Saint Thomas d’Aquin - Somme Théologique

1a 2ae = Prima Secundae = 1ère partie de la 2ème Partie

Question 68 : Des dons

 

          Après avoir parlé des vertus, nous avons maintenant à nous occuper des dons. — A ce sujet huit questions se présentent : 1° Les dons diffèrent-ils des vertus ? — 2° De la nécessité des dons. — 3° Les dons sont-ils des habitudes ? (L’Apôtre dit à Timothée (2 Tim., 1, 14) : Garde le bon dépôt, par l’Esprit-Saint qui habite en nous.) — 4° Quels sont les dons et combien y en a-t-il ? — 5° Les dons sont-ils unis entre eux ? (Cet article est le commentaire raisonné de ces paroles de saint Paul (Col., 3, 14) : Mais, par-dessus tout cela, ayez la charité, qui est le lien de la perfection. Le mot vinculum (lien) trouve dans l’explication de saint Thomas son vrai sens littéral.) — 6° Subsistent-ils dans le ciel ? (Le Psalmiste a dit (Ps. 18, 10) : La crainte du Seigneur est sainte, elle subsiste à jamais. Saint Thomas explique comment on doit entendre cette parole non seulement du don de crainte, mais encore de tous les autres dons.) — 7° Du rapport qu’ils ont entre eux. (L’ordre établi par le prophète est celui-ci : la sagesse, l’intelligence, le conseil, la force, la science, la piété et la crainte.) — 8° Du rapport qu’ils ont avec les vertus.

 

Article 1 : Les dons diffèrent-ils des vertus ?

 

          Objection N°1. Il semble que les dons ne se distinguent pas des vertus. Car saint Grégoire dit à l’occasion de ces paroles de Job (1, 2) : Nati sunt in septem filii, etc. Sept fils nous naissent, quand par la conception d’une bonne pensée les sept vertus du Saint-Esprit sont produites en nous. Et il rapporte les paroles d’Isaïe (Is., 11, 2) : Et l’Esprit du Seigneur se reposera sur lui : l’esprit de sagesse et d’intelligence…, où sont énumérés les sept dons du Saint-Esprit. Donc les sept dons du Saint-Esprit sont des vertus.

          Réponse à l’objection N°1 : Ces dons sont quelquefois appelés des vertus, d’après l’idée commune et générale qu’on attache à ce dernier mot, mais ils ont néanmoins quelque chose de plus élevé que cette idée générale, en ce sens que ce sont des vertus divines qui perfectionnent l’homme selon qu’il est mû par Dieu. C’est pour cela qu’Aristote (Eth., liv. 7, chap. 1) place au-dessus de la vertu commune une vertu héroïque ou divine qui fait de quelques hommes des êtres divins.

 

          Objection N°2. Saint Augustin dans son livre (De quæst. Evangel., liv. 1, quest. 8), à l’occasion de ces paroles de l’Evangile (Matth., 12, 45) : Alors il va et prend sept autres esprits, dit qu’il y a sept vices contraires aux sept vertus de l’Esprit-Saint, c’est-à-dire aux sept dons. Or, il y a sept vices contraires aux vertus prises dans un sens général. Donc les dons ne se distinguent pas des vertus en général.

          Réponse à l’objection N°2 : Les vices considérés comme opposés au bien que la raison approuve sont contraires aux vertus, et quand on les considère comme opposés à l’impulsion que Dieu nous imprime, ils sont contraires aux dons. Car la même chose est contraire à Dieu et à la raison dont la lumière vient de Dieu.

 

          Objection N°3. Les choses dont la définition est la même sont aussi les mêmes. Or, la définition de la vertu convient aux dons. Car chaque don est une bonne qualité de l’esprit d’après laquelle on vit avec droiture. De même la définition du don convient aux vertus infuses. Car le don est une chose donnée qu’on ne peut rendre, d’après Aristote (Top., liv. 4, chap. 4, loc. 50). Donc les vertus et les dons ne se distinguent pas

          Réponse à l’objection N°3 : Cette définition se rapporte à la vertu considérée d’une manière générale. Par conséquent si nous voulons restreindre cette définition aux vertus selon qu’elles sont distinctes des dons, nous dirons que ces mots par laquelle on vit droitement doivent s’entendre de la droiture de la vie considérée d’après sa conformité avec la règle de la raison. De même le don considéré comme distinct de la vertu infuse peut se définir une chose que Dieu nous accorde par rapport au mouvement qu’il nous imprime, parce qu’il porte l’homme à bien suivre ses impulsions.

 

          Objection N°4. La plupart des choses qu’on met au nombre des dons sont des vertus. Car, comme nous l’avons dit (quest. 57, art. 1 et 2), la sagesse, l’intelligence et la science sont des vertus intellectuelles ; le conseil appartient à la prudence ; la piété est une espèce de justice, et la force est une vertu morale. Il semble donc que les dons et les vertus ne se distinguent pas.

          Réponse à l’objection N°4 : On donne à la sagesse le nom de vertu intellectuelle, quand elle procède du jugement de la raison, mais on l’appelle don, quand elle opère par le mouvement et l’inspiration de Dieu. Et il en faut dire autant des autres.

 

          Mais c’est le contraire. Saint Grégoire (Mor., liv. 1, chap. 22) distingue les sept dons qu’il dit être figurés par les sept fils de Job, des trois vertus théologales qu’il dit représentées par les trois filles de ce patriarche (Mor., liv. 2, chap. 26). Il distingue aussi les sept dons des quatre vertus cardinales qu’il dit représentées par les quatre angles de la maison.

 

          Conclusion Les vertus se distinguent des dons en ce que les dons sont des habitudes qui perfectionnent l’homme pour qu’il suive promptement l’inspiration et le mouvement de l’Esprit Saint, tandis que les vertus sont des habitudes qui le perfectionnent pour qu’il suive promptement l’ordre et le mouvement de la raison.

