Saint Thomas d’Aquin - Somme Théologique

1a 2ae = Prima Secundae = 1ère partie de la 2ème Partie

Question 60 : De la distinction des vertus morales entre elles

 

          Après avoir parlé de la distinction des vertus morales relativement aux passions, nous avons maintenant à nous occuper de la distinction des vertus morales entre elles. — A ce sujet il y a cinq questions à faire : 1° N’y a-t-il qu’une seule vertu morale ? — 2° Les vertus morales qui sont relatives aux opérations se distinguent- elles de celles qui sont relatives aux passions ? — 3° N’y a-t-il qu’une seule vertu morale qui se rapporte aux opérations ? — 4° Y a-t-il différentes vertus morales qui se rapportent aux différentes passions ? — 5° Les vertus morales se distinguent-elles d’après les divers objets des passions ?

 

Article 1 : N’y a-t-il qu’une seule vertu morale ?

 

          Objection N°1. Il semble qu’il n’y ait qu’une seule vertu morale. Car, comme dans les actes moraux la direction appartient à la raison qui est le sujet des vertus intellectuelles, de même l’inclination appartient à la puissance appétitive qui est le sujet des vertus morales. Or, il n’y a qu’une seule vertu intellectuelle qui dirige l’homme dans tous ses actes moraux, c’est la prudence. Donc il n’y a qu’une vertu morale qui règle et détermine toutes ses inclinations.

          Réponse à l’objection N°1 : L’objet de la raison est le vrai, qui doit sous le même rapport se rencontrer dans toutes les choses morales qui sont des actes contingents. C’est pour ce motif qu’il ne faut qu’une vertu, la prudence, pour nous diriger de cette manière. Mais l’objet de la puissance appétitive est le bien désirable dont la raison formelle se diversifie suivant les divers rapports qu’il a avec la raison qui nous dirige.

 

          Objection N°2. Les habitudes ne se distinguent pas d’après les objets matériels, mais d’après leurs raisons formelles. Or, la raison formelle du bien auquel se rapporte la vertu morale est une, puisqu’elle n’est autre chose que le mode de la raison. Il semble donc qu’il n’y ait qu’une seule vertu morale.

          Réponse à l’objection N°2 : La raison formelle du bien est une dans son genre à cause de l’unité de l’agent. Mais elle est différente d’espèce selon les habitudes diverses de ceux sur lesquels son influence s’exerce, comme nous l’avons dit (dans le corps de l’article.).

 

          Objection N°3. Les choses morales tirent leur espèce de leur fin, comme nous l’avons dit (quest. 1, art. 5). Or, la fin commune de toutes les vertus morales est une, car c’est le bonheur. Les fins particulières et prochaines sont au contraire infinies, mais les vertus morales ne le sont pas. Il semble donc qu’il n’y ait qu’une seule vertu morale.

          Réponse à l’objection N°3 : Les choses morales ne tirent pas leur espèce de leur fin dernière, mais de leurs fins prochaines qui, quoique infinies numériquement, ne le sont pourtant pas spécifiquement.

 

          Mais c’est le contraire. Une seule et même habitude ne peut pas exister dans diverses puissances, comme nous l’avons dit (quest. 56, art. 2). Or, le sujet des vertus morales est la partie appétitive de l’âme où l’on distingue des puissances diverses, comme nous l’avons vu (1a pars, quest. 81, art. 2). Donc il ne peut se faire qu’il n’y ait qu’une seule vertu morale.

 

          Conclusion L’objet de la puissance appétitive à laquelle la vertu morale appartient étant le bien qui n’est pas d’une seule espèce, il faut que les vertus morales elles-mêmes se multiplient selon la diversité des objets.

