Saint Thomas d’Aquin - Somme Théologique
1a 2ae = Prima Secundae = 1ère partie de la 2ème Partie
Question 63 :
De la cause des vertus
Nous
devons maintenant nous occuper de la cause des vertus. — A ce sujet quatre
questions se présentent : 1° La vertu vient-elle en nous de la nature ? (Saint
Paul a indiqué la solution de cette question par ces paroles (Eph., 2,
3) : Et nous étions par nature enfants de
colère, comme les autres.) — 2° La réitération des actions peut-elle
produire en nous une vertu ? — 3° Y a-t-il des vertus morales qui soient
infuses en nous ? (Scot n’est pas sur cette question du même avis que saint
Thomas. Mais son sentiment a été censuré par quelques théologiens, d’après la
définition du concile de Vienne, sous Clément V. Voici les paroles du concile :
Opinionem quæ dicit tam parvulis
quam adultis conferri in baptismo informantem gratiam et virtutes, tanquam probabitiorem et dictis sanctorum et doctorum modernorum theologiæ magis consonam et concordem, sacro approbante concilio, duximus eligendum.) — 4° La vertu que nous acquérons par la
réitération des actes est-elle de même espèce que la vertu infuse ?
Article
1 : La vertu est-elle produite en nous par la nature ?
Objection
N°1. Il semble que la vertu soit produite en nous par la nature. Car d’après
saint Jean Damascène (De fid. orth., liv. 3, chap.
14) : Les vertus sont naturelles et se trouvent également dans tous les hommes.
Et saint Antoine dans son Discours aux Moines dit : Si la volonté change la
nature, elle la pervertit : que l’homme conserve sa condition, et il sera
vertueux. Et à l’occasion de ces paroles de saint Matthieu (4, 23)
: Jésus parcourait, etc., la glose (Ord.) ajoute : Il enseigne les vertus
naturelles, c’est-à-dire la justice, la chasteté, l’humilité que l’homme
possède naturellement.
Objection
N°2. La vertu doit être conforme à la raison, comme nous l’avons dit (quest.
55, art. 4, réponse N°2). Or, ce qui est selon la raison est naturel à l’homme,
puisque la raison est la nature même de l’homme. Donc la vertu est naturelle à
l’homme.
Objection
N°3. Nous appelons naturel ce qui est en nous depuis notre naissance. Or, il y
a des vertus qui sont dans certains individus depuis leur naissance. Car il est
dit dans Job (31, 18) : La compassion a
grandi avec moi dès mon enfance et elle est sortie avec moi du sein de ma mère.
Donc la vertu est naturelle à l’homme.
Mais
c’est le contraire. Ce qui est naturel à l’homme est commun à tous les hommes
et n’est pas détruit par le péché. Car ce qui est naturel subsiste même dans
les démons, comme le dit saint Denis (De
div. nom.,
chap. 4). Or, la vertu n’existe pas dans tous les hommes, et elle est détruite
par le péché. Donc elle n’existe pas dans l’homme naturellement.
Conclusion
La nature possède l’aptitude et la capacité de produire les vertus, mais elle
ne les produit pas dans leur perfection, à l’exception des vertus théologales
qui sont absolument indépendantes d’elle.
Il
faut répondre qu’à l’égard des formes corporelles il y en a qui ont soutenu
qu’elles provenaient absolument d’un principe intrinsèque et qu’elles étaient
latentes dans le sujet qui les produisait ; d’autres voulaient qu’elles
dépendissent complètement d’un principe extrinsèque, et ils disaient qu’elles
résultaient d’une cause séparée ; enfin d’autres prétendaient qu’elles
provenaient en partie d’une cause intrinsèque selon qu’elles préexistaient en
puissance dans la matière, et qu’elles étaient en partie l’effet d’une cause
extrinsèque selon qu’elles étaient réduites en acte par un agent. De même à
l’égard des sciences et des vertus, il y en a qui ont supposé qu’elles
provenaient totalement d’un principe intrinsèque, de telle sorte que toutes les
vertus et toutes les sciences préexistent naturellement dans l’âme. L’étude et
le travail détruisent tous les obstacles qui s’opposent à leur manifestation,
obstacles qui proviennent de la tyrannie que le corps exerce sur l’esprit.
