et à la passivité se rapporte à la seconde ou à la troisième espèce
de qualité (L’action et la passion.). C’est pourquoi dans l’une et l’autre on
examine si une chose se fait facilement ou difficilement, si elle passe vite ou
si elle a de la durée ; mais on ne regarde pas en elles ce qu’il y a de bon ou
ce qu’il y a de mauvais, parce que les mouvements ou les passions n’ont pas la
nature de la fin et qu’on n’appelle bien et mal que ce qui se rapporte à la
fin. Mais le mode et la détermination du sujet relativement à la nature de
l’être appartient à la première espèce de qualité qui
est l’habitude et la disposition (Ainsi le sujet n’a bonne figure ou belle
couleur qu’autant qu’il est bien disposé.). Car Aristote dit en parlant des
habitudes de l’âme et du corps (Phys.,
liv. 7, text. 17 et 18) : Ce sont les dispositions
d’un être parfait à quelque chose de mieux, et par être parfait j’entends ici
un être disposé conformément à la nature. Et comme la forme et la nature d’une
chose est la fin et la cause pour laquelle elle est faite, selon la remarque du
même philosophe (Phys., liv. 2, text. 23), il s’ensuit qu’on considère dans la première
espèce de qualité le bien et le mal, et même la facilité et la difficulté du
changement selon que la nature est la fin de la génération et du mouvement.
D’où Aristote définit (Met., liv. 5, text. 25) l’habitude une disposition d’après laquelle un
être est bien ou mal. Et ailleurs (Eth., liv. 2, chap.
5) : les tendances bonnes ou mauvaises que nous avons par rapport à nos
passions. Car quand la manière d’être est conforme à la nature de la chose,
alors elle est bonne ; mais quand elle ne lui est pas conforme elle est
mauvaise. Et comme la nature est ce qu’on considère avant tout dans une chose,
il s’ensuit que l’habitude est la première espèce de qualité.
La
réponse à la seconde objection est par là même évidente, quoique quelques-uns
lui donnent une autre solution, comme le dit Simplicius (Com. in prædic. qualit.).
Article
3 : L’habitude implique-t-elle un ordre qui se rapporte à l’acte ?
Objection N°1. Il semble que
l’habitude n’implique pas d’ordre par rapport à l’acte. Car tout être agit
selon qu’il est en acte. Or, Aristote dit (De
animâ, liv. 3, ext. 8) : que quand quelqu’un
entre en possession de la science habituelle, il est encore alors en puissance,
mais il est autrement qu’avant d’apprendre. Donc l’habitude n’implique pas le
rapport du principe à l’acte.
Réponse à l’objection N°1 : L’habitude
est un acte quand on la considère comme une qualité, et à ce point de vue elle
peut être le principe de l’opération ; mais elle est en puissance par rapport à
l’opération. D’où l’on dit que l’habitude est l’acte premier et l’opération
l’acte second, comme on le voit (De animâ, liv. 2, text. 5).
Objection N°2. Ce que l’on fait entrer
dans la définition d’une chose lui convient d’une manière absolue. Or, on met
dans la définition de la puissance qu’elle est le principe de l’action, comme
on le voit (Met., liv. 5, text. 17). Donc il convient absolument à la puissance
d’être le principe de l’acte. Et comme ce qui est absolu est principe en tout
genre, il s’ensuit que si l’habitude est aussi le principe de l’acte, elle est
postérieure à la puissance, et que par conséquent elle n’est pas la première
espèce de qualité pas plus que la disposition.
Réponse à l’objection N°2 : Il n’est
pas de l’essence de l’habitude de se rapporter à la puissance, mais à la
nature. Et comme la nature précède l’action à laquelle se rapporte la
puissance, il s’ensuit que l’habitude est une espèce de qualité qui a la priorité
sur la puissance (La puissance regarde l’opération, tandis que l’habitude
regarde la nature opérante.).
Objection N°3. La santé est
quelquefois une habitude, et il en est de même de la maigreur et de la beauté.
Or, on ne dit pas que ces choses se l’apportent à l’acte. Donc il n’est pas de
l’essence de l’habitude d’être le principe de l’action.
Réponse à l’objection N°3 : On dit que
la santé est une habitude ou disposition habituelle par rapport à la nature,
comme nous l’avons dit (dans le corps de l’article.). Cependant, selon que la
nature est le principe de l’acte, l’habitude implique conséquemment un rapport
avec l’acte lui-même. C’est ce qui fait observer à Aristote (De hist. anim.,
liv. 10, chap. 1) qu’on dit que l’homme ou un membre est sain quand il peut
remplir les fonctions de celui qui est en santé. Et il en est de même des
autres.