          Il faut répondre que si à l’égard du don et de la vertu nous ne parlons que d’après la nature de leur nom, il n’y a aucune opposition entre l’un et l’autre. Car la vertu désigne un principe qui perfectionne l’homme pour qu’il soit à même de bien agir, comme nous l’avons dit (quest. 55, art. 3 et 4), et le mot don indique un rapport avec la cause dont il émane. Or, rien n’empêche que ce qui vient d’un autre, comme le don, ne perfectionne celui qui le reçoit relativement à ses actions ; surtout quand on considère que nous avons dit (quest. 63, art. 3) qu’il y a des vertus qui sont infuses par Dieu en nous. Par conséquent sous ce rapport le don ne peut se distinguer de la vertu (Pour éclaircir cette question saint Thomas considère les dons et les vertus dans leur nature générale, puis dans leur nature propre.). C’est pourquoi il y a des auteurs qui ont prétendu qu’on ne devait pas distinguer les dons des vertus. Mais ils éprouvent une grave difficulté pour dire pourquoi il y a des vertus qui sont appelées des dons et pourquoi elles ne le sont pas toutes, et pourquoi il y a des qualités qu’on compte parmi les dons et qu’on ne compte pas parmi les vertus, par exemple la crainte. De là d’autres ont avancé qu’il fallait distinguer les dons des vertus. Mais ils n’ont pas déterminé convenablement la cause de cette distinction, qui doit être commune à toutes les vertus sans convenir d’aucune manière aux dons et réciproquement. Car les uns considérant que parmi les sept dons il y en a quatre qui appartiennent à la raison, qui sont, la sagesse, la science, l’intelligence et le conseil, et trois qui appartiennent à la puissance appétitive, savoir : la force, la piété et la crainte, ils ont supposé que les dons perfectionnaient le libre arbitre considéré comme une faculté de la raison, tandis que les vertus le perfectionnaient comme une faculté de la volonté. Ils s’appuyaient sur ce qu’il n’y a que deux vertus dans la raison ou l’intellect, la foi et la prudence, et que les autres résident dans la puissance appétitive ou affective. Mais pour que cette distinction fût fondée, il faudrait que toutes les vertus fussent dans la puissance appétitive et tous les dons dans la raison (Ce qui n’existe pas, puisque la foi et la prudence sont des vertus qui résident dans l’entendement et que parmi les dons les uns sont propres à la raison, les autres à l’appétit.). — D’autres, s’arrêtant à ces paroles de saint Grégoire qui dit (Moral., liv. 2, chap. 26) que « le don de l’Esprit-Saint qui forme dans l’esprit qui lui est soumis la prudence, la tempérance, la justice et la force, fortifie ce même esprit contre chaque tentation, au moyen de ses sept dons, » ont prétendu que les vertus ont pour but de régler l’homme dans ses actions, tandis que les dons ont pour objet de le faire résister aux tentations. Mais cette distinction n’est pas suffisante, parce que les vertus résistent aussi aux tentations qui nous portent aux péchés qui leur sont contraires. Car chaque chose résiste naturellement à son contraire, ce qui est surtout évident à l’égard de la charité dont il est dit (Cantique, 8, 7) : Les grandes eaux n ont pu éteindre la charité. — D’autres, voyant que l’Ecriture parle de ces dons tels qu’ils ont existé dans le Christ, comme on le voit dans Isaïe (Is., chap. 11), ont dit que les vertus ont simplement pour objet de régler nos actions, mais que les dons ont pour but de nous rendre conformes au Christ, surtout par rapport à ce qu’il a souffert, parce que ces dons ont principalement brillé dans sa passion. Mais cette distinction ne parait pas encore suffisante, parce que le Seigneur nous engage à lui ressembler spécialement par l’humilité et la douceur (Qui sont des vertus, non des dons.) (Matth., 11, 29) : Apprenez-de moi que je suis doux et humble de cœur, et par la charité (Jean, 15, 12) : Aimez-vous les uns les autres comme je vous ai aimés. Ce sont d’ailleurs ces vertus qui ont brillé avec le plus d’éclat dans la passion du Christ. C’est pourquoi pour distinguer les dons des vertus nous devons suivre la manière de parler de l’Ecriture qui ne nous les représente pas sous le nom de dons, mais plutôt sous le nom d’esprits. Car il est écrit (Is., 11, 2) : L’esprit de sagesse et d’intelligence repose sur lui. — Ces paroles nous font manifestement comprendre que ces sept dons sont énumérés en cet endroit comme étant produits par l’inspiration divine en nous. Or, l’inspiration indique un mouvement qui procède d’un principe extérieur. Car il est à remarquer que dans l’homme il y a deux principes moteurs, l’un intérieur qui est la raison, et l’autre extérieur qui est Dieu, comme nous l’avons dit (quest. 9, art. 4 et 6), et comme le dit aussi Aristote (Magn. moral., liv. 7, chap. 8). Or, il est évident que tout ce qui est mû doit être nécessairement proportionné au moteur ; et la perfection du mobile considéré comme tel est cette disposition qui le met en état d’être bien mû par son moteur. Ainsi donc plus le moteur est élevé, plus il est nécessaire que le mobile lui soit proportionné par une disposition plus parfaite. Par exemple, nous voyons qu’un disciple doit être plus parfaitement disposé pour recevoir d’un docteur un enseignement plus relevé. Il est manifeste que les vertus humaines perfectionnent l’homme selon qu’il est fait naturellement pour être mû par la raison à l’égard de ses actions intérieures ou extérieures. Il a donc besoin de perfections plus hautes qui le disposent à être mû divinement, et ce sont ces perfections qu’on appelle des dons, non seulement parce qu’elles sont infuses par Dieu, mais parce qu’elles disposent l’homme à suivre promptement l’impulsion qu’il reçoit de l’inspiration divine, selon ces paroles du prophète (Is., 50, 5) : Le Seigneur m’a ouvert l’oreille, je ne l’ai point contredit, je ne me suis point retiré en arrière. Et Aristote dit (loc. cit.) que pour ceux qui sont mus par l’action divine ils ne doivent pas prendre conseil de la raison humaine, mais suivre l’impulsion intérieure qu’ils éprouvent, parce qu’ils sont mus par un principe meilleur que la raison de l’homme. Et c’est ce que quelques auteurs expriment en disant que les dons perfectionnent l’homme par rapport à des actes plus élevés que les actes des vertus.

 

Article 2 : Les dons sont-ils nécessaires à l’homme pour le salut ?

 

          Objection N°1. Il semble que les dons ne soient pas nécessaires à l’homme pour le salut. Car les dons se rapportent à une perfection supérieure à la perfection commune de la vertu. Or, il n’est pas nécessaire à l’homme pour être sauvé, qu’il acquière cette perfection qui est supérieure à l’état commun de la vertu, parce que cette perfection n’est pas de précepte, mais de conseil. Donc les dons ne sont pas nécessaires à l’homme pour être sauvé.

          Réponse à l’objection N°1 : Les dons surpassent la perfection commune des vertus, non quant au genre des œuvres, comme les conseils l’emportent sur les préceptes, mais quant à la manière d’agir, en ce sens que l’homme est mû par un principe plus élevé.

 

          Objection N°2. Pour le salut, il suffit que l’homme se conduise bien à l’égard des choses divines et des choses humaines. Or, les vertus théologales le règlent parfaitement à l’égard des choses divines et les vertus morales à l’égard des choses humaines. Donc les dons ne sont pas nécessaires à l’homme pour être sauvé.

          Réponse à l’objection N°2 : Les vertus théologales et morales ne perfectionnent pas tellement l’homme par rapport à sa fin dernière qu’il n’ait pas encore besoin d’être mû par une impulsion supérieure de l’Esprit-Saint, pour la raison que nous avons donnée (dans le corps de l’article.).

 

          Objection N°3. Saint Grégoire dit (Moral., liv. 2, chap. 26) que l’Esprit-Saint donne la sagesse pour remédier à la folie, l’intelligence à l’idiotisme, le conseil à la précipitation, la force à la crainte, la science à l’ignorance, la piété à la dureté, l’humilité (la crainte) à l’orgueil. Or, les vertus peuvent offrir un remède suffisant pour détruire tous ces vices. Donc les dons ne sont pas nécessaires à l’homme pour le salut.

