Saint Thomas d’Aquin - Somme Théologique

1a 2ae = Prima Secundae = 1ère partie de la 2ème Partie

Question 65 : De la connexion des vertus

 

          Après avoir parlé du milieu des vertus, nous avons maintenant à nous occuper de leur connexion. — A ce sujet il y a cinq questions qui se présentent : 1° Les vertus morales sont-elles unies entre elles ? (Il ne s’agit ici que des vertus morales acquises. Car il est certain que les vertus intellectuelles et les vertus théologales ne sont pas connexes. On peu connaître une science sans connaître les autres ; et il a été décidé par l’Eglise que la foi et l’espérance peuvent exister sans la charité. Quant aux vertus morales infuses, il est certain qu’elles sont connexes puisqu’elles sont des propriétés de la grâce qui les introduit en nous.) — 2° Les vertus morales peuvent-elles exister sans la charité ? — 3° La charité peut-elle exister sans elles ? (Saint Paul dit (Col., 3, 14) : Mais, par-dessus tout cela, ayez la charité, qui est le lien de la perfection ; ce qui indique la connexion qu’il y a entre la charité et les autres vertus.) — 4° La foi et l’espérance peuvent-elles exister sans la charité ? (Cette question a été ainsi définie par le concile de Trente (sess. 6, can. 28) : Si quis dixerit, amissâ per peccatum gratiâ, simul et fidem semper amitti, aut fidem quæ re­manet, non este veram fidem, anathema sit.) — 5° La charité peut-elle exister sans elles ?

 

Article 1 : Les vertus morales sont-elles unies entre elles ?

 

          Objection N°1. Il semble que les vertus morales ne soient pas nécessairement connexes. Car les vertus morales sont quelquefois l’effet des actes auxquels on s’exerce, comme le prouve Aristote (Eth., liv. 2, chap. 1 et 2). Or, on peut s’exercer aux actes d’une vertu sans s’exercer aux actes d’une autre. Donc on peut avoir une vertu morale sans avoir les autres.

          Réponse à l’objection N°1 : Il y a des vertus morales qui perfectionnent l’homme selon sa condition commune, c’est-à-dire par rapport à toutes les choses que l’on doit faire communément pendant toute la vie. Il faut donc qu’il s’exerce simultanément sur ce qui fait la matière de toutes les vertus morales. Et si en faisant le bien il s’exerce à l’égard de toutes ces vertus, il acquerra l’habitude de chacune d’elles. Mais si en faisant des bonnes œuvres il ne s’exerce que sur une matière et pas sur une autre, par exemple s’il ne s’occupe que de réprimer la colère et non la concupiscence, il acquerra une habitude par laquelle il pourra contenir cette première passion, mais il n’aura pas pour cela la vertu (Du moins la vertu qu’il aura ne sera qu’une vertu imparfaite.), parce qu’il manquera de la prudence que la concupiscence détruit ; car les inclinations naturelles ne sont pas des vertus parfaites, quand la prudence leur fait défaut. Mais il v a des vertus morales qui perfectionnent l’homme par rapport à un état éminent, telles que la magnificence et la magnanimité. Comme chacun ne rencontre pas communément l’occasion de pratiquer ces vertus, on peut avoir les autres vertus morales sans posséder actuellement l’habitude de celles-là, quand il s’agit des vertus acquises. Mais quand on a acquis les autres vertus, on possède du moins celles-là en puissance et d’une façon prochaine. Car quand quelqu’un a pratiqué la libéralité en faisant des dons et des dépenses médiocres, s’il lui vient de l’argent en abondance, il acquerra sans peine l’habitude de la magnificence : comme un géomètre arrive sans grands efforts à la science d’une conséquence à laquelle il n’avait jamais fait attention. Or, nous disons que nous possédons ce qu’il nous est très facile d’acquérir, d’après cette maxime du philosophe (Phys., liv. 2, text. 56) : Quand il s’en faut peu qu’on ait une chose, il semble qu’il ne s’en faille rien (C’est ce qu’on exprime par ce principe de morale : Parum pro nihilo reputatur.).

 

          Objection N°2. La magnificence et la magnanimité sont des vertus morales. Or, on peut avoir d’autres vertus morales sans avoir celles-là. Car Aristote dit (Eth., liv. 4, chap. 2 et 3) que le pauvre ne peut pas être magnifique, quoiqu’il puisse avoir d’autres vertus, et que celui qui n’est capable que de choses peu considérables et qui se juge lui-même tel est sans doute un homme sensé, mais qu’il n’est pas magnanime. Donc les vertus morales ne sont pas unies entre elles.

