Saint Thomas d’Aquin - Somme Théologique
1a 2ae = Prima Secundae = 1ère partie de la 2ème Partie
Question 56 :
Du sujet de la vertu
Après
avoir parlé de la vertu humaine considérée dans son essence, nous avons à nous
occuper de son sujet. — A cet égard six questions se présentent : 1° La vertu
est-elle dans une puissance de l’âme comme dans son sujet ? — 2° Une même vertu
peut-elle exister dans plusieurs puissances ? — 3° L’intellect peut-il être le
sujet de la vertu ? — 4° L’irascible et le concupiscible peuvent-ils en être le
sujet ? — 5° Les facultés cognitives sensitives peuvent-elles l’être aussi ? —
6° La volonté en est-elle capable ?
Article
1 : La vertu existe-t-elle dans une puissance de l’âme comme dans son sujet ?
Objection
N°1. Il semble que la vertu ne réside pas dans une puissance de l’âme comme
dans son sujet. Car saint Augustin dit (De
lib. arb., liv. 2, chap. 19) que la vertu
est une qualité par laquelle on vit avec droiture. Or, on ne vit pas par la
puissance de l’âme, mais par son essence. Donc la vertu n’est pas dans une
puissance de l’âme, mais dans son essence.
Réponse
à l’objection N°1 : Le mot vivre se prend en deux sens. Car quelquefois on
entend par là l’être de celui qui vit, et alors la vie appartient à l’essence
de l’âme qui est le principe d’existence de tous les êtres vivants. D’autres
fois on entend l’action de l’être vivant ; en ce sens on vit vertueusement
quand on ne fait que des actions droites.
Objection
N°2. Aristote dit (Eth., liv. 2, chap. 6) que la vertu est ce
qui rend bon celui qui la possède et qui donne du prix à ses actions. Or, comme
c’est la puissance qui constitue l’action, c’est aussi l’essence de l’âme qui
constitue la vertu dans celui qui la possède. Donc la vertu n’appartient pas
plus à la puissance de l’âme qu’à son essence.
Réponse
à l’objection N°2 : On appelle bien la fin ou ce qui s’y rapporte. C’est
pourquoi puisque le bien de celui qui agit consiste dans l’action, par là même
que la vertu rend bon celui qui opère, son influence se rapporte à l’action et
par conséquent à la puissance (Parce que l’action procède toujours de la
puissance.).
Objection
N°3. La puissance appartient à la seconde espèce de qualité, et la vertu est
une qualité, comme nous l’avons dit (quest. préc., art. 4, et quest. 49,
art. 1). Or, il n’y a pas la qualité de la qualité. Donc la vertu ne réside pas
dans la puissance de l’âme, comme dans son sujet.
Réponse
à l’objection N°3 : On dit qu’un accident est dans un autre comme dans son
sujet, non parce qu’un accident peut par lui-même en soutenir un autre, mais
parce que l’un s’attache à la substance par le moyen d’un autre, comme la
couleur s’attache au corps par le moyen de la surface. Ainsi comme on dit que
la surface est le sujet de la couleur, de même on dit que la puissance de l’âme
est le sujet de la vertu (Ainsi l’essence de l’âme est me sujet éloigné de la
vertu et la puissance en est le sujet immédiat.).
Mais
c’est le contraire. La vertu est la perfection dernière de la puissance, comme
le dit Aristote (De cælo,
liv. 1, text. 116). Or, la perfection dernière existe
dans le sujet qu’elle perfectionne. Donc la vertu réside dans la puissance de l’âme.
Conclusion
La vertu humaine étant une perfection et une habitude pratique, elle existe
dans une puissance de l’âme comme dans son propre sujet.
Il
faut répondre qu’on peut démontrer de trois manières que la vertu appartient à
une puissance de l’âme. 1° D’après la nature même de la vertu qui implique la
perfection de la puissance ; car la perfection existe dans le sujet qu’elle
perfectionne. 2° Parce qu’elle est une habitude pratique, comme nous l’avons
dit (quest. préc., art. 2), et que toute action émane de l’âme par une
puissance. 3° Parce qu’elle est une disposition à ce qu’il y a de mieux (Disponit ad optimum, c’est-à-dire que la vertu
dispose la puissance à l’acte qui est son complément, et par conséquent à ce
qu’il y a de mieux pour elle.), et que ce qu’il y a de mieux c’est la fin qui
est ou l’action qui appartient à la puissance, ou quelque chose qui suit
immédiatement cette opération. La vertu humaine réside donc dans la puissance
de l’âme comme dans son sujet.