          Réponse à l’objection N°3 : La raison humaine ne connaît pas toutes choses, et tout ne lui est pas possible, soit qu’on la considère comme parfaite d’une perfection naturelle, soit qu’on la considère comme perfectionnée par les vertus théologales. Par conséquent elle ne peut pas sous tous les rapports repousser la folie et les autres défauts dont il est fait mention dans ce passage. Mais celui dont la science et la puissance embrassent toutes choses nous met à l’abri par son impulsion de toute espèce de folie, d’ignorance, d’idiotisme, de dureté et de tous les autres vices semblables. C’est pourquoi les dons de l’Esprit-Saint qui nous mettent en état de bien suivre son impulsion sont considérés comme un remède contre ces défauts.

 

          Mais c’est le contraire. Parmi les dons, la sagesse paraît être au premier rang et la crainte au dernier. Or, ces deux choses sont nécessaires au salut. Car il est dit de la sagesse (Sag., 7, 28) : Dieu n’aime que celui qui habite avec la sagesse. Et il est dit de la crainte (Ecclésiastique, 1, 28) : Celui qui est sans la crainte ne pourra être justifié (A l’égard de la crainte voyez ce que dit le concile de Trente (sess. 14, can. 4).). Donc les autres dons sont aussi des moyens nécessaires au salut.

 

          Conclusion Les dons de l’Esprit-Saint sont nécessaires à l’homme afin que Dieu le meuve efficacement par ce moyen pour qu’il arrive à sa fin surnaturelle.

          Il faut répondre que, comme nous l’avons dit (art. préc.), les dons sont des perfections de l’homme qui le disposent à bien suivre l’impulsion qu’il reçoit de Dieu. Par conséquent à l’égard des choses pour lesquelles le mouvement de la raison ne suffit pas, mais qui exigent absolument l’impulsion de l’Esprit-Saint, un don est nécessaire. Or, Dieu perfectionne la raison de l’homme de deux manières : 1° il la perfectionne d’une perfection naturelle, c’est-à-dire selon la lumière naturelle de la raison ; 2° il la perfectionne d’une perfection surnaturelle au moyen des vertus théologales, comme nous l’avons dit (quest. 62, art. 1). Et quoique cette seconde perfection soit plus grande que la première, cependant l’homme possède la première d’une manière plus parfaite que la seconde. Car il possède la première, comme en ayant la pleine et entière possession et il ne possède la seconde qu’imparfaitement, puisque nous aimons Dieu et nous le connaissons d’une façon imparfaite. Or, il est évident que tout être qui possède parfaitement une nature, une forme ou une vertu quelconque peut par lui-même agir d’après elle, sans toutefois exclure l’action de Dieu qui agit intérieurement dans toute nature et dans toute volonté ; tandis que l’être qui possède imparfaitement une nature, une forme ou une vertu quelconque ne peut agir par lui-même qu’autant qu’il est mû par un autre. Ainsi le soleil, parce qu’il est parfaitement lumineux, peut éclairer par lui-même, tandis que la lune où la lumière n’existe qu’imparfaite n’éclaire qu’autant qu’elle est éclairée. De même le médecin qui connaît parfaitement l’art de la médecine peut guérir par lui-même, tandis que son disciple qui n’est pas encore pleinement formé ne peut opérer par lui-même qu’autant qu’il l’instruit. Ainsi donc relativement aux choses qui sont soumises à la raison humaine, c’est-à-dire qui se rapportent à la fin naturelle de l’homme, il peut agir par le jugement ou les lumières de la raison. Si Dieu lui vient en aide sous ce rapport, au moyen de lumière particulière, c’est alors de sa part un surcroît de bonté. C’est ce qui faisait dire aux philosophes que celui qui avait les vertus morales acquises n’avait pas pour cela les vertus héroïques ou divines. — Mais relativement à la fin dernière surnaturelle vers laquelle la raison nous porte, selon la forme imparfaite qu’elle a reçue des vertus théologales, ce mouvemente la raison est insuffisant s’il n’est secondé de l’impulsion et de la motion de l’Esprit-Saint, d’après ces paroles de l’Apôtre (Rom., 8, 14) : Ceux qui sont mus par l’Esprit de Dieu, ceux-là sont ses enfants et ses héritiers. Et dans les Psaumes il est dit (Ps. 142, 10) : Votre bon esprit me conduira dans la terre des saints ; ce qui signifie qu’aucun des bienheureux ne peut parvenir à cet héritage céleste, s’il n’est mû et conduit par l’Esprit-Saint. C’est pourquoi pour arriver à cette fin il est nécessaire que l’homme ait un don de l’Esprit-Saint.

 

Article 3 : Les dons de l’Esprit-Saint sont-ils des habitudes ?

 

          Objection N°1. Il semble que les dons de l’Esprit-Saint ne soient pas des habitudes. Car l’habitude est une qualité immanente dans l’homme, puisque c’est une qualité qui change difficilement, comme le dit Aristote (In prædic., chap. De qualit.). Or, le propre du Christ, c’est que les dons de l’Esprit-Saint reposent en lui, selon les paroles d’Isaïe et d’après celles de saint Jean (Jean, 1, 33) : Celui sur qui vous verrez descendre et demeurer le Saint-Esprit est celui qui baptise. Saint Grégoire expliquant ce passage dit (Mor., liv. 2, chap. 27) que l’Esprit-Saint vient dans tous les fidèles, mais qu’il n’y a que dans le Médiateur qu’il existe toujours et d’une façon singulière. Donc les dons de l’Esprit-Saint ne sont pas des habitudes.

          Réponse à l’objection N°1 : Saint Grégoire donne lui-même la solution de cette difficulté (Mor., liv. 2, chap. 28), en disant que pour les dons sans lesquels on ne peut parvenir à la vie éternelle, l’Esprit-Saint demeure toujours dans tous les élus, mais qu’il n’en est pas de même des autres (Tels que le don de prophétie, le don des miracles et tous ceux qui résultent des grâces gratuitement données.). Or, il y a sept dons qui sont nécessaires au salut, comme nous l’avons dit (art. 2). Donc par rapport à eux l’Esprit-Saint demeure toujours dans les saints.

 

          Objection N°2. Les dons de l’Esprit-Saint perfectionnent l’homme selon qu’il est mû par l’esprit de Dieu, comme nous l’avons dit (art. 1 et 2). Or, selon que l’homme est conduit par l’esprit de Dieu, il est en quelque sorte un instrument par rapport à lui. Comme il n’est pas convenable qu’un instrument soit perfectionné par une habitude, mais par l’agent principal, il s’ensuit que les dons de l’Esprit-Saint ne sont pas des habitudes.

          Réponse à l’objection N°2 : Ce raisonnement repose sur un instrument auquel il n’appartient pas de mouvoir, mais seulement d’être mû. Or, l’homme n’est pas un instrument de cette nature. Mais il est mû par l’Esprit-Saint de telle sorte qu’il agisse aussi lui-même, puisqu’il est doué du libre arbitre. Par conséquent il a besoin d’habitudes.

