Saint Thomas d’Aquin - Somme Théologique
1a 2ae = Prima Secundae = 1ère partie de la 2ème Partie
Question 58 :
De ce qui distingue les vertus morales des vertus intellectuelles
Après
avoir parlé de la distinction des vertus intellectuelles, nous avons à nous
occuper des vertus morales. Et d’abord de ce qui les distingue des vertus intellectuelles,
ensuite de ce qui les distingue les unes des autres selon leur propre matière ;
enfin de ce qui distingue les vertus principales ou cardinales des autres
vertus. — Touchant le premier point cinq questions se présentent : 1° Toute
vertu est-elle une vertu morale ? — 2° La vertu morale se distingue-t-elle de
la vertu intellectuelle ? — Est-il convenable de diviser la vertu en vertu
intellectuelle et morale ? — 4° La vertu morale peut-elle exister sans la vertu
intellectuelle ? — 5° Au contraire la vertu intellectuelle peut-elle exister
sans la vertu morale ?
Article
1 : Toute vertu est-elle morale ?
Objection
N°1. Il semble que toute vertu soit morale. Car la vertu morale est ainsi appelée
du mot mos qui signifie coutume. Or,
nous pouvons nous accoutumer aux actes de toutes les vertus ; par conséquent
toute vertu est morale.
Réponse
à l’objection N°1 : Cette objection repose sur le mot mos pris dans le sens de coutume.
Objection
N°2. Aristote dit (Eth., liv. 2, chap. 6) que la vertu morale
est une habitude d’élection qui consiste dans le juste milieu de la raison. Or,
toute vertu paraît être une habitude d’élection, parce que nous pouvons faire
par élection les actes de chaque vertu, et toute vertu consiste de quelque
manière dans ce moyen terme, comme nous le verrons (quest. 64, art. 2 à 4).
Donc toute vertu est morale.
Réponse
à l’objection N°2 : Tout acte de vertu peut être fait par élection ; mais il
n’y a que la vertu qui existe dans la partie appétitive de l’âme qui rende
l’élection droite. Car nous avons dit (quest. 13, art. 1) que l’élection est
l’acte de la partie appétitive, par conséquent l’habitude élective qui est le
principe de l’élection ne peut être que celle qui perfectionne la puissance
appétitive ; quoique les actes des autres habitudes puissent tomber sous
l’élection.
Objection
N°3. Cicéron dit (De inv., liv. 2)
que la vertu est une sorte d’habitude naturelle conforme à la raison. Or, toute
vertu humaine ayant pour but le bien de l’homme, il faut qu’elle soit conforme
à la raison, puisque le bien de l’homme consiste dans cette conformité, comme
le dit saint Denis (De div. nom., chap. 4).
Donc toute vertu est morale.
Réponse
à l’objection N°3 : La nature est le principe du mouvement, comme le dit
Aristote (Phys., liv. 2, text. 3). Mais c’est à la partie appétitive qu’il
appartient de mouvoir pour agir. C’est pourquoi le propre des vertus qui
résident dans la partie appétitive consiste à s’assimiler à la nature en se
conformant à la raison.
Mais
c’est le contraire. Aristote dit (Eth., liv. 1 ad fin.) : Quand nous parlons des mœurs d’un
individu, nous ne disons pas qu’il est sage ou intelligent, mais qu’il est doux
ou sobre. La sagesse et l’intelligence ne sont donc pas morales, et
puisqu’elles sont des vertus, comme nous l’avons dit (quest. 57, art. 2), il
s’ensuit que toute vertu n’est pas morale.
Conclusion
Puisque par les vertus morales l’homme est porté à l’action et que cette
inclination convient à proprement parler à la puissance appétitive, toute vertu
ne doit pas être appelée une vertu morale, il n’y a que celle qui existe dans
la partie appétitive de l’âme.
