Saint Thomas d’Aquin - Somme Théologique
1a 2ae = Prima Secundae = 1ère partie de la 2ème Partie
Question 59 :
De la distinction des vertus morales selon leur rapport avec les passions
Après
avoir montré la différence qu’il y a entre les vertus morales et les vertus
intellectuelles, il nous reste à considérer ce qui distingue les vertus morales
entre elles. Et comme les vertus morales qui ont les passions pour objets se
distinguent selon la diversité des passions elles-mêmes, il faut d’abord
examiner en général le rapport qu’il y a entre les vertus et les passions, et
ensuite traiter de la distinction des vertus morales d’après les passions
elles-mêmes. — Touchant la distinction des vertus et des passions il y a cinq
questions à faire : 1° La vertu morale est-elle une passion ? — 2° La vertu
morale peut-elle exister avec la passion ? — 3° Peut-elle exister avec la
tristesse ? — 4° Toute vertu morale a-t-elle les passions pour objet ? — 5° Une
vertu morale quelconque pourrait-elle exister sans passion ?
Article
1 : La vertu morale est-elle une passion ?
Objection
N°1. Il semble que la vertu morale soit une passion. Car le milieu est du même
genre que les extrêmes. Or, la vertu morale tient le milieu entre les passions.
Donc elle est une passion.
Réponse
à l’objection N°1 : La vertu considérée dans son essence n’est pas un milieu
entre les passions ; elle ne l’est que par rapport à son effet, en ce sens
qu’elle établit un juste milieu entre elles (Elle modère les passions et les
empêche de se jeter ainsi dans aucun excès.).
Objection
N°2. La vertu et le vice appartiennent au même genre, puisque ce sont des
contraires. Or, il y a des passions qui reçoivent le nom de vices, comme
l’envie et la colère. Donc il y a aussi des passions qui sont des vertus.
Réponse
à l’objection N°2 : Si l’on donne le nom de vice à l’habitude d’après laquelle
on fait une mauvaise action, il est évident qu’aucune passion n’est un vice ;
mais si l’on donne le nom de vice au péché qui est un acte vicieux, rien
n’empêche qu’en ce sens une passion ne soit un vice ou qu’elle ne contribue à
des actes de vertu, selon qu’elle est contraire à la raison ou qu’elle lui est
conforme.
Objection
N°3. La miséricorde est une passion, puisqu’elle consiste à s’attrister des
malheurs d’autrui, comme nous l’avons dit (quest. 35, art. 8, objection N°3).
Or, Cicéron, l’écrivain le plus exact et le plus correct, ne fait pas de
difficulté de l’appeler une vertu, selon la remarque de saint Augustin (De civ. Dei, liv. 9, chap. 5). Donc la
passion peut être une vertu morale.
Réponse
à l’objection N°3 : La compassion est une vertu, ou plutôt un acte de vertu,
quand ce mouvement de l’âme obéit à la raison, c’est-à-dire quand la compassion
est telle qu’elle ne déroge point à la justice, comme quand il s’agit, selon la
pensée de saint Augustin, de secourir l’indigence ou de pardonner au repentir (De civ. Dei, liv. 9, chap. 5). Mais si
par compassion on entend l’habitude qui porte l’homme à s’émouvoir d’une
manière conforme à la raison, rien n’empêche qu’on ne lui donne alors le nom de
vertu. On peut faire le même raisonnement à l’égard des autres passions.
Mais
c’est le contraire. Aristote dit (Eth., liv. 2,
chap. 5) que les passions ne sont ni des vertus ni des vices.
Conclusion
Puisque la vertu morale n’est pas un mouvement, mais plutôt le principe du
mouvement appétitif, et qu’elle est une habitude qui ne se rapporte qu’au bien,
il est impossible qu’elle soit une passion.