 

          Objection N°3. Comme les dons de l’Esprit-Saint proviennent de l’inspiration divine, de même le don de prophétie. Or, la prophétie n’est pas une habitude. Car l’esprit de prophétie n’existe pas toujours dans les prophètes, comme le dit saint Grégoire (Sup. Ezech. Hom., chap. 1). Donc les dons de l’Esprit-Saint ne sont pas des habitudes.

          Réponse à l’objection N°3 : La prophétie se rapporte aux dons qui regardent la manifestation de l’esprit, mais non aux dons nécessaires au salut. Par conséquent il n’y a pas de similitude.

 

          Mais c’est le contraire. Le Seigneur dit aux disciples en parlant de l’Esprit-Saint (Jean, 14, 17) : Il demeurera avec vous et il sera en vous. Or, l’Esprit-Saint n’existe pas dans les hommes sans ses dons. Donc ses dons restent dans les hommes, et par conséquent ce ne sont pas seulement des actes, ou des passions, mais encore des habitudes permanentes.

 

          Conclusion L’homme étant conduit par l’Esprit-Saint de telle sorte qu’il agisse lui-même autant qu’il appartient au libre arbitre, il est nécessaire que les dons de l’Esprit-Saint soient des habitudes qui le perfectionnent pour qu’il obéisse promptement à son inspiration.

          Il faut répondre que, comme nous l’avons dit (art. 1), les dons sont des perfections de l’homme qui le disposent à bien suivre l’impulsion de l’Esprit-Saint. Or, il est manifeste, d’après ce que nous avons vu (quest. 58, art. 1 et quest. 56, art. 4), que les vertus morales perfectionnent la puissance appétitive selon qu’elle participe d’une certaine manière à la raison, c’est-à-dire suivant qu’elle est faite naturellement pour être mue par l’ordre de cette faculté. Ainsi donc les dons de l’Esprit-Saint sont aux hommes, comparativement à l’Esprit-Saint, ce que les vertus morales sont à la puissance appétitive, comparativement à la raison. Et comme les vertus morales sont des habitudes qui disposent les puissances appétitives à obéir promptement à la raison, il s’ensuit que les dons de l’Esprit-Saint sont des habitudes qui perfectionnent l’homme pour qu’il obéisse promptement à l’Esprit-Saint.

 

Article 4 : Les sept dons de l’Esprit-Saint sont-ils convenablement énumérés ?

 

          Objection N°1. Il semble que les sept dons de l’Esprit Saint ne soient pas convenablement énumérés. Car dans cette énumération il y a quatre dons qui appartiennent aux vertus intellectuelles : ce sont la sagesse, l’intelligence, la science, et le conseil qui appartient à la prudence. Mais il n’y a rien qui se rapporte à l’art qui est la cinquième vertu intellectuelle. De même on admet un don qui appartient à la justice, et c’est la piété ; et un autre don qui appartient à la force et qui porte le même nom que cette vertu. Mais on n’indique pas de don qui se rapporte à la tempérance. Donc les dons sont insuffisamment énumérés.

          Réponse à l’objection N°1 : Les dons de l’Esprit-Saint perfectionnent l’homme à l’égard des choses qui ont rapport à la bonne conduite, ce qui n’est pas l’objet de l’art. Car l’art n’embrasse que les travaux extérieurs, puisqu’on le définit la droite raison, non des actions que l’on doit faire, mais des choses que l’on doit exécuter (Eth., liv. 6, chap. 4). Cependant on peut dire que relativement à l’infusion des dons, l’art appartient à l’Esprit-Saint qui est le moteur principal, et non aux hommes qui sont ses organes, puisqu’ils sont mus par lui. Quant au don de crainte il correspond d’une certaine manière à la tempérance. Car comme la vertu de tempérance, considérée dans sa propre essence, exige qu’on s’éloigne des délectations mauvaises à cause du bien que la raison approuve, de même il appartient au don de crainte qu’on renonce aux délectations mauvaises, à cause de la crainte de Dieu.

 

          Objection N°2. La piété est une partie de la justice. Or, à l’égard de la force on n’établit pas de don qui soit une de ses parties, mais on reconnaît la force elle- même. Donc on n’aurait pas dû faire de la piété un don, mais prendre la justice elle-même.

          Réponse à l’objection N°2 : La justice tire son nom de la droiture de la raison. C’est pourquoi le mot de vertu est plus convenable que celui de don. Mais le nom de piété implique le respect que nous avons pour notre père et pour notre patrie. Et comme Dieu est le père de toutes choses, son culte a reçu le nom de piété, comme le dit saint Augustin (De civ. Dei, liv. 10, chap. 1). C’est pourquoi il était convenable de donner ce nom au don par lequel on fait le bien pour honorer Dieu.

 

          Objection N°3. Les vertus théologales surtout nous élèvent à Dieu. Donc puisque les dons perfectionnent l’homme selon qu’il est mû par Dieu, il semble qu’on aurait dû reconnaître quelques dons qui appartinssent aux vertus théologales.

          Réponse à l’objection N°3 : L’esprit de l’homme n’est pas mu par l’Esprit-Saint s’il ne lui est uni d’une certaine manière ; comme l’instrument n’est pas mû par l’artisan s’il n’est en contact ou s’il n’est uni de quelque manière avec lui. Or, la première union de l’homme est celle qui s’opère par la foi, l’espérance et la charité. Par conséquent les dons présupposent ces vertus qui sont leurs racines, et ils leur appartiennent comme dérivant d’elles.

 

          Objection N°4. Comme on craint Dieu, de même on l’aime, on espère en lui et on s’en délecte. Or, l’amour, l’espérance et la délectation sont des passions qu’on divise par opposition à la crainte. Donc comme on fait de la crainte un don, de même on aurait dû faire trois dons de ces trois autres passions.

          Réponse à l’objection N°4 : L’amour, l’espérance et la délectation ont le bien pour objet. Or, le bien souverain est Dieu. De là on a transporté les noms de ces passions aux vertus théologales par lesquelles l’âme est unie à Dieu. La crainte, au contraire, a pour objet le mal qui ne convient à Dieu d’aucune manière. Par conséquent elle n’implique pas l’union avec Dieu, mais plutôt l’éloignement de certaines choses par respect pour Dieu. C’est pourquoi on n’appelle pas vertu théologale, mais don, ce qui nous éloigne du mal plus fortement que la vertu morale (Plus fortement, parce que la vertu morale ne s’abstient du mal que par respect pour la raison humaine, tandis que le don nous porte à nous en abstenir par respect pour la raison divine.).

 

          Objection N°5. La sagesse est jointe à l’intelligence qu’elle dirige, le conseil à la force, la science à la piété. Donc on aurait dû ajouter à la crainte un don qui la dirige, et par conséquent c’est à tort qu’on met les dons de l’Esprit-Saint au nombre de sept.

