Saint Thomas d’Aquin - Somme Théologique
1a 2ae = Prima Secundae = 1ère partie de la 2ème Partie
Question 61 :
Des vertus cardinales
Après
avoir parlé de la distinction des vertus, nous avons maintenant à nous occuper
des vertus cardinales. — A ce sujet il y a cinq questions qui se présentent :
1° Les vertus morales doivent-elles être appelées cardinales ou principales ? —
2° Du nombre de ces vertus. — 3° Quelles sont-elles ? — 4° Diffèrent-elles les
unes des autres ? — 5° Est-il convenable de les diviser en vertus politiques, en vertus épuratoires, en vertus épurées et en vertus exemplaires ?
Article
1 : Les vertus morales doivent-elles être appelées cardinales ou principales ?
Objection
N°1. Il semble que les vertus morales ne doivent pas recevoir le nom de vertus
cardinales ou principales. Car les choses qui se divisent par opposition sont
simultanées par nature, comme le dit Aristote (Catég., chap. De simult.). Ainsi l’une n’est pas plus principale que les
autres. Or, toutes les vertus divisent par opposition le genre de la vertu.
Donc il n’y en a aucune qu’on doive appeler principale.
Réponse
à l’objection N°1 : Quand un genre univoque se divise en ses espèces, alors les
parties de la division sont égales par rapport au genre (Elles participent également
à la nature du genre ; ainsi l’animalité est également dans l’homme et la
brute.), quoique selon la nature de la chose une espèce soit plus principale et
plus parfaite qu’une autre, comme l’homme est plus parfait que les autres
animaux. Mais quand on divise un genre analogue (On appelle analogues les
choses qui sont diverses, mais qui ont cependant entre elles de la ressemblance
et du rapport.) qui s’entend de plusieurs choses qui sont proportionnelles
entre elles, alors rien n’empêche que l’une ne soit plus principale que
l’autre, même selon la raison formelle qui leur est commune. Ainsi on dit que
la substance est un être plus principal que l’accident. Or, telle est la
division des vertus en divers genres, parce que le bien rationnel qu’elles
renferment ne se trouve pas dans toutes de la même manière.
Objection
N°2. La fin est plus principale que les moyens. Or, les vertus théologales se
rapportent à la fin, tandis que les vertus morales se rapportent aux moyens.
Donc les vertus morales ne doivent pas recevoir le nom de vertus principales ou
cardinales, mais cette expression convient plutôt aux vertus théologales.
Réponse
à l’objection N°2 : Les vertus théologales sont supérieures à l’homme, comme
nous l’avons dit (quest. 58, art. 3, réponse N°3). C’est pourquoi on ne les
appelle pas, à proprement parler, des vertus humaines, mais des vertus
surhumaines ou divines.
Objection
N°3. Ce qui existe par essence est plus principal que ce qui existe par participation.
Or, les vertus intellectuelles appartiennent à ce qui est raisonnable par
essence, et les vertus morales appartiennent à ce qui est raisonnable par
participation, comme nous l’avons dit (quest. 58, art. 1 et 2). Donc les vertus
morales ne sont pas les vertus principales, mais ce sont plutôt les vertus
intellectuelles qui méritent ce titre.
Réponse
à l’objection N°3 : Les vertus intellectuelles autres que la prudence,
quoiqu’elles soient plus principales que les vertus morales relativement au
sujet (Les vertus intellectuelles résident dans la raison, tandis que les
vertus morales résident dans l’appétit, et la raison est plus noble que les
puissances appétitives.), ne le sont cependant pas relativement à l’essence de
la vertu qui se rapporte au bien qui est l’objet de l’appétit.
Mais
c’est le contraire. Saint Ambroise expliquant ces paroles de saint Luc (chap. 6)
: Bienheureux les pauvres d’esprit,
dit (In Luc., liv. 5) : Nous savons
qu’il y a quatre vertus cardinales : la tempérance,
la justice, la prudence et la force. Or,
ces vertus sont des vertus morales. Donc les vertus morales sont cardinales.