Il
faut répondre que la vertu morale ne peut être une passion, et cela pour trois
raisons. 1° Parce que la passion est un mouvement de l’appétit sensitif, comme
nous l’avons dit (quest. 22, art. 3), tandis que la vertu morale n’est pas un
mouvement, mais qu’elle est plutôt à titre d’habitude le principe du mouvement
appétitif. 2° Parce que les passions ne sont par elles- mêmes ni bonnes, ni
mauvaises. Car le bien ou le mal moral se rapportent à la raison. Par
conséquent les passions considérées en elles-mêmes sont bonnes ou mauvaises
selon qu’elles peuvent s’accorder ou non avec la raison. Mais il ne peut pas en
être ainsi de la vertu, puisque la vertu ne se rapporte qu’au bien, comme nous
l’avons dit (quest. 55, art. 3). 3° Parce qu’en supposant qu’il y ait des
passions qui ne se rapportent qu’au bien ou qui ne se rapportent qu’au mal
d’une certaine manière, néanmoins le mouvement de la passion, considérée comme
telle, a son principe dans l’appétit et son terme dans la raison à laquelle
l’appétit tend à se conformer, tandis que le mouvement de la vertu a au
contraire son principe dans la raison et son terme dans l’appétit, selon que la
raison le meut. C’est pourquoi en définissant la vertu morale, Aristote dit (Eth., liv. 2, chap. 6) que c’est une
habitude élective qui consiste dans un certain milieu déterminé par la raison,
telle qu’elle existe dans l’homme sensé.
Article
2 : La vertu morale est-elle compatible avec la passion ?
Objection
N°1. Il semble que la vertu morale ne soit pas compatible avec la passion. Car
Aristote dit (Top., liv. 4, chap. 5)
qu’il suffit d’être impassible pour être doux, tandis que l’homme qui se modère
est celui qui est ému sans se laisser entraîner. On peut faire le même
raisonnement sur toutes les vertus morales. Donc toute vertu morale existe sans
la passion.
Réponse
à l’objection N°1 : Cet exemple cité par Aristote est comme d’autres qui se
trouvent dans sa Logique ; il exprime non pas son opinion personnelle, mais
celle des autres. Or, les stoïciens pensaient en effet que les vertus étaient
incompatibles avec les passions, mais Aristote rejette leur sentiment quand il
soutient (loc. cit.) qu’on ne peut
pas dire que la vertu est une sorte d’impassibilité. Cependant on pourrait dire
encore que quand on prétend que celui qui est doux est impassible on entend par
là qu’il ne subit aucune passion déréglée.
Objection
N°2. La vertu est une habitude droite de l’âme, comme la santé est l’état
convenable du corps, selon l’expression d’Aristote (Phys., liv. 7, text. 17). D’où il suit
que la vertu est la santé de l’âme, comme le dit Cicéron (Tusc., liv. 4). Or, on dit que les passions sont des maladies de l’âme
(Tusc., ib.), et comme la santé est incompatible avec la maladie il
en résulte que la vertu n’est pas compatible avec la passion.
Réponse
à l’objection N°2 : Ce raisonnement et tous les raisonnements semblables que
Cicéron fait dans ses Tusculanes, se rapportent aux
passions considérées comme des affections déréglées.
Objection
N°3. La vertu morale requiert l’usage parfait de la raison dans les choses
particulières. Or, les passions sont un obstacle au libre exercice de cette
faculté. Car Aristote dit (Eth., liv. 6,
chap. 5) que les délectations faussent les jugements de la prudence ; et on lit
dans Salluste (in Conjur.
Catil.) que l’esprit ne
saisit pas facilement la vérité, quand les passions l’obscurcissent. Donc la
vertu morale n’est pas compatible avec la passion.
Réponse
à l’objection N°3 : La passion qui prévient le jugement de la raison, si elle
prévaut sur l’esprit et que l’esprit y consente, est un obstacle qui nuit à la
prudence et au jugement ; mais si la passion ne vient que quand la raison lui
commande d’agir, elle est d’un grand secours pour exécuter ses ordres (L’homme
passionné agit avec beaucoup plus d’ardeur, de force et de courage que celui
qui ne l’est pas.).