          Réponse à l’objection N°5 : La sagesse dirige l’intelligence de l’homme et ses affections. C’est pour cela qu’on reconnaît deux dons qui correspondent à la sagesse comme au principe qui les dirige ; du côté de l’intellect ii y a le don d’intelligence et du côté de l’affection le don de crainte. Car le motif qui nous fait craindre Dieu est surtout pris de la considération de l’excellence divine que la sagesse contemple.

 

          Mais l’autorité de l’Ecriture est là pour établir le contraire (Is., chap. 11i).

 

          Conclusion Il y a sept dons de l’Esprit-Saint qui perfectionnent l’homme tant sous le rapport de la raison que sous le rapport de l’appétit pour la consommation des bonnes œuvres ; savoir les dons de sagesse, d’intelligence, de conseil, de force, de science, de piété et de crainte.

 

          Il faut répondre que, comme nous l’avons dit (art. préc.), les dons sont des habitudes qui perfectionnent l’homme pour qu’il suive promptement l’impulsion de l’Esprit-Saint, comme les vertus morales perfectionnent les puissances appétitives pour qu’elles obéissent à la raison. Or, comme les puissances appétitives sont naturellement faites pour être mues par l’empire de la raison, de même toutes les forces humaines sont naturellement faites pour être mues par l’impulsion de Dieu comme par une puissance supérieure. C’est pourquoi comme les vertus sont dans toutes les facultés de l’homme qui peuvent être les principes des actes humains, de même les dons, c’est-à-dire qu’ils existent dans la raison et dans la puissance appétitive. Or, la raison est spéculative et pratique, et dans l’une et l’autre on considère la perception de la vérité qui appartient à l’invention et au jugement (C’est-à-dire la connaissance, qui est l’opération de l’entendement pratique et intellectuel, comprend deux choses : l’invention ou la découverte de la vérité et le jugement qu’on porte sur cette même vérité.). Relativement à la perception de la vérité, la raison spéculative est perfectionnée par l’intelligence et la raison pratique par le conseil. Par rapport au jugement, la raison spéculative est perfectionnée par la sagesse et la raison pratique par la science. Quant à la puissance appétitive, elle est perfectionnée par la piété pour les choses qui se rapportent à autrui, par la force pour les choses qui se rapportent à soi-même quand il s’agit d’affronter des dangers, et par la crainte quand il faut lutter contre la concupiscence déréglée des jouissances, d’après ces paroles de l’Ecriture (Prov., 15, 27) : Par la crainte du Seigneur tout le monde s’éloigne du mal. Et ailleurs (Ps. 118, 120) : Percez mes chairs de votre crainte, car j’ai redouté vos jugements. Ainsi il est évident que les dons s’étendent à toutes les choses auxquelles s’étendent les vertus intellectuelles et morales (Mais les dons perfectionnent ces mêmes puissances conformément à la raison divine, tandis que les vertus les perfectionnent conformément à la raison humaine.).

 

Article 5 : Les dons de l’Esprit-Saint sont-ils unis indivisiblement ?

 

          Objection N°1. Il semble que les dons de L’Esprit-Saint ne soient pas indivisiblement unis. Car l’Apôtre dit (1 Cor., 12, 8) : L’un reçoit du Saint-Esprit le don de parler avec sagesse, un autre reçoit du même Esprit le don de parler avec science. Or, on compte la sagesse et la science parmi les dons du Saint-Esprit. Donc les dons de l’Esprit-Saint sont donnés à différentes personnes et ne sont pas unis entre eux dans le même sujet.

          Réponse à l’objection N°1 : On peut considérer la sagesse et la science comme des grâces gratuitement données (Ces grâces se distinguent de la grâce sanctifiante parce qu’elles nous sont données pour sanctifier les autres, et elles n’impliquent pas nécessairement notre propre sanctification.), c’est-à-dire comme des grâces qui donnent à une personne une connaissance si abondante des choses divines et humaines qu’elle puisse instruire les fidèles et confondre leurs adversaires, et c’est en ce sens qu’il faut entendre ce que dit l’Apôtre de la sagesse et de la science. C’est pourquoi il se sert expressément du mot (sermo sapientiæ et scientiæ), parler avec sagesse et avec science. On peut aussi entendre par là les dons de l’Esprit-Saint. Alors la sagesse et la science ne sont rien autre chose que des perfections de l’esprit humain qui le préparent à suivre l’impulsion de l’Esprit-Saint dans la connaissance des choses divines et humaines. Il est évident que ces dons se trouvent dans tous ceux qui ont la charité.

 

          Objection N°2. Saint Augustin dit (De Trin., liv. 14, chap. 1) que beaucoup de fidèles ne sont pas remarquables par la science, quoiqu’ils le soient par la foi. Or, la foi est accompagnée de quelqu’un des dons, au moins du don de crainte. Il semble donc que les dons ne soient pas nécessairement unis dans le même sujet.

          Réponse à l’objection N°2 : Saint Augustin, expliquant le passage de l’Apôtre que nous venons de citer, parle en cet endroit de la science entendue dans le sens que nous avons nous-mêmes déterminé, c’est-à-dire comme une grâce gratuitement donnée ; ce qui est manifeste d’après ce qu’il ajoute : Autre chose, dit-il, est de savoir ce que l’on doit croire pour arriver à la vie bienheureuse qui est éternelle, et autre chose est de savoir ce qu’il faut pour édifier les pieux fideles et défendre la vérité contre les impies ; et c’est là ce que l’Apôtre semble appeler, à proprement parler, du nom de science.

 

          Objection N°3. Saint Grégoire dit aussi (Mor., liv. 1, chap. 15) : La sagesse est moindre si elle manque d’intelligence, et l’intelligence est absolument inutile si elle ne subsiste pas d’après la sagesse ; le conseil ne sert de rien à celui qui n’a pas la force, et la force est complètement détruite si elle ne s’appuie pas sur le conseil ; la science est nulle si elle n’est pas jointe à la piété, et la piété est absolument inutile si elle manque du discernement de la science ; la crainte elle-même, si elle n’a pas ces vertus, ne peut mener à aucune bonne action. D’après ces paroles il semble qu’on puisse posséder un don sans l’autre. Donc les dons de l’Esprit-Saint ne sont pas indivisiblement unis.

          Réponse à l’objection N°3 : Comme on prouve la connexion des vertus cardinales parce que l’une est perfectionnée d’une certaine manière par l’autre, ainsi que nous l’avons dit (quest. 65, art. 1), de même saint Grégoire veut prouver la connexion des dons, parce que l’un ne peut être parfait sans l’autre. C’est pourquoi il dit auparavant : chacune de ces vertus est absolument anéantie si l’une ne prête pas son appui à l’autre. Ce qui ne signifie pas qu’un don puisse exister sans l’autre, mais que l’intelligence sans la sagesse ne serait pas un don, comme la tempérance sans la justice ne serait pas une vertu.

 

          Mais c’est le contraire. Saint Grégoire l’avance lui-même quand il dit : Dans le festin des enfants de Job il y a une chose à remarquer, c’est qu’ils se nourrissent réciproquement. Or, les enfants de Job dont il parle désignent les dons du Saint-Esprit. Donc les dons du Saint-Esprit sont unis indivisiblement par là même qu’ils se soutiennent mutuellement.

