Saint Thomas d’Aquin - Somme Théologique

1a 2ae = Prima Secundae = 1ère partie de la 2ème Partie

Question 72 : De la distinction des péchés

 

          Après avoir parlé des vices et des péchés considérés en eux-mêmes, nous avons à nous occuper de leur distinction. — A cet égard neuf questions se présentent : 1° Les péchés se distinguent-ils spécifiquement d’après leurs objets ? (Le sentiment que saint Thomas expose ici est soutenu par tous les thomistes et par plusieurs autres théologiens ; mais il y en a d’autres qui tirent cette distinction spécifique de la distinction des vertus ou des préceptes auxquels les péchés sont opposés.) — 2° De la distinction des péchés spirituels et des péchés charnels. (L’Ecriture indique cette distinction (1 Jean, 2, 16) : tout ce qui est dans le monde est concupiscence de la chair et concupiscence des yeux, et orgueil de la vie. (2 Cor., 7, 1) : purifions-nous de tout souillure de la chair et de l’esprit.) — 3° Distingue-t-on les péchés d’après leurs causes ? — 4° Les distingue-t-on d’après les êtres contre lesquels on les commet ? — 5° Les distingue-t-on d’après la diversité de la peine? — 6° Distingue-t-on les péchés d’omission des péchés de commission ? — 7° Les distingue-t-on d’après les différentes sources d’où ils procèdent ? (Ces trois degrés du péché sont indiqués par ce passage de l’Evangile (Matth., 5, 21-22) : Vous avez entendu qu’il a été dit aux anciens : Tu ne tueras pas… Et moi je vous dis : Quiconque se met en colère contre son frère, etc.) — 8° Les distingue-t-on d’après l’excès et le défaut ? — 9° Les distingue-t-on d’après la diversité des circonstances ? (On a renfermé toutes les circonstances dans ce vers technique : Quis, quid, ubi, quibus auxiliis, cur, quomodo, quando ?)

 

Article 1 : Les péchés diffèrent-ils spécifiquement d’après leurs objets ?

 

          Objection N°1. Il semble que les péchés ne diffèrent pas spécifiquement d’après leurs objets. Car on dit que les actes humains sont bons ou mauvais principalement en raison de leur rapport avec la fin, comme nous l’avons prouvé (quest. 1, art. 3, et quest. 18, art. 4 et 6). Par conséquent, puisque le péché n’est rien autre chose qu’un acte humain mauvais, ainsi que nous l’avons dit (quest. préc., art. 1), il semble que les péchés doivent se distinguer spécifiquement d’après leurs fins plutôt que d’après leurs objets.

          Réponse à l’objection N°1 : La fin a principalement la nature du bien ; c’est pourquoi elle se rapporte à l’acte de la volonté qui est ce qu’il y a de primordial dans toute espèce de péché, comme son objet ; par conséquent, que les péchés diffèrent d’après leurs objets ou d’après leurs fins, cela revient au même.

 

          Objection N°2. Le mal étant une privation se distingue spécifiquement selon les différentes espèces des contraires. Or, le péché est un mal dans le genre des actes humains. Donc les péchés se distinguent spécifiquement plutôt d’après leurs contraires que d’après leurs objets.

          Réponse à l’objection N°2 : Le péché n’est pas une pure privation, mais c’est un acte qui manque de l’ordre qu’il devrait avoir. C’est ce qui fait qu’on distingue spécifiquement les péchés plutôt d’après l’opposition de leurs objets, quoiqu’en les distinguant d’après les vertus opposées cela revienne au même ; car les vertus se distinguent aussi spécifiquement d’après leurs objets (On voit que les théologiens sont tous d’accord au fond et que leur division porte plus sur la forme que sur le fond.), comme nous l’avons dit (quest. 60, art. 5).

 

          Objection N°3. Si les péchés différaient spécifiquement d’après leurs objets, il serait impossible que la même espèce de péché se rapportât à des objets divers. Or, on trouve des péchés de cette nature, car l’orgueil réside dans les choses spirituelles aussi bien que dans les choses corporelles, comme le dit saint Grégoire (Mor., liv. 34, chap. 18), et l’avarice porte également sur des choses de divers genres. Donc les péchés ne se distinguent pas spécifiquement d’après leurs objets.

          Réponse à l’objection N°3 : Rien n’empêche que dans des choses diverses qui diffèrent d’espèce ou de genre on ne trouve qu’un seul objet formel d’où le péché tire son espèce. Ainsi l’orgueil cherche à exceller à l’égard de différentes choses, et l’avarice recherche l’abondance des biens qui servent aux divers usages de la vie (Le même péché peut avoir pour objet des matières différentes, mais il donne à toutes le même caractère. Ainsi l’orgueilleux fait tout et s’occupe de tout au même point de vue. Il en est de même de l’avare.).

 

          Mais c’est le contraire. Le péché est une parole, une action ou un désir contraire à la loi de Dieu. Or, les paroles, les actions ou les désirs se distinguent spécifiquement d’après la diversité des objets, puisque c’est par les objets qu’on distingue les actes, comme nous l’avons dit (quest. 18, art. 2). Donc les péchés se distinguent spécifiquement d’après les objets.

 

          Conclusion Puisque les actes humains volontaires sur lesquels repose la distinction spécifique des péchés se distinguent spécifiquement au moyen des objets, les péchés doivent nécessairement se distinguer de la même manière.

          Il faut répondre que, comme nous l’avons dit (quest. préc., art. 6), l’essence du péché exige deux choses, un acte volontaire et son dérèglement qui provient de ce qu’il s’écarte de la loi de Dieu. La première de ces deux choses se rapporte directement au pécheur qui a l’intention de produire tel acte volontaire à l’égard d’une matière déterminée, mais la seconde, c’est-à-dire le dérèglement de l’acte, ne se rapporte qu’accidentellement à l’intention de celui qui fait le péché. Car, comme le dit saint Denis (De div. nom., chap. 4), personne n’a l’intention de mal faire quand il agit. Or, il est évident que chaque chose tire son espèce de ce qu’elle est par elle-même, mais non de ce qu’elle est par accident ; parce que ce qui est accidentel se trouve en dehors de la nature de l’espèce. C’est pourquoi les péchés se distinguent spécifiquement plutôt de la part des actes volontaires que de la part de ce qu’il y a en eux de déréglé. Et comme les actes volontaires se distinguent spécifiquement d’après leurs objets, ainsi que nous l’avons prouvé (quest. 18, art. 2), il s’ensuit que les péchés se distinguent aussi, à proprement parler, de la même manière.