C’est ainsi que le fer est rendu brillant par la lime. Cette opinion fut celle
des platoniciens. D’autres ont avancé que les vertus et les sciences sont
absolument l’effet d’un principe extrinsèque, c’est-à-dire qu’elles résultent
de l’influence de l’intellect agent, et c’est le sentiment d’Avicenne (L’opinion
d’Avicenne à l’égard de cet intellect agent a été réfutée (1a pars,
quest. 79, art. 1).). Enfin il y en a qui ont enseigné que nous avons naturellement
l’aptitude d’acquérir des sciences et des vertus, mais que nous ne les
possédons pas naturellement dans leur perfection, comme le dit Aristote (Eth., liv. 2,
chap. 2), et c’est l’opinion la plus vraie. Pour s’en convaincre il faut
observer qu’on dit qu’une chose est naturelle à un homme de deux manières : 1° d’après
la nature de l’espèce ; 2° d’après la nature de l’individu. Et comme tout être
tire son espèce de sa forme et son individualité de sa matière, et que
d’ailleurs la forme de l’homme est son âme raisonnable et sa matière son corps,
il s’ensuit que ce qui convient à l’homme relativement à son âme raisonnable
lui est naturel selon la nature de son espèce, et que ce qui lui est naturel
conformément à la complexion particulière de son corps lui est naturel selon la
nature de son individu. Car ce qui est naturel à l’homme du côté du corps selon
l’espèce se rapporte d’une certaine manière à l’âme, en ce sens que le corps se
trouve proportionné à l’âme. Or la vertu est naturelle à l’homme de ces deux
manières quand on ne la considère que dans son commencement. Ainsi elle lui est
naturelle selon la nature de l’espèce, en ce sens qu’il y a naturellement dans
la raison de l’homme les principes généraux de ce qu’il doit savoir et de ce
qu’il doit pratiquer, et ces principes sont en quelque sorte la semence des
vertus intellectuelles et morales (Cette opinion, qui est celle de saint
Augustin, ramène le système cartésien à sa véritable valeur, en reconnaissant
ainsi dans l’âme une prédisposition innée, une faculté innée, mais non des
idées innées.)., et que d’ailleurs il y a aussi dans sa volonté le désir
naturel du bien que la raison approuve. Elle est naturelle aussi selon la
nature de l’individu, en ce sens que d’après les dispositions du corps il y en
a qui ont plus ou moins d’aptitude pour certaines vertus. Ainsi les facultés
sensitives étant des actes de certaines parties du corps, selon que ces parties
sont plus ou moins bien disposées elles favorisent ou entravent ces facultés
dans leurs actes, et par conséquent elles favorisent ou entravent les facultés
rationnelles au service desquelles sont les facultés sensitives. D’après cela
les uns ont de l’aptitude pour la science, les autres pour la force, d’autres
pour la tempérance. Et c’est ainsi que les vertus intellectuelles et les vertus
morales sont naturellement en nous suivant l’aptitude que nous avons
primitivement pour les acquérir. Mais il n’en est pas de même de la
consommation ou de la perfection de ces vertus ; parce que la nature n’est
déterminée qu’à une fin, tandis que la consommation de ces vertus ne dépend pas
d’une seule espèce d’action, mais d’un très grand nombre de causes qui varient
selon la diversité de la matière sur laquelle ces vertus opèrent et selon la
diversité des circonstances. Il est donc évident que les vertus sont
naturellement en nous selon l’aptitude et la capacité que nous avons de les
acquérir, mais non à l’état de perfection (Cette conclusion est applicable aux
idées, ce qui d’ailleurs est parfaitement conforme à la doctrine de saint
Thomas, qui veut qu’on raisonne sur l’intelligence de la même manière que sur
la volonté et réciproquement.), à l’exception des vertus théologales qui
dépendent complètement d’un principe extrinsèque.