Il
faut répondre que pour rendre évidente la solution de cette question il faut
examiner ce que signifie le mot mos,
et nous pourrons ainsi savoir ce qu’est une vertu morale. Or, ce mot a deux
sens. Il signifie quelquefois une coutume ; c’est ainsi qu’il est dit (Actes, 15, 1) : Si vous n’êtes pas circoncis selon la coutume de Moise vous ne pourrez
pas être sauvés. D’autres fois il signifie une inclination naturelle ou
presque naturelle à faire une chose. En ce sens il est commun aux hommes et aux
animaux. C’est ainsi qu’on dit (2 Mac., 11, 11) : En se précipitant sur les ennemis à la façon des lions (leonum more) ils les ont terrassés. On lit également
dans le Psalmiste (Ps. 67, 7) : Il fait habiter dans sa maison ceux qui sont unis de cœurs (unius moris) ou d’affection.
Ces deux sens ne sont point du tout distingués parmi les Latins relativement au
mot ; mais ils le sont en grec ; car le mot ηθος que les
Latins traduisent par mos est tantôt
écrit par un η, et sa première syllabe est longue, et tantôt par un ε,
et sa première syllabe est brève (Ηθος signifie mœurs, ἔθος
coutume.). Quand on dit qu’une vertu est morale, le mot mos signifie alors l’inclination naturelle ou presque naturelle
qu’on a à l’aire une chose ; la seconde signification est d’ailleurs très rapprochée
de celle-là, car la coutume se change d’une certaine manière en nature et
produit une inclination semblable à l’inclination naturelle. Or, il est évident
que l’inclination à l’acte convient à proprement parler à la puissance
appétitive qui a pour fonction de mouvoir toutes les puissances pour qu’elles
agissent (C’est l’appétit qui meut les autres puissances pour qu’elles
produisent les opérations qui leur sont propres.), comme on le voit d’après ce
que nous avons dit (quest. 9, art. 1). Par conséquent toute vertu n’est pas une
vertu morale ; il n’y a que celle qui existe dans la partie appétitive de
l’âme.
Article
2 : La vertu morale se distingue-t-elle de la vertu intellectuelle ?
Objection
N°1. Il semble que la vertu morale ne se distingue pas de la vertu intellectuelle.
Car saint Augustin dit (De civ. Dei,
liv. 4, chap. 21) que la vertu est l’art de bien vivre. Or, l’art est une vertu
intellectuelle. Donc la vertu morale n’est pas différente de la vertu
intellectuelle.
Réponse
à l’objection N°1 : Saint Augustin désigne en général par le mot art la droite raison quelle qu’elle
soit, et il comprend ainsi sous ce mot la prudence qui est la droite raison des
actions, comme l’art est la droite raison des ouvrages qu’on produit
extérieurement. Et quand il dit que la vertu est l’art de bien vivre, cette
proposition se rapporte essentiellement à la prudence, mais elle convient aux
autres vertus par participation selon que la prudence les dirige.
Objection
N°2. La plupart des philosophes font entrer la science dans la définition des
vertus morales. Ainsi ils disent que la persévérance est la science ou l’habitude
des choses auxquelles on doit ou l’on ne doit pas
s’attacher ; et la sainteté est la science qui rend fidèle observateur de tout
ce qui est dû à Dieu. Or, la science est une vertu intellectuelle. Donc on ne
doit pas distinguer la vertu morale de la vertu intellectuelle.
Réponse
à l’objection N°2 : Ces définitions de quelque source qu’elles viennent ont été
inspirées par le sentiment de Socrate, et on doit d’ailleurs leur appliquer la
même interprétation que celle que nous avons donnée de l’art dans la réponse
précédente (Le mot art et le mot science désignent dans cette
circonstance une raison droite et saine qui se rapporte à l’appétit.).
Objection
N°3. Saint Augustin dit (Sol., liv. 1,
chap. 6) que la vertu est la droite et parfaite raison. Or, ceci se rapporte à
la vertu intellectuelle, comme on le voit (Eth., liv. 6, chap. ult.). Donc la vertu morale n’est pas distincte de
la vertu intellectuelle.
Réponse
à l’objection N°3 : Il faut répondre de la même manière que pour la seconde
objection.
Objection
N°4. Aucun être ne se distingue de ce qui entre dans sa définition. Or, la
vertu intellectuelle entre dans la définition de la vertu morale. Car Aristote
dit (Eth., liv. 2, chap. 6) que la vertu morale
est une habitude élective qui se tient dans un milieu que la raison détermine,
selon le sentiment du sage. Or, la droite raison qui détermine ce juste milieu
de la vertu morale appartient à la vertu intellectuelle, comme le dit Aristote
(Eth., liv. 6, chap. ult.). Donc la vertu
morale ne se distingue pas de la vertu intellectuelle.