Mais
c’est le contraire. Saint Augustin dit (De
civ. Dei, liv. 14, chap. 6) : Si la volonté est déréglée, les mouvements de
ses passions seront déréglés comme elle ; si elle est droite, ils seront non seulement
irréprochables, mais encore dignes d’éloges. Or, la vertu morale n’exclut rien
de ce qui est digne d’éloges. Donc elle n’exclut pas les passions, mais elle
est compatible avec elles.
Conclusion
Si on entend par passions les affections déréglées, elles sont incompatibles
avec fa vertu morale, car on ne peut y consentir et rester vertueux ; mais si
on entend par là tous les mouvements de l’appétit sensitif quels qu’ils soient,
en ce sens les passions sont compatibles avec la vertu morale suivant qu’elles
sont réglées par la raison.
Il
faut répondre que sur ce point les stoïciens et les péripatéticiens ont été
partagés, comme le dit saint Augustin (De
civ. Dei, liv. 9, chap. 4). Car les stoïciens ont prétendu que les
passions de l’âme ne peuvent exister dans l’homme sage ou vertueux, tandis que
les péripatéticiens, dont Aristote est le chef, ont soutenu qu’elles étaient
compatibles avec la vertu morale, pourvu qu’elles ne fussent pas extrêmes.
Toutefois cette différence, selon la remarque de saint Augustin, était plus
dans les mots que dans le fond des choses. En effet les stoïciens ne
distinguant pas l’appétit intelligentiel ou la
volonté de l’appétit sensitif qui comprend l’irascible et le concupiscible, ils
n’observaient pas que les passions de l’âme diffèrent des autres affections
humaines en ce que les passions sont des mouvements de l’appétit sensitif,
tandis que les autres affections qui ne sont pas des passions sont des
mouvements de l’appétit intelligentiel, ou de la
volonté, comme l’ont remarqué les péripatéticiens. Mais comme ils ne donnaient
le nom de passions qu’aux affections de l’âme qui répugnent à la raison, ils
concluaient que toutes celles qui sont délibérées ou consenties ne peuvent
exister dans un homme sage ou vertueux. D’après leur sentiment il n’en était
pas de même des mouvements subits et irréfléchis, parce que ces imaginations de
l’âme, appelées fantômes, s’emparent de nous sans qu’il soit en notre pouvoir
de les écarter, et quand elles naissent d’événements terribles, il est
impossible que l’âme du sage n’en soit pas ébranlée et qu’elle reste
inaccessible aux premières émotions de la terreur ou de la tristesse qui préviennent
l’intervention de la raison. Mais l’âme n’approuve, ni ne consent à ces
mouvements. Tel est l’exposé que fait saint Augustin de la doctrine des
stoïciens d’après Aulu-Gelle (Civ. Dei,
liv. 9, chap. 4). — Si donc on entend par passions les affections déréglées de
l’âme, elles ne peuvent exister dans l’homme vertueux d’une manière réfléchie
et consentie, et c’est ce que les stoïciens prétendaient. Mais si par passions
on entend tous les mouvements de l’appétit sensitif, elles peuvent exister dans
l’homme vertueux selon qu’elles ont la raison pour règle. C’est ce qui fait
dire à Aristote (Eth., liv. 2, chap. 3) qu’on définit mal la
vertu quand on dit que c’est une sorte d’impassibilité et de calme
imperturbable, parce que ces expressions sont trop absolues ; mais qu’on
devrait dire que la vertu calme les passions en les empêchant de s’élever à
contretemps et de la manière qu’il ne faut pas.
Article
3 : La vertu morale est-elle compatible avec la tristesse ?