Article
2 : Une même vertu peut-elle exister dans plusieurs puissances ?
Objection
N°1. Il semble qu’une même vertu puisse exister dans deux puissances. Car on
connaît les habitudes par les actes. Or, un acte procède sous divers rapports
de différentes puissances : ainsi l’action de se promener procède de la raison
comme de la puissance qui dirige, de la volonté comme de la puissance qui meut,
et de la puissance motrice comme de celle qui exécute. Donc une même vertu peut
exister dans plusieurs puissances.
Réponse
à l’objection N°1 : Le même acte ne peut pas également et sous le même rapport
appartenir à différentes puissances, mais il le peut sous des raisons
différentes et à divers points de vue.
Objection
N°2. Aristote dit (Eth., liv. 2, chap. 4) que trois choses
sont requises pour la vertu : il faut savoir, vouloir et agir invariablement.
Or, la science appartient à l’intellect et le vouloir à la volonté. Donc la
vertu peut résider dans plusieurs puissances.
Réponse
à l’objection N°2 : La science est préalablement nécessaire à la vertu morale,
parce que la vertu morale agit d’après la droite raison, tandis que la vertu
existe essentiellement dans l’appétit.
Objection
N°3. La prudence existe dans la raison, puisque, comme le dit Aristote (Eth., liv. 6, chap. 5), elle est la droite
raison de ce qu’il faut faire. Elle réside aussi dans la volonté, parce qu’elle
ne peut pas subsister avec une volonté pervertie, comme le dit encore ce même
philosophe (Eth., liv. 6, chap. 12). Donc la même vertu
peut exister dans deux puissances.
Réponse
à l’objection N°3 : La prudence existe réellement dans la raison, comme dans
son sujet, mais elle présuppose la droiture de volonté comme son principe,
ainsi que nous le dirons (art. suiv. et quest. 57, art. 4).
Mais
c’est le contraire. La vertu existe dans la puissance de l’âme comme dans son
sujet. Or, le même accident ne peut pas exister dans plusieurs sujets. Donc une
même vertu ne peut pas exister dans plusieurs puissances de l’âme.
Conclusion
Il est impossible qu’une même vertu existe dans deux puissances, à moins que
ces puissances ne se rapportent l’une à l’autre dans la participation de cette
vertu.
Il
faut répondre qu’une même chose peut être en deux autres de deux manières : 1°
Elle peut y être de façon à se trouver également dans l’une et l’autre. Il est
impossible qu’une même vertu soit de la sorte dans deux puissances ; parce que
la diversité des puissances se prend des conditions générales des objets (Ainsi
l’objet de l’appétit concupiscible n’est pas du même genre que l’objet de
l’appétit irascible.), et la diversité des habitudes de leurs conditions spéciales.
Par conséquent partout où il y a diversité de puissances il y a diversité d’habitudes
(La vertu étant une habitude, comme la même habitude ne peut exister dans des
puissances différentes, ainsi il en est de la vertu.), mais non réciproquement.
2° Une chose peut se trouver en deux ou plusieurs autres non pas également,
mais relativement. Ainsi une même vertu peut appartenir à plusieurs puissances,
de telle sorte qu’elle soit dans l’une principalement et qu’elle s’étende aux
autres par manière de diffusion ou de disposition, selon qu’une puissance est
mue par une autre ou qu’elle en subit l’influence (La vertu peut être dans la
puissance supérieure, agir de là sur la puissance inférieure et l’éclairer de
sa lumière.).
Article
3 : L’intellect peut-il être le sujet de la vertu ?
Objection
N°1. Il semble que l’intellect ne soit pas le sujet de la vertu. Car saint Augustin
dit (De mor. Eccles,
liv. 1, chap. 15) que toute vertu est amour. Or, le sujet de l’amour n’est pas
l’intellect, mais seulement la puissance appétitive. Donc il n’y a pas de vertu
qui réside dans l’intellect.