 

          Conclusion Comme notre raison est perfectionnée par la prudence, de même l’Esprit-Saint habite en nous par la charité ; d’où il est manifeste que les dons de l’Esprit-Saint sont indivisiblement unis dans la charité, comme les vertus morales le sont dans la prudence.

          Il faut répondre que la véritable solution de cette question peut facilement se conclure de ce que nous avons dit précédemment. Car nous avons vu (art. 3) que comme les forces appétitives sont disposées par les vertus morales relativement à l’empire de la raison, de même toutes les facultés de l’âme sont disposées par les dons relativement au Saint-Esprit qui les meut. Or, le Saint-Esprit habite en nous par la charité, d’après ces paroles de l’Apôtre (Rom., 5, 5) : La charité de Dieu a été répandue dans nos cœurs par l’Esprit-Saint qui nous a été donné, comme notre raison est perfectionnée par la prudence. Par conséquent, comme les vertus morales sont unies entre elles dans la prudence, de même les dons de l’Esprit-Saint sont unis entre eux dans la charité, de telle sorte que celui qui a la charité a tous les dons de l’Esprit-Saint et que sans elle on ne peut en avoir aucun.

 

Article 6 : Les dons du Saint-Esprit subsistent-ils dans le ciel ?

 

          Objection N°1. Il semble que les dons du Saint-Esprit ne subsistent pas dans le ciel. Car saint Grégoire dit (Mor., liv. 2, chap. 26) que l’Esprit-Saint éclaire l’âme de ses sept dons contre toutes les tentations. Or, dans le ciel il n’y aura plus de tentations, selon ces paroles d’Isaïe (Is., 11, 9) : Ils ne nuiront point, ils ne tueront point sur toute ma montagne sainte. Donc les dons de l’Esprit-Saint n’existeront plus dans le ciel.

 

          Objection N°2. Les dons de l’Esprit-Saint sont des habitudes, comme nous l’avons dit (art. 3). Les habitudes sont inutiles là où l’on ne peut en produire les actes. Or, les actes de certains dons ne sont pas possibles dans le ciel. Car saint Grégoire dit (Mor., liv. 1, chap. 15) que l’intelligence nous fait pénétrer ce que nous entendons dire, le conseil nous empêche d’agir avec précipitation, la force nous aguerrit contre tout ce qui nous est opposé, et la piété remplit les entrailles du cœur d’œuvres de miséricorde. Or, toutes ces choses sont incompatibles avec l’état de gloire. Donc ces dons n’existeront pas dans cet état.

 

          Objection N°3. Il y a des dons qui perfectionnent l’homme relativement à la vie contemplative, comme la sagesse et l’intelligence ; d’autres le perfectionnent à l’égard de la vie active comme la piété et la force. Or, la vie active se termine avec cette vie, comme le dit saint Grégoire (Mor., liv. 6, chap. 28). Donc tous les dons de l’Esprit-Saint n’existeront pas dans l’état de gloire.

 

         Mais c’est le contraire. Saint Ambroise dit (De Spiritu sancto, liv. 1, chap. 20) : La cité de Dieu, cette Jérusalem céleste, n’est pas arrosée par le cours d’un fleuve terrestre, mais l’Esprit-Saint qui procède de la source de vie, et dont la moindre émanation étanche la soif de nos âmes, parait se répandre avec la plus grande abondance dans les esprits célestes par les canaux toujours remplis des sept vertus qui s’échappent de lui.

 

          Conclusion Les dons de l’Esprit-Saint quant à la matière qui en fait maintenant l’objet, c’est-à-dire quant aux œuvres de la vie active, ne subsisteront plus dans le ciel ; mais ils y seront et de la manière la plus parfaite quant à leur essence ; parce qu’alors l’homme sera totalement soumis à Dieu et qu’il suivra très parfaitement le mouvement de l’Esprit-Saint.

          Il faut répondre que nous pouvons parler des dons de deux manières : 1° quant à leur essence. De cette manière ils existeront très parfaitement dans le ciel, comme on le voit par le passage de saint Ambroise que nous venons de citer. La raison en est que les dons de l’Esprit-Saint perfectionnent l’esprit humain pour qu’il suive ses mouvements, ce qui aura lieu principalement dans le ciel, quand Dieu sera tout en tous, comme le dit l’Apôtre (1 Cor., 15, 28), et que l’homme lui sera entièrement soumis. 2° On peut les considérer par rapport à la matière qui en fait l’objet. Ainsi leur action a maintenant pour objet une matière qu’elle n’aura pas dans l’état de gloire, et par conséquent sous ce rapport ils n’existeront pas dans le ciel. C’est d’ailleurs ce que nous avons dit des vertus cardinales (Saint Thomas a prouvé également qu’elles subsisteraient perpétuellement dans ce qu’elles ont de formel et qu’elles perdraient seulement qu’elles ont de matériel.) (quest. 67, art. 1).

          Réponse à l’objection N°1 : Saint Grégoire parle en cet endroit des dons tels qu’ils existent dans l’état présent. Car c’est par eux que nous sommes protégés contre les mauvaises tentations. Mais dans l’état de gloire, comme tous ces maux seront terminés, les dons de l’Esprit-Saint ne nous perfectionneront plus que sous le rapport du bien.

          Réponse à l’objection N°2 : Saint Grégoire met dans chaque don quelque chose qui passe avec la vie présente, et quelque chose qui doit rester dans l’éternité. Ainsi il dit que la sagesse fortifie l’esprit à l’égard de l’espérance et de la certitude des biens éternels : de ces deux choses l’espérance passe, mais la certitude reste. Il dit de l’intelligence, qu’en nourrissant le cœur elle lui fait pénétrer ce qu’il entend, et éclaire ses ténèbres ; l’audition passe, car il est écrit que l’homme n’enseignera plus son frère (Jér., 31, 34), mais l’illumination de l’esprit reste. Il dit du conseil qu’il nous empêche d’agir avec précipitation, ce qui est nécessaire dans la vie présente, mais il ajoute qu’il remplit l’esprit de raison, ce qui est nécessaire même dans la vie future. Il dit de la force qu’elle ne craint pas les choses qui lui sont opposées, ce qui est nécessaire pour notre existence actuelle, et il ajoute qu’elle alimente la confiance, ce qui subsistera dans toute l’éternité. Il ne dit qu’une chose de la science, c’est qu’elle remplit le vide de l’ignorance, ce qui a rapport à notre état d’aujourd’hui ; mais comme il ajoute qu’elle le remplit dans les entrailles mêmes de l’esprit, on peut prendre ces paroles dans un sens figuré et les appliquer à cette plénitude de connaissance qui regarde notre état futur. Il dit de la piété qu’elle remplit les entrailles du cœur d’œuvres de miséricorde, ce qui textuellement n’a rapport qu’à la vie présente. Mais cette affection profonde pour le prochain, que le mot d’entrailles désigne, appartient aussi à la vie future où la piété n’aura pas à produire des œuvres de miséricorde, mais des sentiments de réciproque congratulation. Il dit de la crainte qu’elle presse l’esprit pour qu’il ne s’enorgueillisse pas du présent, ce qui appartient à notre état actuel, et il ajoute qu’elle alimente l’espérance à l’égard des biens futurs, ce qui a encore rapport à la vie présente quant à l’espérance. Mais on peut aussi l’appliquer à l’état futur quant à l’affermissement de l’esprit dans les choses qu’il a espérées ici-bas, et obtenues au-delà du tombeau.