 

Article 2 : Est-il convenable de distinguer les péchés spirituels des péchés criminels ?

 

          Objection N°1. Il semble qu’on distingue à tort les péchés spirituels des péchés charnels. Car l’Apôtre dit (Gal, 5, 19) : Il est aisé de connaître les œuvres de la chair ; ce sont : la fornication, l’impureté, l’impudicité, la haine, l’idolâtrie, les empoisonnements, les inimitiés, etc. D’où il semble qu’il appelle œuvres de la chair tous les genres de péché. Or, on appelle péchés charnels ces mêmes œuvres. Donc on ne doit pas les distinguer des péchés spirituels.

          Réponse à l’objection N°1 : Comme le dit la glose (ord. ex 14 de civ. Dei, chap. 2), l’Apôtre appelle ces vices des œuvres de la chair, non parce qu’ils se consomment dans les plaisirs des sens, mais le mot chair désigne ici l’homme qui, quand il vit d’après lui-même, vit selon la chair, comme le dit saint Augustin (De civ. Dei, liv. 14, chap. 3). La raison en est que tous les défauts de la raison humaine ont en quelque sorte leur principe dans les sens charnels.

 

          Objection N°2. On pèche selon qu’on suit les voies de la chair, d’après ces paroles de l’Apôtre (Rom., 8, 13) : Si vous vivez selon la chair vous mourrez ; mais si vous mortifiez par l’esprit les œuvres de la chair, vous vivrez. Or, vivre selon la chair ou marcher selon ses voies paraît être de l’essence du péché charnel. Donc tous les péchés sont charnels, et il n’y a pas lieu de distinguer les péchés charnels des péchés spirituels.

 

          Objection N°3. La partie supérieure de l’âme qui est l’intelligence ou la raison prend le nom d’esprit, d’après ces paroles de l’Apôtre (Eph., 4, 23) : Renouvelez- vous dans l’esprit de votre âme. Le mot esprit signifie ici raison, comme le dit la glose (interl. et ord.). Or, tout péché que l’on commet selon la chair procède de la raison par le consentement, parce que c’est à la raison supérieure à consentir à l’acte du péché, comme nous le verrons (quest. 74, art. 7). Donc les mêmes péchés sont tout à la fois charnels et spirituels, et on ne doit pas par conséquent les distinguer les uns des autres.

          Réponse à l’objection N°3 : Dans les péchés charnels il y a un acte spirituel, c’est-à-dire un acte de raison, mais la délectation de la chair est la fin de ces péchés, et c’est de là qu’ils tirent leurs noms.

 

          Objection N°4. S’il y a des péchés qui soient spécialement charnels, il semble qu’on doive surtout entendre par là les péchés que l’on commet contre son propre corps. Or, comme le dit l’Apôtre (1 Cor., 6, 18) : Quelque autre péché que l’homme commette, il est hors du corps ; mais celui qui fait la fornication pèche contre son propre corps. Donc il n’y aurait que la fornication qui serait un péché charnel, quoique cependant le même apôtre (Eph., chap. 5) place aussi l’avarice au nombre de ces sortes de péchés.

          Réponse à l’objection N°4 : Comme le dit la glose (ordin.), l’âme est l’esclave du corps spécialement dans le péché de fornication, au point que l’homme ne peut pas en ce moment penser à autre chose. Mais la délectation de la gourmandise, bien qu’elle soit charnelle, n’absorbe pas ainsi la raison. — Ou bien on peut dire que ce péché est une injure faite au corps puisqu’il le souille honteusement ; et c’est pour ce motif qu’on dit que l’homme ne pèche spécialement contre son corps que par ce péché. L’avarice qu’on place au nombre des péchés charnels se prend pour l’adultère qui est une usurpation injuste de l’épouse d’autrui. — Ou enfin on peut encore répondre que l’objet dans lequel l’avare se délecte est corporel, et sous ce rapport on range ce vice parmi les péchés charnels. Mais la délectation elle-même appartient à l’esprit et non à la chair, et c’est pour cette raison que saint Grégoire dit (Mor., liv. 31, chap. 17) que l’avarice est un péché spirituel.

 

          Mais c’est le contraire. Saint Grégoire dit (Mor., liv. 31, chap. 17) que parmi les sept péchés capitaux il y en a cinq qui sont spirituels et deux qui sont charnels.

 

          Conclusion Puisque les péchés tirent leur espèce de leurs objets ou de leurs fins, il est convenable qu’on appelle spirituels les péchés qui se consomment dans la délectation spirituelle, et charnels ceux qui se consomment dans la délectation corporelle.

          Réponse Il faut répondre que, comme nous l’avons dit (art. préc.), les péchés tirent leur espèce de leurs objets. Or, tout péché consiste dans le désir d’un bien changeant qu’on recherche d’une manière déréglée, et par conséquent dans lequel on se délecte au-delà des bornes une fois qu’on le possède. Or, il y a deux sortes de délectation, comme nous l’avons vu (quest. 31, art. 3). Il y a une délectation de l’âme qui réside uniquement dans la perception de la chose que l’on ambitionne. On peut aussi lui donner le nom de délectation spirituelle, comme quand on se délecte de la louange des hommes ou de quelque autre chose semblable. Il y a une autre délectation corporelle ou naturelle qui réside dans le contact des sens et qu’on peut aussi appeler une délectation charnelle. Ainsi donc les péchés qui se consomment dans la délectation spirituelle portent le nom de péchés spirituels, et ceux qui se consomment dans la délectation charnelle portent le nom de péchés charnels. Telle est la gourmandise qui a pour terme le plaisir qu’on trouve dans le boire et le manger, et telle est la luxure qui a pour objet les plaisirs des sens. C’est ce qui fait dire à l’Apôtre (2 Cor., 7, 1) : Purifions-nous de toutes les souillures de la chair et de l’esprit.

          La réponse à la seconde objection est par là même évidente.

 

Article 3 : Les péchés se distinguent-ils spécifiquement d’après leurs causes ?

 

          Objection N°1. Il semble que les péchés se distinguent spécifiquement d’après leurs causes. Car une chose tire son espèce de la même source que son être. Or, les péchés tirent leur être de leurs causes. Donc ils tirent de là leur espèce, et par conséquent ils diffèrent spécifiquement selon la diversité de leurs causes.

