Saint Thomas d’Aquin - Somme Théologique

1a 2ae = Prima Secundae = 1ère partie de la 2ème Partie

Question 69 : Des béatitudes

 

          Après avoir parlé des dons nous avons à nous occuper des béatitudes, et à ce sujet quatre questions se présentent : 1° Les béatitudes se distinguent-elles des dons et des vertus ? — 2° Les récompenses des béatitudes appartiennent-elles à cette vie ? — 3° Du nombre des béatitudes. (Cet article est une belle démonstration de ces paroles de l’Ecriture : Tous mes discours sont justes (Prov., 8, 8).) — 4° De la convenance des récompenses qui leur sont attribuées. (Cet article et les précédents sont un des plus beaux commentaires que l’on puisse faire sur les passages de l’Evangile qui se rapportent aux béatitudes. L’orateur sacré pourrait en tirer le plus grand profit.)

 

Article 1 : Les béatitudes se distinguent-elles des vertus et des dons ?

 

          Objection N°1. Il semble que les béatitudes ne se distinguent pas des vertus et des dons. Car saint Augustin attribue (De serm. Dom. in monte, liv. 1, chap. 4) les béatitudes énumérées dans l’évangile saint Matthieu (chap. 5) aux dons de l’Esprit-Saint. Saint Ambroise (Sup. Luc., chap. 6) attribue les quatre béatitudes dont parle saint Luc aux quatre vertus cardinales. Donc les béatitudes ne se distinguent pas des vertus et des dons.

          Réponse à l’objection N°1 : Saint Augustin et saint Ambroise attribuent les béatitudes aux dons et aux vertus, comme on attribue les actes aux habitudes. Mais les dons l’emportent sur les vertus cardinales, ainsi que nous l’avons dit (quest. 68, art. 8). C’est pour cela que saint Ambroise expliquant les béatitudes proposées à la foule, les attribue aux vertus cardinales, tandis que saint Augustin expliquant les béatitudes proposées aux disciples qui doivent être plus parfaits, les attribue aux dons de l’Esprit-Saint.

 

          Objection N°2. Il n’y a que deux sortes de règle qui dirigent la volonté humaine, la raison et la loi éternelle, comme nous l’avons dit (quest. 19, art. 3 et 4). Or, les vertus perfectionnent l’homme par rapport à la raison, et les dons de l’Esprit-Saint par rapport à la loi éternelle, comme nous l’avons vu (quest. 68, art. 1). Donc indépendamment des vertus et des dons il ne peut pas y avoir autre chose qui appartienne à la droiture de la volonté. Donc les béatitudes n’en sont pas distinctes.

          Réponse à l’objection N°2 : Ce raisonnement prouve qu’il n’y a pas d’autres habitudes que les vertus et les dons (Les vertus sont des habitudes destinées à nous conduire selon la raison humaine, et les dons sont des habitudes destinées à nous conduire selon la raison divine.) pour régler la vie humaine.

 

          Objection N°3. Dans l’énumération des béatitudes on met la douceur, la justice et la miséricorde, qu’on appelle aussi des vertus. Donc les béatitudes ne se distinguent pas des dons et des vertus.

          Réponse à l’objection N°3 : On prend la douceur pour l’acte de la mansuétude, et on doit en dire autant de la justice et de la miséricorde. Quoiqu’elles paraissent être des vertus, néanmoins on les attribue aux dons, parce que les dons perfectionnent l’homme sous les mêmes rapports que les vertus (La seule différence c’est que les uns sont surnaturels et les autres naturelles.), comme nous l’avons dit (quest. 68, art. 4).

 

          Mais c’est le contraire. Parmi les béatitudes il y en a qui ne sont ni des vertus, ni des dons, comme la pauvreté, les larmes et la paix. Donc les béatitudes diffèrent des vertus et des dons.

 

          Conclusion Les béatitudes se distinguent des vertus et des dons comme les actes se distinguent des habitudes.