 

          Objection N°3. Comme les vertus morales perfectionnent la partie appétitive de l’âme, de même les vertus intellectuelles perfectionnent la partie intellectuelle. Or, les vertus intellectuelles ne sont pas unies entre elles ; car on peut avoir une science sans en avoir une autre. Donc les vertus morales ne sont pas non plus unies entre elles.

          Réponse à l’objection N°3 : Les vertus intellectuelles se rapportent à des matières diverses qui ne sont pas subordonnées l’une à l’autre, comme on le voit à l’égard des sciences et des arts qui sont différents. C’est pourquoi on ne trouve pas en elles cette connexion qu’on trouve dans les vertus morales dont les objets sont les passions et les opérations qui sont manifestement subordonnées l’une à l’autre. Car toutes les passions ont nécessairement pour principes l’amour et la haine et pour termes la délectation et la tristesse. De même toutes les opérations qui sont la matière de la vertu morale sont subordonnées entre elles et relativement aux passions. C’est pour ce motif que toute la matière des vertus morales tombe sous une seule raison qui est celle de la prudence. Toutes les choses intelligibles se rapportent aussi aux premiers principes : et en ce sens toutes les vertus intellectuelles dépendent de l’intelligence des principes, comme la prudence dépend des vertus morales (La prudence dépend des vertus morales dans le sens que celles-ci en sont les causes dis positives ou préparatoires, parce que l’homme ne peut bien juger qu’autant qu’il est convenablement disposé. Mais les vertus morales dépendent d’elle parce qu’elle les dirige et qu’elle en est ainsi la cause formelle, intrinsèque.), ainsi que nous l’avons dit (dans le corps de l’article.). Mais les principes généraux auxquels l’intellect se rapporte ne dépendent pas des conclusions qui sont l’objet des autres vertus intellectuelles, comme les vertus morales dépendent de la prudence, parce que l’appétit meut d’une certaine façon la raison et la raison l’appétit, comme nous l’avons dit (quest. 9, art. 1, et quest. 58, art. 5, réponse N°1).

 

          Objection N°4. Si les vertus morales étaient connexes ce ne serait que parce qu’elles s’unissent dans la prudence. Or, cela ne suffit pas pour que cette connexion existe ; car il semble qu’on peut être prudent par rapport aux actions qui appartiennent à une vertu sans être prudent à l’égard des actions qui appartiennent à une autre ; comme on peut avoir l’art de faire certaines choses sans avoir l’art d’en faire d’autres. Et puisque la prudence est la droite raison des actions que l’on doit faire, il n’est pas nécessaire que les vertus morales soient connexes.

          Réponse à l’objection N°4 : Les choses auxquelles portent les vertus morales jouent à l’égard de la prudence le rôle de principes, mais les choses que l’on doit faire ne jouent pas le même rôle par rapport à l’art. Au lieu d’en être les principes elles en sont la matière. Or, il est évident que quoique la raison puisse être droite dans une partie de la matière sans l’être dans une autre, cependant on ne peut pas dire que la raison soit droite si elle vient à faillir sur un principe quelconque. Par exemple si l’on errait à l’égard de ce principe : le tout est plus grand que la partie, on ne pourrait pas avoir la science de la géométrie, parce qu’il faudrait beaucoup s’écarter de la vérité dans les théorèmes suivants. Déplus les actions que nous devons faire sont subordonnées entre elles, mais il n’en est pas de même des choses que nous devons exécuter, comme nous l’avons dit (Réponse N°3). C’est pourquoi le défaut de prudence relativement à une partie des actions que nous devons faire supposerait un défaut relativement aux autres, ce qui n’a pas lieu à l’égard des choses que nous devons exécuter.

 

          Mais c’est le contraire. Saint Ambroise dit (In Luc., chap. 6) : Les vertus sont tellement liées et enchaînées entre elles, que celui qui en a une paraît en avoir plusieurs. Saint Augustin dit aussi (De Trin., liv. 6, chap. 4) que les vertus qui sont dans l’esprit de l’homme ne sont séparées aucunement l’une de l’autre. Et d’après saint Grégoire (Moral., liv. 22, chap. 1) une vertu n’existe pas sans les autres, ou bien elle est absolument nulle ou imparfaite. Cicéron exprime ainsi la même pensée (De Tuscul. quaest., liv. 7) : Si vous avouez qu’il y a une vertu que vous ne possédez pas, il faut reconnaître que vous n’en avez aucune.