Réponse
à l’objection N°1 : Cette parole de saint Augustin doit s’entendre de la vertu
prise dans un sens absolu, non que la vertu ainsi comprise soit directement
l’amour, mais parce qu’elle en dépend sous un rapport selon qu’elle dépend de
la volonté dont l’amour est la première affection, ainsi que nous l’avons dit
(quest. 25, art. 1).
Objection
N°2. La vertu se rapporte au bien, comme on le voit d’après ce que nous avons
dit (quest. 55, art. 3). Or, le bien n’est pas l’objet de l’intellect, mais de
la puissance appétitive. Donc le sujet de la vertu n’est pas l’intellect, mais
la puissance appétitive.
Réponse
à l’objection N°2 : Le bien de chaque être est sa fin. C’est pourquoi le vrai
étant la fin de l’intellect, du moment où l’intellect le connaît il fait un bon
acte. C’est ce qui fait donner le nom de vertu (Mais dans le sens imparfait.) à
l’habitude qui perfectionne l’intellect en lui faisant connaître le vrai dans
la spéculation ou la pratique.
Objection
N°3. La vertu est ce qui rend bon celui qui la possède, comme le dit Aristote (Eth., liv. 2, chap. 6). Or, l’habitude qui
perfectionne l’intellect ne rend pas bon celui qui la possède. Car on ne dit
pas qu’un homme est bon à cause de sa science et de son art. Donc l’intellect
n’est pas le sujet de la vertu.
Réponse
à l’objection N°3 : Ce raisonnement s’appuie sur la vertu prise dans un sens
absolu.
Mais
c’est le contraire. C’est surtout l’intellect qu’on entend par le mot esprit (mens). Or, le sujet de la vertu est
l’esprit, comme on le voit par la définition que nous en avons donnée (quest. préc.,
art. 4). Donc l’intellect est le sujet de la vertu.
Conclusion
La vertu étant ce qui rend absolument et actuellement bon celui qui la possède,
et qui donne du prix à ses actions, il est impossible que l’intellect en soit
le sujet d’une manière absolue ; il ne peut l’être que parce qu’il se rapporte
à la volonté qui est le sujet de la vertu absolument parlant.
Il
faut répondre que, comme nous l’avons dit (quest. préc., art. 5), la vertu est
une habitude dont on fait bon usage. Or, l’habitude se rapporte au bien de deux
manières : 1° Par l’habitude l’homme acquiert la faculté de bien agir. Ainsi
par l’habitude de la grammaire l’homme acquiert la faculté de bien parler.
Cependant la grammaire ne fait pas qu’un homme parle toujours bien ; car un
grammairien peut faire des barbarismes ou des solécismes, et il en est de même
des autres sciences et des autres arts. 2° L’habitude donne non seulement la
faculté d’agir, mais elle fait encore qu’on use avec droiture de cette faculté.