Objection
N°1. Il semble que la vertu ne soit pas compatible avec la tristesse. Car les
vertus sont des effets de la sagesse, selon cette parole de l’Ecriture (Sag., 8, 7) : La sagesse divine enseigne la sobriété et la justice, la prudence et la
force. Or, l’Ecriture ajoute que les rapports
qu’on a avec la sagesse n’ont rien d’amer. Donc les vertus ne sont pas
compatibles avec la tristesse.
Réponse
à l’objection N°1 : Ce passage de l’Ecriture prouve que le sage ne s’attriste
pas de la sagesse, mais qu’il s’attriste de ce qui est une entrave à cette
vertu. C’est pour ce motif qu’il n’y a jamais de tristesse dans les
bienheureux, parce que rien ne peut les empêcher de jouir de la sagesse qu’ils
contemplent.
Objection
N°2. La tristesse empêche l’action, comme le prouve Aristote (Eth., liv. 7, chap. ult. et liv. 10, chap.
4 et 5). Or, ce qui empêche de faire une bonne action est contraire à la vertu.
Donc la tristesse lui répugne.
Réponse
à l’objection N°2 : La tristesse nous empêche de faire les choses qui nous
attristent (Nous faisons mal les choses qui nous déplaisent, mais nous
travaillons avec d’autant plus d’ardeur contre celles qui nous attristent.),
mais elle nous aide à faire plus promptement celles qui doivent nous délivrer
de cette affection.
Objection
N°3. La tristesse est une maladie de l’esprit, comme l’appelle Cicéron (De Tusc., liv.
4). Or, la maladie de l’âme est contraire à la vertu qui en est la santé. Donc
la tristesse est contraire à la vertu et ne peut exister simultanément avec
elle.
Réponse
à l’objection N°3 : La tristesse immodérée est une maladie de l’âme, mais la
tristesse modérée dans l’état de la vie présente est au contraire une marque de
sa bonne disposition.
Mais
c’est le contraire. Le Christ fut d’une vertu parfaite, et cependant il eut de
la tristesse. Car il dit (Matth., 26, 38)
: Mon âme est triste jusqu’à la mort.
Donc la tristesse est compatible avec la vertu.
Conclusion
Puisque la vertu rend l’homme conforme à la raison, la tristesse modérée qui a
pour objet ce qui répugne à la raison peut et doit être la compagne de la vertu
; mais la tristesse qui se rapporte à ce qui est conforme à la vertu et à la
raison est incompatible avec elle.
Il
faut répondre que, comme le dit saint Augustin (De civ.,
liv. 19, chap. 8), les stoïciens, au lieu des trois passions qui bouleversent
l’homme, ont voulu qu’il n’y eut dans l’esprit du sage que trois bonnes
passions, qui sont la volonté au lieu de la cupidité ; la joie au lieu du
plaisir ; la prudence au lieu de la crainte. Mais ils ont nié que la tristesse
puisse être remplacée par autre chose, et cela pour deux raisons. La première
c’est que la tristesse a pour objet le mal qui est déjà arrivé ; et les
stoïciens prétendaient qu’aucun mal ne peut atteindre le sage. Car ils disaient
que la vertu étant le seul bien de l’homme, tous les avantages matériels ne
sont pas pour lui des biens, et il n’y a de mal que le crime qui ne peut se
rencontrer dans l’homme vertueux. Mais ce sentiment est déraisonnable. En effet
l’homme étant composé d’une âme et d’un corps, ce qui est utile à la
conservation du corps est un bien ; quoique ce ne soit pas le bien le plus
élevé, parce que l’homme peut en faire mauvais usage. Par conséquent le mal qui
est contraire à ce bien peut se rencontrer dans le sage (Le sage ou l’homme
vertueux ne souffre pas seulement du mal qu’il éprouve en lui- même, mais il
souffre encore à l’occasion du mal qu’il voit éprouver à ses amis et à ses
semblables.) et y produire une tristesse modérée. De plus, quoique l’homme
vertueux puisse être sans péché grave, il n’y a cependant personne qui passe sa