 

          Conclusion Les vertus morales parfaites doivent être nécessairement si étroitement unies entre elles que l’une ne puisse exister sans l’autre.

          Il faut répondre qu’on peut considérer la vertu morale comme parfaite ou imparfaite. La vertu morale imparfaite, comme la tempérance ou la force, n’est rien autre chose que l’inclination que nous avons à faire des œuvres en rapport avec ces vertus, soit que cette inclination ait été produite en nous par la nature, soit qu’elle résulte de la réitération de nos actes. Les vertus morales prises en ce sens ne sont pas unies entre elles. Car nous voyons que celui que sa constitution naturelle ou la coutume a rendu apte aux œuvres de libéralité n’est pas toujours propre à pratiquer la chasteté. Mais la vertu morale parfaite est une habitude qui nous porte à accomplir toutes sortes de bonnes œuvres. Dans ce sens on doit reconnaître que toutes les vertus morales sont unies entre elles, et c’est le sentiment de presque tous les auteurs (Ce sentiment de saint Thomas est encore aujourd'hui le plus généralement suivi par les théologiens, malgré l’opposition de Scot et de ses disciples.). On en donne deux raisons selon la manière dont on distingue les vertus cardinales. Car, comme nous l’avons dit (quest. 61, art. 3 et 4), il y en a qui les distinguent d’après les conditions générales des vertus, de telle sorte que la discrétion appartienne à la prudence, la droiture à la justice, la modération à la tempérance, la fermeté d’esprit à la force, quelle que soit la matière dans laquelle on les considère. D’après cette théorie la connexion des vertus est manifeste. Car la fermeté n’est une vertu qu’autant que la modération, la droiture ou la discrétion l’accompagnent, et il en est de même des autres. Saint Grégoire explique ainsi l’union des vertus quand il dit (Moral., liv. 22, chap. 1) que les vertus si elles sont séparées ne peuvent être parfaites dans leur essence, parce que la prudence n’est pas véritable, si elle n’est pas juste, tempérante et forte. Il parle de même des autres vertus. Saint Augustin donne aussi la même raison (De Trin., liv. 6, chap. 4). — D’autres distinguent les vertus morales d’après leurs matières. C’est en ce sens qu’Aristote explique leur connexion (Eth., liv. 6, chap. ult.). Car, comme nous l’avons dit (quest. 58, art. 4), on ne peut avoir aucune vertu morale sans la prudence, parce que le propre de la vertu morale c’est de faire un choix convenable, puisqu’elle est une habitude élective. Pour faire un choix convenable il ne suffit pas d’être porté vers une fin légitime, ce qui est l’effet direct de l’habitude de la vertu morale, mais il faut encore qu’on choisisse directement les moyens (Il faut que l’appétit soit droit relativement à toutes les fins particulières qui sont propres à chaque vertu. Ainsi il appartient à la justice de rendre la volonté droite par rapport à ce qu’on doit à autrui ; il appartient à la force de la prémunir contre l’audace et la crainte, etc.), ce qui est l’effet de la prudence qui conseille, juge et ordonne tout ce qui se rapporte à la fin. De même la prudence ne peut exister si l’on n’a les vertus morales, puisque la prudence est la droite raison des choses que l’on doit faire, et qu’à ce titre elle a pour principes de ses déductions les fins pratiques avec lesquelles chacun est mis en bon rapport par les vertus morales. Ainsi comme la science spéculative ne peut exister sans l’intelligence des principes, de même la prudence ne peut exister sans les vertus morales. D’où il suit évidemment que les vertus morales sont unies entre elles.

          La réponse à la seconde objection est par là même évidente.

 

Article 2 : Les vertus morales peuvent-elles exister sans la charité ?

 

          Objection N°1. Il semble que les vertus morales puissent exister sans la charité. Car il est dit (Prosp. Sent., chap. 7) que toute vertu sans la charité peut être commune aux bons et aux méchants. Or, la charité ne peut être que dans les bons, comme on le voit (ibid.). Donc on peut avoir les autres vertus sans la charité.