Ainsi la justice n’a pas seulement pour effet de rendre la volonté de l’homme
prête à faire ce qui est juste mais elle le porte à agir ainsi réellement. Et
comme on ne donne pas le nom de bon et le nom d’être d’une manière absolue à ce
qui est en puissance, mais seulement à ce qui est en acte, c’est d’après cette
dernière sorte d’habitude, par exemple parce qu’il est juste et tempérant qu’on
dit que l’homme fait le bien et qu’il est bon, et il en est de même des autres
habitudes semblables. La vertu étant ce qui rend bon, celui qui la possède et
ce qui donne de la valeur à ses actions, on donne à ces habitudes le nom de
vertus, parce qu’elles communiquent aux œuvres une bonté actuelle et qu’elles
rendent absolument bon celui qui les possède. Quant aux premières habitudes on
ne leur donne pas le nom de vertus d’une manière absolue, parce qu’elles ne
donnent aux actes qu’une bonté relative et qu’elles n’améliorent pas
directement celui qui en est orné. Car on ne dit pas d’une manière absolue
qu’un homme est bon par là même que c’est un savant ou
un artiste, mais on dira que c’est un bon grammairien ou un bon artiste. C’est
pour cela que le plus souvent on divise la science et l’art par opposition à la
vertu, mais que quelquefois on leur donne le nom de vertus, comme on le voit (Eth., liv. 6, chap. 3 et 4). Ainsi donc le
sujet de l’habitude, qu’on appelle vertu sous un rapport (Ces vertus ne sont
qu’une disposition et une facilité d’opérer un bien qui n’est pas moral, parce
que la rectitude de la volonté n’y a pas de part. Ces habitudes peuvent se
trouver dans les méchants aussi bien que dans les bons.), peut être non seulement
l’intellect pratique, mais encore l’intellect spéculatif, sans qu’il ait aucune
relation avec la volonté. Car Aristote (Eth., liv. 6,
chap. 3, 4, 6 et 7) met la science, la sagesse, l’intellect et même l’art parmi
les vertus intellectuelles. Le sujet de l’habitude qu’on appelle vertu dans un
sens absolu ne peut être que la volonté ou une puissance mue par elle. La
raison en est que la volonté meut toutes les autres puissances qui sont
rationnelles de quelque manière par rapport à leurs actes, comme nous l’avons
dit (quest. 9, art. 1). C’est pour ce motif que si l’homme agit bien, cela
provient de ce qu’il a bonne volonté. Par conséquent la vertu qui porte
l’individu à bien agir ne doit pas exister seulement dans la faculté de bien
agir, mais il faut qu’elle soit dans la volonté même ou dans une puissance mue
par elle. Or, il arrive que l’intellect est mû par la
volonté, comme les autres puissances. Car un individu considère actuellement
une chose, parce qu’il le veut. C’est pourquoi l’intellect, selon qu’il se
rapporte à la volonté, peut être le sujet de la vertu prise dans un sens
absolu. C’est ainsi que l’intellect spéculatif ou la raison est le sujet de la
foi. Car ce qui porte l’intellect à donner son assentiment aux choses qui sont
de foi, c’est l’ordre de la volonté puisqu’on ne croit qu’autant qu’on le veut.
Mais l’intellect pratique est le sujet de la prudence. Car la prudence étant la
raison droite de ce qu’on doit faire, exige que l’homme soit parfaitement en
rapport avec les principes de cette sorte de raison qui sont les fins vers
lesquelles il est porté par la droiture de la volonté, comme il est conduit aux
principes des sciences spéculatives par la lumière naturelle de l’intellect
agent. C’est pourquoi, comme le sujet de la science qui est la raison droite
des choses spéculatives, est l’intellect spéculatif mis en rapport avec l’intellect
agent, de même le sujet de la prudence est l’intellect pratique mis en rapport
avec la droite volonté.
Article
4 : L’irascible et le concupiscible sont-ils le sujet de la vertu ?
Objection
N°1. Il semble que l’irascible et le concupiscible ne puissent pas être le
sujet de la vertu. Car ces facultés nous sont communes avec les animaux. Or,
nous parlons maintenant de la vertu qui est propre à l’homme, parce qu’il
s’agit de la vertu humaine. Donc la vertu humaine ne peut pas avoir pour sujet
l’irascible et le concupiscible qui sont les parties de l’appétit sensitif,
comme nous l’avons vu (1a pars, quest. 81, art. 2).
Réponse
à l’objection N°1 : L’irascible et le concupiscible considérés en eux-mêmes,
comme étant les parties de l’appétit sensitif, nous sont communs avec les
animaux, mais selon qu’ils sont rationnels par participation, parce qu’ils
obéissent à la raison, ils sont propres à l’homme et peuvent être ainsi le
sujet de la vertu humaine.
Objection
N°2. L’appétit sensitif est une puissance qui fait usage d’un organe corporel.
Or, la vertu est un bien qui ne peut exister dans le corps de l’homme. Car
l’Apôtre dit (Rom., 7, 18) : Je sais que le bien n’habite pas dans ma
chair. Donc l’appétit sensitif ne peut pas être le sujet de la vertu.
