Saint Thomas d’Aquin - Somme Théologique
1a 2ae = Prima Secundae = 1ère partie de la 2ème Partie
Question 53 :
De la perte et de l’affaiblissement des habitudes
Après
avoir parlé du développement des habitudes, nous avons maintenant à traiter de
leur affaiblissement et de leur perte. — A cet égard trois questions se
présentent : 1° Une habitude peut-elle se perdre ? — 2° Peut-elle s’affaiblir ?
— 3° De la manière dont elle se perd et s’affaiblit.
Article
1 : Une habitude peut-elle se perdre ?
Objection
N°1. Il semble qu’une habitude ne puisse se perdre. Car l’habitude est
inhérente au sujet comme sa nature. C’est ce qui fait que les opérations qui
proviennent d’une habitude sont agréables. Or, la nature ne peut être détruite
tant que subsiste le sujet auquel elle appartient. Donc l’habitude ne peut
l’être non plus.
Réponse
à l’objection N°1 : Comme le dit Aristote (Eth., liv. 7, chap. 10), l’habitude ressemble à la nature, mais elle
lui est cependant inférieure. C’est pourquoi comme on ne peut d’aucune manière
séparer une chose de sa nature, il est difficile de rompre une habitude quand
on l’a contractée.
Objection
N°2. Toute corruption d’une forme est produite ou par la corruption du sujet ou
par l’avènement d’une forme contraire. Ainsi la maladie s’en va par la mort de
l’animal ou par le recouvrement de la santé. Or, la science qui est une
habitude ne peut se perdre par la mort du sujet, parce que l’intelligence qui
en est le sujet est une substance qui ne périt pas, comme le dit Aristote (De animâ, liv.
1, text. 65). Elle n’est pas non plus détruite par un
contraire, parce que les espèces intelligibles ne sont pas contraires les unes
aux autres, comme on le voit (Met.,
liv. 7, text. 52). Donc l’habitude de la science ne
peut se perdre d’aucune manière.
Réponse
à l’objection N°2 : Quoique les espèces intelligibles ne puissent avoir un
contraire, les propositions et les déductions logiques peuvent en avoir, comme
nous l’avons dit (dans le corps de l’article.).
Objection
N°3. Toute corruption résulte d’un mouvement quelconque. Or, l’habitude de la
science, qui est dans l’âme, ne peut pas être détruite directement par le
mouvement de l’âme elle-même, parce que l’âme ne se meut pas par elle-même,
mais elle est mue accidentellement par le mouvement du corps. Or, aucune
transformation corporelle ne semble capable de détruire les espèces
intelligibles qui existent dans l’intellect, puisque l’intellect est par
lui-même le lieu des espèces sans le corps. D’où il suit que les habitudes ne
sont détruites ni par les sens, ni par la mort, et que la science ne peut se
perdre. Il en est de même de l’habitude de la vertu qui existe aussi dans l’âme
raisonnable. Comme le dit encore Aristote (Eth., liv. 1, chap. 10), les vertus sont même plus constantes que les
sciences.
Réponse
à l’objection N°3 : La science n’est pas détruite radicalement par un mouvement
corporel relativement à l’habitude, elle est seulement entravée dans ses actes,
parce que l’intellect a besoin pour agir des puissances sensitives que les
transformations du corps peuvent gêner. Mais l’habitude de la science peut être
radicalement détruite par le mouvement intellectuel de la raison (Elle peut
être détruite, par exemple, par un mauvais raisonnement qui nous jette dans
l’erreur.), et il en est de même de l’habitude de la vertu. Quand on dit que
les vertus sont plus permanentes que les sciences, il faut entendre cela non du
sujet ou de la cause, mais de l’acte, parce que l’usage de la vertu est continu
pendant toute la vie, tandis qu’il n’en est pas ainsi de l’usage des sciences.
Mais
c’est le contraire. Aristote dit (De
long, et brev. vitæ, chap. 11) que ce qui perd la
science c’est l’oubli, puis l’erreur. Le péché détruit aussi l’habitude de la
vertu, et il arrive que les vertus sont engendrées et détruites par des actes
contraires, selon la remarque du même philosophe (Eth., liv. 2, chap. 2).
Conclusion
Toutes les habitudes qui ont leur contraire ou qui existent dans des sujets qui
peuvent être détruits sont susceptibles de se perdre, soit par elles-mêmes,
soit par accident.
