Saint Thomas d’Aquin - Somme Théologique

1a 2ae = Prima Secundae = 1ère partie de la 2ème Partie

Question 76 : Des causes du péché en particulier. De l’ignorance

 

          Après avoir examiné les causes du péché en général, nous devons maintenant les considérer en particulier. Nous parlerons : 1° des causes intérieures du péché ; 2° des causes extérieures ; 3° des péchés qui sont la cause des autres péchés. — Nous subdiviserons la première de ces considérations en trois parties. Nous traiterons : 1° de l’ignorance qui est la cause du péché relativement à la raison ; 2° de l’infirmité ou de la passion qui est la cause du péché relativement à l’appétit sensitif ; 3° de la malice qui est la cause du péché relativement à la volonté. — Touchant l’ignorance quatre questions se présentent : 1° L’ignorance est-elle la cause du péché ? (Il importe de se rappeler ici qu’il y a trois sortes d’ignorance : l’ignorance antécédente, l’ignorance concomitante et l’ignorance conséquente. Voyez la définition que donne saint Thomas de ces différentes espèces d’ignorance (quest. 6, art. 8).) — 2° L’ignorance est-elle un péché ? — 3° Excuse-t-elle complètement du péché ? — 4° Diminue-t-elle le péché ?

 

Article 1 : L’ignorance peut-elle être cause du péché ?

 

          Objection N°1. Il semble que l’ignorance ne puisse pas être cause du péché. Car ce qui n’existe pas n’est cause de rien. Or, l’ignorance est un non-être, puis qu'elle est une privation de la science. Donc l’ignorance n’est pas cause du péché.

          Réponse à l’objection N°1 : Le non-être ne peut pas être cause d’une chose par soi ; mais il peut l’être par accident, en écartant ce qui y faisait obstacle.

 

          Objection N°2. Les causes du péché doivent se prendre de ce qu’il y a en lui de positif, comme nous l’avons dit (quest. 75, art. 1). Or, l’ignorance semble se rapporter à ce qu’il y a de négatif. Donc on ne doit pas la considérer comme une cause de péché.

          Réponse à l’objection N°2 : Comme la science que l’ignorance détruit se rapporte à ce qu’il y a de positif dans le péché, de même l’ignorance est à ce point de vue cause du péché, parce qu’elle écarte ce qui empêchait de le commettre.

 

          Objection N°3. Tout péché consiste dans la volonté, comme nous l’avons vu (quest. 74, art. 1 et 2). Or, la volonté ne se porte que vers ce qu’elle connaît, puisque le bien perçu est son objet. Donc l’ignorance ne peut pas être cause du péché.

          Réponse à l’objection N°3 : La volonté ne peut pas se porter vers ce qui est inconnu de tous points : mais si une chose est connue sous un rapport et qu’elle ne le soit pas sous un autre, la volonté peut la vouloir. C’est ainsi que l’ignorance est cause du péché ; comme quand on sait qu’on tue un homme, mais qu’on ne sait pas que c’est son père, ou quand on sait qu’un acte est agréable et qu’on ignore que c’est un péché.

 

         Mais c’est le contraire. Saint Augustin dit (De nat. et grat., chap. 67) qu’il y en a qui pèchent par ignorance.

 

          Conclusion Toute ignorance dans celui qui pèche n’est pas une cause de péché ; il n’y a que celle qui détruit la science qui empêche de pécher.