Conclusion
Comme il n’y a que les vertus morales qui maintiennent la droiture de
l’appétit, on leur donne exclusivement le nom de cardinales ou de principales.
Il
faut répondre que quand nous parlons de la vertu d’une manière absolue, nous
entendons parler de la vertu humaine. Or, la vertu humaine, comme nous l’avons
dit (quest. 56, art. 3), considérée dans la perfection de sa nature, exige la
droiture de l’appétit. Car la vertu ainsi comprise rend non seulement capable
de bien agir, mais elle produit encore l’usage qu’on doit faire de ses bonnes
actions. C’est dans un sens imparfait qu’on donne le nom de vertu à une qualité
qui n’exige pas la droiture de l’appétit, parce qu’elle se contente de donner
au sujet la faculté de bien agir, sans y joindre l’usage qu’on doit faire de
cette aptitude (Telles sont les vertus intellectuelles.). Or, il est constant
que ce qui est parfait l’emporte sur ce qui est imparfait ; c’est pourquoi on appelle
principales les vertus qui impliquent la droiture de l’appétit. Et ces vertus
sont des vertus morales, à l’exception de la prudence qu’on range parmi les
vertus intellectuelles, mais qui est par sa matière (Elle a pour matière les
actes des vertus morales qu’elle dirige.) une sorte de vertu morale, comme nous
l’avons prouvé (quest. 58, art. 3, réponse N°1). C’est donc avec raison qu’on
place parmi les vertus morales les vertus qu’on appelle principales ou
cardinales.
Article
2 : Y a-t-il quatre vertus cardinales ?
Objection
N°1. Il semble qu’il n’y ait pas quatre vertus cardinales. Car la prudence
dirige les autres vertus morales, comme nous l’avons dit (quest. 57, art. 4).
Or, ce qui dirige les autres est ce qu’il y a de plus principal. Donc il n’y a
que la prudence qui soit une vertu principale.
Réponse
à l’objection N°1 : La prudence est absolument parlant plus noble que toutes
les autres vertus (Elle est la première de toutes les vertus morales parce
qu’elle dirige toutes les autres vers leur fin.) ; mais cela n’empêche pas les
autres d’être des vertus principales, chacune dans leur genre.
Objection
N°2. Les vertus principales sont morales de quelque manière. Or, ce qui nous
dirige à l’égard des actions morales, c’est la raison pratique et l’appétit qui
lui est conforme, comme le dit Aristote (Eth., liv. 6, chap. 2). Donc il
n’y a que deux vertus cardinales.
Réponse
à l’objection N°2 : Le sujet qui est raisonnable par participation se divise en
trois, comme nous l’avons dit (dans le corps de l’article.).
Objection
N°3. Parmi les autres vertus l’une est plus principale qu’une autre. Or, pour
qu’on donne le nom de vertu principale à une vertu il n’est pas nécessaire
qu’elle soit principale relativement à toutes les autres, mais relativement à
quelques-unes. Il semble donc qu’il y ait un nombre de vertus principales
beaucoup plus considérable.
Réponse
à l’objection N°3 : Toutes les autres vertus dont l’une est plus noble que
l’autre se ramènent aux quatre vertus que nous venons de citer, et quant au
sujet et quant à leurs raisons formelles (La magnanimité et la magnificence
peuvent avoir, par exemple, une certaine supériorité particulière ; mais la
matière des vertus cardinales est plus générale.).
Mais
c’est le contraire. Saint Grégoire dit (Moral.,
liv. 2, chap. 36) que tout l’édifice des bonnes œuvres s’élève sur ces quatre
vertus.
Conclusion
Il y a quatre vertus morales qui sont principales ou cardinales, soit qu’on
considère leurs principes formels, soit qu’on considère leurs sujets ; ce sont
la prudence, la justice, la tempérance et la force.