Il
faut répondre qu’on dit qu’une forme est détruite par elle-même quand elle
l’est par son contraire, et on dit qu’elle l’est par accident quand elle se
perd par suite de la corruption de son sujet. Si donc il y a une habitude dont
le sujet soit corruptible et dont la cause ait un contraire, elle pourra se
perdre de ces deux manières, comme on le voit à l’égard des habitudes
corporelles, telles que la santé et la maladie. Les habitudes dont le sujet est
incorruptible ne peuvent se perdre par accident. Cependant il y a des habitudes
qui, quoiqu’elles existent principalement dans un sujet incorruptible,
subsistent néanmoins d’une façon secondaire dans un sujet corruptible. Telle
est l’habitude de la science qui existe principalement dans l’intellect possible,
et secondairement dans les puissances cognitives sensitives, comme nous l’avons
dit (quest. 50, art. 3, réponse N°3). C’est pourquoi du côté de l’intellect
possible l’habitude de la science ne peut pas se perdre par accident, mais il
en est autrement du côté des puissances inférieures sensitives. On doit donc
considérer si ces habitudes peuvent être détruites par elles-mêmes. S’il s’agit
d’une habitude qui ait son contraire en elle-même ou dans sa cause, elle pourra
se perdre par elle-même ; si elle n’a pas de contraire, il est impossible
qu’elle se perde ainsi. Or, il est évident que l’espèce intelligible qui existe
dans l’intellect possible n’a pas de contraire ; l’intellect agent qui est sa
cause ne peut pas en avoir non plus. Par conséquent si une habitude est
immédiatement produite dans l’intellect possible par l’intellect agent, cette
habitude est incorruptible par elle-même et par accident. Telles sont les
habitudes des premiers principes spéculatifs et pratiques que ni l’oubli, ni
l’erreur ne peuvent détruire, comme le dit Aristote (Eth., liv. 6, chap. 5) en parlant de la prudence que l’oubli ne peut
nous enlever. — Mais il y a dans l’intellect possible une habitude qui est
l’effet de la raison ; c’est l’habitude des conclusions qu’on appelle science
et dont la cause peut avoir deux espèces de contraire. L’un provient des
propositions elles- mêmes sur lesquelles la raison s’appuie. Car cette
proposition : le bien est bon a pour
contraire cette autre proposition : le
bien n’est pas bon, d’après Aristote (Περί
έρμηνείας, liv. 2, chap. ult.).
L’autre provient de la déduction de la raison elle-même ; ainsi un syllogisme
sophistique est opposé à un syllogisme dialectique ou démonstratif. Il est donc
évident qu’un faux raisonnement peut détruire l’habitude de l’opinion vraie ou
de la science. C’est ce qui fait dire à Aristote, comme nous l’avons rapporté (Mais c’est le contraire.), que l’erreur
est la perte de la science. — Il y a des vertus qui sont intellectuelles et qui
subsistent dans la raison, comme le dit ce philosophe (Eth., liv. 6, chap. 1) ; on peut faire à leur égard le même
raisonnement que sur la science et l’opinion. Il y en a d’autres qui subsistent
dans la partie appétitive de l’âme, ce sont les vertus morales, et on peut
raisonner sur elles comme sur les vices qui leur sont opposés. Or, ce qui
produit les habitudes de la partie appétitive de l’âme, c’est que la raison est
naturellement appelée à la mouvoir, et par conséquent quand le jugement de la
raison change et qu’il imprime à ces puissances une direction opposée soit par
ignorance, soit par passion, soit librement, l’habitude de la vertu ou du vice
se perd.
Article
2 : Une habitude peut-elle s’affaiblir ?
Objection
N°1. Il semble que l’habitude ne puisse pas s’affaiblir. Car l’habitude est une
qualité et une forme simple. Or, ce qui est simple se conserve ou se perd tout
entier. Donc quoique l’habitude puisse se perdre, elle ne peut pas pour cela
s’affaiblir.
Réponse
à l’objection N°1 : L’habitude considérée en elle- même est une forme simple,
et ce n’est pas sous ce rapport qu’elle peut s’affaiblir, mais c’est par
rapport aux divers modes de participation qui proviennent de ce qu’il y a
d’indéterminé dans la puissance du sujet, parce qu’il peut participer de
différentes manières à une même forme, ou s’étendre à un nombre plus ou moins
grand d’objets.
Objection
N°2. Tout ce qui convient à un accident, lui convient pour lui-même ou par
rapport à son sujet. Or, l’habitude ne s’augmente pas ou ne s’affaiblit pas par
elle-même, autrement il s’ensuivrait que l’espèce s’affirmerait des individus
selon le plus et le moins. Si d’un autre côté on dit qu’elle peut s’affaiblir
selon la participation du sujet, il en résultera que l’habitude a un accident
propre qui ne lui est pas commun avec son sujet. Et comme toute forme qui a quelque
chose de propre en dehors de son sujet est une forme séparable, selon ce que
dit Aristote (De animâ,
liv. 1, text. 13), l’habitude devrait être une forme
séparable, ce qui répugne.