Réponse
à l’objection N°2 : Comme la chair n’est pas elle-même capable de vertu, mais
qu’elle sert d’instrument pour produire un acte vertueux, en ce sens que sous
l’impulsion de la raison nous employons nos membres au service de la justice ;
de même l’irascible et le concupiscible ne sont pas par eux-mêmes capables de
vertu ; ils renferment plutôt un foyer de concupiscence ; mais suivant qu’ils
sont conformes à la raison ils deviennent susceptibles de produire un bien
moral.
Objection
N°3. Saint Augustin prouve (De mor. Eccles., liv. 1, chap. 5) que la vertu n’est pas
dans le corps, mais dans l’âme, parce que le corps est régi par l’âme ; par
conséquent, quand on fait bon usage du corps tout le mérite en revient à l’âme
; comme si le cocher conduit bien les chevaux qu’il dirige en m’obéissant, j’en
ai toute la gloire. Or, comme l’âme régit le corps, de même la raison régit
l’appétit sensitif. C’est donc à la partie raisonnable qu’il appartient de bien
régir le concupiscible et l’irascible. Et puisque la vertu consiste à vivre
droitement, comme nous l’avons vu (quest. 55, art. 4), il s’ensuit qu’elle
n’existe pas dans l’irascible et le concupiscible, mais seulement dans la
partie raisonnable.
Réponse
à l’objection N°3 : Le corps n’est pas régi par l’âme de la même manière que
l’irascible et le concupiscible par la raison. Car le corps obéit à l’âme à
volonté sans contradiction pour toutes les choses que l’âme a naturellement le
pouvoir de lui commander. C’est ce qui fait dire à Aristote (Polit., liv. 1, chap. 3) que l’âme régit
le corps d’une puissance despotique, c’est-à-dire comme un maître son esclave.
C’est pourquoi tout le mouvement du corps se rapporte à l’âme, et c’est ce qui
fait que la vertu n’existe pas dans le corps, mais seulement dans l’âme. Mais
l’irascible et le concupiscible n’obéissent pas ainsi à la volonté ; ils ont
leurs mouvements propres qui sont parfois opposés à la raison. D’où Aristote
dit (loc. cit.) que la raison régit
l’irascible et le concupiscible avec une autorité restreinte, c’est-à-dire comme
un roi commande à des hommes libres qui ont leur volonté propre. C’est pour
cela qu’il faut que dans l’irascible et le concupiscible il y ait des vertus
qui les disposent à bien remplir leurs fonctions.
Objection
N°4. L’acte principal de la vertu morale est l’élection, comme le dit Aristote
(Eth., liv. 8, chap. 13). Or, l’élection
n’est pas l’acte de l’irascible ou du concupiscible, mais de la raison, comme
nous l’avons vu (quest. 13, art. 1). Donc la vertu morale n’existe pas dans
l’irascible et le concupiscible, mais dans la raison.
Réponse
à l’objection N°4 : Dans l’élection il y a deux choses, l’intention de la fin
qui se rapporte à la vertu morale et la préférence du moyen qui se rapporte à
la fin, ce qui regarde la prudence, comme le dit Aristote (Eth., liv. 6, chap. 2 et 5). Quand l’intention de la fin est droite à
l’égard des passions de l’âme, cet effet résulte de la bonne disposition de
l’irascible et du concupiscible. C’est pour cela que les vertus morales qui ont
les passions pour objet existent dans l’irascible et le concupiscible, tandis
que la prudence réside dans la raison (C’est-à-dire dans l’entendement
pratique.).
Mais
c’est le contraire. On place la force dans l’irascible et la tempérance dans le
concupiscible. C’est ce qui fait dire à Aristote (Eth., liv. 3, chap. 10) que ces vertus appartiennent aux parties
irraisonnables de l’âme.
Conclusion
Il n’y a aucune vertu dans l’irascible et le concupiscible considérés comme des
puissances de l’appétit sensitif, mais suivant que ces puissances sont subordonnées
à la raison il est nécessaire qu’il y ait dans l’une et l’autre une vertu qui
résulte de la conformité habituelle qu’elles ont avec la raison elle-même.