          Réponse à l’objection N°1 : Les principes actifs n’étant pas, dans les actes volontaires, déterminés à une seule chose, ils sont insuffisants pour produire des actes humains, à moins que la volonté ne les y détermine au moyen de la fin qu’elle a en vue, comme le prouve Aristote (Met., liv. 9, text. 15 et 16). C’est pourquoi l’être et l’espèce du péché proviennent de la fin.

 

          Objection N°2. La cause matérielle semble être de toutes les causes celle qui se rapporte le moins à l’espèce. Or, l’objet est à l’égard du péché comme sa cause matérielle. Donc puisque les péchés se distinguent spécifiquement d’après leurs objets, il semble qu’ils se distinguent spécifiquement à plus forte raison d’après leurs autres causes.

          Réponse à l’objection N°2 : Les objets par rapport aux actes extérieurs sont la matière sur laquelle ils s’occupent (C’est ce que l’Ecole appelle materia circà quam.), mais par rapport à l’acte intérieur de la volonté ils en sont les fins, et à ce titre ils spécifient l’acte. Quoique comme matière ils aient la nature des termes qui spécifient les mouvements, comme le dit Aristote (Phys., liv. 5, text. 4 ; Eth., liv. 10, chap. 4), néanmoins ces termes ne spécifient les mouvements que parce qu’ils ont la nature de la fin.

 

          Objection N°3. Saint Augustin à l’occasion de ces paroles du Psalmiste (Ps. 79, 17) : Cette vigne a été toute brûlée par le feu et renversée, dit que tout péché provient de la crainte qui produit une fausse humilité ou de l’amour qui excite une flamme impure ; et il est écrit (1 Jean, 2, 16) ; que tout ce qui est dans le monde est concupiscence de la chair, ou concupiscence des yeux, ou orgueil de la vie. Or, on dit qu’une chose est dans le monde à cause du péché, en ce sens que par le mot de monde on désigne ceux qui l’aiment, selon l’observation de saint Augustin (Sup. Joan. Tract., 2 int. med.et fin.). Saint Grégoire distingue aussi tous les péchés d’après les sept péchés capitaux (Mor., liv. 31, chap. 17). Toutes ces distinctions se rapportant aux causes des péchés, il semble donc que les péchés diffèrent spécifiquement d’après la diversité de leurs causes.

          Réponse à l’objection N°3 : Ces divisions des péchés n’ont pas pour objet de distinguer leurs espèces ; elles n’ont été établies que pour faire connaître leurs différentes causes.

 

          Mais c’est le contraire. D’après cela tous les péchés seraient de la même espèce, puisqu’ils résultent tous d’une seule et même cause. Car il est écrit (Ecclésiastique, 10, 15) que l’orgueil est le commencement de tout péché. Et saint Paul dit (1 Tim., 6, 10) que la cupidité est la racine de tous les maux. Or, il est évident qu’il y a différentes espèces de péchés. Donc les péchés ne se distinguent pas spécifiquement d’après la diversité de leurs causes.

 

          Conclusion Les péchés se distinguent spécifiquement, non d’après leurs différentes causes actives ou motrices, mais d’après les fins diverses que se proposent ceux qui pèchent, et la volonté est mue par ces fins comme par ses objets.

          Réponse Il faut répondre que, puisqu’il y a quatre genres de causes, elles s’attribuent de différentes manières aux divers sujets. Car la cause formelle et la cause matérielle se rapportent proprement à la substance de la chose ; c’est ce qui fait que les substances se distinguent en genre et en espèce d’après leur forme et leur matière. L’agent et la fin (C’est-à-dire la cause efficiente et la cause finale.) regardent directement le mouvement et l’opération. C’est pour cela que les mouvements et les opérations se distinguent spécifiquement d’après ces sortes de causes. Mais ils se distinguent encore de différentes manières. Car les principes actifs naturels sont toujours déterminés aux mêmes actes ; c’est ce qui fait que la diversité d’espèce dans les actes naturels se considère non seulement d’après les objets qui sont leurs fins ou leurs termes, mais encore d’après leurs principes actifs. Ainsi échauffer, refroidir sont des actions spécifiquement distinctes en raison du froid et du chaud. Mais dans les actes volontaires, tels que sont les actes des péchés, les principes actifs ne se rapportent pas nécessairement à un seul et même acte. C’est pourquoi du même principe actif ou du même moteur il peut sortir différentes espèces de péché. Ainsi la crainte qui produit une fausse humilité peut faire qu’un homme vole, qu’il tue, qu’il abandonne le troupeau qui lui a été confié ; et ces mêmes choses peuvent être la conséquence d’un amour mal ordonné. D’où il est évident que les péchés ne diffèrent pas spécifiquement d’après leurs différentes causes, actives ou motrices, mais qu’ils ne diffèrent que d’après la diversité de leur cause finale, parce que la fin est l’objet de la volonté. Car nous avons montré (quest. 1, art. 3, et quest. 18, art. 4 et 6) que les actes humains tirent leur espèce de leur fin.

 

Article 4 : Est-il convenable de distinguer trois sortes de péché : l’un contre Dieu, l’autre contre soi-même, et le troisième contre le prochain ?

 

          Objection N°1. Il semble que l’on ait tort de distinguer le péché en péché contre Dieu, contre soi-même et contre le prochain. Car ce qui est commun à tout péché ne doit pas dans la division du péché être considéré comme une partie. Or, il est commun à tout péché d’être contre Dieu, puisque dans la définition du péché on appelle ainsi ce qui est contraire à la loi de Dieu, comme nous l’avons dit (quest. 71, art. 6). Donc dans la division du péché on ne doit pas faire du péché contre Dieu une partie distincte.

          Réponse à l’objection N°1 : Pécher contre Dieu, selon que l’ordre qui se rapporte à Dieu renferme tout l’ordre humain, c’est une chose commune à toute espèce de péché ; mais si l’on blesse cet ordre selon qu’il surpasse les deux autres, alors le péché contre Dieu devient un péché d’un genre spécial (Comme le sacrilège.).

 

         Objection N°2. Toute division doit se faire par les contraires. Or, ces trois genres de péché ne sont pas opposés ; car quiconque pèche contre le prochain pèche contre lui-même et contre Dieu. Donc on a tort de diviser ainsi le péché en trois parties.

          Réponse à l’objection N°2 : Quand on distingue l’une de l’autre deux choses dont l’une renferme l’autre, la distinction porte non sur ce qui est commun à toutes les deux, mais sur ce que l’une surpasse l’autre ; c’est ce que rend évident la division des nombres et des figures. Car on ne divise le triangle en carré qu’autant qu’il le surpasse, et il en faut dire autant des nombres trois et quatre (Le nombre quatre est d’une autre espèce que le nombre trois parce qu’il le surpasse d’une unité ; de même le péché contre Dieu est d’une autre espèce que le péché contre l’homme parce que la loi divine surpasse la raison humaine.).

