Saint Thomas d’Aquin - Somme Théologique

1a 2ae = Prima Secundae = 1ère partie de la 2ème Partie

Question 74 : Du sujet des péchés

 

          Après avoir parlé du rapport que les péchés ont entre eux, nous devons nous occuper de leur sujet. — A cet égard dix questions se présentent : 1° La volonté peut-elle être le sujet du péché ? (L’Ecriture suppose constamment que le sujet du péché est la volonté : Car si nous péchons volontairement…. (Héb., 10, 26) : nous vivions selon les convoitises de notre chair, accomplissant la volonté de la chair et de nos pensées (Eph., 2, 3), etc.) — 2° N’y a-t-il que la volonté qui soit le sujet du péché ? (L’appétit sensitif qui comprend le concupiscible et l’irascible est aussi le sujet du péché. (Eph., 4, 26) : Si vous cous mettez en colère, ne péchez point ; que le soleil ne se couche point sur votre colère. (Deut., 5, 21) : Vous ne désirerez pas la femme de son prochain, etc.) — 3° La sensualité peut-elle être le sujet du péché ? — 4° Peut-elle être le sujet du péché mortel ? — 5° La raison peut-elle être le sujet du péché ? — 6° La délectation morose ou celle qui ne l’est pas réside-t-elle dans la raison inférieure comme dans son sujet ? (Les théologiens appellent délectation morose les jouissances que l’homme trouve à arrêter sa pensée sur des choses charnelles. Elle n’est pas appelée morose parce qu’elle doit durer longtemps pour faire un péché, mais parce que la raison s’v arrête (immoratur). La raison est donc le sujet de cet acte parce que c’est elle qui fixe ainsi l’attention sur des objets dont elle devrait au contraire la détourner.) — 7° Le consentement à l’acte du péché existe-t-il dans la raison supérieure comme dans son sujet ? — 8° La raison inférieure peut-elle être le sujet du péché mortel ? (L’Ecriture défend dans une multitude d’endroits de consentir aux pensées mauvaises : Car le Saint-Esprit de sagesse fuit le déguisement, et s’éloigne des pensées qui sont sans intelligence (Sag., 1 ; voy. Dan., chap. 12, Mich., chap. 2).) — 9° La raison supérieure peut-elle être le sujet du péché véniel ? — 10° Le péché véniel peut-il exister relativement à son objet propre dans la raison supérieure ?

 

Article 1 : La volonté est-elle le sujet du péché ?

 

          Objection N°1. Il semble que la volonté ne puisse pas être le sujet du péché. Car saint Denis dit (De div. nom., chap. 4) que le mal est en dehors de la volonté et de l’intention. Or, le péché est un mal. Donc il ne peut pas exister dans la volonté.

          Réponse à l’objection N°1 : On dit que le mal est en dehors de la volonté, parce que la volonté ne tend pas au mal en lui-même. Mais comme le mal est un bien apparent, la volonté le désire quelquefois, et c’est ainsi que le péché existe dans la volonté.

 

          Objection N°2. La volonté se rapporte au bien ou au bien apparent. Or, quand la volonté veut le bien, on ne pèche pas. Si elle veut le bien apparent qui n’est pas un bien véritable, ceci parait se rapporter plutôt à un défaut d’intelligence qu’à un défaut de volonté. Donc le péché n’existe d’aucune manière dans la volonté.

          Réponse à l’objection N°2 : Si le défaut d’intelligence n’était d’aucune manière le fait de la volonté, il n’y aurait de péché ni dans la volonté ni dans l’intelligence, comme on le voit à l’égard de ceux dont l’ignorance est invincible. C’est pourquoi il en résulte que le défaut d’intelligence quand il est volontaire est lui-même un péché.

 

          Objection N°3. La même chose ne peut pas être le sujet du péché et sa cause efficiente ; parce que la cause efficiente et matérielle ne se rapportent pas au même, comme dit Aristote (Phys., liv. 2, text. 70 et suiv.). Or, lu volonté est la cause efficiente du péché, car elle en est la cause première, comme le dit saint Augustin (Lib. de duab. animab., chap. 10 et 11). Donc elle n’est pas le sujet du péché.

          Réponse à l’objection N°3 : Ce raisonnement repose sur les causes efficientes, dont les actions s’attachent à des choses extérieures et qui ne se meuvent pas elles-mêmes. C’est tout le contraire pour la volonté (Dont l’action est immanente et qui se meut elle-même.) ; il n’ya donc là rien de concluant.

 

          Mais c’est le contraire. Saint Augustin dit (Retract., liv. 1, chap. 9) : C’est par la volonté qu’on pèche et c’est par elle qu’on se conduit bien.

 

          Conclusion Puisque tous les actes moraux, par là même qu’ils ne s’attachent pas à des matières extérieures, sont nécessairement dans le principe qui les produit comme dans leur sujet, et puisque le péché est un acte de cette nature, on dit avec raison que la volonté est son sujet, comme on dit à juste titre qu’elle est son principe.

          Il faut répondre que le péché est un acte, comme nous l’avons dit (quest. 71, art. 1 et 6). Il y a des actes qui s’attachent à des matières extérieures, comme brûler, couper. Ces actes ont pour matière et sujet la chose sur laquelle l’action s’exerce. C’est ainsi qu’Aristote dit (Phys., liv. 3, text. 18) que le mouvement est un acte du mobile procédant du moteur. Il y a des actes qui ne s’attachent pas à une matière extérieure, mais qui sont immanents dans l’être qui les produit, comme le désir et la connaissance. Tous les actes moraux bons ou mauvais sont de cette nature. Par conséquent il faut que le sujet propre du péché soit la puissance qui est le principe de l’action. Et puisque le propre des actes moraux est d’être volontaires, comme nous l’avons vu (quest. 1, art. 1, et quest. 18, art. 6), il s’ensuit que la volonté qui est le principe des actes volontaires bons ou mauvais est le principe des péchés, et par conséquent que le péché est dans la volonté comme dans son sujet (Saint Thomas considère ici le péché pris formellement.).

 

Article 2 : La volonté seule est-elle le sujet du péché ?

 

          Objection N°1. Il semble que la volonté seule soit le sujet du péché. Car saint Augustin dit (Lib. de duab. anim., chap. 10) qu’on ne pèche que parla volonté. Or, le péché existe dans la puissance par où l’on pèche, comme dans son sujet. Donc il n’y a que la volonté qui soit le sujet du péché.

          Réponse à l’objection N°1 : On ne pèche que par la volonté considérée comme premier principe moteur, mais on pèche par les autres puissances selon qu’elles sont mues par elle.

 

          Objection N°2. Le péché est un mal contraire à la raison. Or, le bien et le mal appartenant à la raison, le péché est l’objet exclusif de la volonté. Donc la volonté seule en est le sujet.