Réponse
à l’objection N°2 : Ce raisonnement serait concluant, si l’essence de
l’habitude ne s’affaiblissait d’aucune manière. Mais ce n’est pas ce que nous
supposons. Nous disons seulement que l’affaiblissement de l’habitude n’a pas
son principe dans l’habitude même, mais dans le sujet qui y participe.
Objection
N°3. L’essence et la nature de l’habitude comme de tout accident consiste dans
son union concrète avec le sujet : c’est pourquoi tout accident se définit par
son sujet. Si donc l’habitude n’est susceptible ni d’augmentation ni de diminution
par elle-même, elle n’en sera pas susceptible davantage par suite de son union
concrète avec le sujet : par conséquent en aucune circonstance elle ne pourra
s’affaiblir.
Réponse
à l’objection N°3 : De quelque manière qu’on prenne l’accident, il dépend du
sujet selon sa nature d’une manière ou d’une autre. En effet l’accident pris
abstractivement implique un rapport au sujet qui part de l’accident lui-même et
qui a le sujet pour terme : ainsi on appelle blancheur ce qui rend un objet
blanc. C’est pour cela que dans la définition de l’accident abstrait on ne
place pas le sujet comme la première partie de la définition qui est le genre ;
mais on en fait la seconde qui est la différence. Ainsi nous disons que la camarderie est la
courbure du nez. Mais dans les choses concrètes la relation part du sujet et se
termine à l’accident. Ainsi on dit qu’un objet blanc est celui qui a la blancheur, parce que dans la définition de cette espèce
d’accident on prend le sujet pour le genre qui est la première partie de la
définition ; par exemple on dit que le camard est celui qui a le nez courbe.
Par conséquent ce qui convient à l’accident par rapport au sujet, mais non
d’après la nature de l’accident lui-même, ne lui est pas attribué d’une manière
abstraite, mais concrète (La diminution ou l’affaiblissement n’est pas attribué
à l’habitude considérée en elle-même, abstraction faite du sujet, mais il lui
est attribué selon qu’elle est dans le sujet qui la rend corruptible.), et en
ce sens il peut y avoir dans l’accident augmentation et diminution. Ainsi on ne
parle pas de plus et de moins à l’égard de la blancheur, mais on en parle pour
un objet qui peut être plus ou moins blanc. Le même raisonnement est applicable
aux autres habitudes et aux autres qualités ; il n’y a donc d’exception que
pour les habitudes qui s’augmentent ou s’affaiblissent par addition, comme nous
l’avons dit (quest. 52, art. 2).
Mais
c’est le contraire. Les contraires se rapportent de leur nature au même sujet.
Or, augmenter et diminuer sont des choses contraires. Donc puisque l’habitude
peut être fortifiée, il semble qu’elle puisse être aussi affaiblie ou diminuée.
Conclusion
Comme les habitudes peuvent être fortifiées, de même elles peuvent être
affaiblies par les causes qui les détruisent.
Il
faut répondre que les habitudes s’affaiblissent comme elles s’augmentent de
deux manières (Ainsi l’habitude peut s’affaiblir en elle-même et de la part du
sujet.), ainsi qu’on le voit d’après ce que nous avons dit (quest. 52, art. 1).
Et comme la cause qui les produit est aussi celle qui les fortifie ; de même la
cause qui les détruit est celle qui les affaiblit. Car l’affaiblissement de
l’habitude mène à sa perte, tandis qu’au contraire sa formation est la base de
son accroissement.
Article
3 : Les habitudes sont-elles détruites ou affaiblies par la seule cessation de
leurs actes ?
Objection
N°1. Il semble que l’habitude ne soit pas détruite ou affaiblie par la seule
cessation des actes. Car les habitudes sont plus permanentes que les qualités
passibles, comme on le voit d’après ce que nous avons dit (quest. 49, art. 2,
réponse N°3). Or, les qualités passibles ne sont ni détruites, ni affaiblies
par la cessation de l’acte. Car la blancheur n’est pas moindre si elle ne
frappe pas la vue, ni la chaleur quand elle n’échauffe pas. Donc les habitudes
ne sont ni affaiblies, ni détruites par la cessation de leurs actes.
Réponse
à l’objection N°1 : La chaleur serait entièrement détruite par la cessation de
son action, si par cette cessation même le froid qui est son contraire
s’élevait et faisait des progrès.
Objection
N°2. La corruption et l’affaiblissement sont des changements. Or, rien ne
change sans une cause motrice. Donc puisque la cessation de l’acte n’implique
pas une cause motrice, il ne semble pas qu’elle puisse déterminer
l’affaiblissement ou la perte de l’habitude.