          Il faut répondre que, comme nous l’avons dit (quest. 2 et 3), la béatitude est la fin dernière de la vie humaine. Car on dit quelqu’un déjà en possession de sa fin, à cause de l’espérance qu’il a de l’obtenir. Ainsi Aristote dit (Eth., liv. 1, chap. 9) que si l’on appelle heureux les enfants, c’est à cause de l’espérance qu’ils font concevoir, et l’Apôtre dit également (Rom., 8, 24) : C’est l’espérance qui nous sauve. Or, l’espérance que l’on a d’arriver à une fin provient de ce que l’on est mû convenablement à l’égard de cette fin, et qu’on s’en approche ; ce qui a lieu au moyen d’une action quelconque. Ce qui nous meut vers la béatitude et ce qui nous en approche étant les opérations des vertus et surtout les opérations des dons par rapport à la béatitude éternelle que la raison ne peut atteindre par elle-même, mais qui exige l’impulsion de l’Esprit-Saint que les dons nous mettent à même de suivre, il en résulte que les béatitudes se distinguent des vertus et des dons, non comme les habitudes se distinguent entre elles, mais comme les actes se distinguent des habitudes (Ainsi les béatitudes dont il est parlé dans l’Evangiles sont les actes des dons et des vertus par lesquels nous nous approchons de notre fin dernière et qui nous font espérer la béatitude souveraine.).

 

Article 2 : Les récompenses qu’on attribue aux béatitudes appartiennent-elles à cette vie ?

 

          Objection N°1. Il semble que les récompenses qu’on attribue aux béatitudes n’appartiennent pas à cette vie. Car on dit de quelqu’un qu’il est heureux en raison de l’espérance qu’il a des récompenses, comme nous l’avons dit (art. préc.). Or, l’objet de l’espérance est la béatitude future. Donc ces récompenses appartiennent à l’autre vie.

          Réponse à l’objection N°1 : L’espérance a pour objet la béatitude future, comme sa fin dernière : elle peut aussi avoir pour objet le secours de la grâce, comme le moyen qui mène à la fin, d’après ces paroles du Psalmiste (Ps. 37, 6) : Mon cœur a espéré en Dieu et f ai été secouru.

 

          Objection N°2. Saint Luc (chap. 6) met certaines peines en opposition avec les béatitudes quand il dit : Malheur à vous qui êtes rassasiés, parce que vous aurez, faim. Malheur à vous qui riez maintenant, parce que vous pleurerez et vous gémirez. Or, ces peines ne s’entendent pas de cette vie, puisque souvent les hommes ne sont pas punis ici-bas, d’après ces paroles de l’Ecriture (Job, 21, 43) : Ils passent leurs jours au milieu des biens. Donc les récompenses des béatitudes n’appartiennent pas à cette vie.

          Réponse à l’objection N°2 : Les méchants, quoiqu’ils ne subissent pas toujours en cette vie des peines temporelles, en subissent néanmoins de spirituelles. C’est ce qui fait dire à saint Augustin (Conf., liv. 1, chap. 12) : Vous l’avez ordonné, Seigneur, et c’est une loi que l’esprit déréglé est à lui-même sa peine. Et Aristote dit en parlant des méchants (Eth., liv. 9, chap. 4) : que leur âme est un théâtre de dissensions et qu’elle est tirée tantôt d’un côté, tantôt de l’autre. D’où il conclut que puisque le vice rend malheureux, on doit l’éviter de toutes ses forces. De même les bons, quoiqu’ils ne possèdent pas toujours en cette vie des récompenses corporelles, néanmoins ils ne sont jamais privés des récompenses spirituelles, d’après ces paroles de l’Evangile (Matth., 19, 19, et Marc, 10, 30) : Vous recevrez le centuple, même dans ce siècle.