Mais c’est le contraire. Saint
Augustin dit (Lib. de bono
conjug., chap. 21) que l’habitude est ce
par quoi l’on agit quand le besoin l’exige. Et le commentateur d’Aristote (De animâ, liv.
3) définit l’habitude, le principe par lequel on agit, quand on veut.
Conclusion Toute habitude se
rapportant essentiellement à la nature doit nécessairement être ordonnée à
l’égard de l’acte et de l’opération comme son principe.
Il faut répondre que l’habitude peut
se rapporter à l’acte, ou par elle-même, ou par la nature du sujet dans lequel
elle réside. Par elle-même toute habitude doit se rapporter de quelque manière
à l’acte. Car il est de l’essence de l’habitude qu’elle implique un rapport
quelconque à l’égard de la nature de la chose selon qu’elle lui convient ou ne
lui convient pas. D’un autre côté, la nature de la chose qui est la fin de la
génération se rapporte ultérieurement à une autre fin qui est l’opération ou l’objet
opéré auquel on parvient par l’opération. D’où il suit que l’habitude
n’implique pas seulement un rapport avec la nature même de la chose, mais que
conséquemment elle en implique encore un avec l’opération selon qu’elle est la
fin de la nature ou qu’elle y mène. C’est pourquoi Aristote dans sa définition
de l’habitude dit (Met., liv. 5, text. 25) que c’est une disposition d’après laquelle un
être est bien ou mal en soi, c’est-à-dire selon sa nature, ou par rapport à une
autre chose, c’est-à-dire par rapport à sa fin. — Il y a des habitudes qui, par
rapport au sujet dans lequel elles résident primitivement et principalement,
impliquent un rapport avec l’acte ; parce que, comme nous l’avons dit (art. préc.), l’habitude implique directement et par elle-même un
rapport avec la nature de la chose. Si donc la nature d’une chose dans laquelle
réside l’habitude consiste dans un rapport avec l’action, il s’ensuit que
l’habitude implique principalement l’ordre qui se rapporte à l’acte. Or, il est
évident que la nature et l’essence de la puissance, c’est d’être le principe de
l’acte ; par conséquent toute habitude qui appartient à une puissance comme à
son sujet implique principalement un rapport à l’acte.
Article
4 : Est-il nécessaire qu’il y ait des habitudes ?
Objection
N°1. Il semble qu’il ne soit pas nécessaire qu’il y ait des habitudes. Car ce
sont les habitudes qui disposent bien ou mal par rapport à une chose, comme
nous l’avons dit (art. 2). Or, ce qui dispose bien ou mal un être c’est sa
forme ; car une chose est un bien comme elle est un être par sa forme. Donc il
n’est pas nécessaire qu’il y ait des habitudes.
Réponse
à l’objection N°1 : La nature d’une chose est perfectionnée par la forme ; mais
il faut que le sujet soit disposé de quelque manière à l’égard de la forme.
D’ailleurs la forme se rapporte elle-même ultérieurement à l’opération qui est
la fin ou le moyen qui y mène. Si la forme n’est, capable que d’une seule
opération déterminée (Par exemple, comme la forme du feu qui produit
d’elle-même son opération.), cette opération ne demande pas d’autre disposition
que la forme elle-même. Mais si la forme est telle qu’elle puisse opérer de
différentes manières, comme le fait l’âme, il faut que des habitudes la
disposent à ses opérations.
Objection
N°2. L’habitude implique un rapport à l’acte. Or, la puissance implique
suffisamment le principe de l’acte ; car les puissances naturelles sans les
habitudes sont les principes des actes. Donc il n’était pas nécessaire qu’il y
eût des habitudes.
Réponse
à l’objection N°2 : La puissance se rapporte quelquefois à une foule d’objets ;
c’est pourquoi il faut qu’elle soit déterminée par quelque autre chose. Mais
s’il y a une puissance qui ne se rapporte pas à plusieurs objets, elle n’a pas
besoin d’une habitude qui la détermine, comme nous l’avons dit (dans le corps
de l’article.). C’est pour cela que les puissances naturelles ne remplissent
pas leurs opérations par l’intermédiaire des habitudes, parce qu’elles sont
déterminées par elles-mêmes à un objet unique.
Objection
N°3. Comme la puissance se rapporte au bien et au mal, de même l’habitude, et
comme la puissance n’agit pas toujours, de même encore l’habitude. Donc du
moment que les puissances existent il est superflu d’admettre des habitudes.