          Réponse à l’objection N°1 : Les vertus sont ici considérées selon la signification imparfaite qu’on attache à ce mot. Autrement si on attachait à la vertu morale l’idée de la vertu parfaite, elle rendrait bon celui qui la possède et par conséquent elle ne pourrait exister chez les méchants.

 

          Objection N°2. Les vertus morales peuvent s’acquérir par des actes humains, comme le dit Aristote (Eth., liv. 2, chap. 1 et 2). Or, on n’acquiert la charité que par infusion, d’après ces paroles de l’Apôtre (Rom. 5, 5) : La charité de Dieu a été répandue dans nos cœurs par l’Esprit-Saint qui nous a été donné. Donc on peut avoir les autres vertus sans la charité.

          Réponse à l’objection N°2 : Cette raison s’appuie sur les vertus morales acquises.

 

          Objection N°3. Les vertus morales sont unies entre elles parce qu’elles dépendent de la prudence. Or, la charité ne dépend pas de la prudence, mais elle la surpasse, selon ces paroles de l’Apôtre (Eph., 3, 19) : La charité du Christ surpasse toute science. Donc les vertus morales ne sont pas unies à la charité, mais peuvent exister sans elle.

          Réponse à l’objection N°3 : Quoique la charité surpasse la science et la prudence, cependant la prudence dépend de la charité (Car si le péché ne la détruit pas complètement, du moins il l’altère profondément.), comme nous l’avons dit (dans le corps de l’article.), et par conséquent il en est de même de toutes les vertus morales infuses.

 

          Mais c’est le contraire. Il est écrit (1 Jean, 3, 14) : Celui qui ne m’aime pas demeure dans la mort. Or, les vertus perfectionnent la vie spirituelle, puisque ce sont elles qui nous font vivre saintement, comme le dit saint Augustin (De lib. arb., liv. 2, chap. 18 et 19). Donc elles ne peuvent pas exister sans l’amour de Dieu ou la charité.

 

          Conclusion Les vertus morales qu’on acquiert par des moyens humains peuvent exister sans la charité ; mais il n’en est pas de même de celles qu’on ne peut acquérir de cette manière et qui sont infuses par Dieu en nous.

          Il faut répondre que, comme nous l’avons dit (quest. 63, art. 2 et 3), les vertus morales, selon qu’elles produisent un bien en rapport avec une fin qui ne surpasse pas les facultés naturelles de l’homme, peuvent être acquises par des actes humains. Ces vertus ainsi acquises peuvent exister sans la charité, comme elles ont existé parmi les Gentils. Mais les vertus qui produisent un bien en rapport avec la fin surnaturelle, sont par là même des vertus véritables et parfaites qu’on ne peut acquérir par des actes humains et qui sont infuses par Dieu en nous. Pour celles-là elles ne peuvent exister sans la charité (Les vertus morales infuses ne peuvent exister sans la charité, parce qu’elles sont des propriétés de la grâce sanctifiante et que la grâce sanctifiante ne peut exister sans la charité.). En effet nous avons dit (art. 1 et quest. 58, art. 4) que les autres vertus morales ne peuvent exister sans la prudence ; et la prudence ne peut pas exister sans les vertus morales, parce que ces vertus mettent l’homme en bon rapport avec les fins d’après lesquelles la raison de la prudence procède. Or, pour que la raison de la prudence soit droite il est bien plus nécessaire que l’homme soit en bon rapport avec sa fin dernière, ce qui est l’effet de la charité, qu’avec les autres fins, ce qui dépend des vertus morales : comme la raison pour être droite dans les choses spéculatives a surtout besoin d’un premier principe indémontrable, tel que celui-ci : les contradictoires ne sont pas vraies simultanément. D’où il est manifeste que la prudence infuse ne peut exister sans la charité, et par conséquent il en est de même des autres vertus morales qui ne peuvent exister sans la prudence. Il est donc évident, d’après ce que nous avons dit, qu’il n’y a que les vertus infuses qui soient parfaites et qui méritent absolument le nom de vertus, parce qu’elles mettent absolument l’homme en bon rapport avec sa fin dernière, tandis que les vertus acquises ne sont que des vertus relatives et non des vertus absolues (Quand la prudence n’est pas parfaite, les autres vertus ne le sont pas non plus, parce que l’homme ne peut résister fermement à toutes les séductions du mal.) ; car elles mettent l’homme en bon rapport avec sa fin dernière dans un genre quelconque, mais non avec sa fin dernière absolue (Aussi ne rendent-elles l’homme bon que sous certains rapports ; elles ne lui communiquent pas une bonté absolue.). C’est pourquoi à l’occasion de ces paroles de l’Apôtre (Rom., 14, 23) : Tout ce qui n’est pas de foi est péché, la glose de saint Augustin dit (ord. ex chap. 106 Sent.) : Là où la connaissance de la vérité fait défaut, la vertu est fausse, même quand les mœurs sont bonnes.