Il
faut répondre que pour faire une énumération on peut considérer les choses
d’après leurs principes formels ou d’après leurs sujets (Selon le langage de la
science actuelle, on peut les considérer objectivement et subjectivement.) ; et
de ces deux manières on trouve qu’il y a quatre vertus cardinales. En effet le principe
formel de la vertu dont nous parlons maintenant est le bien de la raison qu’on
peut considérer de deux sortes : 1° Selon que ce bien consiste dans l’acte même
de la raison, et alors il n’y a qu’une vertu principale qu’on appelle la prudence. 2° Selon qu’il se trouve
appliqué à autre chose s’il se rapporte aux opérations, alors la vertu
principale est la justice. S’il se
rapporte aux passions, en ce cas il est nécessaire de distinguer deux vertus.
Car il faut que la raison règle les passions d’après les répugnances qu’elles
lui offrent, et cette répugnance peut avoir lieu de deux façons. Quelquefois
elle s’élève quand la passion pousse à ce qui est contraire à la raison. Alors
il faut que la passion soit réprimée, et c’est de là que la tempérance tire son nom. D’autres fois
la passion éloigne au contraire de ce que la raison commande ; c’est ce que
fait la crainte du péril ou du travail. Alors il est nécessaire que l’homme
soit affermi dans ce que la raison lui prescrit afin qu’il ne s’en écarte pas,
et c’est de là que la force tire son
nom. — On trouve le même nombre de vertus en les considérant subjectivement.
Car le sujet de la vertu dont nous parlons ici peut se considérer de quatre
manières ; ou il est raisonnable par essence tel qu’est l’entendement que la
prudence perfectionne, ou il est raisonnable par participation, et il se divise
alors en trois parties : la volonté qui est le sujet de la justice, le concupiscible
qui est le sujet de la tempérance, et l’irascible qui est le sujet de la force.
Article
3 : Y a-t-il d’autres vertus qu’on doive appeler principales plutôt que
celles-là ?
Objection
N°1. Il semble qu’il y ait d’autres vertus qui doivent être plutôt appelées
principales que les vertus cardinales. Car ce qu’il y a de plus élevé dans
chaque genre semble être ce qu’il y a de plus noble. Or, la magnanimité fait ce qu’il y a de grand dans toutes les vertus, comme le
dit Aristote (Eth.,
liv. 4, chap. 3). Donc la magnanimité doit être surtout considérée comme une
vertu principale.
Objection
N°2. Ce qui affermit les autres vertus paraît être la vertu la plus principale.
Or, l’humilité est de cette nature. Car saint Grégoire dit (in Ev. hom., 7) que celui
qui réunit les autres vertus sans l’humilité, ressemble à celui qui porte des
pailles au vent. Donc l’humilité semble être la vertu la plus importante.
Objection
N°3. Ce qu’il y a de plus parfait paraît être ce qu’il y a de plus important. Or,
la patience est ce qu’il y a de plus parfait, d’après ces paroles de l’apôtre
saint Jacques (1, 4) : La patience est
parfaite dans ses œuvres. Donc la patience doit être considérée comme une
vertu principale.
Mais
c’est le contraire. Cicéron (Rhet., liv. 2, De invent.)
ramène toutes les autres vertus à ces quatre vertus cardinales.
Conclusion
Il n’y a que quatre vertus morales : la justice, la tempérance, la prudence et
la force, qui méritent le nom de vertus cardinales et principales, parce
qu’elles dominent les autres par leur généralité et parce que leur matière est
plus noble et plus étendue que la leur.