          Réponse à l’objection N°2 : Le bien et le mal appartiennent à la volonté, comme étant par eux-mêmes ses objets ; mais les autres puissances ont un bien et un mal déterminé, en raison duquel il peut y avoir en elles vertu, vice et péché, selon qu’elles participent à la volonté et à la raison.

 

          Objection N°3. Tout péché est un acte volontaire : car, comme le dit saint Augustin (De ver. Relig., chap. 14), le péché est tellement volontaire, que s’il n’était pas volontaire ce ne serait plus un péché. Or, les actes des autres facultés ne sont volontaires qu’autant qu’elles sont mues par la volonté. Mais cela ne suffit pas pour qu’elles soient le sujet du péché ; parce qu’alors les membres extérieurs qui sont mus par la volonté seraient le sujet du péché ; ce qui est évidemment faux. Donc il n’y a que la volonté qui soit le sujet du péché.

          Réponse à l’objection N°3 : Les membres du corps ne sont pas les principes des actes, ils n’en sont que les organes ; par conséquent, ils sont à l’égard de l’âme qui les meut, ce qu’est un esclave purement passif. Mais les puissances appétitives intérieures sont libres en quelque sorte à l’égard de la raison, parce qu’elles sont d’une certaine manière actives et passives, comme le prouve Aristote (Polit., liv. 1, chap. 3). De plus, les actes des membres extérieurs s’attachent à des objets extérieurs aussi, comme on le voit à l’égard des coups dans le péché d’homicide. Il n’y a donc pas de parité.

 

          Mais c’est le contraire. Le péché est contraire à la vertu. Or, les contraires se rapportent au même sujet. Par conséquent comme indépendamment de la volonté il y a d’autres facultés de l’âme qui sont les sujets des vertus, ainsi que nous l’avons dit (quest. 56), il n’y a pas que la volonté qui soit le sujet du péché.

 

          Conclusion Le principe de l’acte volontaire étant aussi son sujet, il s’ensuit qu’il n’y a pas que la volonté qui soit le sujet du péché, mais que les autres puissances qui peuvent être le principe du volontaire commandé le sont aussi.

          Il faut répondre que, comme nous l’avons établi (art. préc.), tout ce qui est le principe de l’acte volontaire est le sujet du péché. Or, on appelle actes volontaires non seulement ceux qui émanent de la volonté, mais encore ceux qui sont commandés par elle, comme nous l’avons dit (quest. 6, art. 4) en traitant du volontaire. Par conséquent non seulement la volonté peut être le sujet du péché, mais encore toutes les puissances dont elle peut exciter ou réprimer les actes. Ces mêmes puissances sont aussi les sujets des habitudes bonnes ou mauvaises, parce que les habitudes et les actes se rattachent au même principe.

 

Article 3 : Le péché peut-il exister dans la partie sensitive ?

 

          Objection N°1. Il semble que le péché ne puisse pas exister dans la sensualité (Sensualitas ; nous avons conservé ce mot qui désigne la partie sensitive de l’âme, parce que le mot de sensibilité n’a pas dans la langue philosophique actuelle absolument le même sens.). Car le péché est propre à l’homme qui est louable ou blâmable pour ses actions ; tandis que la sensualité nous est commune avec les animaux. Donc le péché ne peut pas exister dans la sensualité.

          Réponse à l’objection N°1 : Il y a dans la partie sensitive des facultés qui, bien qu’elles nous soient communes avec les animaux, ont cependant en nous une certaine supériorité, parce qu’elles sont jointes à la raison. Ainsi nous avons dans la partie sensitive une intelligence et une mémoire que n’ont pas les autres animaux, comme nous l’avons vu (1a pars, quest. 78, art. 4). De cette manière l’appétit sensitif a en nous une supériorité qu’il n’a pas dans les autres animaux. Par exemple, il est fait pour obéir à la raison, et sous ce rapport il peut être le principe d’un acte volontaire et par conséquent le sujet du péché.

 

          Objection N°2. Personne ne pèche à l’égard de ce qu’il ne peut éviter, comme le dit saint Augustin (De lib. arb., liv. 3, chap. 18). Or, l’homme ne peut éviter que l’acte de la sensualité ne soit désordonné. Car la sensualité est une cause de perpétuelle corruption tant que nous vivons ici bas ; c’est pourquoi elle est représentée par le serpent, comme le dit saint Augustin (De Trin., liv. 12, chap. 12 et 13). Donc le dérèglement du mouvement de la sensualité n’est pas un péché.

          Réponse à l’objection N°2 : La perpétuelle corruption de la sensualité doit s’interpréter de son foyer qui n’est jamais totalement éteint ici-bas. Car le péché originel s’efface quant à la peine qu’il mérite, mais il reste quant à ses effets. Ce foyer de corruption n’empêche pas l’homme de pouvoir réprimer par sa volonté raisonnable chacun des mouvements déréglés de la sensualité quand il en a le pressentiment (Quand il les sent à l’avance ; autrement ces mouvements déréglés sont des mouvements premiers qui sont absolument irréprochables.), par exemple en portant sa pensée sur d’autres choses. Mais en la détournant vers une autre chose, il peut se faire qu’à l’occasion de cette chose il s’élève encore en lui quelque mouvement déréglé. Par exemple, celui qui pour éviter les mouvements de la concupiscence éloigne sa pensée des délectations de la chair pour la porter vers la science, peut éprouver un mouvement de vaine gloire sans qu’il y ait songé. C’est pourquoi l’homme ne peut pas éviter tous les mouvements de cette nature (Il ne peut ras éviter tous les péchés véniels. C’est la doctrine du concile de Trente (Voy. sess. 5 et 6). Il n’y a d’exception que pour la sainte Vierge, et saint Thomas a eu soin de la faire (3a pars, quest. 27, art. 4).), par suite de la corruption dont nous venons de parler ; mais il suffit pour que le péché soit volontaire qu’il puisse éviter chacun d’eux en particulier.

 

          Objection N°3. Ce que l’homme ne fait pas ne lui est pas imputé à péché. Or, nous ne paraissons faire nous-mêmes que ce que nous faisons avec délibération, comme le dit Aristote (Eth., liv. 9, chap. 8). Donc le mouvement de la sensualité qui est indélibéré n’est pas imputable à péché.