Réponse
à l’objection N°2 : La cessation d’action est un moteur qui détruit ou
affaiblit les habitudes, parce qu’elle écarte ce qui empêchait l’habitude
contraire de s’emparer de son sujet, comme nous l’avons dit (dans le corps de
l’article.).
Objection
N°3. L’habitude de la science et la vertu résident dans l’âme intellectuelle
qui est supérieure au temps. Les choses qui sont au-dessus du temps ne se
détruisent, ni s’affaiblissent en vertu de la durée. Donc ces habitudes ne
s’affaiblissent, ni se perdent, parce qu’on a passé un long temps sans agir.
Réponse
à l’objection N°3 : La partie intellectuelle de l’âme est par elle-même
au-dessus du temps, mais la partie sensitive lui est soumise. C’est pourquoi
avec le temps elle subit des modifications par rapport aux passions de la
partie appétitive et même par rapport aux facultés cognitives (Les facultés
cognitives qui sont sensitives, comme l’imagination et la mémoire.). C’est ce
qui fait dire à Aristote (Phys., liv.
4, text. 117 et 118) que le temps est la cause de
l’oubli.
Mais
c’est le contraire. Aristote dedans son livre sur la longueur et la brièveté de
la vie (ch. 2) que ce qui détruit la science ce n’est pas seulement l’erreur,
mais l’oubli. Et dans sa Morale (Eth., liv. 8,
chap. 5) il dit encore que le défaut de relations a détruit beaucoup d’amitiés,
et pour la même raison les autres habitudes vertueuses s’affaiblissent ou se
perdent quand on cesse d’en produire les actes.
Conclusion
Comme les actes produisent et fortifient l’habitude, de même leur cessation
l’affaiblit et la détruit quelquefois.
Il
faut répondre que, comme le dit Aristote (Phys.,
liv. 7, text. 27), on peut distinguer deux sortes de
moteur : un moteur direct qui meut par la nature de sa propre forme, comme le
feu échauffe, et un moteur accidentel, qui écarte ce qui empêche l’action.
C’est ainsi que la cessation de l’action produit la perte ou l’affaiblissement
des habitudes ; en ce sens qu’elle écarte l’acte par lequel nous pouvons
repousser les causes qui les affaiblissent ou les détruisent. Car nous avons
dit (art. préc.) que les habitudes se détruisent ou
s’affaiblissent par elles-mêmes par l’effet d’un agent contraire. Comme le
temps fait naître ces sortes d’agents, il faut que les actes qui procèdent des habitudes
les combattent, autrement les habitudes elles-mêmes peuvent être affaiblies ou
complètement détruites quand on a cessé d’agir pendant un temps très long.
C’est ce qui est évident à l’égard de la science et de la vertu. Car il est
manifeste que l’habitude de la vertu morale rend l’homme apte à garder une
juste mesure dans toutes ses opérations et ses passions ; tandis que quand on
ne fait pas usage de l’habitude de la vertu pour régler ses passions et ses actions,
il est nécessaire qu’on éprouve une foule de passions et qu’on fasse une foule
d’actions contraires à la vertu par suite du penchant de l’appétit sensitif et
de tous les objets extérieurs qui agissent sur l’homme. C’est ainsi que la
vertu se perd ou s’affaiblit du moment où l’on cesse de la pratiquer. Il en est
de même des habitudes intellectuelles qui rendent l’homme apte à juger
sainement de tout ce qui se présente à son imagination. Par conséquent, quand
l’homme n’exerce pas son intelligence, des imaginations étranges et quelquefois
contradictoires s’élèvent dans son esprit, de telle sorte que s’il ne
s’applique fréquemment à les rejeter ou à les comprimer, il devient moins
capable de bien juger des choses, et son jugement peut être porté à se prononcer
dans un sens tout contraire. C’est ainsi que le défaut de travail affaiblit et
détruit l’habitude intellectuelle.
Copyleft. Traduction
de l’abbé Claude-Joseph Drioux et de JesusMarie.com qui autorise toute personne à copier et à rediffuser par tous
moyens cette traduction française. La Somme Théologique de Saint Thomas
latin-français en regard avec des notes théologiques, historiques et
philologiques, par l’abbé Drioux, chanoine honoraire de Langres, docteur en
théologie, à Paris, Librairie Ecclésiastique et Classique d’Eugène Belin, 52,
rue de Vaugirard. 1853-1856, 15 vol. in-8°. Ouvrage honoré des
encouragements du père Lacordaire o.p. Si par erreur, malgré nos vérifications,
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