Réponse
à l’objection N°4 : La droite raison qui se rapporte à la prudence entre dans
la définition de la vertu morale, non comme une partie de son essence, mais
comme une chose à laquelle participent toutes les vertus morales, puisque la
prudence les dirige toutes.
Mais
c’est le contraire. Aristote dit : Cette distinction sert de fondement à la
classification des vertus. Car nous disons que les unes sont intellectuelles et
les autres morales (Eth., liv. 1, chap. ult.).
Conclusion
Comme l’intellect est différent de l’appétit, de même il est nécessaire que les
vertus morales soient différentes des vertus intellectuelles.
Il
faut répondre que la raison est le premier principe de tous les actes humains ;
et quels que soient les autres principes de ces mêmes actes, ils obéissent tous
à la raison, mais de différente manière. En effet il y en a qui obéissent à la
raison d’une manière absolue, qui font ce qu’elle veut sans la contredire
jamais. Tels sont les membres du corps quand ils sont dans leur état naturel ;
car les mains et les pieds se mettent en mouvement aussitôt que la raison le
leur ordonne. De là Aristote dit (Pol.,
liv. 1, chap. 3) que l’âme régit le corps avec une autorité despotique,
c’est-à-dire comme le maître mène l’esclave qui n’a pas le droit de le
contredire. Il y a des philosophes qui ont supposé que tous les principes
actifs qui sont dans l’homme obéissent tous de cette manière à la raison. S’il
en était ainsi il suffirait que la raison fût parfaite pour bien agir ; et
comme la vertu est une habitude qui nous perfectionne pour bien agir, il
s’ensuivrait qu’elle n’existerait que dans la raison, et que par conséquent il
n’y aurait pas d’autre vertu que la vertu intellectuelle. Ce sentiment fut
celui de Socrate, qui disait que toutes les vertus étaient des espèces de
prudences, comme le rapporte Aristote (Eth., liv. 6,
chap. ult.). D’où il concluait que l’homme ne pouvait pécher quand il avait la
science en lui, et que quiconque faisait une faute agissait par ignorance. Tout
ce système repose sur une fausse hypothèse. Car la partie appétitive de l’âme
obéit à la raison non pas absolument comme la raison le veut, mais avec une
certaine opposition. C’est ce qui fait dire à Aristote (Pol., liv. 1, chap. 3) que la raison a sur elle un pouvoir
restreint analogue à celui qu’un magistrat exerce sur des hommes libres qui ont
le pouvoir de le contredire. C’est aussi ce qui fait dire à saint Augustin (Sup. Ps. 118, conc.
8) que quelquefois l’intelligence précède, et que la volonté la suit lentement
ou même ne la suit point du tout ; parce que quelquefois les passions ou les
habitudes de la partie appétitive empêchent complètement la raison d’agir à
propos d’une chose particulière. Sous ce rapport il y a du vrai dans ce que
disait Socrate en soutenant qu’on ne pèche pas quand on a la science, mais il
faut étendre cela à l’usage que la raison en fait dans le choix de l’objet en
particulier. Ainsi donc pour que l’homme agisse bien, ce n’est pas assez que sa
raison soit bien disposée par l’habitude de la vertu intellectuelle, il faut
encore que sa puissance appétitive le soit aussi par l’habitude de la vertu
morale (Afin que cette habitude rende moins vive l’opposition qui se trouve
naturellement entre l’appétit et la raison.). Par conséquent comme l’appétit
diffère de la raison, de même la vertu morale diffère de la vertu
intellectuelle (Cette distinction repose sur ce principe général : c’est que la
différence des puissances établit la différence des habitudes ; les vertus morals appartenant à l’appétit et les vertus
intellectuelles à l’entendement, elles sont nécessairement distinctes.). Et
comme l’appétit est le principe de l’acte humain selon qu’il participe de
quelque manière à la raison, de même l’habitude morale est une vertu humaine
selon qu’elle lui est conforme.
Article
3 : Est-il suffisant de diviser la vertu en vertu morale et en vertu
intellectuelle ?