Il
faut répondre que l’irascible et le concupiscible peuvent se considérer de deux
manières : 1° En eux-mêmes, comme étant les parties de l’appétit sensitif, et
de cette manière ils ne peuvent pas être le sujet de la vertu. 2° On peut les
considérer selon qu’ils participent à la raison par là même qu’ils sont faits
pour lui obéir. Sous ce rapport l’irascible et le concupiscible peuvent être le
sujet de la vertu humaine. Car ils sont alors les principes d’un acte humain,
puisqu’ils participent à la raison, et il est nécessaire de placer dans ces
deux puissances des vertus. En effet il est évident que dans l’irascible et le
concupiscible il y a des vertus. Car l’acte qui procède d’une puissance selon
qu’elle est mue par une autre ne peut pas être un acte parfait, à moins que ces
deux puissances n’aient été bien disposées à son égard. Ainsi l’acte d’un
artisan ne peut être convenable, à moins que l’artisan ne soit lui-même bien
disposé pour le produire et qu’il n’ait un bon instrument. Par conséquent pour
les choses auxquelles se rapportent l’irascible et le concupiscible selon
qu’ils sont mus par la raison, il est nécessaire que l’habitude qui perfectionne
le sujet par rapport à l’action soit non seulement dans la raison (La raison
toute seule serait comme un artisan sans instrument : pour qu’elle produise des
actes de vertu au moyen de l’appétit concupiscible et de l’appétit irascible il
faut que ces puissances soient perfectionnées par l’habitude qui leur est
propre.), mais encore dans ces puissances. Et parce que la bonne disposition de
la puissance qui meut après avoir été mue se considère suivant sa conformité
avec la première puissance motrice, il s’ensuit que la vertu qui réside dans
l’irascible et le concupiscible n’est rien autre chose que la conformité
habituelle de ces puissances (Ces puissances ne pourraient avoir d’elles-mêmes
cette conformité, et il faut qu’elles soient perfectionnées par une habitude
qui est la vertu.) avec la raison.
Article
5 : Les puissances cognitives sensitives sont-elles le sujet de la vertu ?
Objection
N°1. Il semble que dans les puissances sensitives cognitives il puisse intérieurement
y avoir une vertu. Car l’appétit sensitif peut être le sujet de la vertu selon
qu’il obéit à la raison. Or, les puissances sensitives cognitives obéissent
intérieurement à la raison. Car l’imagination, la pensée et la mémoire agissent
sous les ordres de cette faculté. Donc une vertu peut exister dans ces
puissances.
Réponse
à l’objection N°1 : L’appétit sensitif se rapporte à la volonté qui est
l’appétit rationnel, comme étant mû par elle. C’est pour ce motif que l’œuvre
de la puissance appétitive se consomme dans l’appétit sensitif et que l’appétit
sensitif est le sujet de la vertu. Mais les puissances sensitives cognitives
sont plutôt par rapport à l’intellect des principes moteurs, parce que les
images sensibles sont à l’âme intellectuelle ce que les couleurs sont à la vue,
comme le dit Aristote (De animâ, liv. 3, text. 18).
C’est ce qui fait que la connaissance se consomme dans l’intellect et que les
vertus cognitives résident dans l’entendement ou dans la raison.
Objection
N°2. Comme l’appétit rationnel qui est la volonté peut être entravé ou aidé
dans ses fonctions par l’appétit sensitif, de même l’intellect ou la raison
peut être entravée ou aidée par les mêmes puissances. Par conséquent la vertu
peut exister dans les puissances cognitives sensitives aussi bien que dans les
puissances sensitives appétitives.
Objection
N°3. La prudence est une vertu dont la mémoire fait partie, d’après Cicéron (Rhet., liv. 2, de Invent.). Donc il peut y avoir dans la
mémoire une vertu, et pour la même raison il peut y en avoir une dans les
autres puissances cognitives intérieures.
Réponse
à l’objection N°3 : La mémoire ne fait pas partie de la prudence, comme
l’espèce fait partie du genre, de manière que la mémoire soit par elle-même une
vertu. Mais parce que l’une des choses requises pour la prudence est la bonté
de la mémoire, il s’ensuit qu’elle en est en quelque sorte une partie
intégrante.