          Réponse à l’objection N°3 : Ce que l’homme fait sans la délibération de la raison, il ne le fait pas lui-même parfaitement, parce que ce qu’il y a de principal dans l’homme n’agit pas en cette circonstance. Par conséquent l’acte humain n’est pas parfait. L’acte de la vertu ou du vice ne peut donc pas être parfait, mais il y a dans ces deux genres quelque chose d’imparfait (Tous les théologiens distinguent les mouvements premiers (primo primi), les mouvements seconds (secundo primi) et les mouvements pleinement délibérés. Les premiers préviennent la raison et sont absolument irrépréhensibles ; les seconds ne sont voulus qu’imparfaitement et produisent des péchés imparfaits ou des péchés véniels ; les derniers sont nécessaires pour qu’il y ait péché mortel.). Ainsi donc ce mouvement de sensualité qui prévient la raison est un péché véniel, c’est-à-dire ce qu’il y a d’imparfait en matière de péché.

 

          Mais c’est le contraire. L’Apôtre dit (Rom., 7, 19) : Je ne fais pas le bien que je veux, mais je fais le mal que je hais ; ce que saint Augustin entend (Cont. Jul., liv. 3, chap. 26, et De verb. apost, serm. 12, chap. 2 et 3) du mal de la concupiscence qui est évidemment un mouvement de sensualité. Donc il y a dans la sensualité un péché.

 

          Conclusion Le péché peut exister dans la sensualité, puisqu’il peut y avoir en elle un acte désordonné et jusqu’à un certain point volontaire.

          Il faut répondre que, comme nous l’avons dit (art. 1 et 2), le péché peut exister dans toute puissance dont l’acte peut être volontaire et désordonné, puisque c’est en cela que consiste l’essence du péché. Or, il est évident que l’acte de la sensualité peut être volontaire ; car la sensualité (c’est-à-dire l’appétit sensitif) est faite pour être mue par la volonté. D’où il résulte que le péché peut exister en elle.

 

Article 4 : Le péché mortel peut-il exister dans la sensualité ?

 

          Objection N°1. Il semble que le péché mortel puisse exister dans la sensualité. Car on juge de l’acte d’après son objet. Or, il arrive qu’on pèche mortellement à l’égard des objets de la sensualité, comme à l’égard des délectations de la chair. Donc l’acte de la sensualité peut être un péché mortel, et par conséquent le péché mortel existe dans la sensualité.

          Réponse à l’objection N°1 : L’acte de la sensualité peut concourir à former un péché mortel. Mais l’acte du péché mortel n’est pas mortel parce qu’il appartient à la sensualité, mais parce qu’il appartient à la raison, dont la fonction est d’ordonner les choses à l’égard de leur fin. C’est pourquoi le péché mortel n’est pas attribué à la sensualité, mais à la raison.

 

          Objection N°2. Le péché mortel est contraire à la vertu. Or, la vertu peut exister dans la sensualité ; car la tempérance et la force sont les vertus des puissances irraisonnables, comme le dit Aristote (Eth., liv. 3 chap. 10). Donc le péché mortel peut exister dans la sensualité, puisque les contraires se rapportent naturellement à la même chose.

          Réponse à l’objection N°2 : Un acte de vertu est parfait non parce qu’il appartient exclusivement à la sensualité, mais plutôt parce qu’il appartient à la raison et à la volonté qui choisit. Car un acte de vertu morale n’existe pas sans élection. Par conséquent l’acte de la vertu morale qui perfectionne la puissance appétitive est toujours accompagné de l’acte de la prudence qui perfectionne la puissance rationnelle. Et il en est de même du péché mortel, comme nous l’avons dit (réponse. préc.).

 

          Objection N°3. Le péché véniel est une disposition au péché mortel. Or, la disposition et l’habitude existent dans le même sujet. Le péché véniel existant dans la sensualité, comme nous l’avons dit (art. 3, réponse N°3), le péché mortel peut donc y exister aussi.

          Réponse à l’objection N°3 : La disposition se rapporte à ce qu’elle dispose de trois manières. Quelquefois elle est dans le même sujet et ne fait qu’une même chose avec lui ; ainsi on dit que la science commencée est une disposition à la science parfaite. D’autres fois elle peut être dans le même su­jet, mais sans être une même chose avec lui ; par exemple, la chaleur est une disposition à la forme du feu. Enfin elle peut n’être pas dans le même sujet, ni faire une même chose avec lui, comme on le voit à l’égard des choses qui sont ordonnées entre elles de manière que par l’une on arrive à l’autre. C’est ainsi que la bonté de l’imagination est une disposition à la science qui réside dans l’intellect (La vivacité de l’imagination aide à acquérir la science, comme le péché véniel mène au péché mortel, quoiqu’il n’existe pas dans la même puissance.). Et c’est de cette façon que le péché véniel qui existe dans la sensualité peut être une disposition au péché mortel qui réside dans la raison.

 

          Mais c’est le contraire. Saint Augustin dit (Retract., liv. 1, chap. 23), et on lit dans la glose (ord.) à l’occasion de ces paroles de saint Paul : Je suis charnel (Rom., chap. 7), que le mouvement déréglé de la concupiscence, qui est le péché de sensualité, peut exister dans ceux qui sont en état de grâce, par conséquent dans ceux qui n’ont pas de péché mortel. Donc le mouvement désordonné de la sensualité n’est pas un péché mortel.

 

          Conclusion Puisque le péché mortel implique le détournement de l’homme de sa fin dernière, et qu’il n’y a que la raison qui puisse détourner un acte de cette fin ou l’y rapporter, il ne peut se faire que le péché mortel existe dans la sensualité.

          Il faut répondre que comme le désordre qui corrompt le principe de la vie corporelle produit la mort du corps ; de même le désordre qui corrompt le principe de la vie spirituelle, qui est la fin dernière, produit la mort spirituelle qui est l’effet du péché mortel, comme nous l’avons vu (quest. 72, art. 5). Or, ce n’est pas à la sensualité qu’il appartient d’ordonner une chose à l’égard de sa fin, mais c’est exclusivement à la raison. Et comme il n’y a que ce qui ordonne une chose à l’égard de sa fin qui puisse l’en détourner, il s’ensuit que le péché mortel ne peut pas exister dans la sensualité, mais qu’il n’existe que dans la raison.

 

Article 5 : Le péché peut-il exister dans la raison ?

 

          Objection N°1. Il semble que le péché ne puisse pas exister dans la raison. Car le péché de chaque puissance est un défaut. Or, le défaut de raison n’est pas un péché, mais il l’excuse plutôt ; car on excuse une personne d’un péché à cause de son ignorance. Donc le péché ne peut pas exister dans la raison.

          Réponse à l’objection N°1 : Ce raisonnement repose sur le défaut de raison qui appartient à l’acte propre de cette faculté relativement à son propre objet. Quand ce défaut de connaissance porte sur ce qu’on ne peut pas savoir, alors le défaut de raison n’est pas un péché, mais il excuse du péché, comme on le voit par les actes que les furieux commettent. Mais si ce défaut de raison se rapporte à ce que l’homme peut et doit savoir, il ne l’excuse pas du péché, mais c’est au contraire une faute qui lui est imputable. Quant au défaut qui porte exclusivement sur la direction que la raison imprime aux autres puissances, il lui est toujours imputé à péché, parce qu’elle pourrait y remédier par son acte propre.