Il
faut répondre que, comme nous l’avons dit (art. préc.),
ces quatre vertus cardinales se distinguent d’après les quatre raisons
formelles de la vertu dont nous nous occupons ici. Ces raisons existent
principalement dans certains actes ou dans certaines passions. Ainsi le bien
qui consiste dans l’acte de la raison se trouve principalement dans l’ordre ou
l’empire même de la raison, mais non dans le conseil, ni dans le jugement,
comme nous l’avons dit (quest. 57, art. 1, 2 et 5). De même le bien de la
raison, considéré dans les opérations conformes à ce qui est juste et à ce qui
est dû, se trouve principalement dans les échanges ou les partages qui se
rapportent à autrui sur le pied de l’égalité. Le bien qui a pour objet de
réprimer les passions se trouve principalement dans les passions qu’il est le
plus difficile de réprimer, c’est-à-dire dans les délectations grossières des
sens. Le bien qui a pour but d’affermir la volonté dans le bien que la raison
lui prescrit et de résister à l’impétuosité des passions, se trouve surtout
dans les dangers de mort contre lesquels il est très difficile de se tenir
ferme et inébranlable. Nous pouvons donc considérer de deux manières les quatre
vertus que nous avons désignées : 1° Nous pouvons les considérer d’après leurs
raisons formelles, universelles, et dans ce sens on appelle principales celles
qui sont la source générale de toutes les autres. Ainsi toute vertu qui fait le
bien d’après une considération purement rationnelle mérite le nom de prudence ; toute vertu dont les actes
ont pour objet de rendre ce qui est dû et de faire ce qui est juste, mérite le
nom de justice ; toute vertu qui
calme les passions et qui les réprime, s’appelle tempérance ; et toute vertu qui fortifie l’esprit contre les
passions quelles qu’elles soient reçoit le nom de force. C’est ainsi qu’un très grand nombre de philosophes et de
Pères de l’Eglise parlent de ces vertus. Par là on voit que les autres leur
sont subordonnées ; ce qui coupe court à toute objection. 2° On peut considérer
ces vertus selon la dénomination qu’elles empruntent à ce qu’il y a de
principal dans la matière qui leur est propre. A ce titre elles sont des vertus
spéciales distinctes des autres, mais elles sont principales relativement à
elles. Par exemple, c’est la prudence
qui commande ; c’est la justice qui
règle ce qu’on se doit entre égaux ; c’est la tempérance qui modère les passions charnelles ; c’est la force qui nous fortifie contre les
périls de la mort. Toutes les objections tombent par là même : parce que les
autres vertus peuvent être dominantes sous certains rapports, mais celles-ci le
sont relativement à la matière (Ainsi la magnanimité, l’humilité et la patience
peuvent avoir une excellence particulière, mais leur excellence ne provient pas
de la matière à laquelle elles se rapportent.), comme nous l’avons dit (dans le
corps de l’article.).
Article
4 : Les quatre vertus cardinales diffèrent-elles les unes des autres ?
Objection
N°1. Il semble que les quatre vertus que nous venons d’énumérer ne soient pas
des vertus diverses et distinctes les unes des autres. Car saint Grégoire dit (Mor., liv. 22,
chap. 1) : La prudence n’est pas vraie, si elle n’est pas juste, tempérante et
forte ; la tempérance n’est pas parfaite, si elle n’est pas forte, juste et
prudente ; la force n’est pas entière, si elle n’est pas prudente, tempérante
et juste ; et la justice n’est pas réelle, si elle n’est pas prudente, forte et
tempérante. Or, il n’en serait pas ainsi si les quatre vertus cardinales
étaient distinctes les unes des autres. Car les différentes espèces du même
genre ne servent pas ainsi réciproquement d’attribut l’une à l’autre. Donc ces
vertus ne sont pas distinctes les unes des autres.
Réponse
à l’objection N°1 : Saint Grégoire parle de ces quatre vertus prises dans la
première acception. Ou bien on peut dire que ces quatre vertus servent
d’attributs l’une à l’autre à cause de la réciprocité de leur influence. Car ce
qui appartient à la prudence reflue sur les autres vertus, puisqu’elles sont
dirigées par elle, et les autres vertus influent les unes sur les autres par la
raison que celui qui peut ce qui est le plus difficile peut ce qui l’est moins.