 

          Objection N°3. Le royaume des cieux qu’on désigne comme la récompense de la pauvreté est la béatitude céleste, d’après saint Augustin (De civ. Dei, liv. 19, chap. 4 et 20). Or, nous ne serons pleinement satisfaits que dans l’autre vie, suivant ces paroles du Psalmiste (Ps. 16, 15) : Je serai satisfait quand votre gloire m’apparaîtra. La vision de Dieu et la manifestation de la filiation divine appartiennent aussi à la vie future, d’après ces paroles de saint Jean (1 Jean, 3, 2) : Nous sommes déjà enfants de Dieu, mais ce que nous serons un jour ne parait pas encore. Nous savons que lorsque Jésus-Christ se montrera dans sa gloire nous serons semblables à lui, parce que nous le verrons tel qu’il est. Donc ces récompenses appartiennent à la vie future.

          Réponse à l’objection N°3 : Toutes ces récompenses seront parfaitement consommées dans la vie future, maison attendant elles sont commencées d’une certaine manière ici-bas. Car par le royaume des cieux, comme le dit saint Augustin (loc. cit.), on peut entendre le commencement de la sagesse parfaite, parce que l’esprit céleste commence à régner dans ceux qui sont entrés dans cette voie. La possession de la terre indique l’affection droite de l’âme dont les désirs sont satisfaits par la stabilité de l’héritage perpétuel que la terre désigne. Les fidèles sont consolés ici-bas en participant à l’Esprit-Saint qu’on appelle le Paraclet ou le consolateur. Ils y sont rassasiés par cette nourriture dont parle le Seigneur, quand il dit : Ma nourriture est de faire la volonté de mon Père (Jean, 4, 34). Sur cette terre les hommes sont l’objet de la miséricorde de Dieu ; leur regard étant purifié par le don de l’intellect, ils peuvent voir Dieu d’une certaine manière. De même ceux qui pacifient les mouvements de leur nature rebelle en approchant de la ressemblance divine reçoivent le nom d’enfants de Dieu. Mais toutes ces récompenses seront plus parfaites dans l’autre vie (Le juste a cette espérance, et il en résulte pour lui une joie vive et abondante. C’est même pour ce motif qu’on donne le nom de béatitude aux actes qui émanent des vertus et des dons.).

 

          Mais c’est le contraire. Saint Augustin dit (De serm. Dom. in monte, liv. 1, chap. 4) que ces choses peuvent avoir leur accomplissement en cette vie, comme nous croyons qu’elles l’ont eu dans les apôtres. Car on ne peut exprimer d’aucune manière la transformation absolue qui nous est promise après cette vie, et qui doit nous rendre semblables aux anges.

 

         Conclusion Toutes les choses qu’on place parmi les béatitudes, comme récompenses, peuvent être ou la béatitude parfaite elle-même, et alors elles appartiennent à la vie future, ou un commencement de béatitude, et alors elles regardent la vie présente.

          Il faut répondre qu’à l’égard de ces récompenses les interprètes de l’Ecriture sainte ont donné diverses explications. Il y en a qui disent avec saint Ambroise (Sup. Luc., chap. 6) qu’elles appartiennent à la béatitude future ; mais saint Augustin (loc. cit.) les applique à la vie présente, tandis que saint Chrysostome (Hom. 15 in Matth.) prétend qu’il y en a qui se rapportent à la vie présente et d’autres à la vie future. Pour rendre la solution de cette question évidente, il faut observer que l’espérance de la béatitude future peut exister pour deux motifs : 1° parce que nous y sommes préparés ou disposés, ce qui est l’effet du mérite ; 2° par suite d’un commencement imparfait de béatitude qui existe dans les saints dès ici-bas. Car l’espérance que donne un arbre quand il est couvert de feuilles est autre que celle qu’il fait concevoir quand les fruits commencent à paraître. Par conséquent dans les béatitudes ce qui est considéré comme mérite est une préparation ou une disposition à la béatitude parfaite ou commencée (Ces dispositions n’existent que dans cette vie, parce que dans l’autre elles ne peuvent avoir d’objet.), tandis que ce qui est regardé comme récompense peut être ou la béatitude parfaite elle-même, et alors ces choses se rapportent à la vie future, ou un commencement de béatitude comme on le voit dans les saints, et dans ce cas les récompenses appartiennent à la vie présente. Car quand quelqu’un commence à progresser dans les actes qui émanent des vertus et des dons, on peut attendre de lui qu’il parviendra au couronnement de sa carrière et à la perfection céleste.