La
réponse aux objections est par là même évidente. Car les deux premiers arguments
s’appuient sur ce que les semences des vertus sont naturellement en nous selon
que nous sommes raisonnables, et le troisième repose sur les dispositions
naturelles du corps que nous avons en naissant, et d’après lesquelles l’un est
apte à la compassion, un autre à la tempérance, d’autres enfin à une autre
vertu.
Article
2 : La vertu est-elle produite en nous pas la réitération des actes ?
Objection
N°1. Il semble que les vertus ne puissent être produites en nous par la
réitération des actes. Car à l’occasion de ces paroles de l’Apôtre (Rom., chap. 14) : Tout ce qui n’est pas de foi est péché, la glose extraite de saint
Augustin (Ord. ex lib. Sent., chap.
104) dit : Toute la vie des infidèles est péché, et il n’y a rien de bon sans
le souverain bien : là où fait défaut la connaissance de la vérité la vertu est
fausse, même quand les mœurs seraient excellentes. Or, la foi ne peut
s’acquérir par les œuvres, mais c’est Dieu qui la produit en nous, d’après ces
paroles de saint Paul (Eph., 2, 8)
: Vous avez été sauvés par la grâce au
moyen de la foi. Donc nous ne pouvons acquérir aucune vertu par la
réitération des œuvres.
Objection
N°2. Le péché étant contraire à la vertu n’est pas compatible avec elle. Or,
l’homme ne peut éviter le péché que par la grâce de Dieu, d’après ces paroles
de l’Ecriture (Sag.,
8, 21) : J’ai appris que je ne pouvais
être continent si Dieu ne m’accordait cette vertu. Donc il n’y a pas de
vertus que puisse produire en nous la réitération des œuvres, mais elles ne
peuvent être qu’un don de Dieu.
Réponse
à l’objection N°2 : La vertu infuse par Dieu, surtout si on la considère dans
sa perfection, n’est pas compatible avec le péché mortel ; mais la vertu acquise
par des moyens humains peut subsister après un péché et même un péché mortel,
parce que l’usage de l’habitude qui est en nous est soumis à notre volonté,
comme nous l’avons dit (quest. 49, art. 3), et qu’un acte coupable ne peut
détruire l’habitude d’une vertu acquise. Car un acte n’est pas directement
contraire à une habitude. C’est pourquoi, bien que sans la grâce l’homme ne
puisse pas éviter le péché mortel au point de ne pécher jamais mortellement,
néanmoins il peut naturellement acquérir l’habitude d’une vertu qui le détourne
du mal le plus souvent, surtout quand il s’agit d’actions mauvaises qui sont
absolument contraires à la raison (Nous pouvons éviter par là les fautes les
plus énormes, et principalement celles qui sont en opposition avec nos habitudes.).
Il y a d’ailleurs certains péchés mortels que l’homme ne peut nullement éviter
sans la grâce ; ce sont ceux qui sont directement opposés aux vertus
théologales que la grâce a produites en nous. C’est ce que nous verrons plus
clairement (art. suiv.).
Objection
N°3. Les actes qui sont faits sans vertu ne peuvent avoir la perfection de la
vertu. Or, l’effet ne peut pas être plus parfait que la cause. Donc la vertu ne
peut pas être produite par des actes qui lui sont antérieurs.
Réponse
à l’objection N°3 : Comme nous l’avons dit (art. 1 et quest. 51, art. 1), les
semences ou les principes des vertus acquises préexistent naturellement en
nous. Ces principes sont en effet plus nobles que les vertus qu’on acquiert par
leur intermédiaire. Ainsi l’intelligence des principes spéculatifs est plus
noble que la science des conclusions ; et la droiture naturelle de la raison
est plus noble que la droiture de l’appétit qui en est une conséquence, et
c’est la droiture de l’appétit qui appartient à la vertu morale. Par conséquent
les actes humains par là même qu’ils procèdent de principes plus élevés peuvent
produire des vertus humainement acquises.