Par conséquent celui qui peut réprimer les désirs des jouissances charnelles et
les maintenir dans de justes bornes, ce qui est très difficile, devient par là
même plus apte à contenir l’audace dans le danger de mort et à l’empêcher
d’aller trop loin, ce qui est d’ailleurs beaucoup plus facile, et c’est en ce
sens qu’on dit que la force est tempérante. On dit aussi que la tempérance est
forte par suite de l’influence que la force exerce sur la tempérance. Car celui
que la force rend ferme et inébranlable en présence de la mort, ce qui est très
difficile, devient plus apte à résister fermement à l’impétuosité des passions.
Car, comme le dit Cicéron (De offic., liv. 1), il n’est pas naturel que celui que la
crainte n’a pu briser le soit par la cupidité, ni que celui que le travail n’a
pu vaincre puisse être quelquefois vaincu par la volupté.
Objection
N°2. Quand deux choses sont distinctes l’une de l’autre, ce qui s’attribue à
l’une ne s’attribue pas à l’autre. Or, on attribue à la force ce qui appartient
à la tempérance. Car saint Ambroise dit (De
offic., liv. 1, chap. 36) que c’est avec raison
qu’on donne le nom de force à cette vertu qui fait qu’on triomphe de soi-même,
et qu’on ne se laisse amollir et entraîner par aucun attrait. Et il dit de la
tempérance (Ib., chap. 43 et 45), qu’elle règle et
dirige tout ce que nous pensons devoir faire ou dire. Il semble donc que ces
vertus ne soient pas distinctes l’une de l’autre.
Réponse
à l’objection N°2 : La réponse au second argument est par là même évidente. Car
si la tempérance met des bornes en tout et que la force prémunisse l’esprit
contre l’attrait des plaisirs, c’est parce que ces vertus désignent certaines
conditions générales ou parce qu’elles influent les unes sur les autres, comme
nous venons de le dire.
Objection
N°3. Aristote dit (Eth.,
liv. 2, chap. 4) que les conditions requises pour la vertu sont : 1° Qu’on
sache ce qu’on fait. 2° Que l’action soit le résultat d’une détermination
réfléchie et qu’elle ait un motif. 3° Qu’on s’attache d’une manière ferme et
invariable aux dispositions qu’on a déterminées. Or, la première de ces
conditions semble appartenir à la prudence, qui est la droite raison de ce
qu’on doit faire ; la seconde se rapporte à la tempérance, qui nous empêche de
nous déterminer par passion, mais qui nous porte à agir par raison en mettant
un frein aux passions ; la troisième, qui fait que nous agissons en vue de
notre fin légitime, implique une certaine droiture qui semble appartenir à la
justice. Enfin la fermeté et l’invariabilité de nos dispositions est un effet de la force. Donc toutes ces vertus sont des
vertus générales relativement à toutes les autres, par conséquent elles ne sont
pas distinctes.
Réponse
à l’objection N°3 : Ces quatre conditions générales qu’Aristote met à la vertu
ne sont pas propres aux vertus (Les conditions générales qu’Aristote désigne
sont communes à toutes les vertus.) que nous avons indiquées, mais elles
peuvent leur être appropriées de la manière que nous avons dit (dans le corps
de l’article.).
Mais
c’est le contraire. Saint Augustin dit (De
mor. Eccl., liv. 1,
chap. 15) que la vertu se divise en quatre parties, selon les diverses
affections que produit l’amour, et il ajoute que c’est de là que sortent les
quatre vertus cardinales. Donc ces quatre vertus sont distinctes les unes des
autres.
Conclusion
Les quatre vertus cardinales sont distinctes les unes des autres, puisque
chacune d’elles a sa matière spéciale.
Il
faut répondre que, comme nous l’avons dit (art. préc.),
ces quatre vertus cardinales sont considérées par divers auteurs de deux
manières. Les uns les considèrent comme indiquant certaines conditions
générales de l’esprit humain qui se trouvent dans toutes les vertus. Ainsi la
prudence ne serait rien autre chose qu’une certaine droiture de jugement qui se
manifesterait dans toutes les actions et à l’égard de toute espèce de matière.