          Réponse à l’objection N°3 : Ce raisonnement s’appuie sur les dons considérés quant à leur matière. Car ils n’auront plus alors pour matière les œuvres de la vie active, mais leurs actes auront tous pour objet ce qui a rapport à la vie contemplative qui est la vie bienheureuse.

Article 7 : La dignité des dons est-elle selon l’ordre suivie par Isaïe dans leur énumération ?

 

          Objection N°1. Il semble que la dignité des dons ne se considère pas selon l’ordre suivi par le prophète Isaïe (Is., chap. 11). Car il semble que ce que Dieu exige principalement de l’homme soit ce qu’il y a de plus éminent dans les dons. Or, Dieu exige surtout de l’homme la crainte. Car il est dit (Deut., 10, 12) : Et maintenant, Israël, qu’est-ce que le Seigneur votre Dieu demande de vous, sinon que vous craigniez le Seigneur votre Dieu ? Et ailleurs (Mal., 1, 6) : Si je suis le Seigneur, où est ma crainte ? Il semble donc que la crainte qu’Isaïe place en dernier lieu ne soit pas le plus infime, mais le plus grand des dons.

          Réponse à l’objection N°1 : La crainte est surtout exigée comme le commencement de la perfection produite par les dons, parce que la crainte du Seigneur est le commencement de la sagesse. Mais il ne résulte pas de là que ce don soit plus noble que les autres. Car selon l’ordre de génération il faut que l’on s’éloigne du mal, ce qui est l’effet de la crainte, comme on le voit (Prov., chap. 16), avant de faire le bien, ce qui est l’effet des autres dons (Aux deux points de vue indiqués par saint Thomas la crainte est le dernier des dons.).

 

          Objection N°2. La piété semble être une sorte de bien universel, car l’Apôtre dit (1 Tim., 4, 8) que la piété est utile à tout. Or, le bien universel est préférable aux biens particuliers. Donc la piété, qui est le pénultième des dons, semble être le plus important.

          Réponse à l’objection N°2 : Saint Paul ne compare pas en cet endroit la piété à tous les dons de Dieu, mais seulement aux exercices du corps dont il dit précédemment qu’ils sont peu utiles.

 

          Objection N°3. La science perfectionne le jugement de l’homme, tandis que le conseil appartient à la recherche du vrai. Or, le jugement l’emporte sur cette recherche. Donc la science est un don préférable au conseil, quoiqu’elle soit placée après.

          Réponse à l’objection N°3 : Quoiqu’on préfère la science au conseil par rapport au jugement (Parce qu’on ne peut bien conseiller qu’autant qu’on a la science.), cependant le conseil lui est préférable par rapport à la matière. Car le conseil n’a pour objet que ce qui est difficile, comme le dit Aristote (Eth., liv. 3, chap. 3), tandis que la science s’applique à tout.

 

          Objection N°4. La force appartient à la puissance appétitive et la science à la raison. Or, la raison est plus noble que la puissance appétitive. Donc la science est un don plus noble que la force, quoique celle-ci soit placée en premier lieu. On ne doit donc pas juger de la dignité des dons d’après l’ordre de leur énumération.

          Réponse à l’objection N°4 : Les dons qui dirigent appartenant à la raison sont plus nobles que ceux qui exécutent, si on les considère par rapport aux actes, selon qu’ils procèdent des puissances qui les produisent. Car la raison l’emporte sur la puissance appétitive, comme le sujet qui règle sur l’objet qui est réglé. Mais relativement à la matière, le conseil est joint à la force, comme la puissance qui dirige à celle qui exécute, et la science est jointe à la piété au même titre, parce que le conseil et la force ont pour objet ce qui est difficile, tandis que la science et la piété se rapportent à ce qui est bien en général. C’est pourquoi sous le rapport de la matière on met le conseil simultanément avec la force avant la science et la piété.

 

          Mais c’est le contraire. Saint Augustin dit (De serm. Dom. in monte, liv. 1, chap. 4) : Il me semble que l’opération septiforme du Saint-Esprit dont parle Isaïe soit en rapport avec les degrés et les sentences que rapporte saint Matthieu (chap. 5). Mais il y a dans l’ordre une différence. Isaïe commence son énumération par ce qu’il y a de plus élevé, et saint Matthieu au contraire par ce qu’il y a de plus infime.

 

          Conclusion La dignité des dons correspond à l’ordre établi par Isaïe, mais il faut les considérer en partie d’une manière absolue, et c’est ainsi que la sagesse et l’intelligence l’emportent sur tous les autres, et en partie par rapport à leur matière, et c’est de cette façon que le conseil et la force sont placés avant la science et la piété.

          Il faut répondre que la dignité des dons peut se considérer de deux manières : 1° d’une manière absolue, c’est-à-dire par rapport à leurs actes propres, selon qu’ils procèdent de leurs principes ; 2° d’une manière relative, c’est-à-dire par rapport à leur matière. Si on la considère d’une manière absolue, on peut raisonner des dons comme des vertus, parce qu’ils perfectionnent l’homme à l’égard de tous les actes des puissances de l’âme, comme le font les vertus, ainsi que nous l’avons dit (art. 3). Par conséquent comme les vertus intellectuelles l’emportent sur les vertus morales et comme les vertus intellectuelles contemplatives sont supérieures aux vertus actives, par exemple, la sagesse à l’intelligence, la science à la prudence et à l’art ; de telle sorte que la sagesse soit à l’intelligence et l’intelligence à la science ce que la prudence et la discrétion sont au bon conseil ; de même dans les dons, la sagesse et l’intelligence, la science et le conseil sont préférables à la piété, à la force et à la crainte, et parmi ces derniers la piété l’emporte sur la force et la force sur la crainte, de la même manière que la justice est au-dessus de la force, et la force au-dessus de la tempérance (A ce point de vue il faudrait aussi ranger les sept dons : la sagesse, l’intelligence, la science, le conseil, la piété, la force et la crainte.). Mais quant à la matière, la force et le conseil l’emportent sur la science et la piété, parce que la force et le conseil ont pour objet ce qui est ardu, difficile, tandis que la piété et la science se rapportent au bien en général. Ainsi donc la dignité des dons correspond à l’ordre de l’énumération faite par Isaïe ; mais il faut les considérer en partie d’une manière absolue, et c’est ainsi que la sagesse et l’intelligence l’emportent sur tous les autres, et en partie relativement à leur matière, et c’est de la sorte que le conseil et la force sont avant la science et la piété.

 

Article 8 : Les vertus sont-elles préférables aux dons ?