 

Article 3 : Les béatitudes sont-elles convenablement énumérées ?

 

          Objection N°1. Il semble que les béatitudes ne soient pas convenablement énumérées. Car on les attribue aux dons, comme nous l’avons dit (art. 1, réponse N°1). Or, parmi les dons il y en a qui appartiennent à la vie contemplative comme la sagesse et l’intelligence, tandis qu’on ne place aucune béatitude dans l’acte de la contemplation, mais qu’on les fait toutes se rapporter à la vie active. Donc les béatitudes énumérées ne sont pas suffisantes.

          Réponse à l’objection N°1 : Les actes des dons qui appartiennent à la vie active sont mis au rang des mérites, tandis que les actes des dons qui appartiennent à la vie contemplative sont les récompenses, pour la raison que nous venons de donner (dans le corps de l’article.). Quant à la vision de Dieu, elle correspond au don de l’intelligence, et la ressemblance avec lui, qui est l’effet de la filiation adoptive, appartient au don de sagesse.

 

          Objection N°2. La vie active comprend non seulement les dons qui exécutent, mais encore ceux qui dirigent, comme la science et le conseil. Or, parmi les béatitudes il n’y en a point qui se rapportent directement à l’acte de la science ou du conseil. Donc les béatitudes énumérées ne sont pas suffisantes.

          Réponse à l’objection N°2 : A l’égard de ce qui concerne la vie active, on ne cherche pas la connaissance pour elle-même, mais pour l’action, comme le dit Aristote (Eth., liv. 2, chap. 2). C’est pourquoi la béatitude impliquant une fin dernière, on ne compte pas parmi les béatitudes les actes propres des dons qui nous dirigent dans la vie active, comme conseiller est l’acte du conseil et juger celui de la science. Mais on leur attribue plutôt les opérations que ces dons dirigent ; ainsi on attribue à la science les larmes et au conseil la compassion.

 

          Objection N°3. Parmi les dons qui exécutent, la crainte paraît appartenir à la pauvreté et la piété à la béatitude de la miséricorde. Mais il n’y a pas de béatitude qui appartienne directement à la force. Donc les béatitudes énumérées ne sont pas suffisantes.

          Réponse à l’objection N°3 : En attribuant les béatitudes aux dons il y a deux choses qu’on peut considérer. La première c’est la conformité de la matière. En ce sens on peut attribuer les cinq premières béatitudes à la science et au conseil comme aux principes qui les dirigent, mais parmi les dons qui exécutent, elles se distribuent de telle sorte que la faim et la soif de la justice ainsi que la miséricorde appartiennent à la piété qui perfectionne l’homme à l’égard de ce qui se rapporte au prochain, tandis que la douceur appartient à la force. Car à l’occasion de ces paroles : Bienheureux les pauvres, saint Ambroise dit (Sup. Luc., chap. 6) qu’il appartient à la force de vaincre la colère et de comprimer l’indignation ; puisque la force a pour objet les passions de l’irascible. Mais la pauvreté et les larmes se rapportent au don de crainte, qui éloigne l’homme des convoitises et des plaisirs du monde. D’un autre côté nous pouvons dans les béatitudes considérer leurs motifs. Sous ce rapport leur répartition doit se faire d’une autre manière. En effet le respect qu’on a pour Dieu et qui appartient à la piété nous porte surtout à la mansuétude. La science qui nous fait connaître nos défauts et la vanité des choses mondaines nous excite surtout à pleurer, d’après ces paroles de l’Ecriture (Ecclésiaste, 1, 18) : Celui qui ajoute à la science, ajoute à ses peines. La force de l’âme nous rend principalement avide des œuvres de justice, et ce qui excite surtout notre compassion c’est le conseil de Dieu, d’après ces paroles de Daniel (4, 24) : Que mon conseil plaise au roi ; rachetez vos péchés par des aumônes et vos iniquités par des actes de miséricorde envers les pauvres. C’est ce dernier mode d’attribution que suit saint Augustin (De serm. Dom. in monte, liv. 1, chap. 4).