Mais
c’est le contraire. Saint Denis dit (De
div. nom.,
chap. 4) que le bien a plus d’énergie que le mal. Or, les mauvaises actions
produisent des habitudes vicieuses. Donc à plus forte raison les bonnes actions
produisent-elles des habitudes vertueuses.
Conclusion
Puisque les mauvaises actions produisent des habitudes vicieuses, à plus forte
raison les bonnes actions produisent-elles des habitudes vertueuses.
Il
faut répondre que nous avons déjà parlé de la génération des habitudes par les
actes d’une manière générale (Saint Thomas établit en cet endroit les principes
généraux d’après lesquels il détermine en quelles circonstances les actes
peuvent produire des habitudes.) (quest. 51, art. 2 et
3). Mais nous avons à examiner cette même question en particulier relativement
à la vertu. Or nous avons dit (quest. 55, art. 4) que la vertu de l’homme le
perfectionne par rapport au bien. Et puisque la nature du bien consiste dans le
mode, l’espèce et l’ordre, selon les expressions de saint Augustin (De nat. boni, chap. 3 et 4), ou dans le
nombre, le poids et la mesure, pour parler le langage de l’Ecriture (Sag., chap. 11),
il faut que le bien de l’homme se considère d’après une règle. Or, il y a deux
sortes de règle, comme nous l’avons dit (quest. 19, art. 3 et 4), la raison
humaine et la loi divine. La loi divine étant la règle la plus élevée elle
s’étend à un plus grand nombre de choses ; par conséquent tout ce qui est réglé
par la raison humaine l’est aussi par la loi divine, mais non réciproquement.
Ainsi donc la vertu humaine qui se rapporte au bien qui a pour règle la raison
peut être produite par des actes humains, puisque ces actes procèdent de la
raison qui régit cette espèce de bien et qui en est la règle. Mais la vertu qui
met l’homme en rapport avec le bien qui est réglé par la loi divine et non par
la raison humaine ne peut être produite par les actes humains dont la raison
est le principe ; elle ne peut avoir d’autre cause que l’action de Dieu en
nous. C’est pourquoi saint Augustin (Sup.
Psalm. 118, Conc. 26), définissant cette espèce de vertu, dit que Dieu la produit
en nous et sans nous (Ces vertus sont les vertus surnaturelles que l’on ne peut
acquérir que par la grâce.).
La
première objection repose sur cette espèce de vertu (La foi est le fondement
des vertus surnaturelles, sans elle on ne peut avoir les autres, et c’est
uniquement ce que démontre l’objection.).
Article
3 : Y a-t-il des vertus morales qui soient en nous par infusion ?
Objection
N°1. Il semble qu’indépendamment des vertus théologales il n’y ait pas d’autres
vertus qui soient infuses par Dieu en nous. Car ce qu’il peut faire par les
causes secondes Dieu ne le fait pas immédiatement, sinon par miracle, parce
que, comme le dit saint Denis (De cæl. hier., chap. 8, 10 et 15), Dieu se fait une loi de
conduire les dernières choses par les moyennes. Or, les vertus intellectuelles
et morales peuvent être produites en nous par nos actes, comme nous l’avons dit
(art. préc.). Donc il n’est pas convenable qu’elles
soient produites en nous par infusion.
Réponse
à l’objection N°1 : A la vérité il y a des vertus morales et intellectuelles
que nos actions peuvent produire en nous, mais ces vertus ne sont pas
proportionnées aux vertus théologales ; c’est pourquoi il faut que Dieu en
produise d’autres immédiatement qui s’harmonisent avec elles.
Objection
N°2. Dans les œuvres de Dieu on trouve encore moins que dans les œuvres de la
nature quelque chose de superflu. Or, les vertus théologales suffisent pour
nous faire parvenir au bien surnaturel. Donc il n’y a pas d’autres vertus
surnaturelles que Dieu doive produire en nous.