 

          Objection N°1. Il semble que les vertus soient préférables aux dons. Car saint Augustin dit en parlant de la charité (De Trin., liv. 15, chap. 18) : Il n’y a rien de plus excellent que ce don de Dieu : il n’y a que lui qui sépare les enfants du royaume éternel des enfants de la perdition éternelle ; l’Esprit-Saint nous fait d’autres présents, mais sans la charité ils ne servent de rien. Or, la charité est une vertu. Donc la vertu vaut mieux que les dons de l’Esprit-Saint.

          Réponse à l’objection N°1 : La charité est une vertu théologale dont nous reconnaissons la supériorité sur les dons (Cette supériorité de la charité est reconnue dans une foule d’endroits de l’Ecriture : C’est à cela que tous connaîtront que vous êtes mes disciples : SI vous avez de l’amour les uns pour les autres (Jean, 13, 35).).

 

          Objection N°2. Les choses qui sont naturellement les premières semblent être les meilleures. Or, les vertus sont antérieures aux dons de l’Esprit-Saint. Car saint Grégoire a dit (Mor., liv. 2, chap. 26) que le don de l’Esprit-Saint forme avant toutes choses dans l’âme qui lui est soumise la justice, la prudence, la force et la tempérance, qu’il remplit ensuite cette âme de ses sept dons de manière qu’il oppose la sagesse à la folie, l’intelligence à l’idiotisme, le conseil à la précipitation, la force à la frayeur, la science à l’ignorance, la piété à la dureté et la crainte à l’orgueil. Donc les vertus sont préférables aux dons.

          Réponse à l’objection N°2 : Une chose est avant une autre de deux manières : 1° Elle peut être avant elle sous le rapport de la perfection et de la dignité ; c’est ainsi que l’amour de Dieu est avant l’amour du prochain. En ce sens les dons sont avant les vertus intellectuelles et morales et après les vertus théologales. 2° Elle peut être avant sous le rapport de la génération ou de la disposition. C’est ainsi que l’amour du prochain précède l’amour de Dieu relativement à l’acte. De cette manière les vertus morales et intellectuelles précèdent les dons : parce que du moment où l’homme est en règle vis-à-vis de sa propre raison, il est par là même bien disposé pour ce qui regarde ses rapports avec Dieu.

 

          Objection N°3. Personne ne peut mal user des vertus, comme le dit saint Augustin (De lib. arbit., liv. 2, chap. 19). Mais on peut faire mauvais usage des dons : car saint Grégoire dit (Mor., liv. 1, chap. 18), que nous immolons l’hostie de notre prière de peur que la sagesse ne nous élève ; que l’intelligence dans sa marche rapide ne nous égare ; que le conseil en se multipliant ne produise la confusion ; que la force en excitant notre confiance ne précipite nos jugements ; que la science en nous instruisant sans embraser notre amour ne nous enfle ; que la piété en s’écartant de la droiture ne devienne vicieuse, et que la crainte en allant au-delà des justes limites ne nous jette dans l’abîme du désespoir. Donc les vertus sont plus nobles que les dons de l’Esprit-Saint.

          Réponse à l’objection N°3 : La sagesse, l’intelligence et les autres perfections semblables sont des dons de l’Esprit-Saint, quand on les considère comme les effets de la charité qui n’agit jamais mal, comme le dit l’Apôtre (1 Cor., 13, 4). C’est pourquoi personne ne fait mauvais usage de la sagesse, de l’intelligence et des autres perfections semblables, considérées comme des dons de l’Esprit-Saint. Mais l’un aide l’autre à ne pas s’écarter de la perfection de la charité, et c’est ce qu’a voulu dire saint Grégoire.

 

          Mais c’est le contraire. Les dons nous sont accordés comme un secours qui supplée à l’insuffisance des vertus, comme on le voit d’après les paroles de saint Grégoire (objection N°2). Par conséquent ils perfectionnent ce que les vertus ne peuvent perfectionner et sont par là même préférables.

 

          Conclusion Quoique toutes les vertus théologales soient préférables à tous les dons, puisque c’est par elles que l’homme est uni à l’Esprit-Saint qui le meut ; cependant les dons sont préférables à toutes les autres vertus parce qu’ils perfectionnent les facultés de l’âme par rapport à l’Esprit-Saint qui leur donne l’impulsion.

          Il faut répondre que, comme nous l’avons dit (quest. 57, 58 et 62), les vertus se divisent en trois genres, les vertus théologales, les vertus intellectuelles et les vertus morales. Les vertus théologales sont celles qui unissent l’âme de l’homme avec Dieu ; les vertus intellectuelles perfectionnent la raison, et les vertus morales les puissances appétitives pour qu’elles lui obéissent. Quant aux dons de l’Esprit-Saint ils disposent toutes les forces de l’âme à se soumettre à l’impulsion divine. Ainsi les dons paraissent être aux vertus théologales qui unissent l’homme à l’Esprit-Saint son moteur, ce que les vertus morales sont aux vertus intellectuelles qui perfectionnent la raison, le principe moteur des vertus morales elles-mêmes. Par conséquent comme les vertus intellectuelles l’emportent sur les vertus morales et les dirigent ; de même les vertus théologales sont préférables aux dons de l’Esprit-Saint et les règlent. De là saint Grégoire dit (Mor., liv. 1, chap. 12) que les sept fils, c’est-à-dire les sept dons, ne parviennent à la perfection du nombre dix qu’autant qu’ils font toutes leurs actions dans la foi, l’espérance et la charité. — Mais si nous comparons les dons aux autres vertus intellectuelles ou morales, ils leur sont préférables parce que les dons perfectionnent les facultés de l’âme par rapport au Saint-Esprit qui les meut, tandis que les vertus perfectionnent ou la raison elle-même ou les autres puissances qui en relèvent. Or, il est évident que pour être mis en rapport avec un moteur plus élevé il faut dans le mobile une disposition plus parfaite, et que par conséquent les dons l’emportent sur les vertus.

 

Copyleft. Traduction de l’abbé Claude-Joseph Drioux et de JesusMarie.com qui autorise toute personne à copier et à rediffuser par tous moyens cette traduction française. La Somme Théologique de Saint Thomas latin-français en regard avec des notes théologiques, historiques et philologiques, par l’abbé Drioux, chanoine honoraire de Langres, docteur en théologie, à Paris, Librairie Ecclésiastique et Classique d’Eugène Belin, 52, rue de Vaugirard. 1853-1856, 15 vol. in-8°. Ouvrage honoré des encouragements du père Lacordaire o.p. Si par erreur, malgré nos vérifications, il s’était glissé dans ce fichier des phrases non issues de la traduction de l’abbé Drioux ou de la nouvelle traduction effectuée par JesusMarie.com, et relevant du droit d’auteur, merci de nous en informer immédiatement, avec l’email figurant sur la page d’accueil de JesusMarie.com, pour que nous puissions les retirer. JesusMarie.com accorde la plus grande importance au respect de la propriété littéraire et au respect de la loi en général. Aucune évangélisation catholique ne peut être surnaturellement féconde sans respect de la morale catholique et des lois justes.

 

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