 

          Objection N°4. Dans l’Ecriture sainte il est fait mention d’une multitude d’autres béatitudes. Ainsi Job dit (Job, 5, 17) : Bienheureux l’homme que Dieu corrige. Le Psalmiste dit (Ps. 1, 1) : Bienheureux l’homme qui ne s’est pas arrêté dans le conseil des impies. On lit dans les Proverbes (3, 13) : Bienheureux l’homme qui a découvert la sagesse. Donc les béatitudes ne sont pas suffisamment énumérées.

          Réponse à l’objection N°4 : Toutes les béatitudes dont il est fait mention dans l’Ecriture doivent nécessairement se rapporter à celles que nous venons d’énumérer, soit par rapport aux mérites, soit par rapport aux récompenses ; parce que toutes doivent nécessairement appartenir de quelque manière à la vie active ou contemplative. Ainsi ces paroles : Bienheureux l’homme que Dieu châtie, se rapportent à la béatitude des larmes. Quand on dit : Bienheureux l’homme qui ne s’est pas arrêté dans le conseil des impies, il s’agit alors de la pureté de cœur. Et si l’on dit : Heureux celui qui a trouvé la sagesse, ceci regarde la récompense de la septième béatitude. Il en est de même de tous les autres passages que l’on peut citer.

 

          Objection N°5. Il semble au contraire qu’on en compte un trop grand nombre. Car il y a sept dons de l’Esprit-Saint, et l’on compte huit béatitudes.

          Réponse à l’objection N°5 : La huitième béatitude est une confirmation et une preuve de toutes les précédentes. Car par là même qu’une personne est affermie dans l’esprit de pauvreté, dans la douceur et dans les autres béatitudes qui suivent, il en résulte qu’aucune persécution ne peut la détacher de ces biens. Ainsi, la huitième béatitude rentre en quelque sorte dans les sept autres.

 

          Objection N°6. Saint Luc n’en énumère que quatre (Luc, chap. 6). Il est donc superflu d’en compter sept ou huit, comme on le voit en saint Matthieu (chap. 5).

          Réponse à l’objection N°6 : Saint Luc rapporte le discours que Notre-Seigneur a adressé à la foule. C’est pourquoi il ne renferme que les béatitudes proportionnées à la portée de la multitude qui ne connaît que la béatitude voluptueuse, et la béatitude temporelle et terrestre (Cette explication ingénieuse a été donnée par la plupart des Pères.). Ainsi, le Seigneur exclut par ces quatre béatitudes les quatre choses qui paraissent constituer le bonheur terrestre et sensuel. En effet, la première de ces quatre choses est l’abondance des biens extérieurs qu’il exclut par ces mots : Bienheureux les pauvres. La seconde, c’est que l’homme soit à l’aise par rapport à la nourriture, la boisson et toutes les autres choses qui regardent le corps ; et c’est ce qu’il exclut en disant : Bienheureux ceux qui ont faim. La troisième, c’est que l’homme possède la joie du cœur, et c’est ce qu’il exclut par ces paroles : Bienheureux ceux qui pleurent. La quatrième est la faveur extérieure des hommes, et c’est ce qu’il exclut par cette dernière béatitude : Vous serez bienheureux quand les hommes vous haïront. Comme le dit saint Ambroise (loc. cit.) : la pauvreté appartient à la tempérance qui ne cherche pas les plaisirs sensuels ; la faim à la justice, parce que celui qui a faim compatit, et quand on est compatissant on donne avec libéralité ; les larmes à la prudence qui pleure sur tout ce qui est périssable ; la haine des hommes que l’on supporte à la force.

 

          Conclusion Saint Matthieu énumère dans un ordre convenable les béatitudes qui correspondent aux actes des vertus et aux dons.