Réponse
à l’objection N°2 : Les vertus théologales suffisent pour commencer à nous
mettre en rapport avec la fin surnaturelle, selon qu’elles tendent à Dieu
immédiatement, mais l’âme a besoin d’être perfectionnée par d’autres vertus
infuses à l’égard des autres choses par lesquelles elle est mise en rapport
avec Dieu (Les vertus théologales infuses le mettent en rapport avec sa fin
dernière surnaturelle, il faut que les vertus morales infuses le mettent en
rapport avec les moyens qui mènent à cette fin.).
Objection
N°3. La nature n’emploie pas deux agents pour faire ce qu’elle peut produire
par un seul, et Dieu les emploie encore moins. Or, Dieu a placé dans notre âme
les semences des vertus, comme le dit la glose (Héb., chap. 1). Donc il n’est pas
nécessaire qu’il produise en nous par infusion d’autres vertus.
Réponse
à l’objection N°3 : La vertu de ces principes qui existent naturellement en
nous ne s’étend pas au-delà de la nature, c’est pourquoi relativement à la fin
surnaturelle l’homme a besoin d’être perfectionné par d’autres principes qui
lui soient surajoutés.
Mais
c’est le contraire. Il est dit de la Sagesse (Sag., 8, 7)
qu’elle enseigne la sobriété et la
justice, la prudence et la force.
Conclusion
Non seulement les vertus théologales sont divinement infuses dans l’homme, mais
encore les vertus morales et surtout celles qui élèvent l’homme d’une manière
spéciale vers sa fin surnaturelle.
Il
faut répondre que les effets doivent être proportionnés à leurs causes et à
leurs principes. Or, toutes les vertus intellectuelles et morales que nous
acquérons par nos actes procèdent de principes naturels qui préexistent en
nous, comme nous l’avons dit (art. 1 et quest. 51, art. 1). Au lieu de ces
principes naturels Dieu met en nous les vertus théologales qui nous mènent à
notre fin surnaturelle, comme nous l’avons vu (quest. 62, art. 3). Il faut donc
que Dieu produise aussi en nous des habitudes qui répondent proportionnellement
à ces vertus, et qui soient aux vertus théologales ce que sont les principes
naturels aux vertus morales et intellectuelles (C’est ce que rapporte le
catéchisme romain (Pars 2, chap. 2, §
30) : Huic additur nobilissimus omnium virtutum comitatus, quæ in animam cum gratiâ divinitùs infunduntur.).
Article
4 : La vertu acquise par la réitération de nos actes est-elle de même espèce
que la vertu infuse ?
Objection
N°1. Il semble que les vertus infuses ne soient pas d’une autre espèce que les
vertus acquises. Car la vertu acquise et la vertu infuse ne semblent différer,
d’après ce que nous avons dit, que par leur rapport avec la fin
dernière. Or, les habitudes et les actes humains ne tirent pas leur espèce de leur
fin dernière, mais de leur fin prochaine. Donc les
vertus morales ou intellectuelles infuses ne sont pas d’une autre espèce que
les vertus acquises.
Réponse
à l’objection N°1 : La vertu infuse et la vertu acquise diffèrent non seulement
par rapport à leur fin dernière, mais encore par rapport à leurs objets
propres, comme nous l’avons dit (dans le corps de l’article.).
Objection
N°2. Les habitudes se connaissent par les actes. Or, l’acte de la tempérance
infuse ou acquise est le même, car il consiste à modérer les convoitises
charnelles. Donc ces vertus ne diffèrent pas d’espèce.
Réponse
à l’objection N°2 : La tempérance acquise et la tempérance infuse ne règlent
pas les convoitises des sens de la même manière, comme nous l’avons dit (dans
le corps de l’article.). Par conséquent elles ne produisent pas le même acte.