vie sans faire quelques fautes légères (Les stoïciens supposaient à tort que
l’homme vertueux était invulnérable du côté de l’âme et du côté du corps, et
qu’il n’y avait pour lui ni mal physique, ni mal moral.), d’après cette parole
de saint Jean (1 Jean, 1, 8)
: Si nous disons que nous n’avons pas de
péché, nous nous faisons illusion. 3° S l’homme vertueux n’a pas de péché,
il en a eu peut-être autrefois, et c’est avec raison qu’il en gémit, d’après ce
mot de l’Apôtre (2 Cor., 7, 10) : La tristesse qui est selon Dieu produit le repentir qui affermit l’œuvre
du salut. 4° On peut avec raison s’attrister du péché d’un autre : par
conséquent comme la vertu morale est compatible avec les autres passions quand
elles sont réglées par la raison, de même elle l’est avec la tristesse. — La seconde
raison qui frappait les stoïciens c’est que la tristesse a pour objet le mal
présent et la crainte le mal futur, comme la délectation se rapporte au bien
qui existe et le désir au bien qui est à venir. Or, la vertu peut faire qu’une
personne jouisse du bien qu’elle possède, ou qu’elle désire posséder celui
qu’elle n’a pas, ou qu’elle se mette en mesure contre un mal qu’elle redoute.
Mais que le mal présent fasse succomber le courage de l’homme et l’attriste,
ceci paraît absolument contraire à la raison ; d’où ils concluaient que la
tristesse est incompatible avec la vertu. Mais ce raisonnement est défectueux.
Car il y a un mal qui peut être présent pour l’homme vertueux, comme nous
l’avons dit (art. préc.), c’est celui que la raison
déteste (C’est ainsi que Jésus-Christ s’attristait de nos iniquités. Mon âme est triste jusqu’à la mort.).
Alors l’appétit sensitif suit le mouvement d’horreur que la raison éprouve,
quand il s’attriste de ce mal modérément et d’une manière raisonnable. Et comme
cette conformité de l’appétit sensitif avec la raison appartient à la vertu,
ainsi que nous l’avons dit (art. 1 et 2), il s’ensuit qu’on fait un acte de
vertu quand on s’attriste avec modération des choses dont on doit s’attrister,
comme l’observe Aristote (Eth., liv. 2,
chap. 6 et 7). D’ailleurs cette tristesse est utile pour faire éviter le mal.
Car comme le plaisir fait rechercher le bien avec plus d’ardeur ; de même la
tristesse fait qu’on fuit le mal avec plus d’énergie. D’où l’on doit conclure
que la tristesse qui a pour objet ce qui est conforme à la vertu ne peut
exister simultanément avec elle, parce que la vertu trouve son plaisir dans les
choses qui lui sont propres, tandis que la vertu s’attriste modérément de tout
ce qui lui est contraire de quelque manière.
Article
4 : Toute vertu morale se rapporte-t-elle aux passions ?
Objection
N°1. Il semble que toute vertu morale se rapporte aux passions. Car Aristote
dit (Eth., liv. 2, chap. 3) que la vertu morale
a pour objet le plaisir et la tristesse. Or, la délectation et la tristesse
sont des passions, comme nous l’avons dit (quest. 31, art. 1, et quest. 35,
art. 1). Donc toute vertu morale se rapporte aux passions.
Réponse
à l’objection N°1 : Toute vertu morale ne se rapporte pas au plaisir et à la
tristesse comme à sa propre matière, mais comme à un effet qui résulte de son
acte propre. Car tout homme vertueux se réjouit d’un acte de vertu et
s’attriste d’un acte contraire. C’est ce qui fait qu’Aristote ajoute (Eth., liv. 2, chap. 3) que si les vertus
sont uniquement relatives à nos actions et à nos passions, et si toute action
ou passion est toujours suivie de plaisir ou de peine, il s’ensuit que la vertu
se rapporte aux plaisirs et aux peines considérés comme une conséquence de ses
actes.