          Il faut répondre que, d’après Aristote (Phys., liv. 8, text. 27), il y a deux sortes de cause motrice, l’une qui meut par elle-même et l’autre par accident. Celle qui meut par elle-même est celle qui meut par sa propre vertu, comme le générateur est la cause qui meut les choses graves et les choses légères. Celle qui meut par accident est celle qui écarte ce qui fait obstacle à une autre. C’est ainsi que l’ignorance peut être cause du péché ; car elle écarte la science qui perfectionne la raison, et qui empêche ainsi l’homme de pécher en dirigeant ses actions. Or, il est à remarquer que la raison dirige les actes humains d’après deux sortes de science, d’après la science générale et d’après la science particulière. Quand elle confère sur la conduite à tenir, elle se sert d’un syllogisme dont la conséquence est un jugement, une élection ou une opération. Comme les actions sont individuelles, la conclusion de tout syllogisme pratique est individuelle aussi. Mais on ne tire une conclusion particulière ou individuelle d’une proposition universelle qu’au moyen d’une proposition particulière. Ainsi ce qui empêche un homme de faire un parricide, c’est qu’il sait qu’on ne doit pas tuer son père, et que d’un autre côté il sait que tel individu est son père. L’ignorance de ces deux choses peut donc faire faire un parricide ; c’est-à-dire l’ignorance du principe universel qui est la règle de la raison, et l’ignorance de la circonstance particulière qui en décide l’application. D’où il est évident que l’ignorance de celui qui pèche n’est pas toujours la cause du péché (L’ignorance concomitante n’est pas la cause du péché ; l’ignorance antécédente est la cause du péché matériel, et l’ignorance conséquente la cause du péché formel.), il n’y a que celle qui détruit la science qui empêche de pécher. Par conséquent si la volonté d’un individu était disposée de manière à commettre néanmoins le parricide, quand même il reconnaîtrait son père, l’ignorance où il se trouverait ne serait pas à son égard la cause de son péché, mais elle serait concomitante au péché qu’il a commis. C’est pourquoi dans ce cas l’individu ne pèche pas à cause de son ignorance, mais il pèche étant ignorant, d’après Aristote (Eth., liv. 3, chap. 1).

 

Article 2 : L’ignorance est-elle un péché ?

 

          Objection N°1. Il semble que l’ignorance ne soit pas un péché. Car le péché est une parole, une action, ou un désir contraire à la loi de Dieu, comme nous l’avons vu (quest. 71, art. 6). Or, l’ignorance n’implique aucun acte ni intérieur, ni extérieur. Donc elle n’est pas un péché.

         Réponse à l’objection N°1 : Comme nous l’avons dit (quest. 71, art. 6, réponse N°1) en définissant le péché une parole, une action ou un désir, il faut entendre en même temps les négations opposées, et c’est ce qui fait qu’une omission est un péché. De même la négligence qui rend l’ignorance coupable est aussi comprise dans cette même définition, puisqu’elle est cause qu’on a omis ce qu’on aurait dû dire, faire ou désirer, pour acquérir la science qu’on doit avoir.

 

          Objection N°2. Le péché est plus directement opposé à la grâce qu’à la science. Or, la privation de la grâce n’est pas un péché, mais elle est plutôt une peine qui résulte du péché. Donc l’ignorance qui est une privation de science n’est pas un péché.

          Réponse à l’objection N°2 : La privation de la grâce, bien qu’elle ne soit pas un péché par elle-même, peut être néanmoins coupable, comme l’ignorance, par suite de la négligence qu’on met à s’y préparer. Toutefois il y a entre ces deux choses une différence ; c’est que l’homme peut acquérir la science au moyen de ses actes, tandis que nous n’acquérons pas la grâce par nos actions, mais par le don de Dieu.

 

          Objection N°3. Si l’ignorance est un péché, ce n’en est un qu’autant qu’elle est volontaire. Or, si l’ignorance est un péché en tant qu’elle est volontaire, il semble que le péché consiste dans l’acte de la volonté plutôt que dans l’ignorance. Donc l’ignorance n’est pas un péché, mais elle en est plutôt une conséquence.

          Réponse à l’objection N°3 : Comme dans le péché de transgression le péché ne consiste pas dans le seul acte de la volonté, mais aussi dans l’acte voulu qui a été commandé par la volonté ; de même dans le péché d’omission non seulement l’acte de la volonté est un péché, mais encore l’omission même, en tant qu’elle est volontaire. C’est ainsi que négliger la science ou ne pas s’en occuper est un péché.

 

          Objection N°4. Tout péché est effacé par la pénitence, et une fois la tache enlevée le péché ne subsiste plus en acte : il n’y a d’exception que pour le péché originel. Or, l’ignorance n’est pas détruite par la pénitence, elle subsiste encore en acte quand le repentir a effacé ce qu’il y avait de coupable en elle. Donc l’ignorance n’est pas un péché, à moins que ce ne soit par hasard un péché originel.