 

Article 3 : La charité peut-elle exister sans les autres vertus morales ?

 

          Objection N°1. Il semble qu’on puisse avoir la charité sans les autres vertus morales. Car quand une chose suffit à un but il n’est pas nécessaire que plusieurs s’y rapportent. Or, la charité suffit à elle seule pour accomplir toutes les œuvres de vertu, comme on le voit par ces paroles de l’Apôtre (1 Cor., 13, 4) : La charité est patiente, elle est bienfaisante, etc. Donc il semble que quand on a la charité il serait superflu d’avoir les autres vertus.

          Réponse à l’objection N°1 : Pour que l’acte d’une puissance inférieure soit parfait, il faut non seulement que la perfection existe dans la puissance supérieure, mais encore dans la puissance inférieure elle-même. Car quand l’agent principal serait ce qu’il doit être, il ne produirait pas une action parfaite si son instrument n’était pas bien disposé. Par conséquent pour que l’homme agisse bien relativement à sa fin, il faut qu’il ait non seulement la vertu qui le dispose parfaitement à l’égard de sa fin, mais encore toutes les vertus qui doivent le bien disposer à l’égard des moyens. Car la vertu qui a la fin pour objet fait les fonctions d’agent principal et de moteur relativement à celles qui ont pour objets les moyens. C’est pourquoi il est nécessaire qu’on ait avec la charité d’autres vertus morales.

 

          Objection N°2. Celui qui a l’habitude d’une vertu opère facilement ce qui a rapport à cette vertu et ce qui lui plait en soi ; par conséquent la preuve de l’habitude est le plaisir qu’on trouve dans l’action, comme le dit Aristote (Eth., liv. 2, chap. 3). Or, il y a beaucoup de personnes qui ont la charité sans avoir aucun péché mortel et qui cependant éprouvent de la difficulté à pratiquer certaines vertus qui ne leur plaisent pas en elles-mêmes, mais seulement selon le rapport qu’elles ont avec la charité. Donc il y en a beaucoup qui ont la charité sans avoir les autres vertus.

          Réponse à l’objection N°2 : Quelquefois il arrive que celui qui a une habitude éprouve de la difficulté pour agir, et par conséquent ne met pas son plaisir et sa complaisance dans son action par suite des obstacles extérieurs qu’il rencontre. Ainsi celui qui a la science habituelle éprouve de la difficulté à comprendre par suite du sommeil ou d’une autre infirmité. De même ceux qui ont les habitudes des vertus morales infuses trouvent quelquefois de la difficulté à agir par suite des dispositions contraires qui résultent d’actes antérieurs (Celui qui a eu autrefois une habitude opposée s’en ressent longtemps, et il lui faut bien des efforts pour la vaincre.). Cette difficulté toutefois ne se présente pas pour les vertus morales acquises, parce que les actes auxquels on s’exerce pour les acquérir détruisent les dispositions qui leur sont contraires.

 

          Objection N°3. La charité se trouve dans tous les saints ; cependant il y a des saints qui manquent de certaines vertus. Car le vénérable Bède dit que les saints s’humilient plus des vertus qu’ils n’ont pas qu’ils ne se glorifient des vertus qu’ils possèdent. Il n’est donc pas nécessaire que celui qui a la charité ait toutes les vertus morales.

          Réponse à l’objection N°3 : Il y a des saints dont on dit qu’ils n’ont pas certaines vertus, parce qu’ils éprouvent de la difficulté à en produire les actes pour la raison que nous venons de donner (Dans les saints cette difficulté peut provenir de certaines maladies ou d’autres infirmités ou dispositions corporelles.) (réponse N°2), quoiqu’ils aient les habitudes de toutes les vertus.