La justice serait cette droiture de l’esprit par laquelle l’homme fait ce qu’il
doit en toute circonstance. La tempérance serait cette disposition de l’âme qui
impose un frein à toutes les passions et à toutes les actions pour les empêcher
d’aller au-delà des limites qui doivent les circonscrire. Enfin la force serait
une autre disposition qui affermit l’âme dans ce que la raison lui prescrit, et
qui lutte ainsi contre l’impétuosité des passions ou contre la peine qu’on
trouve dans l’action. Ces quatre distinctions n’impliquent pas une diversité
d’habitudes vertueuses par rapport à la justice, la tempérance et la force. Car
toute vertu morale par là même qu’elle est une habitude doit avoir une certaine
fermeté afin de ne pas se laisser ébranler par ce qui lui est contraire, et
c’est cette fermeté que nous avons dit qu’on attribuait à la force. Par là même qu’elle est une
vertu, il faut qu’elle se rapporte au bien qui implique lui-même ce qui est
droit, et ce qui est dû, c’est-à-dire ce que l’on dit appartenir à la justice. Enfin par là même que la vertu morale
participe à la raison, il faut qu’en toutes choses elle en suive la règle et
qu’elle n’aille pas au-delà, et c’est là ce qu’on rapporte à la tempérance. Il n’y a donc que le
discernement ou le jugement qu’on attribue à la prudence qui paraisse une habitude distincte des trois autres ;
parce qu’il appartient à la raison par essence, tandis que les trois autres
n’impliquent qu’une participation de la raison selon qu’elle s’applique d’une
certaine manière aux passions ou aux actions. Ainsi d’après cette théorie la
prudence serait une vertu distincte des trois autres, mais celles-ci ne
seraient pas distinctes entre elles. Car il est évident que ce serait une seule
et même vertu considérée comme habitude, comme vertu, et comme vertu morale.
Mais d’autres auteurs considèrent avec plus de raison ces quatre vertus comme
étant distinctes d’après leurs matières spéciales. En effet chacune d’elles se
rapporte à une matière unique qui fait principalement ressortir le caractère
général d’où elles tirent leur nom (On a déterminé la diversité de leurs
matières dans l’article précédent.), comme nous l’avons dit (art. préc.). D’après cela il est évident que ces vertus sont des
habitudes différentes que la diversité de leurs objets rend distinctes.
Article
5 : Est-il convenable de diviser les vertus cardinales en vertus politiques,
épuratoire, épurées et exemplaires ?
Objection
N°1. Il semble qu’on ait à tort divisé ces quatre vertus en vertus exemplaires,
épuratoires, épurées et politiques. Car, comme le dit Macrobe (Sup. Som. Scip., liv. 1, chap. 8), les vertus exemplaires sont
celles qui résident dans l’entendement divin. Or, Aristote dit (Eth., liv. 10,
chap. 8) qu’il est ridicule d’attribuer à Dieu la justice, la force, la
tempérance et la prudence. Donc ces vertus ne peuvent être des vertus
exemplaires.
Réponse
à l’objection N°1 : Aristote parle de ces vertus selon qu’elles se rapportent aux
choses humaines ; par exemple de la justice qui a pour objet les ventes et les
achats ; la force qui regarde la crainte ; la tempérance qui règle la
concupiscence ; en ce sens il est ridicule de les attribuer à Dieu.
Objection
N°2. Les vertus de l’esprit épuré sont celles qui existent sans passion. Car
Macrobe dit : que la tempérance de l’esprit épuré consiste non pas à réprimer
les cupidités terrestres, mais à les oublier complètement ; et la force
consiste à ignorer les passions, mais non à les vaincre. Or, nous avons dit (quest.
59, art. 2 et 5) que les vertus cardinales ne peuvent exister sans les
passions. Donc elles ne peuvent être des vertus de l’esprit épuré.