 

          Objection N°2. Le premier sujet du péché est la volonté, comme nous l’avons dit (art. 1). Or, la raison précède la volonté, puisque c’est elle qui la dirige. Donc le péché ne peut pas exister dans la raison.

         Réponse à l’objection N°2 : Comme nous l’avons dit (quest. 17, art. 1) quand il s’agissait des actes de la volonté et de la raison, la volonté meut dans un sens la raison et la précède, et la raison meut dans un autre sens la volonté ; de telle sorte qu’on peut dire que le mouvement de la volonté est raisonnable et l’acte de la raison volontaire. D’après cela le péché existe dans la raison, soit parce que son défaut est volontaire, soit parce qu’elle est le principe de l’acte de la volonté.

 

          Objection N°3. Le péché ne peut avoir pour objets que les choses qui sont en notre pouvoir. Or, la perfection et le défaut de raison ne dépendent pas de ce qui est en notre pouvoir. Car il y en a qui sont naturellement dépourvus de raison et d’autres qui sont habiles. Donc le péché n’existe pas dans la raison.

 

          Mais c’est le contraire. Saint Augustin dit (De Trin., liv. 12, chap. 12) que le péché existe dans la raison inférieure et dans la raison supérieure.

 

          Conclusion Par suite de la double fonction de la raison le péché peut exister en elle de deux manières : 1° il peut y être parce qu’elle ne connaît pas ce qu’elle peut et doit savoir ; 2° parce qu’elle commande les actes déréglés des puissances inférieures ou qu’elle ne les comprime pas, après en avoir délibéré.

          Il faut répondre que le péché d’une puissance quelle qu’elle soit consiste dans son acte, comme nous l’avons dit (art. 1 à 3). Or, la raison a deux sortes d’actes : l’un qui la, regarde en elle-même et qui se rapporte à son objet propre ; c’est la connaissance du vrai (Ce que saint Thomas a dit de l’ignorance (quest. 6) peut être appliqué ici.) ; l’autre qui dépend d’elle comme de la puissance qui dirige toutes les autres. Le péché peut exister de ces deux manières dans la raison. D’abord il peut exister en elle quand elle se trompe dans la connaissance du vrai ; cette erreur lui est imputée à péché quand son ignorance porte sur ce qu’elle peut et doit savoir. Ensuite il y a péché quand elle commande aux puissances inférieures des actes déréglés ou quand elle ne les comprime pas après en avoir délibéré.

          La réponse à la troisième objection est par là même évidente (réponse N°1) (Saint Thomas a observé plus haut que les défauts naturels de la raison ne lui étaient pas imputables.).

 

Article 6 : Le péché de la délectation morose existe-t-il dans la raison ?

 

          Objection N°1. Il semble que le péché de la délectation morose ne soit pas dans la raison. Car la délectation implique le mouvement de la puissance appétitive, comme nous l’avons dit (quest. 31, art. 1). Or, la faculté appétitive se distingue de la raison qui est la faculté perceptive. Donc la délectation morose n’existe pas dans la raison.

          Réponse à l’objection N°1 : La délectation réside dans la faculté appétitive comme dans son principe le plus prochain ; mais elle existe dans la raison comme dans son premier moteur, d’après ce que nous avons dit (art. 1) que les actions qui ne s’attachent pas à un objet extérieur existent dans leurs principes comme dans leur sujet.

 

          Objection N°2. D’après les objets on peut connaître à quelle puissance appartient l’acte qui ordonne la puissance à l’égard de son objet. Or, la délectation morose se rapporte aux biens sensibles, et non aux biens rationnels. Donc le péché de la délectation morose n’existe pas dans la raison.

          Réponse à l’objection N°2 : La raison a son acte propre qui se rapporte à son propre objet ; mais elle exerce sa direction sur tous les objets des puissances inférieures qui peuvent être dirigées par elle. C’est ainsi que la délectation qui a pour objet les choses sensibles appartient à la raison.

 

          Objection N°3. On appelle morose ce qui dure un long temps. Or, la longueur de la durée n’est pas une raison pour qu’un acte appartienne à une puissance. Donc la délectation morose n’appartient pas à la raison.

          Réponse à l’objection N°3 : La délectation s’appelle morose non à cause de sa durée, mais parce que la raison s’y arrête (immoratur) volontairement, et qu’au lieu de la repousser, elle conserve et considère avec plaisir les choses qu’elle aurait dû rejeter aussitôt qu’elles lui sont venues dans la pensée, comme le dit saint Augustin (De Trin., liv. 12, chap. 12).

 

          Mais c’est le contraire. Saint Augustin dit (De Trin., liv. 12, chap. 12) que le consentement aux jouissances charnelles, quand il se borne à la délectation de l’esprit, doit être considéré comme une nourriture défendue que la femme seule mange. Or, par la femme il entend la raison inférieure, comme il le dit au même endroit. Donc le péché de la délectation morose existe dans la raison.

 

          Conclusion Puisqu’il arrive quelquefois que la raison ne réprime pas le mouvement déréglé de la passion, bien qu’elle l’ait antérieurement remarqué, mais qu’elle s’y arrête au contraire volontiers, on a raison de placer dans la raison le péché de la délectation morose qui tire son nom du retard (mora) que la raison met à la réprimer.

          Il faut répondre que, comme nous l’avons dit (art. préc.), le péché peut être dans la raison non seulement quant à son acte propre, mais encore quant à la direction qu’elle imprime aux actes humains. Or, il est évident que la raison dirige non seulement les actes extérieurs, mais encore les passions intérieures. C’est pourquoi on dit que le péché existe dans la raison, quand elle fait défaut dans la direction des passions intérieures aussi bien que des actes extérieurs. Or, elle fait défaut dans la direction des passions intérieures de deux manières : 1° quand elle commande des passions illicites, comme lorsque l’homme provoque délibérément un mouvement de colère ou de concupiscence ; 2° quand elle ne réprime pas le mouvement illicite des passions. Ainsi quand quelqu’un, après avoir jugé que le mouvement d’une passion qui s’élève est déréglé, s’y arrête néanmoins et ne le repousse pas, on dit alors que le péché de la délectation morose existe dans la raison.

 

Article 7 : Le consentement à l’acte est-il un péché qui existe dans la raison supérieure ?