Objection
N°2. Ce qui est raisonnable par participation est le sujet des vertus morales,
comme le dit Aristote (Eth., liv. 1, chap. ult.). Or, c’est dans
cette partie de l’âme que les passions résident, comme nous l’avons dit (quest.
22, art. 3). Donc toute vertu morale se rapporte aux passions.
Réponse
à l’objection N°2 : Ce qui est raisonnable par participation ne comprend pas
seulement l’appétit sensitif qui est le sujet des passions, mais encore la
volonté dans laquelle aucune passion ne réside, comme nous l’avons dit (dans le
corps de l’article.)
Objection
N°3. Dans toute vertu morale on trouve une passion quelconque. Donc toutes se
rapportent aux passions, ou aucune d’elles ne s’y rapporte. Or, il y a des
vertus, comme la force et la tempérance, qui se rapportent aux passions,
d’après ce que dit Aristote (Eth., liv. 3,
chap. 6 et 10). Donc toutes les vertus morales s’y rapportent.
Réponse
à l’objection N°3 : Il y a des vertus qui ont pour objet de régler les
passions, mais il y en a d’autres qui ont un autre objet (Ces dernières ont
pour fonction de régler les opérations de la volonté, comme le fait la justice.).
On ne peut donc pas raisonner de la même manière sur toutes les vertus, comme
nous le verrons (quest. 60, art. 2).
Mais
c’est le contraire. La justice qui est une vertu morale ne se rapporte pas aux
passions, comme le dit Aristote (Eth., liv. 5, chap.
1 et suiv.).
Conclusion
Parmi les vertus morales il y en a qui dirigent et modèrent les passions ou les
mouvements de l’appétit sensitif, et il y en a d’autres qui règlent les
opérations de la volonté qui n’est pas le sujet des passions ; il est donc certain
que toute vertu morale ne se rapporte pas aux passions.
Il
faut répondre que la vertu morale perfectionne la partie appétitive de l’âme en
la dirigeant vers le bien raisonnable. Or, le bien raisonnable est celui qui
est dirigé ou réglé selon la raison ; par conséquent il arrive que la vertu
morale se rapporte à tout ce qui est ordonné et réglé par la raison. Et puisque
la raison ordonne non seulement les passions de l’appétit sensitif, mais encore
les opérations de l’appétit intelligentiel, c’est-á-dire de la volonté qui n’est pas le sujet de la
passion, comme nous l’avons dit (quest. 22, art. 3), il s’ensuit que toute
vertu morale ne se rapporte pas aux passions. Il y en a qui s’y rapportent,
mais il y en a d’autres qui se rapportent aux opérations de la volonté (Telle
est, par exemple, la justice qui a pour objet de régler les opérations de la
volonté, comme le dit saint Thomas dans l’article suivant.).
Article
5 : Y a-t-il quelque vertu morale qui puisse exister sans passion ?
Objection
N°1. Il semble que la vertu morale puisse exister sans passion. Car plus la
vertu morale est parfaite et plus elle surpasse les passions. Donc, pour
qu’elle atteigne sa plus haute perfection, il faut qu’elle soit absolument sans
passion.
Réponse
à l’objection N°1 : La vertu dompte les passions déréglées, mais elle produit
celles qui ne le sont pas (Comme la joie qu’éprouve le juste à la suite d’une
bonne action qu’il a faite.).
Objection
N°2. Tout être est parfait quand il est éloigné de son contraire et de tout ce
qui le porte vers lui. Or, les passions portent au péché qui est le contraire
de la vertu, et c’est pour ce motif que l’Apôtre les appelle (Rom., chap. 7) des passions de péché. Donc la vertu parfaite est absolument sans
passion.
Réponse
à l’objection N°2 : Les passions déréglées portent au péché, mais il n’en est
pas de même des passions modérées (Qui sont conformes à la raison.).