Objection
N°1. Il semble qu’il ne soit pas suffisant de diviser la vertu humaine en vertu
morale et en vertu intellectuelle. Car la prudence paraît tenir le milieu entre
la vertu morale et la vertu intellectuelle, puisque Aristote la place parmi les
vertus intellectuelles (Eth., liv. 6, chap. 3 et 5), tandis que
tous les auteurs la rangent ordinairement parmi les quatre vertus cardinales
qui sont des vertus morales, comme on le verra (quest. 61, art. 1). Il ne
suffit donc pas de diviser la vertu en vertu intellectuelle et en vertu morale,
comme si cette division était immédiate.
Réponse
à l’objection N°1 : La prudence considérée dans son essence est une vertu
intellectuelle ; mais si on la considère par rapport à la matière (C’est-à-dire
par rapport à nos actions qu’elle dirige.), elle se confond avec les vertus
morales ; car elle est la droite raison des actions que l’on doit faire, comme
nous l’avons dit (quest. 57, art. 4), et à ce titre on la compte parmi les
vertus morales.
Objection
N°2. La continence, la persévérance et la patience (Ces mots sont pris ici dans
un sens particulier qui est déterminé d’ailleurs dans la réponse aux
objections. Pour plus de détails on peut voir la Morale d’Aristote (liv. 7), on
trouvera là des considérations qui ont donné lieu à ce raisonnement.) ne sont pas comptées parmi les vertus intellectuelles ;
elles ne sont pas non plus des vertus morales, puisqu’elles ne tiennent pas le
milieu dans les passions, mais que les passions abondent plutôt en elles. Il ne
suffit donc pas de diviser la vertu en vertus intellectuelles et en vertus
morales.
Réponse
à l’objection N°2 : La continence et la persévérance ne sont pas des
perfections de l’appétit sensitif. Ce qui résulte évidemment de ce que les
passions déréglées abondent dans celui qui est continent et persévérant ; et il
n’en serait pas ainsi si l’appétit sensitif était perfectionné par une habitude
qui l’aurait rendu conforme à la raison. La continence ou la persévérance est
une perfection de la raison qui résiste aux passions et qui l’empêche de se
laisser entraîner par elles, mais ce n’est cependant pas une vertu. Car la
vertu intellectuelle qui fait que la raison se comporte bien moralement
présuppose la droiture de la volonté à l’égard de la fin pour qu’elle soit en
bon rapport avec les fins qui sont les principes d’après lesquels elle raisonne
; ce qui n’existe pas dans celui qui est ferme et persévérant. D’ailleurs une
opération qui procède de deux puissances ne peut être parfaite qu’autant que
ces deux puissances sont l’une et l’autre perfectionnées par une bonne habitude
; comme l’action qu’un agent exécute au moyen d’un instrument ne peut être
parfaite qu’autant que l’instrument est en bon état, quel que soit d’ailleurs
le mérite de l’agent lui-même. Par conséquent si l’appétit sensitif que meut la
raison n’est pas parfait, quelle que soit la perfection de la raison elle-même l’action
qui en résultera ne sera pas parfaite non plus. Le principe de l’action ne sera
donc pas une vertu. C’est pourquoi la continence dans les plaisirs et la
persévérance dans le chagrin ne sont pas des vertus, mais quelque chose
d’inférieur à la vertu, comme le dit Aristote (Eth., liv. 7, chap. 1 et 9).
Objection
N°3. La foi, l’espérance et la charité sont des vertus, sans être des vertus
intellectuelles, puisqu’on ne distingue que cinq vertus intellectuelles, qui
sont : la science, la sagesse, l’intelligence, la prudence et l’art, comme nous
l’avons dit (quest. 57, art. 2 et 3). Elles ne sont pas non plus des vertus
morales, parce qu’elles n’ont pas pour objets les passions auxquelles se rapporte
la vertu morale. Donc la vertu n’est pas suffisamment divisée en vertus
intellectuelles et morales.
Réponse
à l’objection N°3 : La foi, l’espérance et la charité sont supérieures aux
vertus humaines ; car ce sont les vertus de l’homme selon qu’il participe à la
grâce divine (On ne les a pas comprises dans cette division précisément parce
qu’elles ne sont pas des vertus humaines.).