 

          Objection N°1. Il semble que le consentement à l’acte ne soit pas un péché qui existe dans la raison supérieure. Car le consentement est un acte de la puissance appétitive, comme nous l’avons vu (quest. 15, art. 1). Or, la raison est une faculté perceptive. Donc le consentement à l’acte n’est pas un péché qui existe dans la raison supérieure.

          Réponse à l’objection N°1 : Le consentement n’est pas absolument l’acte de la puissance appétitive, mais c’est une conséquence de l’acte de la raison qui juge et qui délibère, comme nous l’avons dit (quest. 15, art. 3). Car c’est là ce qui détermine le consentement, parce que la volonté se porte vers ce que la raison a déjà jugé. Ainsi on peut attribuer le consentement à la volonté et à la raison.

 

          Objection N°2. La raison supérieure s’applique à contempler et à consulter les raisons éternelles, comme le dit saint Augustin (De Trin., liv. 12, chap. 7). Or, quelquefois on consent à un acte, sans prendre conseil des raisons éternelles ; car l’homme ne pense pas toujours aux choses divines quand il consent à un acte. Donc le consentement à l’acte n’est pas toujours un péché qui existe dans la raison supérieure.

          Réponse à l’objection N°2 : Par là même que la raison supérieure ne dirige pas les actes humains conformément à la loi divine en empêchant le péché, on dit qu’elle y consent ; soit qu’elle pense à la loi éternelle, soit qu’elle n’y pense pas. Car quand elle pense à la loi de Dieu, elle la méprise directement, et quand elle n’y pense pas, elle la néglige par omission. Par conséquent de toutes les manières le consentement à l’acte du péché procède de la raison supérieure ; parce que, comme le dit saint Augustin (De Trin., liv. 12, chap. 12), on ne peut pas prendre la résolution efficace de commettre le péché, si cette faculté de l’âme qui a un souverain pouvoir sur les membres pour les mouvoir ou les empêcher d’agir ne se prête à une mauvaise action ou n’y contribue.

 

          Objection N°3. Comme l’homme peut régler ses actes intérieurs au moyen des raisons éternelles, de même il peut aussi régler ses délectations intérieures ou ses autres passions. Or, le consentement à la délectation dans ce qu’on a résolu d’accomplir par l’action appartient à la raison inférieure, comme le dit saint Augustin (De Trin., liv. 12, chap. 12). Donc on doit quelquefois attribuer le consentement au péché à la raison inférieure.

          Réponse à l’objection N°3 : Comme la raison supérieure peut, par la considération de la loi éternelle, diriger les actes extérieurs ou les comprimer, elle a la même puissance sur les délectations intérieures. Toutefois avant d’arriver au jugement de la raison supérieure, aussitôt que la sensualité propose une délectation, la raison inférieure délibérant d’après des raisons prises dans l’ordre temporel accepte quelquefois cette délectation, et alors le consentement à la délectation lui appartient. Mais si, après avoir considéré les raisons éternelles, l’homme persévère dans le même sentiment, en ce cas le consentement appartient à la raison supérieure.

 

          Objection N°4. Comme la raison supérieure surpasse la raison inférieure, de même la raison surpasse l’imagination. Or, l’homme agit quelquefois d’après son imagination sans aucune délibération de la raison, comme quand on meut la main ou le pied sans y penser. Donc la raison inférieure peut quelquefois consentir à l’acte du péché sans la raison supérieure.

          Réponse à l’objection N°4 : La perception de l’imagination est subite et sans délibération. C’est pourquoi elle peut produire un acte avant que la raison supérieure ou inférieure ait le temps de délibérer. Mais le jugement de la raison inférieure se fait avec une délibération qui demande du temps, pendant lequel la raison supérieure peut délibérer aussi. Par conséquent si par sa délibération elle ne l’empêche pas de pécher (C’est-à-dire si dans l’intervalle de la délibération la raison supérieure n’empêche pas l’acte du péché, cet acte lui est imputable.), son acte lui est à juste titre imputable.

 

          Mais c’est le contraire. Saint Augustin dit (De Trin., liv. 12, chap. 12) : Si en consentant à mal user des choses que les sens corporels perçoivent, on se décide à consommer matériellement le péché, selon qu’on en a le pouvoir, on doit entendre par là que la femme a donné à l’homme une nourriture défendue ; et par l’homme il entend la raison supérieure. Donc il appartient à la raison supérieure de consentir à l’acte du péché.

 

          Conclusion Le consentement à l’acte étant la consommation et la fin du péché, se place à proprement parler dans la raison supérieure, comme dans la cause suprême qui juge en dernier ressort ; mais le consentement à la délectation n’étant qu’un préliminaire qui mène à l’acte est attribué à la raison inférieure qui juge secondairement, quoique la raison supérieure puisse aussi juger de la délectation.

          Il faut répondre que le consentement implique un jugement sur l’objet auquel on consent. Car, comme la raison spéculative juge et prononce sur les choses intelligibles, de même la raison pratique juge et prononce sur celles qu’on doit faire. Or, il est à remarquer que dans tout jugement la dernière sentence appartient au tribunal suprême. Ainsi en matière spéculative nous voyons qu’on prononce en dernier ressort sur une proposition en la ramenant aux premiers principes. Car tant qu’un principe plus élevé subsiste on peut encore examiner à l’aide de ce principe la chose qui est en question ; par conséquent le jugement reste suspendu, puisque la sentence finale n’a point encore été prononcée. Or, il est évident que les actes humains peuvent avoir pour règle la raison humaine, qui se rapporte aux choses créées que l’homme connaît naturellement et la loi divine qui va au-delà, comme nous l’avons dit (quest. 19, art. 4). La règle de la loi divine étant supérieure, il s’ensuit que la sentence dernière, celle qui termine finalement le jugement, appartient à la raison supérieure qui s’applique aux raisons éternelles. Et quand il y a plusieurs choses à juger, le jugement final porte sur ce qui se présente en dernier lieu. Or, dans les actes humains ce qui se présente en dernier lieu, c’est l’acte ; la délectation n’est qu’un préliminaire qui y conduit. C’est pourquoi le consentement à l’acte appartient, à proprement parler, à la raison supérieure, tandis que le jugement préalable qui porte sur la délectation appartient à la raison inférieure qui juge des choses d’un ordre secondaire (Cette distinction de la raison inférieure et de la raison supérieure donne lieu aux questions traitées dans les articles suivants.) ; quoique d’ailleurs la raison supérieure puisse aussi juger de la délectation ; parce que tout ce qui est soumis au jugement de la raison inférieure est soumis au jugement de la raison supérieure, mais non réciproquement.

 

Article 8 : Le consentement à la délectation est-il un péché mortel ?