Réponse
à l’objection N°2 : Les vertus humaines, c’est-à-dire les vertus des hommes qui
vivent en ce monde, règlent les passions, tandis que les vertus de ceux qui
sont arrivés à la béatitude parfaite sont sans passion (Dans la gloire les
bienheureux sont complètement affranchis du joug des passions.). C’est ce qui
fait dire à Plotin (loc. cit.) que
les vertus politiques adoucissent les passions, c’est-à-dire qu’elles les
ramènent à un juste milieu ; les vertus purgatives les détruisent ; les vertus
de l’esprit purifié les oublient, et qu’à l’égard des vertus exemplaires le mot
de passion ne peut pas même être prononcé ; bien qu’on puisse d’ailleurs
observer qu’en parlant des passions ce philosophe entend certains mouvements
déréglés.
Objection
N°3. Les vertus épuratoires sont les vertus de ceux qui fuient les choses
humaines pour ne s’appliquer qu’aux choses divines. Mais cela paraît un vice.
Car Cicéron dit (De offic.,
liv. 1) : Ceux qui méprisent ce que la plupart admirent, les emplois et la
puissance, non seulement je ne les trouve pas dignes de louanges, mais je les
crois au contraire répréhensibles. Donc il n’y a pas de vertus épuratoires.
Réponse
à l’objection N°3 : Abandonner les choses humaines quand il y a nécessité de
s’en charger, c’est une faute, mais dans une autre circonstance c’est une
vertu. Aussi Cicéron dit lui-même un peu avant le passage cité : qu’il ne faut
pas faire un reproche à ceux qui ont consacré leur génie à l’étude, ni à ceux
qui manquent de santé et qui ne pouvaient pour une cause grave s’occuper des
affaires publiques, s’ils ont laissé à d’autres le soin et la gloire
d’administrer leur pays. Ce qui d’ailleurs est d’accord avec ces paroles de
saint Augustin (De civ. Dei, liv. 19,
chap. 19) qui dit : L’amour de la vérité sanctifie le repos qu’il cherche ; la
charité se dévoue aux œuvres de justice qu’elle accepte. S’il n’y a personne
pour lui imposer ce fardeau, elle donne ses loisirs à la contemplation de la
vérité ; mais si on le lui impose elle le reçoit parce que la charité lui en
fait un devoir.
Objection
N°4. On appelle vertus politiques celles par lesquelles les hommes de bien
pourvoient aux intérêts de la république et protègent les villes. Or, il n’y a
que la justice légale qui se rapporte au bien général, comme le dit Aristote (Eth., liv. 5,
chap. 1). Donc on ne doit pas donner ce nom aux autres vertus.
Réponse
à l’objection N°4 : Il n’y a que la justice légale qui se rapporte directement
au bien général ; mais elle peut y faire rapporter toutes les autres vertus par
l’empire qu’elle exerce sur elles, comme le dit Aristote lui-même (Eth., liv. 5, chap. 1). Car il est à
remarquer que les vertus politiques telles que nous les comprenons ici ont pour
objet non seulement de bien agir dans l’intérêt général, mais encore de faire
le bien relativement aux parties de la société entière, par exemple
relativement à une maison ou à une personne en particulier.
Mais
c’est le contraire. Macrobe dit (Sup. Som. Scip., liv. 1, chap. 8)
: Plotin, qui fut avec Platon le prince des philosophes, disait qu’il y a
quatre genres de vertus : les premières sont les vertus politiques ; les
secondes les vertus épuratoires ou purgatives ; les troisièmes celles qui
appartiennent à l’esprit déjà purifié ; et les quatrièmes les vertus
exemplaires.
Conclusion
Parmi les vertus cardinales les unes sont politiques et les autres purgatives,
les unes appartiennent à l’esprit purifié et les autres sont exemplaires.