          Il faut répondre que, comme nous l’avons dit (quest. 58, art. 2), les vertus morales sont des habitudes de la partie appétitive de l’âme. Les habitudes diffèrent d’espèce selon la différence spécifique de leurs objets comme nous l’avons vu (quest. 54, art. 2). Or, l’espèce de l’objet qu’on appète, comme l’espèce d’une chose quelconque, se considère d’après la forme spécifique qui provient de l’agent. Mais il est à remarquer que la matière de l’être produit se rapporte de deux façons à l’agent qui est son principe. Car quelquefois il reçoit la forme de l’agent telle qu’elle est et de la même manière qu’elle existe dans l’agent lui-même ; c’est ce qui arrive dans tous les agents univoques (On appelle univoques les choses dont le nom est commun et l’essence est absolument la même.). Il est alors nécessaire, si l’agent est un dans son espèce, que la matière reçoive une forme d’une espèce unique. Ainsi le feu n’engendre univoquement que ce qui est compris dans son espèce (Le bois, quand il est embrasé par le feu, reçoit la forme du feu.). D’autres fois la matière reçoit de l’agent une forme qui n’est pas de même nature que la sienne, comme on le voit à l’égard des principes générateurs qui ne sont pas univoques. C’est ainsi que le soleil engendre un animal. Dans ce cas les formes que la matière reçoit du même agent ne sont pas d’une seule espèce, mais elles varient selon les proportions diverses d’après lesquelles la matière a reçu l’influence de l’agent. Ainsi nous voyons que l’action du soleil produit au moyen de la putréfaction des animaux de différentes espèces selon la diversité des proportions de la matière (Les effets diffèrent selon la diversité des éléments sur lesquels l’agent exerce son influence. La putréfaction produit des insectes de différente espèce.). Or, il est évident qu’à l’égard des actes moraux la raison est la faculté qui meut et qui ordonne, tandis que la puissance appétitive est la faculté qui est mue et commandée. L’appétit ne conçoit pas les impressions de la raison d’une manière univoque, parce qu’il n’est pas raisonnable par essence, mais par participation, comme le dit Aristote (Eth., liv. 1, chap. ult.). Par conséquent les objets de l’appétit forment d’après le mouvement de la raison différentes espèces selon qu’ils se rapportent de différentes manières à la raison elle-même. D’où il suit que les vertus morales diffèrent spécifiquement et qu’il n’y en a pas qu’une seule.

 

Article 2 : Les vertus morales qui dirigent les opérations se distinguent-elles de celles qui règlent les passions ?

 

          Objection N°1. Il semble que les vertus morales ne se distinguent pas entre elles, parce que les unes dirigent les opérations et que les autres règlent les passions. Car Aristote dit (Eth., liv. 2, chap. 3) que la vertu morale est la pratique de ce qu’il y a de mieux relativement au plaisir et à la peine. Or, la volupté et la tristesse sont des passions, comme nous l’avons vu (quest. 31, art. 1, et quest. 35, art. 1). Donc la même vertu qui se rapporte aux passions se rapporte aussi aux opérations, puisqu’elle est une chose pratique.

 

          Objection N°2. Les passions sont les principes des opérations extérieures. Si donc il y a des vertus qui règlent les passions, il faut aussi que ces mêmes vertus règlent par conséquent les opérations. Donc ce sont les mêmes vertus morales qui se rapportent aux passions et aux opérations.

 

          Objection N°3. L’appétit sensitif est mû bien ou mal à l’égard de toute opération extérieure. Or, les mouvements de l’appétit sensitif sont des passions. Donc les vertus qui se rapportent aux opérations se rapportent aussi aux passions.

 

          Mais c’est le contraire. Aristote fait rapporter la justice aux opérations (Eth., liv. 5, chap. 1 et suiv.) ; la tempérance, la force, la douceur à certaines passions (Eth., liv. 2, chap. 3 et 7).

 

          Conclusion Quoique parmi les vertus morales il y en ait qui se rapportent aux opérations et aux passions comme étant la cause qui les produit, cependant celles qui se rapportent aux opérations se distinguent de celles qui se rapportent aux passions en raison de la diversité de leurs objets.