          Il faut répondre que ces béatitudes sont très convenablement énumérées. Pour s’en convaincre il faut observer que l’on a distingué trois sortes de béatitude. Les uns ont placé la béatitude dans les plaisirs des sens, les autres dans la vie active et d’autres enfin dans la vie contemplative. Ces trois sortes de béatitude se rapportent de différentes manières à la béatitude future, dont l’espérance nous fait appeler bienheureux ici-bas. En effet la béatitude voluptueuse étant fausse et contraire à la raison est un obstacle à la béatitude future ; la béatitude de la vie active est au contraire une disposition à son égard, et la béatitude contemplative, quand elle est parfaite, est la béatitude future par essence, et si elle est imparfaite elle en est le commencement. C’est pourquoi le Seigneur a mis en premier lieu les béatitudes qui écartent les obstacles que produit la béatitude voluptueuse. Car la vie voluptueuse consiste en deux choses. D’abord dans l’affluence des biens extérieurs, soit qu’il s’agisse des richesses, soit qu’il s’agisse des honneurs. L’homme est éloigné de ces sortes de biens par la vertu qui lui apprend à en user modérément, et par les dons qui en le rendant plus parfait le portent à mépriser complètement tous ces avantages. C’est pourquoi la première béatitude est celle-ci (Matth., chap. 5) : Bienheureux les pauvres d’esprit : ce qu’on peut entendre du mépris des richesses ou du mépris des honneurs qui est l’effet de l’humilité. En second lieu la vie voluptueuse consiste à suivre ses propres passions, celles de l’irascible et du concupiscible. La vertu empêche l’homme de suivre les passions de l’irascible, et modère ce qu’elles ont d’extrême conformément à la règle de la raison ; tandis que le don qui est plus parfait rend l’homme capable de les dominer complètement selon la volonté divine (On voit par tous ces exemples la différence de perfection qu’il y a entre les dons et les vertus.). C’est pourquoi la seconde béatitude est celle-ci : Bienheureux ceux qui sont doux. La vertu nous éloigne des passions de l’appétit concupiscible en nous apprenant à en user modérément, et le don nous porte à les mettre complètement de côté, s’il est nécessaire, et même à prendre un deuil volontaire, s’il le faut. Aussi la troisième béatitude est celle-ci : Bienheureux ceux qui pleurent. — La vie active consiste surtout dans les choses que nous accordons au prochain, soit à titre de dette, soit à titre de bienfait spontané. Sous le premier rapport la vertu nous dispose à ne pas refuser au prochain ce que nous lui devons, ce qui est l’effet de la justice, et le don nous porte à faire la même chose avec une affection surabondante, au point que nous remplissons les œuvres de justice avec l’ardeur de désir qu’éprouve pour la nourriture et la boisson celui qui a faim et celui qui a soif. C’est pour ce motif que la quatrième béatitude dit : Bienheureux peux qui ont faim et soif de la justice. A l’égard des dons spontanés, la vertu nous engage à donner à ceux auxquels la raison nous dit de le faire, par exemple à nos amis et aux personnes avec lesquelles nous sommes unis, et ceci est l’effet de la libéralité. Mais le don que l’on fait pour Dieu ne considère que la nécessité de ceux auxquels on donne gratuitement. C’est pourquoi il est dit (Luc, 14, 12) : Quand vous faites un dîner ou un festin n’y appelez pas vos amis, ni vos frères… mais invitez les pauvres, les infirmes… Ce qui est à proprement parler une œuvre de miséricorde. C’est ce qui fait que dans la cinquième béatitude il est dit : Bienheureux ceux qui sont miséricordieux. — La vie contemplative comprend la béatitude finale elle-même ou son commencement. C’est pourquoi on ne met pas ces choses au nombre des béatitudes à titre de mérites, mais à titre de récompenses. Au contraire on y range, à titre de mérites, les effets de la vie active qui disposent l’homme à la vie contemplative. Or, les effets de la vie active qui relativement aux vertus et aux dons perfectionnent l’homme en lui-même, c’est la pureté de cœur, c’est-à-dire ce qui empêche l’âme de l’homme d’être souillée parles passions. De là cette sixième béatitude : Bienheureux ceux qui ont le cœur pur. A l’égard des vertus et des dons qui perfectionnent l’homme dans les rapports qu’il a avec ses semblables, l’effet de la vie active est la paix, d’après ces paroles du prophète (Is., 32, 17) : L’œuvre de la justice est la paix. C’est pourquoi la septième béatitude est celle-ci : Bienheureux ceux qui sont pacifiques.