 

          Mais c’est le contraire. Par la charité toute la loi s’accomplit. Car l’Apôtre dit (Rom., 13, 8) que celui qui aime le prochain a rempli toute la loi. Or, on ne peut accomplir la loi entière si l’on n’a toutes les vertus morales ; car la loi ordonne la pratique de toutes ces vertus, comme on le voit (Eth., liv. 5, chap. 1 et 2). Donc celui qui a la charité a toutes les vertus morales. Saint Augustin dit aussi dans une de ses épîtres (Cette citation se rapporte plutôt aux sermons (Serm. 39 et 46 de temp.).) que la charité renferme en elle toutes les vertus cardinales.

 

          Conclusion Puisque la charité est le principe de toutes les bonnes œuvres qui dirigent l’homme vers sa fin dernière, il faut nécessairement que toutes les vertus morales qui perfectionnent l’homme relativement à chaque genre de bonnes œuvres soient simultanément infuses avec elle.

          Il faut répondre que toutes les vertus morales sont simultanément infuses avec la charité. La raison en est que Dieu n’opère pas moins parfaitement dans les œuvres de la grâce que dans les œuvres de la nature. Or, nous voyons que dans les œuvres de la nature on ne trouve pas le principe de certaines actions dans une chose sans y trouver les moyens nécessaires pour les accomplir. Ainsi nous trouvons dans les animaux tous les organes nécessaires pour faire toutes les choses qui sont au pouvoir de leur âme. Il est évident que la charité, considérée selon qu’elle élève l’homme à sa fin dernière, est le principe de toutes les bonnes œuvres qui peuvent se rapporter à cette fin. Par conséquent il faut que toutes les vertus morales qui perfectionnent l’homme relativement à chaque genre de bonnes œuvres soient simultanément infuses avec la charité. D’où il est manifeste que les vertus morales infuses sont unies entre elles non seulement à cause de la prudence, mais encore à cause de la charité, et que celui qui perd la charité par un péché mortel perd toutes les vertus morales infuses (Dans l’article suivant saint Thomas prouve qu’il n’en est pas de même des vertus théologales.).

 

Article 4 : La foi et l’espérance peuvent-elles exister sans la charité ?

 

          Objection N°1. Il semble que la foi et l’espérance n’existent jamais sans la charité. Car puisque ce sont des vertus théologales, elles paraissent être plus nobles que les vertus morales infuses. Or, les vertus morales infuses ne peuvent exister sans la charité. Donc la foi et l’espérance ne le peuvent pas non plus.

          Réponse à l’objection N°1 : Les vertus morales dépendent de la prudence. Or, la prudence infuse ne peut être véritable sans la charité, parce qu’elle n’a pas alors le rapport qu’elle doit avoir avec le premier principe qui est la fin dernière. Mais la foi et l’espérance ne dépendent ni de la prudence ni de la charité selon leur propre nature. C’est pourquoi elles peuvent exister sans la charité, quoiqu’elles ne soient pas des vertus sans elle, comme nous l’avons dit (dans le corps de l’article.).

 

          Objection N°2. Personne ne croit qu’autant qu’il le veut, dit saint Augustin (Tract. 26, in Joan. à princ.). Or, la charité est dans la volonté comme sa perfection, ainsi que nous l’avons vu (quest. 62, art. 3). Donc la foi ne peut exister sans la charité.

          Réponse à l’objection N°2 : Ce raisonnement s’appuie sur la foi considérée comme une vertu parfaite.

 

          Objection N°3. Saint Augustin dit (Ench., chap. 8) que l’espérance ne peut exister sans l’amour. Or, l’amour est la charité ; car c’est de cet amour que parle l’illustre docteur en cet endroit. Donc l’espérance ne peut pas exister sans la charité.

          Réponse à l’objection N°3 : Saint Augustin parle en cet endroit de l’espérance qui fait qu’on espère la béatitude future d’après les mérites qu’on possède déjà, ce qui n’a pas lieu sans la charité.

 

          Mais c’est le contraire. La glose dit (Matth., chap. 1) que la foi engendre l’espérance et l’espérance la charité. Or, celui qui engendre est avant celui qui est engendré et peut exister sans lui. Donc la foi peut exister sans l’espérance et l’espérance sans la charité.

 

          Conclusion Quoique la foi et l’espérance puissent exister dans les hommes d’une certaine manière sans la charité, cependant ces vertus ne peuvent être parfaites sans elle.