          Il faut répondre que l’opération et la passion peuvent se rapporter à la vertu de deux manières : 1° On peut les considérer comme ses effets. En ce sens toute vertu morale produit de bonnes opérations, et cause quelque plaisir ou quelque peine qui sont, comme nous l’avons dit (quest. 59, art. 4, réponse N°1), des passions. 2° On peut considérer l’opération comme la matière à laquelle la vertu morale se rapporte. En ce sens les vertus morales qui se rapportent aux opérations doivent nécessairement différer de celles qui se rapportent aux passions. La raison en est que dans certaines opérations le bien et le mal se considèrent d’après les opérations elles-mêmes, de quelque manière que l’bomme soit affecté à leur égard. Ainsi ces opérations sont bonnes ou mauvaises selon le rapport qu’elles ont avec un autre objet extérieur. C’est pourquoi il faut qu’il y ait une vertu qui les dirige et qui les règle en elles-mêmes ; comme l’achat et la vente et toutes les opérations de cette nature qui impliquent le rapport d’une chose qui est due ou qui n’est pas due à un autre. Ainsi la justice et ses parties (Les autres vertus qui reposent sur ce qui est dû, comme la piété, la reconnaissance, la relation, etc.) se rapportent directement aux opérations comme à leur matière propre. Dans d’autres opérations le bien et le mal se considèrent uniquement selon leur rapport avec le sujet qui les produit. C’est pour ce motif que le bien et le mal se doivent considérer dans ces opérations suivant que l’homme est bien ou mal affecté par rapport à elles. C’est pour cela que les vertus qui ont pour objet ces sortes d’opération doivent principalement se rapporter aux affections intérieures qu’on appelle passions, comme on le voit évidemment par la tempérance, la force et les autres vertus semblables (Ces deux sortes de vertus morales sont nécessairement différentes parce que leurs objets sont différents.). Or, il arrive que dans les opérations qui se rapportent à un tiers, la vertu peut être blessée par le dérèglement d’une passion quelconque et alors il en résulte un double mal. D’un côté la justice est violée parce qu’on n’a pas renfermé l’opération extérieure dans les limites qui lui étaient propres ; d’un autre côté en ne réglant pas ses passions intérieures on a péché contre une autre vertu. Ainsi quand on frappe quelqu’un par colère, on pèche contre la justice, parce qu’on n’avait pas le droit de le frapper, et on pèche contre la douceur par excès d’emportement. Il en est de même d’une foule d’autres opérations.

          La réponse aux objections est par là même évidente. Car le premier argument repose sur l’opération considérée comme un effet de la vertu ; et les deux autres s’appuient sur ce que l’opération et la passion concourent au même but. Mais il y a des circonstances où la vertu se rapporte principalement à l’opération et d’autres à la passion, comme nous l’avons dit (dans le corps de l’article.).

 

Article 3 : N’y a-t-il qu’une seule vertu morale qui se rapporte aux opérations ?

 

          Objection N°1. Il semble qu’il n’y ait qu’une seule vertu morale qui se rapporte aux opérations. Car la droiture de toutes les opérations extérieures paraît appartenir à la justice. Or, la justice est une vertu unique. Donc il n’y a qu’une vertu qui se rapporte aux opérations.

          Réponse à l’objection N°1 : La justice proprement dite est une vertu spéciale qui a pour objet toute dette stricte qu’on peut solder par une chose équivalente (Par exemple une somme d’argent qu’on peut payer au moyen d’une somme égale.), mais on emploie souvent ce mot dans un sens plus large et on désigne par là l’acquittement d’une dette quelconque ; alors ce n’est plus une vertu spéciale.

 

          Objection N°2. Les opérations qui se rapportent au bien d’un seul paraissent très différentes de celles qui se rapportent au bien de la multitude. Cependant cette différence n’établit pas de diversité entre les vertus morales. Car Aristote dit (Eth., liv. 5, chap. 1) que la justice légale qui ordonne les actes des hommes par rapport au bien général n’est pas autre chose que la vertu qui ordonne les actes de l’homme par rapport à un seul individu, et qu’elle n’en diffère que rationnellement. Donc la diversité des opérations ne produit pas la diversité des vertus morales.