 

          Objection N°1. Il semble que le consentement à la délectation ne soit pas un péché mortel. Car le consentement à la délectation appartient à la raison inférieure qui ne peut s’élever aux raisons éternelles ou à la loi divine, et qui par conséquent ne peut pas en détourner. Or, tout péché mortel provient de ce qu’on s’écarte de la loi divine, comme on le voit par la définition qu’en donne saint Augustin et que nous avons discutée (quest. 71, art. 6). Donc le consentement à la délectation n’est pas un péché mortel.

          Réponse à l’objection N°1 : Le consentement à la délectation peut être l’effet non seulement de la raison inférieure, mais encore de la raison supérieure, comme nous l’avons dit (art. préc.). Cependant la raison inférieure peut être détournée des raisons éternelles. Car, quoiqu’elle ne se rapporte pas à elles de manière à diriger l’homme d’après leurs lumières, ce qui est le propre de la raison supérieure ; néanmoins elle s’y rapporte, en ce sens que ces idées lui servent de règles. C’est ainsi qu’en se détournant d’elles, elle peut pécher mortellement. Car les actes des puissances inférieures et même des membres extérieurs peuvent être des péchés mortels, du moment où la raison supérieure cesse de les régler conformément aux raisons éternelles.

 

          Objection N°2. Ce n’est pas un mal de consentir à une chose, à moins que la chose à laquelle on consent ne soit mauvaise. Or, ce qui détermine la qualité d’une chose a cette même qualité dans un degré supérieur ou qui n’est pas moindre. Par conséquent la chose à laquelle on consent ne peut pas être moins mauvaise que le consentement lui-même. Et puisque la délectation sans l’action n’est pas un péché mortel, mais seulement un péché véniel, il s’ensuit que le consentement à la délectation n’est pas non plus un péché mortel.

          Réponse à l’objection N°2 : Le consentement à un péché qui est véniel de sa nature est un péché véniel ; et d’après cela on peut conclure que le consentement à la délectation qui résulte de ce qu’on pense inutilement à la fornication est un péché véniel. Mais la délectation qui existe dans l’acte même de la fornication est un péché mortel de sa nature. Que si avant le consentement le péché n’était que véniel, c’était par accident, c’est-à-dire par suite de l’imperfection de l’acte. Aussitôt que le consentement est donné avec délibération, alors cette imperfection cesse, et par là même l’acte revient à sa nature et constitue un péché mortel.

 

          Objection N°3. Les délectations diffèrent en bonté et en malice selon la différence des opérations, comme le dit Aristote (Eth., liv. 10, chap. 4 et 5). Or, la pensée intérieure est une autre opération que l’acte extérieur, par exemple, de la fornication. Donc la délectation qui suit l’acte de la pensée intérieure diffère autant de la délectation de la fornication en bonté ou en malice que la pensée intérieure diffère de l’acte extérieur ; par conséquent le consentement à l’acte et à la pensée diffère dans la même proportion. Et puisque la pensée intérieure n’est pas un péché mortel, ni le consentement à la pensée, il en résulte que le consentement à la délectation n’en n’est pas un non plus.

          Réponse à l’objection N°3 : Ce raisonnement repose sur la délectation qui a la pensée pour objet.

 

          Objection N°4. L’acte extérieur de la fornication ou de l’adultère n’est pas un péché mortel en raison de la délectation, puisque cette délectation se trouve aussi dans l’acte du mariage, mais c’est un péché en raison du dérèglement même de l’acte. Or, celui qui consent à la délectation ne consent pas pour cela au dérèglement de l’acte. Donc il ne semble pas pécher mortellement.

          Réponse à l’objection N°4 : La délectation qui a pour objet un acte extérieur ne peut pas exister sans qu’on se complaise dans l’acte extérieur considéré en lui-même, quoiqu’on ne soit pas décidé à le consommer par suite de l’opposition qu’y met une force supérieure. Par conséquent, dans ce cas l’acte est déréglé, et par conséquent la délectation l’est aussi.

 

          Objection N°5. Le péché d’homicide est plus grave que le péché de simple fornication. Or, ce n’est pas un péché mortel de consentir à la délectation qui résulte de la pensée de l’homicide. Donc, à plus forte raison, n’est-ce pas un péché mortel de consentir à la délectation qui résulte de la pensée de la fornication.

          Réponse à l’objection N°5 : Le consentement à la délectation qui procède de la complaisance qu’on trouve dans l’acte de l’homicide auquel on pense est un péché mortel, mais il n’en est pas de même du consentement à la délectation qui procède de la complaisance qu’on met dans la pensée de l’homicide.

 

          Objection N°6. On dit tous les jours l’oraison dominicale pour la rémission des péchés véniels, comme le dit saint Augustin (Ench., chap. 78). Or, le même Père enseigne que cette prière doit effacer le consentement à la délectation. Car il dit (De Trin., liv. 12, chap. 12) que le péché est alors beaucoup moins grave que si on avait résolu de le consommer extérieurement. C’est pourquoi, ajoute-t-il, on doit demander pardon de ces pensées, se frapper la poitrine, et dire : Pardonnez-nous nos offenses. Donc le consentement à la délectation est un péché véniel.

          Réponse à l’objection N°6 : On doit dire l’oraison dominicale pour obtenir le pardon non seulement des péchés véniels, mais encore des péchés mortels.

 

          Mais c’est le contraire. Car saint Augustin dit un peu plus loin : L’homme sera condamné, à moins que, par la grâce du médiateur, ces pensées qu’il n’a pas eu l’intention d’exécuter, mais avec lesquelles il a voulu se délecter, ne lui soient pardonnées. Or, personne n’est damné, sinon pour un péché mortel. Donc le consentement à la délectation est un péché mortel.

 

          Conclusion Comme toute délectation n’est pas un péché mortel, de même tout consentement à une délectation quelconque n’en est pas un non plus ; il n’y a de mortel que le consentement à la délectation qui a pour objet l’acte d’un péché qui est mortel en lui-même ; car si elle a pour objet la connaissance de cet acte il en est autrement.