Mais
c’est le contraire. Aristote dit (Eth., liv. 2,
chap. 1) qu’il y a deux sortes de vertu, la vertu intellectuelle et la vertu
morale.
Conclusion
Puisque toute vertu humaine est une habitude par laquelle l’homme est
perfectionné pour l’action, soit sous le rapport de l’intellect, soit sous le
rapport de la volonté, toute vertu humaine regarde l’intellect ou la volonté,
et par là même elle est intellectuelle ou morale.
Il
faut répondre que la vertu humaine est une habitude qui perfectionne l’homme
pour qu’il agisse bien. Or, les actes humains n’ont dans l’homme que deux
principes : l’intellect ou la raison, et l’appétit ou la volonté. Car ce sont
les deux moteurs qui existent en lui, comme le dit Aristote (De an., liv. 3, text.
48). Toute vertu humaine doit donc perfectionner un de ces principes. Si elle
perfectionne l’intellect spéculatif ou pratique et qu’elle le dispose à bien
agir, c’est une vertu intellectuelle ; si elle perfectionne la partie
appétitive de l’âme, c’est une vertu morale. D’où il résulte que toute vertu
humaine est intellectuelle ou morale.
Article
4 : La vertu morale peut-elle exister sans la vertu intellectuelle ?
Objection
N°1. Il semble que la vertu morale puisse exister sans la vertu intellectuelle.
Car la vertu morale, comme le dit Cicéron (De
inv., liv. 2), est une habitude en quelque sorte naturelle, conforme à la
raison. Or, la nature, quoiqu’elle obéisse à une raison supérieure qui la meut,
n’a cependant pas besoin d’être unie à cette raison dans un même sujet, comme
on le voit à l’égard des choses naturelles qui sont inintelligentes. Donc il
peut v avoir dans un homme une vertu morale qui le porte, à la manière de la
nature, à obéir à la raison, quoique l’esprit de cet homme ne soit perfectionné
par aucune vertu intellectuelle.
Réponse
à l’objection N°1 : L’inclination de la nature dans les êtres irraisonnables
existe sans l’élection, et c’est pour ce motif que cette inclination ne
requiert pas nécessairement la raison ; mais l’inclination de la vertu morale
existe avec l’élection ; c’est pourquoi pour qu’elle soit parfaite il faut que
la raison soit elle-même perfectionnée par une vertu intellectuelle (Telle que
la prudence.).
Objection
N°2. C’est par la vertu intellectuelle que l’homme parvient au parfait usage de
sa raison. Or, il arrive quelquefois que des hommes dont la raison est faible sont vertueux et agréables à Dieu. Il semble donc que la
vertu morale puisse exister sans la vertu intellectuelle.
Réponse
à l’objection N°2 : Dans l’homme vertueux il n’est pas nécessaire que la raison
brille sous tous les rapports, il suffit qu’elle l’éclaire sur toutes les
choses qu’il doit faire conformément à la vertu ; et c’est ce qui a lieu chez
tous ceux qui sont vertueux. C’est pour cela que ceux qui paraissent simples
parce qu’ils n’ont pas l’habileté du monde, peuvent être prudents, selon ces
paroles de l’Evangile (Matth. 10, 16)
: Soyez, prudents comme des serpents, et
simples comme des colombes.
Objection
N°3. La vertu morale porte à bien agir. Or, il y a des hommes qui ont naturellement
cette inclination sans que la raison ou le jugement y aient aucune part. Donc
les vertus morales peuvent exister sans la vertu intellectuelle.
Réponse
à l’objection N°3 : L’inclination naturelle au bien est un commencement de
vertu, mais n’est pas la vertu parfaite. Car plus cette inclination est
parfaite et plus elle est dangereuse, à moins qu’elle ne soit éclairée par la
droite raison qui choisit les moyens les plus propres à la fin qu’on doit
atteindre (Cette inclination seule est le zèle qui n’est pas éclairé ; il tombe
dans des fautes d’autant plus graves qu’il est plus ardent.) ; comme un cheval
qui court, s’il est aveugle, se blesse d’autant plus profondément qu’il court
plus fort. C’est pourquoi, quoique la vertu morale ne soit pas la droite
raison, comme le disait Socrate, non seulement elle la suit en portant la
volonté vers ce qui lui est conforme, comme les platoniciens l’ont supposé,
mais il faut encore qu’elle existe avec elle, comme le dit Aristote (Eth., liv. 6, chap. ult.).