Il
faut répondre que, comme le dit saint Augustin (De mor. Eccl.,
liv. 1, chap. 6), il faut que l’âme imite quelque chose pour que la vertu
puisse naître en elle, et ce quelque chose que nous devons imiter pour bien
vivre, c’est Dieu. Il est donc nécessaire que l’exemplaire de la vertu humaine
préexiste en Dieu comme les raisons de toutes choses préexistent en lui. Par conséquent
on peut considérer la vertu selon qu’elle existe exemplairement en Dieu, et
c’est en ce sens qu’on dit que les vertus sont exemplaires. Ainsi la prudence
en Dieu c’est son entendement divin ; la tempérance c’est le retour de son
entendement sur lui-même, comme en nous on appelle tempérance ce qui rend le concupiscible
conforme à la raison ; la force de Dieu c’est son immutabilité ; et sa justice
est l’observation de la loi éternelle dans ses œuvres, comme le dit Plotin (cit. à Macrob. ut.
sup.). — L’homme étant par sa nature appelé à vivre en société, ces vertus
qui existent dans l’homme selon la condition de sa nature reçoivent le nom de politiques quand l’homme en fait usage
pour se bien conduire relativement à la société dont il est membre. Nous en
avons déjà parlé sous ce rapport. — Mais parce qu’il est aussi dans la nature
de l’homme de s’élever, autant qu’il peut, vers les choses divines, comme le
dit Aristote (Eth.,
liv. 5, chap. 7), et que ceci d’ailleurs nous est fréquemment recommandé dans
les saintes Ecritures, selon ces paroles de saint Matthieu (5, 48)
: Soyez parfaits comme votre Père céleste
est parfait ; il est nécessaire d’admettre certaines vertus intermédiaires
entre les vertus politiques qui sont des vertus humaines et entre les vertus
exemplaires qui sont des vertus divines. Ces vertus se distinguent d’après la
diversité de leur mouvement et de leur terme. Ainsi il y a les vertus de ceux
qui s’élèvent et qui tendent à ressembler à Dieu, et ce sont celles qu’on appelle
purgatives ou épuratoires. Telle est, par exemple, la prudence qui méprise toutes
les choses mondaines pour contempler les choses divines et qui dirige
exclusivement vers Dieu toutes les pensées de l’âme ; telle est la tempérance
qui néglige autant que la nature le permet tout ce qui est nécessaire aux
besoins du corps. La force fait alors que l’âme ne s’effraye pas de quitter le
corps et d’aller dans un autre monde ; et la justice porte l’âme à se soumettre
à toutes les lois qui peuvent la diriger dans la voie du salut où elle est
entrée. — Enfin il y a des vertus qui sont celles de ceux qui sont parvenus à
se rendre semblables à Dieu et qu’on appelle pour ce motif les vertus de l’esprit purifié ou vertus épurées. Alors la prudence ne
contemple que les choses divines ; la tempérance ne connaît pas les cupidités
de la terre ; la force ignore les passions, la justice fait une perpétuelle
alliance avec l’entendement divin, en l’imitant. Ces vertus sont celles des
bienheureux ou des âmes les plus parfaites qu’il y ait en ce monde (Dans cet
article saint Thomas reproduit presque les expressions de Macrobe qui expose le
sentiment de Plotin, ce qui prouve que les théologiens du moyen âge n’étaient
pas aussi exclusifs qu’on l’a prétendu sous le rapport philosophique.).
Copyleft. Traduction
de l’abbé Claude-Joseph Drioux et de JesusMarie.com qui autorise toute personne à copier et à rediffuser par
tous moyens cette traduction française. La Somme Théologique de Saint Thomas
latin-français en regard avec des notes théologiques, historiques et
philologiques, par l’abbé Drioux, chanoine honoraire de Langres, docteur en
théologie, à Paris, Librairie Ecclésiastique et Classique d’Eugène Belin, 52,
rue de Vaugirard. 1853-1856, 15 vol. in-8°. Ouvrage honoré des encouragements
du père Lacordaire o.p. Si par erreur, malgré nos vérifications, il s’était
glissé dans ce fichier des phrases non issues de la traduction de l’abbé Drioux
ou de la nouvelle traduction effectuée par JesusMarie.com, et relevant du droit
d’auteur, merci de nous en informer immédiatement, avec l’email figurant sur la
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