          Réponse à l’objection N°2 : La justice qui a pour but le bien général est une autre vertu que la justice qui se rapporte au bien particulier d’un individu. Ainsi le droit commun se distingue du droit privé. Cicéron (De invent., liv. 2) n’admet qu’une vertu spéciale, la piété qui se rapporte au bien de la patrie, tandis que la justice qui fait que l’homme a pour but le bien commun est une vertu générale, parce qu’elle rapporte à sa fin, qui est le bien commun, les actes de toutes les vertus. Or, la vertu, selon qu’elle est ainsi commandée par cette espèce de justice, reçoit son nom, et c’est ce qui fait que la vertu ne diffère de la justice légale que rationnellement, comme la vertu qui opère par elle-même ne diffère que rationnellement de la vertu qui opère sous les ordres d’un autre.

 

          Objection N°3. Si les vertus morales se diversifient d’après la diversité des opérations auxquelles elles se rapportent, il faut que chaque opération diverse nécessite des vertus morales différentes. Mais il est évident que cela est faux. Car il appartient à la justice d’établir l’équité des échanges en divers genres, ainsi que dans toutes les distributions et tous les partages qui se font, comme le dit Aristote (Eth., liv. 5, chap. 2). Donc il n’y a pas différentes vertus pour régler chaque opération diverse.

          Réponse à l’objection N°3 : Dans toutes les opérations qui appartiennent à la justice spéciale c’est toujours la même nature de dette ; c’est pourquoi la vertu de justice reste la même, surtout par rapport aux échanges. Toutefois la justice distributive peut être d’une autre espèce que la justice commutative (La justice commutative règle les rapports des particuliers entre eux, et la justice distributive ceux de l’Etat avec les individus. C’est par elle qu’on distribue les charges proportionnellement aux mérites de chacun.), comme nous le verrons (quest. 61, art. 1).

 

          Mais c’est le contraire. La religion est une vertu différente de la piété. Cependant l’une et l’autre règlent certaines opérations.

 

          Conclusion Quoique les vertus morales qui se rapportent aux opérations aient une raison générale de justice qui leur est commune, néanmoins on doit en distinguer plusieurs espèces d’après la diversité de leurs raisons spéciales.

          Il faut répondre que toutes les vertus morales qui se rapportent aux opérations sont fondées sur une raison générale de justice qui se considère d’après ce qu’on doit à autrui ; mais elles se distinguent d’après leurs diverses raisons spéciales. La raison en est que la légitimité des opérations extérieures se considère, comme nous l’avons dit (art. préc.), non d’après le rapport qu’elles ont avec les affections de l’homme, mais suivant la convenance de la chose considérée en elle-même. Et c’est sur cette convenance que repose la nature de la dette qui constitue l’essence de la justice. Car il appartient à la justice de rendre ce qui est dû. Par conséquent toutes les vertus de cette nature qui se rapportent aux opérations ont une certaine raison de justice. Mais ce qui est dû n’existe pas en tout sous le même rapport. Car ce que l’on doit à un égal diffère de ce que l’on doit à un supérieur ou à un inférieur ; ce que l’on doit d’après un pacte positif diffère de ce que l’on doit d’après une promesse ou d’après un bienfait reçu ; et les vertus se diversifient selon les divers rapports sous lesquels on peut considérer ce qui est dû. Ainsi la religion est la vertu par laquelle on rend à Dieu ce qui lui est dû ; la piété est celle par laquelle on rend à ses parents ou à sa patrie ce qu’on leur doit, et la reconnaissance est celle par laquelle on s’acquitte envers ses bienfaiteurs (Le motif pour lequel nous nous acquittons envers Dieu de ce que nous lui devons est autre que le motif qui nous porte à nous acquitter de ce que nous devons à la patrie, et c’est cette diversité de motifs qui établit une différence entre la religion et la piété. Et il en est de même des autres vertus.), et il en est ainsi des autres vertus.

 

Article 4 : Faut-il des vertus morales différentes pour régler des passions diverses ?