Mais
c’est le contraire. Saint Grégoire dit (Mor., liv. 22,
chap. 23 ou 33) que les vertus, si elles ne font pas avec prudence ce qui est
l’objet de leurs désirs, ne peuvent pas être des vertus. Or, la prudence est
une vertu intellectuelle, comme nous l’avons dit (quest. 57, art. 5). Donc les
vertus morales ne peuvent pas exister sans les vertus intellectuelles.
Conclusion
La vertu morale peut exister sans certaines vertus intellectuelles,
c’est-à-dire sans la sagesse, la science et l’art, mais elle ne peut exister
sans la prudence et l’intelligence.
Il
faut répondre que la vertu morale peut exister sans certaines vertus
intellectuelles, comme la sagesse, la science et l’art (Il n’est pas nécessaire
d’avoir toutes ces vertus intellectuelles pour être vertueux.), mais elle ne
peut exister sans l’intelligence et la prudence. En effet elle ne peut exister
sans la prudence, puisqu’elle est une habitude élective, c’est-à-dire qui fait
un bon choix. Or, pour qu’un choix soit bon il faut deux choses : la première
c’est que l’intention soit droite par rapport à la fin ; ce qui est l’effet de
la vertu morale qui incline la puissance appétitive au bien que la raison
approuve ; ce qui constitue la légitimité de la fin. La seconde chose c’est que
l’homme prenne de bons moyens ; ce qui ne peut être que l’œuvre de la raison
qui conseille, qui juge et qui ordonne ; ce qui se rapporte à la prudence et
aux vertus qui lui sont annexées, comme nous l’avons vu (quest. 57 art. 4 à 6).
La vertu morale ne peut donc pas exister sans la prudence. Conséquemment elle
ne peut pas exister non plus sans l’intelligence. Car par l’intelligence on
perçoit les principes qui nous sont naturellement connus en matière spéculative
aussi bien qu’en matière pratique. Par conséquent comme la droite raison
spéculative selon qu’elle procède de principes naturellement connus en
présuppose l’intelligence, ainsi il en est de la prudence qui est la droite
raison pratique (La prudence présuppose l’intelligence de nos fins générales ou
particulières, qui sont les principes de nos actions.).
Article
5 : La vertu intellectuelle peut-elle exister sans la vertu morale ?
Objection
N°1. Il semble que la vertu intellectuelle puisse exister sans la vertu morale.
Car la perfection de ce qui est antérieur ne dépend pas de la perfection de ce
qui est postérieur. Or, la raison est antérieure à l’appétit sensitif et le
meut. Donc la vertu intellectuelle, qui est la perfection de la raison, ne dépend
pas de la vertu morale qui est la perfection de la partie appétitive, et par
conséquent elle peut exister sans elle.
Réponse
à l’objection N°1 : La raison, selon qu’elle perçoit la fin, en précède
l’appétit ou le désir. Mais le désir de la fin précède la raison qui discute le
choix des moyens (Avant de choisir les moyens, ce qui est l’œuvre de la
prudence, il faut d’abord aimer et désirer la fin.), ce qui est l’œuvre de la prudence
; comme en matière spéculative l’intelligence des principes est la base du
syllogisme.
Objection
N°2. Les choses morales sont la matière de la prudence, comme les ouvrages à
faire sont la matière de l’art. Or, l’art peut exister sans la matière qui lui
est propre, comme le forgeron sans fer. Donc la prudence peut exister sans les
vertus morales, quoique de toutes les vertus intellectuelles elle soit celle
qui paraît leur être la plus étroitement unie.
Réponse
à l’objection N°2 : Nous ne jugeons pas des objets d’art bien ou mal selon la
disposition de notre appétit, comme nous jugeons des fins qui sont les
principes de nos actions morales ; nous ne les considérons que rationnellement
(C’est-à-dire d’après le seul rapport qu’ils ont avec la raison ou les règles
de l’art. L’appétit n’intervient d’aucune manière dans notre jugement.). C’est
ce qui fait que l’art n’exige pas comme la prudence une vertu qui le
perfectionne.