 

          Objection N°3. Ce qui est extrinsèque à un objet ne constitue pas son espèce. Or, Dieu et le prochain sont en dehors de nous. Donc les péchés ne sont pas spécifiquement distingués de la sorte. Par conséquent on a tort de diviser ainsi le péché en trois parties.

          Réponse à l’objection N°3 : Dieu et le prochain, bien qu’ils soient des choses extérieures par rapport au pécheur, il n’en est pas de même par rapport à l’acte du péché. Car ils sont à cet acte comme ses objets propres.

 

          Mais c’est le contraire. Saint Isidore, dans son livre Du souverain bien, dit en distinguant les péchés que l’homme pèche contre lui-même, contre Dieu et contre le prochain.

 

          Conclusion Puisque tous les péchés sont des actions déréglées qui faussent les rapports que l’homme doit avoir envers Dieu, envers lui-même et envers le prochain, c’est avec raison qu’on distingue les péchés en péchés contre Dieu, contre soi-même et contre le prochain.

          Il faut répondre, que comme nous l’avons dit (quest. 71, art. 1 et 6), le péché est un acte contraire à l’ordre. Or, il doit y avoir dans l’homme trois sortes d’ordre. L’un est réglé par la raison, en ce sens que toutes nos actions et toutes nos passions doivent avoir la raison pour règle et pour mesure. L’autre se rapporte à la loi divine qui doit diriger l’homme en toutes choses. Ces deux espèces d’ordre seraient bien suffisantes, si l’homme était naturellement un être solitaire. Mais comme il est par nature politique et social, comme le prouve Aristote (Polit., liv. 1, chap. 2), il est nécessaire qu’il y ait un troisième ordre qui règle l’homme par rapport à ses semblables avec lesquels il doit vivre. Le premier de ces ordres contient le second et le surpasse. Car tout ce qui est contenu dans l’ordre de la raison est contenu dans l’ordre de Dieu lui-même, mais il y a des choses contenues dans l’ordre de Dieu qui surpassent la raison humaine ; telles sont les choses de foi (En général toutes les vertus théologales.) qui ne sont dues qu’à Dieu. De là on dit que celui qui pèche sous ce rapport pèche contre Dieu ; tels sont les hérétiques, les sacrilèges et les blasphémateurs. De même le second ordre renferme le troisième et le surpasse. Car dans tous nos rapports avec le prochain il faut que la raison nous dirige. Mais dans certaines circonstances la raison nous règle seulement par rapport à nous, mais non par rapport au prochain. Et si l’homme pèche de cette manière on dit qu’il pèche contre lui-même, comme le font le gourmand, le luxurieux et le prodigue (L’homme agit alors contre les vertus de la tempérance et de la continence.) ; tandis que quand l’homme pèche dans ses rapports avec ses semblables, on dit qu’il pèche contre le prochain, comme le voleur et l’homicide (C’est la justice qui est blessée.). Ces rapports de l’homme avec Dieu, avec le prochain et avec lui-même étant des choses diverses, cette distinction des péchés repose par conséquent sur les objets qui diversifient l’espèce des péchés, et elle résulte à proprement parler de la diversité de leurs espèces. Car les vertus auxquelles les péchés sont contraires se distinguent spécifiquement d’après cette différence (La diversité spécifique des objets reposant sur la diversité spécifique des vertus auxquelles ils se rapportent, plusieurs théologiens se sont arrêtés pour ce motif à ce mode de distinction.), puisqu’il est évident d’après ce que nous avons dit (quest. 62, art. 1 à 3) que les vertus théologales ordonnent l’homme par rapport à Dieu ; la tempérance et la force l’ordonnent par rapport à lui-même et la justice par rapport au prochain.

 

Article 5 : La division des péchés qui repose sur la peine en diversifie-t-elle l’espèce ?

 

          Objection N°1. Il semble que la division des péchés qui repose sur la peine diversifie l’espèce ; comme quand on divise le péché en péché véniel et en péché mortel. Car les choses qui diffèrent infiniment ne peuvent être de la même espèce, ni du même genre. Or, le péché véniel et le péché mortel diffèrent à l’infini ; car le péché véniel ne mérite qu’une peine temporelle et le péché mortel une peine éternelle, et la mesure de la peine répond à l’étendue de la faute, d’après ces paroles de l’Ecriture (Deut., 25, 2) : Les coups seront proportionnés à la faute. Donc le péché véniel et le péché mortel ne sont pas du même genre, et on ne doit pas dire qu’ils sont de la même espèce.

          Réponse à l’objection N°1 : Le péché mortel et le péché véniel diffèrent à l’infini relativement à l’éloignement de Dieu, mais il n’en est pas de même quand on les considère dans leur rapport avec l’objet d’où le péché tire son espèce. Par conséquent rien n’empêche que l’on ne rencontre dans la même espèce un péché mortel et un péché véniel. Ainsi le mouvement premier en matière d’adultère est un péché véniel (Tandis que ce crime est un péché mortel en lui-même. Il n’est véniel dans ce cas qu’à cause du défaut du consentement.), et une parole oiseuse, qui le plus souvent est une faute vénielle, peut être un péché mortel (Par suite des circonstances ou de l’intention.).

 

          Objection N°2. Il y a des péchés qui sont mortels dans leur genre, comme l’homicide et l’adultère ; d’autres qui sont véniels dans leur genre, comme une parole oiseuse, un ris superflu. Donc le péché véniel et le péché mortel ne sont pas de la même espèce.

          Réponse à l’objection N°2 : De ce qu’on rencontre des péchés qui sont mortels de leur genre, et d’autres qui sont véniels, il s’ensuit que cette différence est une conséquence de la diversité spécifique des péchés (Quand les théologiens cherchent à établir la différence spécifique des péchés, c’est précisément pour arriver à distinguer ceux qui sont mortels de ceux qui sont véniels. On ne peut donc pas s’appuyer sur ces deux sortes de péché pour fonder cette différence.), mais cela ne prouve pas qu’elle la produise. Au reste cette différence peut se rencontrer dans des choses qui sont de la même espèce, comme nous l’avons observé (dans le corps de l’article.).