Objection
N°3. La vertu acquise et la vertu infuse diffèrent en ce que l’une est l’œuvre immédiate
de Dieu et l’autre de la créature. Or, l’homme que Dieu a formé est de même
espèce que celui que la nature engendre, et l’œil qu’il a donné à l’aveugle-né
était de même espèce que celui qui se forme naturellement. Il semble donc que
la vertu acquise soit de même nature que la vertu infuse.
Réponse
à l’objection N°3 : L’œil que Dieu fit à l’aveugle-né était destiné aux mêmes
fonctions que les yeux qui sont formés naturellement ; c’est pour ce motif
qu’il était de même espèce ; et la même raison existerait si Dieu voulait
produire miraculeusement dans l’homme des vertus semblables aux vertus acquises.
Mais ce n’est pas le sens de la proposition que nous discutons maintenant (Il
ne s’agit dans cet article que des vertus surnaturelles qui sont au-dessus de
nos forces naturelles.).
Mais
c’est le contraire. Toute différence qui entre dans une définition en change
l’espèce, une fois qu’elle est modifiée. Or, dans la définition de la vertu
infuse on met que c’est celle que Dieu produit en nous sans nous, comme nous
l’avons vu (quest. 55, art. 4). Donc la vertu acquise à laquelle ce caractère
ne convient pas n’est pas de même espèce que la vertu infuse.
Conclusion
Puisqu’en parlant des vertus infuses on dit avec raison que Dieu les produit en
nous sans nous, et qu’on ne peut pas dire la même chose des vertus acquises ;
les vertus morales qui sont infuses doivent nécessairement être d’une autre
espèce que les vertus acquises.
Il
faut répondre que les habitudes diffèrent d’espèce de deux manières. 1° D’après
les raisons spéciales et formelles de leurs objets, comme nous l’avons dit (quest.
54, art. 2). Or, l’objet d’une vertu quelconque est le bien considéré dans la
matière qui lui est propre. Ainsi l’objet de la tempérance est le bien qu’on
trouve dans les jouissances qui flattent les sens. La raison formelle de cet
objet procède de la raison qui règle la mesure à garder dans ces jouissances,
et son objet matériel est ce qui sollicite la concupiscence elle-même. Il est
évident que la mesure imposée à ces concupiscences au nom de la raison est
d’une autre nature que celle qui leur est imposée par la loi divine. Par
exemple, à l’égard des aliments la raison nous défend seulement tout ce qui
peut nuire à la santé du corps et troubler l’usage de notre entendement, tandis
que la loi divine exige que l’homme châtie
son corps et le réduise en servitude en s’abstenant de nourriture, de
boisson, et d’autres choses semblables. D’où il est évident que la tempérance
infuse et la tempérance acquise diffèrent d’espèce. Et il en est même des
autres vertus. 2° Les habitudes diffèrent d’espèce selon les choses auxquelles
elles se rapportent. Car la santé de l’homme n’est pas de même espèce que celle
du cheval, à cause de la diversité de nature des sujets dans lesquels elles se
trouvent. Aristote dit dans le même sens (Pol.,
liv. 3, chap. 3) que les vertus des citoyens sont diverses selon qu’elles se
rapportent à des gouvernements différents (Dans le sens que la diversité des
gouvernements impose des devoirs divers.). De cette manière les vertus morales
infuses qui ont pour but de rendre les hommes les concitoyens des saints et les serviteurs de Dieu ne sont pas de
la même espèce que les vertus acquises qui ont pour fin de rendre l’homme apte
aux choses terrestres.
Copyleft. Traduction
de l’abbé Claude-Joseph Drioux et de JesusMarie.com qui autorise toute personne à copier et à rediffuser par
tous moyens cette traduction française. La Somme Théologique de Saint Thomas
latin-français en regard avec des notes théologiques, historiques et
philologiques, par l’abbé Drioux, chanoine honoraire de Langres, docteur en
théologie, à Paris, Librairie Ecclésiastique et Classique d’Eugène Belin, 52,
rue de Vaugirard. 1853-1856, 15 vol. in-8°. Ouvrage honoré des
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JesusMarie.com