 

          Objection N°1. Il semble que les vertus morales qui règlent des passions diverses ne soient pas différentes. Car il n’y a qu’une habitude pour les choses qui ont même principe et même fin, comme on le voit sur tout à l’égard des sciences. Or, toutes les passions ont un même principe qui est l’amour, et elles ont toutes une même fin qui est le plaisir ou la peine, comme nous l’avons vu (quest. 25, art. 1 et 2). Donc il n’y a qu’une vertu morale qui règle toutes les passions.

          Réponse à l’objection N°1 : Toutes les passions ont le même principe et la même fin générale, mais elles n’ont pas le même principe ou la même fin propre ; par conséquent cela ne suffit pas pour établir l’unité de la vertu morale.

 

          Objection N°2. S’il y avait différentes vertus morales qui se rapportassent à des passions diverses, il s’ensuivrait qu’il y aurait autant de vertus morales qu’il y a de passions. Mais cela est évidemment faux, parce qu’il n’y a qu’une seule et même vertu morale pour régler des passions opposées ; ainsi la force règle également la crainte et l’audace, la tempérance, le plaisir et la peine. Il ne faut donc pas qu’il y ait différentes vertus morales pour régler des passions différentes.

          Réponse à l’objection N°2 : Comme, dans l’ordre naturel, le principe par lequel on s’éloigne d’une chose et on se rapproche d’une autre est le même (On va par un seul et même principe du noir au blanc.), ainsi dans l’ordre rationnel les contraires sont compris sous la même raison ; c’est ce qui fait que la vertu morale, qui tient de ces deux ordres (Littéralement : qui acquiesce à la raison comme une autre nature.), embrasse dans son unité les passions contraires.

 

          Objection N°3. L’amour, la concupiscence et le plaisir sont des passions d’espèce différente, comme nous l’avons vu (quest. 23, art. 4). Or, il n’y a qu’une vertu, qui est la tempérance, pour les régler toutes. Donc il n’y a pas différentes vertus morales pour régler les différentes passions.

          Réponse à l’objection N°3 : Ces trois passions se rapportent selon un certain ordre au même objet (L’amour, le désir et la joie sont trois passions qui ont toutes le bien pour objet.), comme nous l’avons dit (dans le corps de l’article.). C’est pourquoi elles appartiennent à la même vertu morale.

 

          Mais c’est le contraire. La force règle la crainte et l’audace, la tempérance la concupiscence, la douceur la colère, comme le dit Aristote (Eth., liv. 3, chap. 6 et 10 ; liv. 4, chap. 4 et 5).

 

          Conclusion Il est impossible qu’une seule et même vertu morale règle toutes les passions, quoiqu’il arrive que la même vertu règle des passions qui sont contraires.

          Il faut répondre qu’on ne peut pas dire qu’il n’y ait qu’une seule et même vertu morale pour régler toutes les passions. Car il y a des passions qui appartiennent à différentes puissances, puisque les unes se rapportent à l’irascible, les autres au concupiscible (Tandis que la vertu ne peut exister que dans une seule puissance.), comme nous l’avons dit (quest. 23, art. 1). Cependant la diversité des passions n’implique pas nécessairement la diversité des vertus morales qui s’y rapportent : 1° parce qu’il y a des passions qui sont contraires l’une à l’autre, comme la joie et la tristesse, la crainte et l’audace, etc. A l’égard de ces passions qui sont ainsi opposées entre elles il ne faut qu’une seule et même vertu. Car la vertu morale consistant dans une sorte de moyen terme, le milieu entre deux passions contraires (La force indique, par exemple, un moyen terme dont la crainte ne peut s’écarter et que l’audace ne peut dépasser.) n’offre qu’un seul et même rapport, comme dans l’ordre naturel il n’y a qu’un milieu entre deux contraires ; par exemple, entre le noir et le blanc. 2° Parce que des passions différentes peuvent répugner de la même manière à la raison ; par exemple, soit en poussant à ce qui lui est contraire, soit en éloignant de ce qui lui est conforme. C’est pourquoi les différentes passions de l’appétit concupiscible n’appartiennent pas à des vertus morales différentes, parce que leurs mouvements résultent d’après un certain ordre les uns des autres, selon qu’ils se rapportent tous au même point, c’est-à-dire qu’ils ont pour but la recherche du bien et la fuite du mal. Ainsi la concupiscence procède de l’amour et conduit à la délectation. Il faut faire le même raisonnement à l’égard des passions contraires ; car la fuite ou la détestation résulte de la haine et mène à la tristesse. Mais les passions de l’irascible ne sont pas du même ordre, elles se rapportent au contraire à des objets différents. Ainsi l’audace et la crainte se rapportent à quelque grand danger ; l’espérance et le désespoir à quelque bien difficile, et la colère veut vaincre l’ennemi qui lui a fait du tort. C’est pour cette raison qu’il y a différentes vertus dont l’objet est de régler les passions. Ainsi la tempérance règle les passions du concupiscible ; la force la crainte et l’audace ; la magnanimité l’espérance et le désespoir ; la douceur la colère.