 

Article 4 : Les récompenses des béatitudes sont-elles convenablement énumérées ?

 

          Objection N°1. Il semble que les récompenses des béatitudes ne soient pas convenablement énumérées. Car le royaume des cieux ou la vie éternelle comprend tous les biens. Par conséquent, du moment où l’on a obtenu le royaume des cieux on n’a pas besoin d’autres récompenses.

          Réponse à l’objection N°1 : Comme le dit saint Chrysostome (Hom. 15 in Matth.), toutes ces récompenses sont en réalité une seule et même chose, puisqu’elles reviennent toutes à la béatitude éternelle que l’entendement humain ne perçoit pas. C’est pourquoi il a fallu la décrire au moyen de divers biens qui nous sont connus, tout en observant la convenance relativement aux mérites auxquels ces récompenses sont attribuées.

 

          Objection N°2. Le royaume des deux est désigné comme récompense dans la première béatitude et la huitième. Donc, pour la même raison, on aurait dû le mettre dans toutes les autres.

          Réponse à l’objection N°2 : Comme la huitième béatitude est la confirmation de toutes les autres on y attache les récompenses de toutes les béatitudes réunies, et c’est pour cette raison qu’on revient au point de départ, pour faire comprendre qu’on lui attribue conséquemment toutes les récompenses. — Ou bien on peut dire avec saint Ambroise (Sup. illud Luc, chap. 6, Beati pauperes) qu’on promet aux pauvres d’esprit le royaume des cieux, quant à la gloire de l’âme ; tandis qu’à ceux qui souffrent persécution on le leur promet, quant à la gloire du corps.

 

          Objection N°3. Dans les béatitudes on suit une progression ascendante, comme le remarque saint Augustin (De serm. Dom. in monte, liv. 1, chap. 4). A l’égard des récompenses on suit au contraire une progression descendante, car la possession de la terre est moins que le royaume des cieux. Donc les récompenses ne sont pas convenablement désignées.

          Réponse à l’objection N°3 : Les récompenses s’ajoutent l’une à l’autre par addition. Car posséder la terre du royaume des cieux c’est plus que de l’avoir simplement, puisque nous avons beaucoup de choses que nous ne possédons pas fermement et pacifiquement. Etre consolé dans le royaume, c’est plus que de l’avoir et de le posséder, puisqu’il y a beaucoup de choses que nous possédons avec douleur. Etre rassasié c’est plus que d’être consolé, puisque la satiété implique une abondance de consolation. La miséricorde l’emporte sur la satiété, puisque l’homme reçoit alors plus qu’il n’a mérité ou qu’il n’a pu désirer. C’est encore mieux de voir Dieu, comme celui qui est dans le palais du roi est plus grand s’il ne se borne pas à y manger, mais s’il voit la face du roi. Enfin le fils du roi est celui qui occupe la dignité la plus élevée.

 

          Mais c’est le contraire. Car l’autorité de Notre-Seigneur est ici formelle.

 

          Conclusion — Dans l’énumération des récompenses des béatitudes, l’évangéliste ayant observé la convenance relativement aux mérites auxquels elles sont accordées, on doit reconnaître qu’elles ont été parfaitement exprimées.