Mais
c’est le contraire. Toutes les vertus sont intellectuelles ou morales, comme le
dit Aristote (Eth., liv. 2, chap. 1). Or, toutes les
vertus morales sont dans la partie appétitive et les vertus intellectuelles
dans l’intellect ou la raison, comme on le voit (Eth., liv. 6, chap. 1). Donc il n’y a intérieurement aucune vertu dans
les puissances cognitives sensitives.
Conclusion
Puisque la vertu est une habitude parfaite d’après laquelle on ne peut faire
que le bien, dans les puissances cognitives il n’y a pas de vertu par laquelle
on connaît le vrai.
Il
faut répondre que dans les puissances sensitives cognitives il y a intérieurement
quelques habitudes. Ce qui est évident, surtout d’après ce que dit Aristote (liv.
De Mem.,
chap. 2) qu’en se rappelant une chose après une autre, il en résulte une
habitude qui est comme une seconde nature. Or, une habitude qui est l’effet de
l’usage n’est rien autre chose qu’une habitude acquise qui devient en quelque
sorte naturelle. C’est ce qui fait dire à Cicéron (Rhet., liv. 2, de Invent.) que la vertu est une espèce d’habitude
naturelle conforme à la raison. Néanmoins dans l’homme ce que la mémoire et les
autres puissances cognitives sensitives acquièrent par l’usage n’est pas une
habitude par soi-même, mais quelque chose d’annexé aux habitudes de la partie
intellectuelle (Ce sont des dispositions au moyen desquelles nos habitudes
intellectuelles produisent leurs avec plus de facilité.), comme nous l’avons
dit (art. 2, et quest. 50, art 4, réponse N°3). D’ailleurs les habitudes qui existent
dans ces puissances ne peuvent recevoir le nom de vertus. Car la vertu est une
habitude parfaite qui ne peut produire que le bien. Par conséquent il faut
qu’elle existe dans une puissance qui donne aux bonnes actions leur dernier
perfectionnement. Or, la connaissance du vrai ne se consomme pas dans les
puissances cognitives sensitives ; elles ne sont que les auxiliaires de la
connaissance intellectuelle (Ainsi l’intelligence se sert utilement d’une
imagination bien réglée comme d’un moyen avantageux.). C’est pourquoi les vertus
par lesquelles on connaît le vrai n’existent pas en elles, mais plutôt dans
l’intellect ou la raison.
La
réponse à la seconde objection est par là même évidente.
Article
6 : La volonté peut-elle être le sujet de la vertu ?
Objection
N°1. Il semble que la volonté ne soit le sujet d’aucune vertu. Car on n’a pas
besoin d’habitude pour ce qui convient à la puissance d’après sa propre nature.
Or, il est dans la nature de la volonté, puisqu’elle existe dans la raison,
comme le dit Aristote (De animâ, liv. 3), de tendre à ce qui est bon rationnellement,
puisque tel est l’objet de tous les êtres. Car chaque être désire naturellement
son bien propre, et la vertu, d’après Cicéron (De invent., liv. 2), est
une habitude naturellement conforme à la raison. Donc la volonté n’est pas le
sujet de la vertu.
Réponse
à l’objection N°1 : Ce raisonnement est applicable à la vertu qui a pour objet
le bien propre de l’individu, comme la tempérance et la force (Ces vertus ne
résident pas dans la raison, mais dans l’appétit sensitif.), qui se rapportent
aux passions humaines, et les autres vertus semblables, comme nous l’avons dit
(dans le corps de l’article.).
Objection
N°2. Toute vertu est intellectuelle ou morale, comme le dit Aristote (Eth., liv. 1, chap. ult.,
liv. 2, chap. 1). Or, la vertu intellectuelle existe dans l’intellect et la
raison comme dans son sujet, mais elle n’existe pas dans la volonté ; et la
vertu morale réside dans l’irascible et le concupiscible qui sont
des puissances rationnelles par participation. Donc il n’y a aucune vertu qui
réside dans la volonté comme dans son sujet.
Réponse
à l’objection N°2 : Il n’y a pas que l’irascible et le concupiscible qui soient
raisonnables par participation, mais il en est de même en général de toute la
partie appétitive de l’âme, comme le dit Aristote (Eth., liv. 1, chap. ult.). Or, la volonté est comprise dans la partie
appétitive ; c’est pourquoi s’il y a en elle une vertu, c’est une vertu morale,
si ce n’est pas une vertu théologale (L’action de la raison sur elle fait
qu’elle est capable de ces deux sortes de vertu.), comme on le verra (quest.