 

Article 5 : Les vertus morales se distinguent-elles selon les divers objets des passions ?

 

          Objection N°1. Il semble que les vertus morales ne se distinguent pas selon les objets dos passions. Car, comme il y a les objets des passions, de même il y a les objets des opérations. Or, les vertus morales qui se rapportent aux opérations ne se distinguent pas d’après les objets des opérations ; car il appartient à la même vertu de justice d’acheter ou de vendre une maison et un cheval. Donc les vertus morales qui règlent les passions ne se diversifient pas non plus d’après les objets de ces passions.

          Réponse à l’objection N°1 : Tous les objets de la même opération selon l’espèce se rapportent de la même manière à la raison, mais il n’en est pas ainsi de tous les objets de la même passion, parce que les opérations ne répugnent pas à la raison comme les passions (Ainsi la libéralité et la magnanimité sont des vertus différentes qui se rapportent à l’amour des richesses, parce que cette passion se rapporte elle-même de différentes manières à la raison.).

 

          Objection N°2. Les passions sont des actes ou des mouvements de l’appétit sensitif. Or, pour la diversité des habitudes il faut une différence plus profonde que pour la diversité des actes. Donc les objets divers qui ne changent pas l’espèce de la passion ne pourront changer l’espèce de la vertu morale, de telle sorte qu’il n’y a qu’une seule vertu morale pour tous les plaisirs, et il en est de même des autres affections de l’âme.

          Réponse à l’objection N°2 : Les passions se diversifient d’une manière et les vertus d’une autre, comme nous l’avons dit (dans le corps de l’article.).

 

          Objection N°3. Le plus et le moins ne changent pas l’espèce. Or, les divers objets qui nous délectent ne diffèrent que selon le plus et le moins. Donc tout ce qui délecte appartient à une seule espèce de vertu, et pour la même raison tout ce qui est terrible, et ainsi du reste. Donc la vertu morale ne se distingue pas d’après les objets des passions.

          Réponse à l’objection N°3 : Le plus et le moins ne diversifient pas l’espèce, sinon quand il en résulte des rapports divers à l’égard de la raison.

 

          Objection N°4. Comme la vertu opère le bien, de même elle empêche le mal. Or, il y a différentes vertus qui se rapportent au désir du bien ; ainsi la tempérance règle la concupiscence qui a pour objet les plaisirs des sens, et la bonne humeur règle le plaisir qu’on prend au jeu. Donc il doit aussi y avoir différentes vertus qui règlent les craintes que l’on conçoit à l’occasion du mal.

          Réponse à l’objection N°4 : Le bien meut plus fortement que le mal ; parce que le mal n’agit qu’en vertu du bien, comme le dit saint Denis (De div. nom., chap. 4). De là il arrive que le mal n’offre pas à la raison cette difficulté qui requiert une vertu à moins qu’il ne soit excessif, ce qui semble être unique pour chaque genre de passion. C’est pour cette raison qu’on n’admet qu’une vertu qui est la douceur pour régler la colère ; de même il n’y en a qu’une qui règle l’audace, et c’est la force. Mais le bien implique une difficulté qui requiert de la vertu, même quand il n’est pas extrême dans le genre de telle ou telle passion ; c’est pour ce motif qu’il y a différentes vertus morales qui règlent les concupiscences (Parce que la concupiscence se rapporte à plusieurs objets divers, comme les plaisirs de la table, de la chair, du jeu, etc.), comme nous l’avons dit (dans le corps de l’article.).