          Il faut répondre qu’à cet égard il y a eu différentes opinions. En effet, les uns ont dit que le consentement à la délectation n’est pas un péché mortel, mais seulement un péché véniel. D’autres ont soutenu que c’était un péché mortel, et cette opinion est la plus commune et la plus vraisemblable. Car il faut observer que toute délectation étant la conséquence d’une opération quelconque, comme le dit Aristote (Eth., liv. 10, chap. 4), et toute délectation ayant un objet, il s’ensuit que la délectation peut se rapporter à deux choses : à l’opération dont elle est la conséquence, et à l’objet dans lequel on se délecte (Ainsi la délectation de la gourmandise peut se rapporter aux viandes délicieuses qui en sont l’objet et à l’usage de ces viandes qui est opération dont elle est la conséquence.). Or, il arrive que l’opération est l’objet de la délectation, comme toute autre chose ; parce que l’opération peut être prise pour le bien et la fin dans lesquels on se repose avec complaisance. Quelquefois l’opération même d’où résulte la délectation en est l’objet ; c’est ce qui a lieu, par exemple, quand la faculté appétitive, à qui il appartient de se délecter, se réfléchit sur son opération comme sur une bonne chose ; comme quand on pense et qu’on se délecte dans la chose que l’on pense, parce que sa pensée fait plaisir. D’autres fois la délectation qui résulte d’une opération, par exemple d’une pensée, a pour objet une autre opération qui est comme la chose à laquelle on pense. Alors cette délectation provient de l’inclination de l’appétit, non pour la pensée, mais pour l’opération à laquelle on pense. Ainsi, celui qui pense à la fornication peut se délecter de deux manières : d’abord de cette pensée elle-même ; ensuite de l’acte même de la fornication auquel il pense. La délectation qui a pour objet la pensée résulte de l’inclination de l’affection pour la pensée elle-même. Or, cette pensée n’est pas par elle-même un péché mortel ; quelquefois elle n’est que vénielle, par exemple, quand quelqu’un s’y arrête inutilement ; d’autres fois elle est absolument sans péché, par exemple quand on s’y arrête utilement, comme quand on veut en faire l’objet d’une prédication ou d’une discussion (Mais dans ce cas il faut qu’il n’y ait pas danger prochain de consentement et que la volonté résiste au mal qui se présente à l’esprit.). Par conséquent, l’affection ou la délectation qui se rapporte ainsi à la pensée de fornication n’est pas un péché mortel dans son genre ; mais c’est quelquefois un péché véniel et quelquefois ce n’est pas un péché. Le consentement à cette espèce de délectation n’est donc pas un péché mortel, et sous ce rapport, il y a du vrai dans le premier sentiment. — Mais si quelqu’un, en pensant à la fornication, se délecte de l’acte lui-même auquel il pense, ceci résulte de ce que son affection a du penchant pour cet acte. Ainsi, quand quelqu’un consent à cette délectation, c’est absolument comme s’il consentait à ce que son affection eût du penchant pour la fornication : car un individu ne se délecte que dans ce qui est conforme à son appétit. Et comme c’est un péché mortel de consentir délibérément à ce que son affection soit conforme à des choses qui sont des péchés mortels en eux-mêmes, il s’ensuit que ce consentement à la délectation, qui a pour objet une faute mortelle, est un péché mortel, comme le soutiennent les auteurs du second sentiment (Il n’y a pas légèreté de matière dans ce cas.).

 

Article 9 : Le péché véniel peut-il exister dans la raison supérieure selon qu’elle dirige les puissances inférieures ?

 

          Objection N°1. Il semble que le péché véniel ne puisse pas exister dans la raison supérieure, selon qu’elle dirige les facultés inférieures, c’est-à-dire selon qu’elle consent à l’acte du péché. Car saint Augustin dit (De Trin., liv. 12, chap. 7) que la raison supérieure s’attache aux raisons éternelles. Or, on pèche mortellement en se détournant de ces raisons. Il semble donc qu’il ne puisse pas y avoir dans la raison supérieure d’autre péché que le péché mortel.

 

          Objection N°2. La raison supérieure est le principe de la vie spirituelle, comme le cœur est le principe de la vie corporelle. Or, les infirmités du cœur sont mortelles. Donc les péchés de la raison supérieure sont mortels aussi.

          Réponse à l’objection N°2 : Il y a dans le cœur deux sortes d’infirmité. L’une qui est dans la substance même du cœur et qui en change la complexion naturelle ; cette infirmité est toujours mortelle. L’autre résulte de la perturbation de son mouvement ou de quelques-uns des organes qui l’environnent ; cette dernière infirmité n’est pas toujours mortelle. De même il y a toujours péché mortel dans la raison supérieure quand on détruit totalement le rapport qui doit exister entre cette raison et son propre objet qui n’est rien autre chose que les raisons éternelles. Mais quand ces rapports sont seulement un peu faussés, alors le péché n’est pas mortel, mais véniel.

 

          Objection N°3. Le péché véniel devient mortel quand on le fait par mépris. Or, il semble qu’il ne peut pas se faire qu’il n’y ait mépris quand on pèche même véniellement avec délibération. Donc puisque la raison supérieure ne consent qu’après avoir délibéré sur la loi divine, il semble que son consentement doit être nécessairement un péché mortel, par suite du mépris de cette loi.

          Réponse à l’objection N°3 : Le consentement délibéré (Pour qu’il y ait péché mortel il ne suffit pas, comme on le dit, que le consentement soit plein et entier, mais il faut encore que l’on pèche en matière grave.) au péché n’implique pas toujours le mépris de la loi divine ; il ne l’implique que quand le péché est contraire à cette loi.

 

          Mais c’est le contraire. Le consentement à l’acte du péché appartient à la raison supérieure, comme nous l’avons dit (art. 7). Or, le consentement à l’acte du péché véniel est un péché véniel. Donc le péché véniel peut exister dans la raison supérieure.

 

          Conclusion Le péché véniel peut exister dans la raison supérieure, puisqu’elle peut consentir à l’acte de ce péché.

          Il faut répondre que, comme le dit saint Augustin (De Trin., liv. 12, chap. 7), la raison supérieure s’attache aux raisons éternelles pour les considérer ou les consulter. Pour les considérer, en ce sens qu’elle contemple leur vérité ; pour les consulter, selon qu’elle juge des autres choses et qu’elle les ordonne d’après les raisons éternelles. C’est d’après cette espèce de délibération que la raison consent à un acte ou qu’elle n’y consent pas. Or, il arrive que le dérèglement de l’acte auquel consent la raison n’est pas contraire aux raisons éternelles, parce qu’il ne la détourne pas de sa fin dernière, comme le fait l’acte du péché mortel, mais qu’il ne leur est pas non plus conforme, et tel est l’acte du péché véniel. Par conséquent, quand la raison supérieure consent à l’acte du péché véniel, elle ne s’écarte pas des raisons éternelles. Elle ne pèche donc pas mortellement, mais véniellement.

          La réponse à la première objection est par là même évidente.

 

Article 10 : Le péché véniel peut-il exister dans la raison supérieure considérée en elle-même ?

 

          Objection N°1. Il semble que le péché véniel ne puisse pas exister dans la raison supérieure considérée en elle-même, c’est-à-dire selon qu’elle contemple les raisons éternelles. Car l’acte d’une puissance n’est en défaut qu’autant qu’il est mal ordonné par rapport à son objet. Or, la raison supérieure a pour objet les raisons éternelles dont on ne peut s’écarter sans péché mortel. Donc le péché véniel ne peut pas exister dans la raison supérieure considérée en elle-même.