 

          Objection N°3. Ce que l’acte vertueux est à la récompense, le péché l’est à la peine. Or, la récompense est la fin de l’acte vertueux. Donc la peine est aussi celle du péché. Et comme les péchés se distinguent spécifiquement d’après leurs fins, ainsi que nous l’avons dit (art. 1, réponse N°1), il s’ensuit qu’ils se distinguent de la même manière d’après la peine qu’ils méritent.

          Réponse à l’objection N°3 : La récompense est dans l’intention de celui qui mérite et qui fait un acte de vertu ; tandis que le châtiment n’est pas dans l’intention de celui qui pèche, mais il est plutôt contraire à sa volonté. Il n’y a donc pas de parité.

 

          Mais c’est le contraire. Ce qui constitue l’espèce d’une chose a la priorité sur elle, comme les différences spécifiques. Or, la peine suit la faute comme son effet. Donc la différence spécifique des péchés ne repose pas sur la peine qu’ils méritent.

 

          Conclusion Puisque dans le péché la peine est un accident par rapport à celui qui pèche, la différence du péché véniel et du péché mortel, ou toute autre, prise d’après la peine, ne peut pas distinguer les espèces de péchés.

          Il faut répondre qu’il y a deux sortes de différence entre les choses qui ne sont pas de même espèce. L’une constitue la diversité des espèces ; cette différence ne se rencontre jamais que dans des êtres d’espèce diverse (Elle ne peut pas se trouver dans des individus de la même espèce.), comme le raisonnable et l’irraisonnable ; l’animé et l’inanimé. L’autre différence résulte de la diversité d’espèce. Quoiqu’elle soit la conséquence de la diversité d’espèce dans certains êtres, cette différence cependant peut se rencontrer dans d’autres qui sont de la même espèce. Ainsi le blanc et le noir sont une conséquence de la diversité d’espèce du corbeau et du cygne ; néanmoins cette différence se rencontre dans les hommes de la même espèce. Il faut donc dire que la différence du péché véniel et du péché mortel, ou toute autre différence qui se prend de la nature même de la peine, ne peut pas être une différence constitutive de la diversité de l’espèce. Car ce qui est accidentel ne constitue jamais l’espèce. Or, ce qui existe en dehors de l’intention de l’agent est accidentel, comme le prouve Aristote (Phys., liv. 2, text. 50). Et comme la peine est évidemment en dehors de l’intention de celui qui pèche, il s’ensuit qu’elle se rapporte accidentellement au péché de la part du pécheur. Mais elle s’y rapporte extérieurement, c’est-à-dire par l’effet de la justice du juge qui inflige des châtiments divers selon les différentes espèces de péché. D’où l’on voit que la différence qui repose sur la nature de la peine peut être la conséquence de la diversité d’espèce des péchés, mais qu’elle ne la constitue pas. Ainsi la différence du péché véniel et du péché mortel résulte de la diversité du dérèglement qui est le complément même du péché. Car il y a deux sortes de dérèglement : l’un qui provient de ce qu’on se soustrait au principe d’ordre ; l’autre qui résulte de ce que tout en sauvegardant le principe d’ordre on manque à ce qui est après lui (On n’attaque pas alors le principe directement, mais on le blesse dans une de ses conséquences plus ou moins éloignées.). C’est ainsi que dans le corps de l’animal il y a quelquefois une perturbation dans la complexion qui va jusqu’à détruire le principe vital, et alors c’est la mort ; d’autres fois sans détruire le principe de la vie il y a désordre dans les humeurs, et alors c’est la maladie. Or, le principe de tout l’ordre dans les choses morales, c’est la fin dernière qui est aux choses pratiques ce qu’un principe indémontrable est aux choses spéculatives, comme le dit Aristote (Eth., liv. 7, chap. 8). Par conséquent quand le péché jette le trouble dans l’âme au point de la détourner de sa fin dernière, qui est Dieu, à qui elle est unie par la charité, alors il est mortel. Mais quand ce désordre ne va pas jusqu’à la détourner de Dieu, il est véniel. Car, comme dans les corps le trouble de la mort qui résulte de l’éloignement du principe vital est naturellement irréparable, tandis qu’on peut remédier aux désastreux effets de la maladie, parce que le principe de vie est conservé, ainsi il en est des choses qui se rapportent à l’âme. En effet dans les choses spéculatives celui qui se trompe sur les principes ne peut pas être persuadé, tandis que quand on se trompe tout en sauvegardant les principes, on peut être ramené par ces principes mêmes à la vérité. De même en matière pratique celui qui en péchant se détourne de sa fin dernière fait, autant que la nature du péché le comporte, une chute irréparable ; c’est pourquoi l’on dit qu’il pèche mortellement et qu’il doit être éternellement puni. Mais celui qui pèche sans se détourner de Dieu, fait une faute réparable d’après la nature même du péché, parce qu’en ce cas le principe est sauvé. C’est pourquoi on dit qu’il pèche véniellement, parce qu’il ne pèche pas au point de mériter un châtiment qui n’ait pas de fin.

 

Article 6 : Le péché de commission et le péché d’omission sont-ils d’une espèce différente ?

 

          Objection N°1. Il semble que le péché de commission et le péché d’omission ne soient pas de la même espèce. Car l’Apôtre oppose le mot délit (delictum) au mot péché (peccatum), quand il dit (Eph., 2, 1) : Lorsque vous étiez morts à vos délits et à vos péchés. Dans l’explication de ce passage la glose (interl.) dit qu’il y a délit quand on ne fait pas ce qui est commandé, et qu’il y a péché quand on fait ce qui est défendu. D’où il est manifeste que le mot délit désigne le péché d’omission, et le mot péché le péché de commission. Ils diffèrent donc d’espèce, puisque l’Apôtre les oppose l’un à l’autre comme étant d’espèce différente.

          Réponse à l’objection N°1 : Cette division d’après laquelle on distingue le péché de commission du péché d’omission ne repose pas sur la diversité des espèces formelles, mais sur la diversité des espèces matérielles, comme nous l’avons dit (dans le corps de l’article.).

 

          Objection N°2. Il est dans la nature même du péché d’être en opposition avec la loi de Dieu, car ce sont les mots qu’on fait entrer dans sa définition, comme on le voit d’après ce que nous avons dit (quest. 71, art. 6). Or, dans la loi de Dieu les préceptes affirmatifs qu’on transgresse par le péché d’omission sont autres que les préceptes négatifs que l’on transgresse par le péché de commission. Donc le péché d’omission et celui de commission ne sont pas de la même espèce.