Objection
N°3. La prudence est la vertu qui inspire les bons conseils, comme le dit
Aristote (Eth., liv. 6, chap. 9). Or, il y a beaucoup
d’hommes qui donnent de bons conseils quoiqu’ils n’aient pas de vertus morales.
Donc la prudence peut exister sans la vertu morale.
Réponse
à l’objection N°3 : La prudence ne sert pas seulement pour le conseil, mais
encore pour le jugement et le commandement ; ce qui ne pourrait pas avoir lieu,
si la vertu morale n’était là pour écarter les passions qui corrompent le
jugement et qui empêchent la prudence de commander.
Mais
c’est le contraire. Vouloir faire le mal est une chose directement opposée à la
vertu morale, mais elle ne l’est pas à ce qui peut exister sans cette vertu.
Or, il est contraire à la prudence de pécher volontairement, comme le dit
Aristote (Eth., liv. 6, chap. 5). Donc la prudence ne
peut pas exister sans la vertu morale.
Conclusion
Toutes les vertus intellectuelles à l’exception de la prudence peuvent exister
sans la vertu morale.
Il
faut répondre que les autres vertus intellectuelles peuvent exister sans la
vertu morale (Il y a, par exemple, beaucoup de savants et d’artistes qui ne
sont pas vertueux.), mais que la prudence ne peut pas exister sans elle. La
raison en est que la prudence est la règle de ce qu’on doit faire non seulement
en général, mais en particulier, et c’est en cela que les actions consistent.
Or, cette règle présuppose les principes d’après lesquels la raison procède, et
il faut pour les choses particulières que la raison parte non seulement do
principes généraux, mais encore de principes particuliers. A l’égard des
principes généraux, l’homme peut les connaître parfaitement à l’aide des lumières
de l’intellect qui lui montre qu’on ne doit jamais faire le mal, ou à l’aide d’une
science pratique. Mais cela ne suffit pas pour qu’il raisonne juste sur tous
les points particuliers. Car il arrive quelquefois que le principe général qui
est connu par l’intellect ou par la science est faussé dans ses applications
particulières par une passion quelconque. Ainsi celui qui est dominé par la
concupiscence regarde comme bon ce qu’il désire, quoiqu’il soit en opposition
avec le jugement général de la raison. C’est pourquoi comme l’homme est éclairé
sur les principes généraux par les lumières naturelles de l’intellect ou par
celles de la science, de même pour qu’il ne se trompe pas sur les principes
particuliers qui sont les fins d’après lesquelles il doit se conduire, il faut
qu’il soit perfectionné par des habitudes qui le portent en quelque sorte d’une
manière toute naturelle à bien juger de sa fin, et c’est précisément là ce que
produit la vertu morale (Ainsi la vertu de chasteté nous empêche de suivre
l’attrait de la concupiscence.). Car l’homme vertueux juge bien de la fin de la
vertu, parce que chaque individu se fait de sa fin une idée conforme à ce qu’il
est, comme le dit Aristote (Eth., liv. 3,
chap. 5). Par conséquent la prudence qui est la règle de la conduite exige donc
que l’homme ait la vertu morale.
Copyleft. Traduction
de l’abbé Claude-Joseph Drioux et de JesusMarie.com qui autorise toute personne à copier et à rediffuser par
tous moyens cette traduction française. La Somme Théologique de Saint Thomas
latin-français en regard avec des notes théologiques, historiques et
philologiques, par l’abbé Drioux, chanoine honoraire de Langres, docteur en
théologie, à Paris, Librairie Ecclésiastique et Classique d’Eugène Belin, 52,
rue de Vaugirard. 1853-1856, 15 vol. in-8°. Ouvrage honoré des
encouragements du père Lacordaire o.p. Si par erreur, malgré nos vérifications,
il s’était glissé dans ce fichier des phrases non issues de la traduction de
l’abbé Drioux ou de la nouvelle traduction effectuée par JesusMarie.com, et
relevant du droit d’auteur, merci de nous en informer immédiatement, avec
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les retirer. JesusMarie.com accorde la plus grande importance au respect de la
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catholique ne peut être surnaturellement féconde sans respect de la morale
catholique et des lois justes.
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