62)).
Objection
N°3. Tous les actes humains auxquels les vertus se rapportent sont volontaires.
Si donc par rapport à certains actes humains il y a dans la volonté une vertu,
pour la même raison il y en aura une relativement à tous les autres. Par
conséquent il faudra qu’il n’y ait de vertu dans aucune puissance, ou que deux
vertus se trouvent dans le même acte, ce qui paraît une absurdité. Donc la
volonté ne peut être le sujet de la vertu.
Réponse
à l’objection N°3 : Il y a des vertus qui ont pour objet de modérer une
passion, ce qui est le bien propre de tel ou tel individu. A cet égard il n’est
pas nécessaire que la vertu réside dans la volonté, puisque la nature de la
puissance suffit à cet effet (Les scotistes et quelques autres théologiens ont
attaqué ce principe de saint Thomas que les thomistes ont victorieusement
défendu.), comme nous l’avons dit (dans le corps de l’article.). Cela n’est
nécessaire que pour les vertus qui se rapportent à un bien extrinsèque (Le bien
du prochain ou le bien surnaturel.).
Mais
c’est le contraire. On exige une plus grande perfection dans ce qui meut que
dans ce qui est mû. Or, la volonté meut l’irascible et le concupiscible. Donc
la vertu doit résider dans la volonté beaucoup plus que dans l’irascible et le
concupiscible.
Conclusion
Les vertus qui, comme la charité et la justice, rapportent les affections de
l’homme à Dieu ou au prochain, résident dans la volonté comme dans leur sujet.
Il
faut répondre que la puissance étant perfectionnée par l’habitude relativement
à l’action, elle a besoin d’une habitude qui la perfectionne pour bien agir,
c’est-à-dire d’une vertu, toutes les fois que par elle-même elle en est
incapable ou qu’elle se trouve insuffisante. Or, la
nature propre de la puissance se considère d’après ses rapports avec son objet.
Par conséquent l’objet de la volonté étant, comme nous l’avons dit (quest. 1,
art. 2, réponse N°3, et quest. 13, art. 5, réponse N°2), le bien de la raison
proportionné à la volonté, sous ce rapport la volonté n’a pas besoin de vertu
qui la perfectionne (La volonté n’a pas besoin de vertu pour se porter vers son
propre bien, parce que l’appétit intelligentiel se
porte de lui-même vers ce bien et qu’il n’a pas besoin d’une habitude qui le perfectionne
à cet égard.). Mais s’il y a un bien éminent qui surpasse les forces de celui
qui le veut, soit qu’il s’élève au-dessus de l’espèce entière, comme le bien
divin qui dépasse les limites de la nature humaine, soit qu’il se trouve
supérieur à l’individu comme le bien du prochain, alors la volonté a besoin de
vertu. C’est pourquoi les vertus qui rapportent l’affection de l’homme à Dieu (Ces
vertus sont surnaturelles et dépassent absolument les forces de la nature.) ou
au prochain (Ces vertus sont naturelles, mais quand l’homme agit pour autrui il
a besoin d’un secours pour le faire, parce que naturellement il ne pense qu’à
lui.) résident dans la volonté comme dans leur sujet, et telles sont la
charité, la justice, etc.
Copyleft. Traduction
de l’abbé Claude-Joseph Drioux et de JesusMarie.com qui autorise toute personne à copier et à rediffuser par
tous moyens cette traduction française. La Somme Théologique de Saint Thomas
latin-français en regard avec des notes théologiques, historiques et philologiques,
par l’abbé Drioux, chanoine honoraire de Langres, docteur en théologie, à
Paris, Librairie Ecclésiastique et Classique d’Eugène Belin, 52, rue de
Vaugirard. 1853-1856, 15 vol. in-8°. Ouvrage honoré des encouragements du
père Lacordaire o.p. Si par erreur, malgré nos vérifications, il s’était glissé
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la nouvelle traduction effectuée par JesusMarie.com, et relevant du droit
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