          Il faut répondre qu’on peut considérer la foi et l’espérance comme les vertus morales de deux manières : 1° dans leur commencement ; 2° dans leur état de perfection. Car puisque la vertu a pour but de faire le bien, on dit qu’elle est parfaite quand elle peut produire une action parfaitement bonne ; ce qui a lieu en effet non seulement quand l’action que l’on fait est bonne, mais encore quand on la fait d’une bonne manière. Autrement si la chose que l’on fait est bonne, mais qu’on ne la fasse pas d’une bonne manière, l’action ne peut pas être parfaite, et par conséquent l’habitude qui est le principe de cette action ne peut avoir dans sa perfection tout ce qui constitue l’essence de la vertu. Ainsi celui qui fait une œuvre de justice fait une bonne chose, mais son œuvre ne peut être celle d’une vertu parfaite s’il ne la fait pas bien, c’est-à-dire d’après une élection droite, réglée par la prudence. C’est pourquoi la justice sans la prudence ne peut être une vertu parfaite. Ainsi donc la foi et l’espérance peuvent exister d’une certaine manière sans la charité (Ainsi le pécheur peut croire et espérer quoiqu’il n’ait pas la charité.), mais elles ne peuvent être sans elle des vertus parfaites. En effet, l’œuvre de la foi consistant à croire à Dieu, et croire étant l’assentiment que la volonté propre accorde à quelqu’un, quand cette faculté n’est pas dans l’état où elle doit être l’œuvre de la foi ne peut être parfaite. D’un autre côté la volonté ne peut être bien réglée que par fa charité qui est son perfectionnement (Les Ecritures parlent en beaucoup d’endroits de l’imperfection de la foi sans la charité (Jacques, 2, 20) : la foi sans les œuvres est morte (Matth., 7, 22-23) : Seigneur, n’avons-nous pas fait… beaucoup de miracles en votre nom ? Et je leur répondrai : Je ne vous ai jamais connu. Saint Paul dit aussi que la foi parfaite est celle qui opère par la charité (Gal., 5, 6) : la foi qui agit par la charité.). Car, comme le dit saint Augustin (De civ. Dei, liv. 14, chap. 9), tout mouvement droit de la volonté procède d’un amour qui est droit aussi. Par conséquent la foi existe, il est vrai, sans la charité, mais non dans sa perfection, comme la tempérance ou la force existe sans la prudence. On doit en dire autant de l’espérance. Car l’acte d’espérance consiste à attendre de Dieu la béatitude future ; cet acte est parfait si on le produit d’après les mérites qu’on possède, ce qui n’est pas possible sans la charité. Mais si on attend la béatitude d’après des mérites qu’on n’a pas encore, mais qu’on se propose d’acquérir à l’avenir, l’acte est imparfait, et de cette manière il est possible sans la charité. C’est pourquoi la foi et l’espérance peuvent exister sans la charité, mais sans elle elles ne sont pas, à proprement parler, des vertus. Car l’essence de la vertu exige non seulement que nous fassions le bien, mais encore que nous le fassions comme il doit être fait, selon la pensée d’Aristote (Eth., liv. 2, chap. 6).

 

Article 5 : La charité peut-elle exister sans la foi et l’espérance ?

 

          Objection N°1. Il semble que la charité puisse exister sans la foi et l’espérance. Car la charité est l’amour de Dieu. Or, nous pouvons aimer Dieu naturellement sans avoir préalablement la foi et sans espérer la béatitude future. Donc la charité peut exister sans la foi et l’espérance.

          Réponse à l’objection N°1 : La charité n’est pas un amour quelconque de Dieu, mais un amour par lequel on l’aime comme l’objet de la béatitude à laquelle nous élèvent la foi et l’espérance.

 

          Objection N°2. La charité est la racine de toutes les vertus, d’après ces paroles de l’Apôtre (Eph., 3, 17) : Vous devez être enracinés et fondés dans la charité. Or, la racine existe quelquefois sans rameaux. Donc la charité peut aussi quelquefois exister sans la foi, l’espérance et les autres vertus.

          Réponse à l’objection N°2 : La charité est la racine de la foi et de l’espérance parce qu’elle en fait des vertus parfaites. Or, la foi et l’espérance sont présupposées selon leur propre essence par la charité (La charité ne peut pas plus exister sans elles que la partie supérieure d’un édifice ne peut exister sans ses fondements.), comme nous l’avons dit (quest. 62, art. 4). Ainsi la charité ne peut exister sans elles.