          Réponse à l’objection N°2 : Il a été nécessaire de mettre dans la loi de Dieu divers préceptes affirmatifs et négatifs pour mener insensiblement les hommes à la vertu, en les éloignant d’abord du mal, ce qui est l’objet des préceptes négatifs, et en leur faisant ensuite faire le bien, ce qui est l’objet des préceptes affirmatifs. Ainsi les préceptes affirmatifs et négatifs n’appartiennent pas à différentes vertus, mais à divers degrés de vertu, et par conséquent il n’est pas nécessaire qu’ils soient opposés à des péchés de différente espèce. D’ailleurs le péché ne tire pas son espèce de ce qu’il détourne de Dieu celui qui le commet, parce que sous ce rapport c’est une négation ou une privation, mais il tire son espèce de l’objet auquel il se rapporte comme acte. Par conséquent les péchés ne sont pas spécifiquement divers d’après les différents préceptes de la loi (Ils ne le sont qu’autant que ces préceptes se rapportent à des vertus différentes ou à la même vertu considérée sous des rapports différents.).

 

          Objection N°3. L’omission et la commission diffèrent comme l’affirmation et la négation. Or, l’affirmation et la négation ne peuvent pas être d’une seule et même espèce ; caria négation n’a pas d’espèce, puisque, comme le dit Aristote (Phys., liv. 4, text. 67), le non-être n’a ni espèce, ni différence. Donc l’omission et la commission ne peuvent pas être d’une seule et même espèce.

          Réponse à l’objection N°3 : Cette objection repose sur la diversité matérielle de l’espèce. Cependant il faut savoir que la négation, quoiqu’elle n’ait pas d’espèce à proprement parler, rentre néanmoins dans une espèce quelconque, parce qu’elle se ramène à une affirmation dont elle est l’effet (Ainsi la cause que le feu ne refroidit pas c’est qu’il échauffe.).

 

          Mais c’est le contraire. L’omission et la commission se rencontrent dans la même espèce de péché. Car l’avare ravit le bien d’autrui, ce qui est un péché de commission, et il ne donne pas le sien à ceux auxquels il doit le donner ; ce qui est un péché d’omission. Donc l’omission et la commission ne diffèrent pas d’espèce.

 

          Conclusion Puisque les péchés de commission et d’omission procèdent du même motif et se rapportent à la même fin (car l’avare prend et ne donne pas ce qu’il doit donner en vue d’accumuler de l’argent), il est constant que si l’on considère les objets d’où l’on doit tirer la distinction propre et formelle des péchés, ils ne diffèrent pas spécifiquement ; mais ils diffèrent si on prend l’espèce dans un sens plus large et qu’on l’entende matériellement.

          Réponse Il faut répondre que dans les péchés il y a deux sortes de différence, l’une matérielle et l’autre formelle. La différence matérielle se considère d’après l’espèce naturelle des actes coupables, tandis que la différence formelle se prend du rapport de l’acte avec la fin qui lui est propre et qui est aussi son propre objet. De là il arrive qu’il y a des actes qui sont matériellement d’une espèce différente et cependant qui appartiennent formellement à la même espèce de péché, parce qu’ils se rapportent à la même fin. Ainsi juguler, lapider, perforer appartiennent à la même espèce d’homicide, quoique ces actes soient par leur nature d’espèce différente. Par conséquent si nous parlons matériellement de l’espèce du péché d’omission et de commission, ils diffèrent spécifiquement, en prenant toutefois le mot espèce dans son sens large, c’est-à-dire selon qu’il est applicable à la négation ou à la privation. Mais si nous parlons de l’espèce du péché d’omission et de commission prise formellement, alors ils ne diffèrent pas spécifiquement, parce qu’ils se rapportent à la même fin et procèdent du même motif (Ils ne diffèrent pas d’espèce parce qu’ils sont opposés à la même vertu et de la même manière, selon le langage des théologiens.). Car l’avare, pour amasser de l’argent, prend et ne donne pas ce qu’il doit donner. De même le gourmand, pour satisfaire sa gourmandise, mange des choses superflues et omet les jeunes qu’on doit observer ; et l’on peut en dire autant de tous les autres vices. Car dans la réalité la négation repose sur une affirmation qui est en quelque sorte sa cause. C’est pour cela que dans l’ordre naturel la raison qui fait que le feu échauffe fait aussi qu’il ne refroidit pas.

 

Article 7 : Est-il convenable de distinguer le péché du cœur, de la bouche et de l’œuvre ?

 

          Objection N°1. Il semble qu’on ait tort de diviser le péché en péché du cœur, de la bouche et de l’œuvre. Car saint Augustin distingue dans le péché trois degrés (De Trin., liv. 12, chap. 12) : le premier quand on éprouve un certain attrait pour les choses charnelles ; ce qui est un péché de pensée ; le second quand on se contente de la seule délectation de la pensée ; le troisième quand on décide ce qu’on doit faire et qu’on y consent. Or, ces trois choses appartiennent au péché du cœur. Donc on a eu tort d’en faire un genre de péché.

          Réponse à l’objection N°1 : Tout péché du cœur est un péché secret, et sous ce rapport il ne renferme qu’un degré, mais qui se divise en trois autres : la pensée, la délectation et le consentement.

 

          Objection N°2. Saint Grégoire distingue (Moral., liv. 4, chap. 25) quatre degrés dans le péché : le premier quand la faute est cachée au fond du cœur, le second quand elle se produit extérieurement ; le troisième quand elle est fortifiée par l’habitude ; le quatrième quand l’homme va jusqu’à trop présumer de la miséricorde divine ou jusqu’au désespoir. Ainsi il ne distingue pas le péché de l’œuvre du péché de la bouche, et il ajoute à la distinction que nous avons établie deux autres degrés ou deux autres espèces de péchés. Donc la première division a été mal faite.

          Réponse à l’objection N°2 : Le péché de parole et le péché d’action ont de commun la publicité ou la manifestation ; c’est pour cela que saint Grégoire (loc. cit.) les comprend sous un même chef. Mais saint Jérôme (Mais c’est le contraire.) les distingue parce que dans le péché de bouche on se propose principalement et uniquement la manifestation de la pensée, tandis que le péché d’action a pour but principal l’accomplissement du projet qu’on a conçu dans son cœur ; la manifestation n’en est que la conséquence. Quant à l’habitude et au désespoir ce sont des degrés qui sont une conséquence de l’espèce parfaite du péché, comme l’adolescence et la jeunesse sont une suite de la génération parfaite de l’homme.