Réponse
à l’objection N°3 : La même habitude ne se rapporte pas au bien et au mal (Une
habitude n’est pas indifférente, il faut nécessairement qu’elle soit bonne ou
mauvaise.), comme on le verra (quest. 54, art. 3), tandis que la même puissance
s’y rapporte également ; c’est pourquoi les habitudes sont nécessaires pour
déterminer les puissances au bien.
Mais
c’est le contraire. Les habitudes sont des perfections, comme le dit Aristote (Phys., liv. 7, text.
17). Or, la perfection est ce qu’il y a de plus nécessaire à une chose
puisqu’elle est sa fin. Donc il est nécessaire qu’il y ait des habitudes.
Conclusion
Puisqu’on trouve beaucoup d’êtres dont la nature et les opérations exigent
plusieurs choses qui peuvent être mesurées de différentes manières, il est
nécessaire qu’il y ait des habitudes qui leur servent de mesure.
Il
faut répondre que, comme nous l’avons dit (art. 2 et 3), l’habitude implique
une disposition qui se rapporte à la nature de la chose et à l’opération ou à
sa fin selon qu’un être est bien ou mal disposé par rapport à un autre. Or,
pour qu’une chose ait besoin d’être disposée à l’égard d’une autre trois
conditions sont requises. 1° Il faut que la chose qu’on dispose soit différente
de celle par rapport à laquelle elle doit être disposée ; il faut qu’elle soit
par rapport à elle ce que la puissance est par rapport à l’acte. Par conséquent
s’il y a un être dont la nature ne soit pas composée de puissance et d’acte,
dont la substance soit son opération, et qui existe pour lui-même, il n’est pas
possible qu’il y ait en lui une habitude ou une disposition, comme on le voit
par ce qui se passe en Dieu. 2° Il est nécessaire que ce qui est en puissance à
l’égard d’un autre puisse être déterminé de plusieurs manières et sous divers
rapports. Par conséquent si un être est en puissance à l’égard d’un autre, mais
de telle façon qu’il ne soit en puissance que par rapport à lui, il ne peut y
avoir ni disposition, ni habitude en lui, parce que ce sujet a par sa nature
une relation obligée avec tel ou tel acte déterminé. Ainsi le corps céleste
étant composé de matière et de forme, comme cette matière n’est pas en
puissance à l’égard d’une autre forme, ainsi que nous l’avons dit (1a
pars, quest. 66, art. 2), il ne peut y avoir en lui ni disposition, ni habitude
par rapport à la forme ou à son opération, parce que la nature du corps céleste
n’est en puissance qu’à l’égard d’un seul mouvement déterminé. 3° Il faut que
plusieurs choses concourent à disposer le sujet à l’une des choses à l’égard
desquelles il est en puissance, et qu’on puisse les mesurer de différentes
manières, de telle sorte qu’il soit bien ou mal disposé
à l’égard de sa forme et de son opération. Par conséquent les qualités simples
des éléments qui conviennent à leur nature d’une manière unique et déterminée,
ne reçoivent pas le nom de dispositions ou d’habitudes, mais simplement celui
de qualités. Au contraire nous appelons disposition ou habitude, la santé, la
beauté et toutes les autres choses de cette nature qui impliquent la mesure de
plusieurs parties qu’on peut apprécier de différentes manières. C’est pour cela
qu’Aristote dit (Met., liv. 5, text. 24 et 25) que I habitude est une disposition, et la
disposition est l’ordre de ce qui a des parties, soit par rapport au lieu, soit
par rapport à la puissance, soit par rapport à l’espèce, comme nous l’avons
déjà vu (art. 1, réponse N°3). Et comme il y a beaucoup d’êtres dont la nature
et les opérations exigent le concours de plusieurs choses qu’on peut mesurer de
différentes manières, il s’ensuit qu’il est nécessaire qu’il y ait des
habitudes.
Copyleft. Traduction
de l’abbé Claude-Joseph Drioux et de JesusMarie.com qui autorise toute personne à copier et à rediffuser par
tous moyens cette traduction française. La Somme Théologique de Saint Thomas
latin-français en regard avec des notes théologiques, historiques et
philologiques, par l’abbé Drioux, chanoine honoraire de Langres, docteur en
théologie, à Paris, Librairie Ecclésiastique et Classique d’Eugène Belin, 52,
rue de Vaugirard. 1853-1856, 15 vol. in-8°. Ouvrage honoré des
encouragements du père Lacordaire o.p. Si par erreur, malgré nos vérifications,
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l’abbé Drioux ou de la nouvelle traduction effectuée par JesusMarie.com, et relevant
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