 

          Objection N°3. La charité fut parfaite dans le Christ, et cependant il n’eut pas la foi et l’espérance parce qu’il possédait parfaitement tous les trésors de l’autre vie (Fuit perfectus comprehentor ; cette expression n’a pas d’équivalent en français.), comme nous le verrons (3a pars, quest. 7, art. 3 et 4 ; quest. 9, art. 2 et quest. 15, art. 10). Donc la charité peut exister sans la foi et l’espérance.

          Réponse à l’objection N°3 : Le Christ n’a pas eu la foi et l’espérance parce qu’il y a quelque chose d’imparfait en elles (La foi implique un défaut de connaissance, parce que croire ce n’est pas voir, et l’espérance un défaut de possession.), mais au lieu de la foi il eut la claire vision et au lieu de l’espérance la pleine compréhension ; par conséquent la charité fut parfaite en lui.

 

          Mais c’est le contraire. Saint Paul dit (Héb., 11, 6) : Sans la foi il est impossible de plaire à Dieu, ce qui regarde surtout la charité, comme on le voit d’après ces autres paroles de l’Ecriture (Prov., 8, 17) : J’aime ceux qui m’aiment. L’espérance aussi mène à la charité, comme nous l’avons vu (quest. 62, art. 4). Donc la charité ne peut exister sans la foi et l’espérance.

 

          Conclusion Comme personne ne peut être uni à Dieu par cette amitié qu’on appelle la charité, s’il n’a la foi par laquelle on croit qu’il y a société et communication de l’homme avec Dieu et si l’on n’espère appartenir à cette société, il ne peut se faire d’aucune manière que la charité existe sans la foi et l’espérance.

          Il faut répondre que la charité signifie non seulement l’amour de Dieu, mais encore une certaine amitié qui nous unit à lui et qui ajoute à l’amour une réciprocité d’affection qui fait qu’il v a communication de l’un à l’autre, comme le dit Aristote (Eth., liv. 8, chap. 2 et 3). Et la preuve évidente qu’il en est ainsi de la charité c’est qu’il est dit dans l’Ecriture (1 Jean, 4, 16) : Celui qui demeure dans la charité demeure en Dieu et Dieu en lui. Et saint Paul dit (1 Cor., 1, 9) : Dieu par lequel vous avez été appelés à la société de son Fils, Jésus-Christ Notre-Seigneur, est fidèle. Or, la société de l’homme avec Dieu est une sorte de conversation familière avec lui. Elle se commence ici-bas actuellement par la grâce pour se terminer dans la vie future par la gloire, et ce sont ces deux choses qui sont l’objet de la foi et de l’espérance. Par conséquent comme on ne pourrait se lier d’amitié avec quelqu’un si l’on ne croyait ou si l’on n’espérait pas qu’il y a possibilité de s’unir et de vivre facilement avec lui ; de même on ne peut être uni d’amitié avec Dieu, ce qui est l’effet de la charité, qu’autant qu’on a la foi par laquelle on croit à cette société et à cette familiarité de l’homme avec lui et qu’autant qu’on a l’espérance d’en faire partie. Par conséquent la charité sans la foi et l’espérance ne peut exister d’aucune manière.

 

Copyleft. Traduction de l’abbé Claude-Joseph Drioux et de JesusMarie.com qui autorise toute personne à copier et à rediffuser par tous moyens cette traduction française. La Somme Théologique de Saint Thomas latin-français en regard avec des notes théologiques, historiques et philologiques, par l’abbé Drioux, chanoine honoraire de Langres, docteur en théologie, à Paris, Librairie Ecclésiastique et Classique d’Eugène Belin, 52, rue de Vaugirard. 1853-1856, 15 vol. in-8°. Ouvrage honoré des encouragements du père Lacordaire o.p. Si par erreur, malgré nos vérifications, il s’était glissé dans ce fichier des phrases non issues de la traduction de l’abbé Drioux ou de la nouvelle traduction effectuée par JesusMarie.com, et relevant du droit d’auteur, merci de nous en informer immédiatement, avec l’email figurant sur la page d’accueil de JesusMarie.com, pour que nous puissions les retirer. JesusMarie.com accorde la plus grande importance au respect de la propriété littéraire et au respect de la loi en général. Aucune évangélisation catholique ne peut être surnaturellement féconde sans respect de la morale catholique et des lois justes.

 

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