 

          Mais c’est le contraire. La chasteté règle les plaisirs des sens, l’abstinence les plaisirs de la table, et la saine gaieté les plaisirs du jeu.

 

          Conclusion Puisque la perfection de la vertu dépend de la raison, on doit distinguer différentes espèces de vertus morales selon que les objets des passions impliquent divers rapports rationnels.

          Il faut répondre que la perfection de la vertu dépend de la raison, tandis que la perfection de la passion dépend de l’appétit sensitif ; par conséquent il faut que les vertus soient diversifiées selon qu’elles se rapportent à la raison et qu’on diversifie les passions selon qu’elles se rapportent à l’appétit. Ainsi les objets des passions, selon leurs divers rapports avec l’appétit sensitif, produisent différentes espèces de passions, et selon leurs divers rapports avec la raison ils produisent différentes espèces de vertu. Comme le mouvement de la raison n’est pas le même que celui de l’appétit sensitif, rien n’empêche que la différence des objets ne produise des passions diverses sans produire des vertus différentes. C’est ce qui arrive quand une vertu a pour objet de régler plusieurs passions, comme nous l’avons dit (art. préc.). La différence des objets peut aussi produire des vertus diverses sans produire des passions différentes. Ainsi différentes vertus peuvent se rapportera une seule passion ; par exemple, à la délectation. Et parce que les différentes passions qui appartiennent à des puissances diverses appartiennent toujours à des vertus qui sont diverses aussi, comme nous l’avons dit (art. 2 et 4), il s’ensuit que la diversité des objets qui regarde la diversité des puissances diversifie toujours l’espèce des vertus. Telle est, par exemple, une chose qui est bonne absolument et une chose qui est bonne et difficile. — La raison régissant d’une certaine manière les parties inférieures de l’homme et s’étendant aussi aux choses extérieures, il arrive que suivant que l’objet d’une passion est perçu par les sens, l’imagination ou la raison, et selon qu’il appartient à l’âme, au corps ou aux choses extérieures, il se rapporte de différentes manières à la raison, et par conséquent il est de nature à diversifier les vertus. Le bien de l’homme, qui est l’objet de l’amour, de la concupiscence et du plaisir, peut être considéré comme appartenant aux sens corporels ou à la perception intérieure de l’âme, et cela, soit qu’il se rapporte à l’homme considéré en lui-même quant à son corps ou quant à son âme, soit qu’il se rapporte à l’homme considéré dans ses relations avec les autres. Tous ces divers aspects diversifient la vertu, parce qu’ils impliquent divers rapports avec la raison. Ainsi donc si l’on considère le bien que le tact perçoit et qui a pour objet la conservation de la vie humaine dans l’individu ou dans l’espèce, comme les jouissances de la table et les plaisirs charnels, il appartient à la vertu de tempérance. Les plaisirs des autres sens n’étant pas violents, n’offrent à la raison aucune difficulté (Il n’y a pas de vertus qui répondent aux odeurs, aux sens et aux couleurs, ou plutôt toutes ces perceptions externes revenant au même phénomène interne, la tempérance suffit.). C’est pourquoi il n’est pas nécessaire qu’il y ait une vertu pour les régler, parce que la vertu comme l’art a pour objet ce qui est difficile, comme le dit Aristote (Eth., liv. 2, chap. 3). Le bien que les sens ne perçoivent pas, mais qui tombe sous la puissance intérieure de l’âme et qui appartient à l’homme considéré en lui-même, est l’argent et l’honneur : l’argent se rapporte de lui-même au bien du corps, et l’honneur se rapporte à l’âme. On peut considérer ces biens d’une manière absolue, selon qu’ils appartiennent à l’appétit concupiscible, ou bien comme accompagnés d’une certaine difficulté, selon qu’ils appartiennent à l’irascible. Cette distinction n’a pas lieu pour les biens qui délectent le