Objection
N°3. La vertu nous rend semblables à Dieu, comme le dit saint Augustin (De mor. Eccles.,
liv. 1, chap. 6 et 11). Or, Dieu fait tout sans passion. Donc la vertu la plus
parfaite existe absolument sans passion.
Réponse
à l’objection N°3 : Le bien se considère dans chaque être selon la condition de
sa nature. Or, en Dieu et dans les anges il n’y a pas d’appétit sensitif, comme
dans l’homme. C’est pourquoi Dieu et les anges font le bien absolument sans
passion, comme ils le font sans avoir de corps ; tandis que l’homme fait le
bien avec passion comme il le fait avec le ministère de son corps.
Mais
c’est le contraire. Il n’y a pas de juste qui ne se réjouisse d’une action
droite, comme le dit Aristote (Eth., liv. 1,
chap. 8). Or, la joie est une passion. Donc la justice ne peut pas exister sans
passion, et encore moins les autres vertus.
Conclusion
Les vertus morales qui ne se rapportent pas aux passions, mais aux opérations,
peuvent exister sans les passions, mais il n’en est pas de même des autres.
Il
faut répondre que si par passion nous entendons les affections déréglées, à la
façon des stoïciens, il est évident que la vertu est parfaite sans elles (La
vertu est même incompatible avec ces sortes d’affections.). Mais si nous
entendons par là tous les mouvements de l’appétit sensitif (Dans le sens des
péripatéticiens.), alors il est clair que les vertus morales qui se rapportent
aux passions, comme à leur matière propre, ne peuvent exister sans elles. La
raison en est qu’il s’ensuivrait de là que la vertu morale paralyserait
complètement l’appétit sensitif. Or, ce n’est pas le fait de la vertu de priver
des actes qui leur sont propres les facultés qui sont soumises à la raison,
mais elle veut qu’elles exécutent ses ordres en remplissant leurs propres
fonctions. Ainsi, comme la vertu se sert des membres du corps pour produire les
actes extérieurs qui sont de leur ressort, de même elle règle l’appétit
sensitif relativement aux mouvements qui lui sont propres. — Mais les vertus
morales qui se rapportent aux opérations et non aux passions, peuvent exister
sans ces dernières. Telle est la vertu de justice qui a pour objet de régler la
volonté dans son acte propre qui n’est pas une passion. Cependant tout acte de
justice a pour conséquence une impression de joie qui existe au moins dans la
volonté et qui n’est pas une passion. Et si cette joie vient à être augmentée
par l’accroissement même de la justice, il en résulte une sorte d’épanchement
qui atteint jusqu’à l’appétit sensitif lui-même, selon que les puissances
inférieures suivent le mouvement des puissances supérieures, comme nous l’avons
dit (quest. 17, art. 7 ; quest. 24, art. 3, et quest. préc., art. 2). Ainsi, par
suite de cette surexcitation, plus la justice est parfaite et plus est vive la
passion qu’elle produit.
Copyleft. Traduction
de l’abbé Claude-Joseph Drioux et de JesusMarie.com qui autorise toute personne à copier et à rediffuser par
tous moyens cette traduction française. La Somme Théologique de Saint Thomas
latin-français en regard avec des notes théologiques, historiques et
philologiques, par l’abbé Drioux, chanoine honoraire de Langres, docteur en
théologie, à Paris, Librairie Ecclésiastique et Classique d’Eugène Belin, 52,
rue de Vaugirard. 1853-1856, 15 vol. in-8°. Ouvrage honoré des
encouragements du père Lacordaire o.p. Si par erreur, malgré nos vérifications,
il s’était glissé dans ce fichier des phrases non issues de la traduction de
l’abbé Drioux ou de la nouvelle traduction effectuée par JesusMarie.com, et
relevant du droit d’auteur, merci de nous en informer immédiatement, avec
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puissions les retirer. JesusMarie.com accorde la plus grande importance au
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évangélisation catholique ne peut être surnaturellement féconde sans respect de
la morale catholique et des lois justes.
JesusMarie.com