          Il faut répondre que ces récompenses sont très convenablement désignées, si l’on considère les béatitudes sous les trois points de vue que nous avons déterminés (art. préc.). En effet, les trois premières béatitudes se considèrent d’après l’éloignement de l’homme pour ce qui constitue la vie voluptueuse, quand il cherche l’objet naturel de son désir, non pas en Dieu où il doit le chercher, mais dans les choses temporelles et spirituelles. C’est pourquoi les récompenses de ces trois béatitudes sont prises dans l’ordre des choses que l’on recherche dans la béatitude terrestre. Car les hommes cherchent dans les choses extérieures, c’est-à-dire dans les richesses et les honneurs, une certaine supériorité et une certaine abondance. Le royaume des cieux implique ces deux espèces de bien, puisque par là l’homme arrive à cette supériorité et à cette abondance de biens qui sont en Dieu, et c’est pour ce motif que le Seigneur a promis le royaume des cieux aux pauvres d’esprit. Les hommes féroces et cruels cherchent par leurs procès et leurs guerres à acquérir la sécurité pour eux-mêmes en détruisant leurs ennemis, et c’est pour cela que le Seigneur a promis à ceux qui sont doux la possession tranquille et calme de la terre des vivants, ce qui indique la solidité des biens éternels. Les hommes cherchent dans les convoitises et les plaisirs de ce monde à se consoler des peines de la vie présente, et c’est pour cette raison que le Seigneur promet cette consolation à ceux qui pleurent. — Il y a deux autres béatitudes qui appartiennent aux œuvres de la vie active. Ces œuvres sont celles des vertus qui règlent les rapports de l’homme avec son prochain ; il y en a qui s’écartent de ces actions par suite de l’amour désordonné qu’ils ont pour leurs propres intérêts, et c’est pour cela que le Seigneur attribue ces récompenses aux béatitudes pour lesquelles les hommes renoncent à ces avantages. Car il y en a qui s’écartent de la justice et qui, au lieu de payer ce qu’ils doivent, ravissent plutôt ce qui appartient à autrui pour se gorger des biens temporels. C’est ce qui fait que le Seigneur a promis à ceux qui ont faim de la justice de les rassasier. D’autres ne font pas d’œuvres de miséricorde, afin de ne pas se mêler aux misères d’autrui. C’est pour cette raison que le Seigneur promet aux miséricordieux la miséricorde qui doit les délivrer de toute espèce de misère. — Les deux dernières béatitudes appartiennent à la félicité contemplative ou à la béatitude ; et c’est pour ce motif que les récompenses sont accordées d’après les dispositions qui sont l’effet du mérite. Car la pureté de l’œil nous dispose à voir les choses clairement, et c’est ce qui fait qu’on promet la vision de Dieu à ceux qui ont le cœur pur. Quand l’homme établit la paix en lui-même ou dans les autres, il est évident qu’il est l’imitateur de Dieu qui est le Dieu de l’unité, et c’est pour cela qu’on lui accorde pour récompense la gloire de la filiation divine, qui consiste dans l’union parfaite avec Dieu au moyen d’une sagesse consommée.

 

Copyleft. Traduction de l’abbé Claude-Joseph Drioux et de JesusMarie.com qui autorise toute personne à copier et à rediffuser par tous moyens cette traduction française. La Somme Théologique de Saint Thomas latin-français en regard avec des notes théologiques, historiques et philologiques, par l’abbé Drioux, chanoine honoraire de Langres, docteur en théologie, à Paris, Librairie Ecclésiastique et Classique d’Eugène Belin, 52, rue de Vaugirard. 1853-1856, 15 vol. in-8°. Ouvrage honoré des encouragements du père Lacordaire o.p. Si par erreur, malgré nos vérifications, il s’était glissé dans ce fichier des phrases non issues de la traduction de l’abbé Drioux ou de la nouvelle traduction effectuée par JesusMarie.com, et relevant du droit d’auteur, merci de nous en informer immédiatement, avec l’email figurant sur la page d’accueil de JesusMarie.com, pour que nous puissions les retirer. JesusMarie.com accorde la plus grande importance au respect de la propriété littéraire et au respect de la loi en général. Aucune évangélisation catholique ne peut être surnaturellement féconde sans respect de la morale catholique et des lois justes.

 

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