tact, parce que ces biens sont infimes et qu’ils ne conviennent à l’homme que suivant ce qu’il a de commun avec les animaux. La vertu qui se rapporte à l’argent pris absolument, selon qu’il est l’objet de la concupiscence, de la délectation ou de l’amour, c’est la libéralité. Celle qui se rapporte à ce même bien accompagné d’une certaine difficulté et considéré ainsi selon qu’il est l’objet de l’espérance, c’est la magnificence. A l’égard de l’honneur pris d’une manière absolue et considéré comme l’objet de l’amour, il y a une vertu qu’on appelle en grec philotimia, c’est-à-dire amour de l’honneur. Mais si on le considère comme accompagné d’une certaine difficulté selon qu’il est l’objet de l’espérance, c’est alors la magnanimité. Ainsi la libéralité et l’amour des honneurs paraissent résider dans le concupiscible ; la magnificence et la magnanimité dans l’irascible. Le bien de l’homme considéré par rapport aux autres n’est pas considéré comme difficile (Parce que selon qu’il est relevé ou médiocre il n’est pas différent de lui-même.), mais on le prend dans un sens absolu comme l’objet des passions du concupiscible. Ce bien peut être agréable à quelqu’un, selon qu’il se livre à un autre en matière sérieuse, comme quand il s’agit d’actions que la raison dirige vers la fin qui leur convient ; ou bien par plaisanterie, quand il s’agit d’actions qui n’ont d’autre but que d’amuser, et qui ne se rapportent pas à la raison de la même manière que les premières. En matière sérieuse un individu se donne à un autre de deux manières : 1° Pour lui être agréable par la convenance de ses paroles et de ses actes. C’est ce qui appartient à la vertu qu’Aristote (Eth., liv. 2, chap. 7) nomme l’amitié, et qu’on peut appeler l’affabilité. 2° Un individu se livre à un autre pour se découvrir à lui au moyen de ses paroles et de ses actions ; ceci appartient à une autre vertu qu’on appelle la vérité. Car la manifestation de soi-même se rapproche de la raison plus que la délectation, et les choses sérieuses s’y rapportent plus directement que les choses plaisantes. C’est pour cela qu’à l’égard du plaisir qu’on goûte dans le jeu, il y a une autre vertu qu’Aristote appelle une honnête gaieté (Eth., liv. 4, chap. 8) (En grec, l’eutrapélie ou la belle humeur.). D’où il résulte évidemment que d’après ce philosophe il y a dix vertus morales qui règlent les passions, savoir : la force, la tempérance, la libéralité, la magnificence, la magnanimité, l’amour de l’honneur, la douceur, l’amitié, la vérité et la gaieté franche et honnête. Ces vertus se distinguent selon la diversité des matières, des passions ou des objets. En y ajoutant la justice, qui se rapporte aux opérations, on trouvera en tout onze vertus.

 

Copyleft. Traduction de l’abbé Claude-Joseph Drioux et de JesusMarie.com qui autorise toute personne à copier et à rediffuser par tous moyens cette traduction française. La Somme Théologique de Saint Thomas latin-français en regard avec des notes théologiques, historiques et philologiques, par l’abbé Drioux, chanoine honoraire de Langres, docteur en théologie, à Paris, Librairie Ecclésiastique et Classique d’Eugène Belin, 52, rue de Vaugirard. 1853-1856, 15 vol. in-8°. Ouvrage honoré des encouragements du père Lacordaire o.p. Si par erreur, malgré nos vérifications, il s’était glissé dans ce fichier des phrases non issues de la traduction de l’abbé Drioux ou de la nouvelle traduction effectuée par JesusMarie.com, et relevant du droit d’auteur, merci de nous en informer immédiatement, avec l’email figurant sur la page d’accueil de JesusMarie.com, pour que nous puissions les retirer. JesusMarie.com accorde la plus grande importance au respect de la propriété littéraire et au respect de la loi en général. Aucune évangélisation catholique ne peut être surnaturellement féconde sans respect de la morale catholique et des lois justes.

 

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