 

          Objection N°3. Le péché ne peut être dans la bouche ou dans l’œuvre qu’il n’ait été auparavant produit dans le cœur. Donc ces péchés sont de la même espèce, et l’on ne doit pas ainsi les diviser par opposition les uns aux autres.

          Réponse à l’objection N°3 : Le péché de pensée et le péché de parole ne se distinguent pas du péché d’action quand ils sont simultanément unis avec lui, mais ils s’en distinguent quand chacun d’eux existe par lui-même. C’est ainsi que la partie du mouvement ne se distingue pas du mouvement entier quand le mouvement est continu, mais seulement quand le mouvement s’arrête au milieu.

 

          Mais c’est le contraire. Saint Jérôme dit à propos de ce passage d’Ezéchiel : et lorsque tu auras achevé de le purifier (43, 23) qu’il y a trois péchés généraux auxquels le genre humain est sujet ; car nous péchons ou par pensée, ou par parole, ou par action.

 

          Conclusion Tout péché se divise en péché du cœur, de la bouche et de l’action, non comme en autant d’espèces complètes, puisque le péché n’est consommé que par l’action, mais d’après les divers degrés dont le même péché est susceptible dans son espèce.

          Il faut répondre qu’il y a des choses qui diffèrent spécifiquement de deux manières : 1° parce que l’une et l’autre forment une espèce complète, comme le bœuf et le cheval sont d’espèce différente. 2° On peut considérer la diversité d’espèce d’une chose d’après les divers degrés de sa formation et du mouvement qui la produit. Ainsi bâtir c’est faire complètement une maison ; en placer les fondements et élever des murs, ce sont des espèces incomplètes, comme le prouve Aristote (Eth., liv. 10, chap. 4). On peut dire la même chose de la génération des animaux. Ainsi quand on divise le péché en trois parties, le péché de la bouche, du cœur et de l’action, on ne regarde pas ces différentes espèces comme complètes ; car le péché se consomme par l’action, et par conséquent le péché d’action représente une espèce complète. Mais à son début le péché a en quelque sorte son fondement dans le cœur ; son second degré est dans les paroles, c’est-à-dire dans cette disposition qui porte l’homme à manifester ses sentiments intérieurs ; enfin le troisième degré consiste dans la consommation de l’action. Par conséquent ces trois choses diffèrent selon les divers degrés du péché. Toutefois il est évident qu’elles appartiennent toutes trois à une seule et même espèce de péché qui est parfaite, puisqu’elles procèdent du même motif. Car celui qui s’irrite par là même qu’il désire se venger, est d’abord troublé dans son cœur ; il s’échappe ensuite en paroles injurieuses, enfin il en vient aux actions nuisibles. Il en est de même évidemment de la luxure et de tout autre péché.

 

Article 8 : L’excès et le défaut diversifient l’espèce du péché ?

 

          Objection N°1. Il semble que l’excès et le défaut ne diversifient pas l’espèce du péché. Car l’excès et le défaut diffèrent selon le plus et le moins. Or, le plus et le moins ne diversifient pas l’espèce. Donc l’excès et le défaut ne diversifient pas l’espèce des péchés.

          Réponse à l’objection N°1 : Le plus et le moins quoiqu’ils ne soient pas une cause de la diversité d’espèce (Le plus et le moins indiquent quelquefois une perfection plus ou moins grande à l’égard de la même forme ; ainsi l’eau peut être plus ou moins chaude ; mais ils résultent aussi quelquefois de formes diverses, comme quand on dit que l’ange est plus intelligent que l’homme. C’est ce qui a lieu à l’égard des péchés ; ils diffèrent en plus et en moins lorsqu’ils résultent de motifs divers.), en sont néanmoins quelquefois une conséquence, par exemple quand ils proviennent de formes diverses, comme quand on dit que le feu est plus léger que l’air. De là Aristote dit (Eth., liv. 8, chap. 1) que les philosophes qui ont supposé qu’il n’y avait pas différentes espèces d’amitié, sous prétexte que les amitiés diffèrent du plus au moins, se sont reposés sur une preuve peu convaincante. Et c’est ainsi que l’excès et le défaut constituent des péchés de différente espèce parce qu’ils résultent de divers motifs.

 

          Objection N°2. Comme le péché provient, dans la conduite, de ce qu’on s’écarte de la droiture de la raison ; de même la fausseté en matière spéculative provient de ce qu’on s’éloigne de la vérité des choses. Or, la fausseté ne change pas d’espèce quand on est au-dessus ou au-dessous de la réalité. Donc l’espèce du péché ne change pas non plus quand on s’écarte de la droiture de la raison en plus ou en moins.

          Réponse à l’objection N°2 : Le pécheur n’a pas l’intention de s’éloigner de la raison. C’est pourquoi le péché par excès et le péché par défaut ne sont pas de même nature, parce qu’ils s’écartent de la même règle qui est la droiture de la raison. Or, quelquefois celui qui dit une chose fausse a l’intention de cacher la vérité ; par conséquent sous ce rapport il n’importe en rien qu’il dise plus ou moins. Mais s’il n’a pas l’intention de s’écarter de la vérité, alors il est évident qu’il est porté par des causes diverses à dire plus ou moins, et en ce sens il y a différentes espèces de fausseté. Ainsi celui qui se vante et qui cherche à se glorifier en dépassant le vrai, diffère de celui qui trompe en diminuant ses ressources pour échapper au payement de ses dettes (L’un pèche par excès, l’autre par défaut d’après des motifs différents, ce qui change l’espèce de la faute.) ; par conséquent il y a des opinions fausses qui sont contraires l’une à l’autre.

 

          Objection N°3. De deux espèces on n’en constitue pas une seule, comme le disent Porphyre (Isag., chap. ult.) et Aristote (Met., liv. 1, text. 37). Or, l’excès et le défaut se trouvent réunis dans un seul et même péché. Car il y en a qui sont tout à la fois ladres et prodigues ; la ladrerie pèche par défaut, et la prodigalité par excès. Donc l’excès et le défaut ne diversifient pas l’espèce des péchés.

          Réponse à l’objection N°3 : Le même individu peut être prodigue et avare sous divers rapports ; ainsi on peut manquer de libéralité en recevant ce qu’on ne doit pas recevoir, et on peut être prodigue en donnant ce qu’on ne doit pas donner. Or, rien n’empêche que les contraires ne soient dans le même sujet sous divers rapports.