          Réponse à l’objection N°1 : Le péché qui est contraire aux raisons éternelles, quoiqu’il soit mortel de sa nature, peut cependant être véniel à cause de l’imperfection de son acte subit et irréfléchi, comme nous l’avons dit (dans le corps de l’article.).

 

          Objection N°2. La raison étant une faculté délibérative, son acte se produit toujours avec délibération. Or, tout mouvement déréglé à l’égard des choses qui sont de Dieu, s’il est délibéré, est un péché mortel. Donc le péché véniel n’existe jamais dans la raison supérieure considérée en elle-même.

          Réponse à l’objection N°2 : Dans la pratique il appartient à la raison de délibérer et d’avoir la simple intuition des choses d’où la délibération procède, comme il lui appartient, en matières spéculatives, de raisonner et de former des propositions. C’est pourquoi la raison est susceptible d’un mouvement subit ou irréfléchi.

 

          Objection N°3. Il arrive quelquefois qu’un péché est véniel subrepticement, mais que quand il est délibéré il est mortel, parce que la raison qui délibère remonte à un bien plus élevé contre lequel celui qui agit pèche plus grièvement. Ainsi, quand la raison délibère sur un acte voluptueux déréglé qui est contraire à la loi de Dieu, on pèche plus grièvement en y consentant que si elle s’arrêtait seulement à un acte contraire à une vertu morale. Or, la raison supérieure ne peut pas remonter à quelque chose de plus élevé que son objet. Par conséquent, si un mouvement indélibéré n’est pas un péché mortel, la délibération qui surviendra ensuite n’en fera pas non plus un péché mortel, ce qui est évidemment faux. Donc le péché véniel ne peut pas exister dans la raison supérieure en elle-même.

          Réponse à l’objection N°3 : Une seule et même chose peut offrir divers aspects, dont l’un est supérieur à l’autre. Ainsi on peut considérer l’existence de Dieu, selon qu’elle est accessible à la raison humaine, ou selon qu’on la connaît par la révélation divine qui est un point de vue supérieur. C’est pourquoi, quoique l’objet de la raison supérieure soit ce qu’il y a de plus élevé selon la nature, cependant on peut le ramener à un point de vue plus élevé encore. Ainsi, ce qui dans un mouvement irréfléchi n’était pas un péché mortel, est devenu tel par suite de la délibération qui le ramène à un ordre plus élevé, comme nous l’avons dit (dans le corps de l’article.).

 

          Mais c’est le contraire. Un mouvement subreptice d’infidélité est un péché véniel. Or, il appartient à la raison supérieure en elle-même. Donc le péché véniel peut ainsi exister en elle.

 

          Conclusion Le péché véniel peut exister immédiatement dans la raison supérieure, si elle consent d’une manière indélibérée à un péché mortel ; mais à l’égard des choses qui appartiennent aux puissances inférieures, le péché est toujours mortel quand elle consent à un péché mortel de sa nature, mais il est véniel quand elle consent à un péché qui est véniel dans son espèce.

          Il faut répondre que la raison supérieure ne se rapporte pas à son objet (L’objet propre de la raison supérieure comprend les vérités de la foi.) de la même manière qu’aux objets des puissances inférieures qu’elle dirige. Car elle ne se rapporte aux objets des puissances inférieures qu’autant qu’elle consulte, à leur égard, les raisons éternelles. Par conséquent elle ne se rapporte à eux que d’une manière délibérée. Or, il y a péché mortel quand on consent délibérément à des choses qui sont mortelles de leur nature (Comme le vol et l’adultère.). C’est pourquoi la raison pèche toujours mortellement quand les actes des puissances inférieures auxquels elle consent sont des péchés mortels. Mais, à l’égard de son objet propre, la raison agit de deux manières : par simple intuition et par délibération. En ce dernier sens, elle consulte les raisons éternelles sur son propre objet ; mais par simple intuition elle peut avoir un mouvement déréglé à l’égard des choses divines, comme quand quelqu’un éprouve subitement un mouvement d’infidélité (L’infidélité s’entend ici du défaut de foi, et le mouvement dont il est question revient aux mouvements secundo primi dont nous avons parlé (art. 3, réponse N°3).). Quoique l’infidélité soit un péché mortel dans son genre, cependant un mouvement subit d’infidélité est un péché véniel, parce qu’il n’y a de mortel que le péché qui est contraire à la loi de Dieu. Ainsi il y a des choses qui appartiennent à la foi et qui peuvent subitement se présenter à la raison sous un autre aspect, avant qu’on ne consulte ou qu’on ne puisse consulter à ce sujet la raison éternelle, c’est-à-dire la loi de Dieu. Par exemple, un individu peut considérer tout d’abord la résurrection des morts comme impossible selon la nature, et à ce titre la nier avant d’avoir pris le temps de reconnaître que c’est un dogme traditionnel que nous devons croire conformément à la loi divine. Mais si après en avoir délibéré l’infidélité persévère, alors elle devient un péché mortel. C’est pourquoi, à l’égard de son objet propre, quoique le péché soit mortel de sa nature, la raison supérieure peut pécher véniellement dans les mouvements subits et irréfléchis, ou mortellement quand il y a consentement délibéré. Quant aux choses qui regardent les puissances inférieures, elle pèche toujours mortellement quand il s’agit d’actes qui sont des péchés mortels de leur nature, mais il n’en est pas de même à l’égard de ceux qui sont des péchés véniels (Comme une vaine pensée, une parole oiseuse.).

 

Copyleft. Traduction de l’abbé Claude-Joseph Drioux et de JesusMarie.com qui autorise toute personne à copier et à rediffuser par tous moyens cette traduction française. La Somme Théologique de Saint Thomas latin-français en regard avec des notes théologiques, historiques et philologiques, par l’abbé Drioux, chanoine honoraire de Langres, docteur en théologie, à Paris, Librairie Ecclésiastique et Classique d’Eugène Belin, 52, rue de Vaugirard. 1853-1856, 15 vol. in-8°. Ouvrage honoré des encouragements du père Lacordaire o.p. Si par erreur, malgré nos vérifications, il s’était glissé dans ce fichier des phrases non issues de la traduction de l’abbé Drioux ou de la nouvelle traduction effectuée par JesusMarie.com, et relevant du droit d’auteur, merci de nous en informer immédiatement, avec l’email figurant sur la page d’accueil de JesusMarie.com, pour que nous puissions les retirer. JesusMarie.com accorde la plus grande importance au respect de la propriété littéraire et au respect de la loi en général. Aucune évangélisation catholique ne peut être surnaturellement féconde sans respect de la morale catholique et des lois justes.

 

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