 

          Mais c’est le contraire. Les contraires diffèrent d’espèce ; car la contrariété est une différence de forme, comme le dit Aristote (Met., liv. 10, text. 13 et 14). Or, les vices qui diffèrent par excès et par défaut sont contraires, comme la ladrerie est contraire à la prodigalité. Donc ils diffèrent d’espèce.

 

          Conclusion L’excès et le défaut n’établissent pas seulement une différence spécifique entre les péchés, mais ils les rendent encore contraires puisqu’ils résultent de motifs, d’objets et de fins qui sont directement opposés.

         Il faut répondre que puisque dans un péché il y a deux choses, l’acte lui-même et sa déviation qui fait qu’il s’écarte de l’ordre de la raison et de la loi divine, l’espèce du péché ne se considère pas relativement à la déviation qui est en dehors de l’intention de celui qui pèche, comme nous l’avons dit (art. 1), mais elle se considère plutôt relativement à l’acte lui-même, selon qu’il a pour terme l’objet vers lequel se porte l’intention du pécheur. C’est pourquoi partout où l’on rencontre divers motifs qui portent l’intention au mal, il y a différentes espèces de péché. Or, il est évident que le motif qui nous porte à pécher quand nous péchons par excès n’est pas le même que quand nous péchons par défaut, et même ce sont des motifs contraires. Ainsi le motif qui nous fait pécher par intempérance est l’amour des plaisirs corporels, et le motif qui nous fait pécher par insensibilité est la haine de ces mêmes choses. D’où l’on voit que ces péchés ne diffèrent pas seulement d’espèce, mais qu’ils sont encore contraires l’un à l’autre.

 

Article 9 : Les péchés changent-ils d’espèce selon les différentes circonstances ?

 

          Objection N°1. Il semble que les vices et les péchés changent d’espèce selon les différentes circonstances. Car, comme le dit saint Denis (De div. nom., chap. 4), le mal résulte de défauts particuliers. Or, chacun de ces défauts vicie une circonstance particulière, et par conséquent il résulte de chaque circonstance viciée une espèce particulière de péché.

          Réponse à l’objection N°1 : Le mal considéré comme tel est une privation. C’est pourquoi ii change d’espèce, comme toutes les autres privations, selon les objets dont il nous prive. Mais le péché ne tire pas son espèce de la privation ou de l’aversion (Autrement tous les péchés seraient de la même espèce.), comme nous l’avons dit (art. 1) ; il la tire de son rapport avec l’objet de l’acte.

 

          Objection N°2. Les péchés sont des actes humains. Or, les actes humains tirent quelquefois leur espèce des circonstances, comme nous l’avons vu (quest. 18, art. 10). Donc les péchés diffèrent d’espèce, selon que les diverses circonstances se trouvent viciées.

          Réponse à l’objection N°2 : La circonstance ne change l’espèce de l’acte qu’autant qu’elle produit un autre motif.

 

          Objection N°3. Les différentes espèces de gourmandise ont été renfermées clans ce vers technique : Præproperè, lautè, nimis, ardenter, studiosè, ce qui signifie manger avant qu’il ne faut, des choses trop abondantes, trop exquises, avec trop d’ardeur et de recherche. Or, tous ces caractères sont autant de circonstances différentes. Donc le péché change d’espèce d’après la diversité des circonstances.

          Réponse à l’objection N°3 : Dans les différentes espèces de gourmandises il y a divers motifs, comme nous l’avons dit (dans le corps de l’article.).

 

          Mais c’est le contraire. Aristote dit (Eth., liv. 3, chap. 7, et liv. 4, chap. 1) qu’on ne pèche qu’en faisant plus qu’il ne faut, et en agissant quand il ne faut pas ; et il en est de même de toutes les autres circonstances. Donc les circonstances ne changent pas l’espèce.

 

          Conclusion Les circonstances du péché n’en changent pas l’espèce, à moins qu’elles ne proviennent de divers motifs.

          Il faut répondre que, comme nous l’avons dit (art. préc.), là où se rencontre un autre motif qui nous porte à mal faire, il y a une autre espèce de péché, parce que le motif est la fin et l’objet du péché. Or, il arrive quelquefois que différentes circonstances sont viciées, et que néanmoins le motif reste le même. Ainsi l’avare obéit au même motif quand il reçoit au moment où il ne faut pas, au lieu où il ne doit pas recevoir, et plus qu’il n’aurait dû recevoir ; et il en est de même des autres circonstances ; car ce qui le fait agir ainsi, c’est le désir déréglé qu’il a d’amasser de l’argent. Dans ce cas les défauts des diverses circonstances ne changent pas l’espèce du péché, mais ils se rapportent tous à une seule et même espèce. D’autres fois il arrive que les vices des différentes circonstances proviennent de divers motifs : par exemple, quand quelqu’un mange avant le temps, cela peut provenir de ce qu’il ne peut pas rester plus longtemps sans nourriture par suite de la facilité des opérations digestives ; s’il désire une quantité excessive de nourriture, cela peut tenir aux besoins de sa nature qui demande beaucoup ; s’il recherche les mets exquis, cela tient à ce qu’il met son plaisir dans les choses qu’il mange. Ainsi, les défauts des différentes circonstances produisent différentes espèces de péchés (Ainsi les circonstances changent l’espèce du péché toutes les fois qu’elles ajoutent à l’acte un nouveau caractère de malice qu’il n’avait pas).

 

Copyleft. Traduction de l’abbé Claude-Joseph Drioux et de JesusMarie.com qui autorise toute personne à copier et à rediffuser par tous moyens cette traduction française. La Somme Théologique de Saint Thomas latin-français en regard avec des notes théologiques, historiques et philologiques, par l’abbé Drioux, chanoine honoraire de Langres, docteur en théologie, à Paris, Librairie Ecclésiastique et Classique d’Eugène Belin, 52, rue de Vaugirard. 1853-1856, 15 vol. in-8°. Ouvrage honoré des encouragements du père Lacordaire o.p. Si par erreur, malgré nos vérifications, il s’était glissé dans ce fichier des phrases non issues de la traduction de l’abbé Drioux ou de la nouvelle traduction effectuée par JesusMarie.com, et relevant du droit d’auteur, merci de nous en informer immédiatement, avec l’email figurant sur la page d’accueil de JesusMarie.com, pour que nous puissions les retirer. JesusMarie.com accorde la plus grande importance au respect de la propriété littéraire et au respect de la loi en général. Aucune évangélisation catholique ne peut être surnaturellement féconde sans respect de la morale catholique et des lois justes.

 

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