          Réponse à l’objection N°4 : Quoique la tache n’existe plus après le repentir, l’ignorance reste comme privation de la science ; mais il n’y a plus cette négligence qui rend l’ignorance coupable.

 

          Objection N°5. Si l’ignorance était un péché, l’homme pécherait en acte tant qu’il y aurait de l’ignorance en lui. Et comme l’ignorance est continuellement immanente dans le sujet où elle se trouve, il s’ensuit que celui qui est ignorant pécherait continuellement ; ce qui est évidemment faux, parce qu’alors l’ignorance serait le péché le plus grave. Donc l’ignorance n’est pas un péché.

          Réponse à l’objection N°5 : Comme dans les autres péchés d’omission l’homme ne pèche en acte que pendant le temps pour lequel le précepte affirmatif oblige ; ainsi il en est du péché d’ignorance (Il s’agit ici de l’ignorance considérée comme acte et non comme habitude. L’habitude est constante, mais l’acte ne peut pas l’être.). Car l’ignorant ne pèche pas en acte continuellement, mais seulement pendant le temps où il doit acquérir la science qu’il est tenu d’avoir.

 

          Mais c’est le contraire. Il n’y a que le péché qui mérite un châtiment. Or, l’ignorance mérite châtiment, d’après ces paroles de l’Apôtre (1 Cor., 14, 38) : Si quelqu’un ignore, il sera ignoré. Donc l’ignorance est un péché.

 

          Conclusion L’ignorance dont on ne peut triompher par l’étude et que pour ce motif on a l’habitude d’appeler invincible n’est pas un péché ; il n’y a de coupable que l’ignorance vincible si elle porte sur des choses qu’on est tenu de savoir, mais elle ne l’est pas, si elle a pour objet ce qu’on n’est pas obligé de savoir.

          Il faut répondre que l’ignorance diffère de la non-science en ce qu’on appelle non-science, une simple négation de savoir. Ainsi quiconque n’a pas la science de certaines choses, on peut dire qu’il ne les sait pas ; et c’est en ce sen s que saint Denis admet dans les anges la non-science (De cæl. hier., chap. 7) ; tandis que l’ignorance implique la privation de science ; c’est-à-dire, qu’elle existe quand quelqu’un n’a pas la science des choses qu’il est naturellement apte à connaître. Or, parmi ces choses il y en a qu’on est tenu de savoir ; ce sont celles dont la connaissance est nécessaire pour diriger convenablement ses actes. Ainsi tout le monde est tenu de savoir en général ce qui est de foi, et les préceptes généraux du droit ; et chacun doit connaître ce qui regarde son état ou son emploi. Il y a d’autres choses qu’on n’est pas tenu de savoir, bien qu’on ait naturellement de l’aptitude pour elles : tels sont les théorèmes de géométrie, et toutes les choses contingentes particulières, sinon dans un cas particulier (Quand la position qu’on occupe exige que l’on possède ces connaissances.). — Il est évident que quiconque néglige d’avoir ou de faire ce qu’il est tenu de faire ou d’avoir, pèche par omission. Par conséquent, en raison de la négligence, l’ignorance des choses qu’on est tenu de savoir est un péché ; mais on ne peut pas accuser un homme de négligence, s’il ne sait pas des choses qu’il ne peut savoir. Dans ce cas on dit que l’ignorance est invincible, parce que l’étude ne peut en triompher (L’ignorance invincible est celle qu’on n’a pu surmonter en employant les moyens ordinaires. Elle existe quand celui qui agit n’a ni doute, ni soupçon sur la malice de son acte, et qu’il n’en a pas même une idée confuse (Liguori, De cons­cientia, n° 5).). C’est pourquoi cette ignorance n’étant pas volontaire, parce qu’il n’est pas en notre pouvoir de la repousser, n’est pas un péché. D’où il est clair que l’ignorance invincible n’est jamais un péché ; tandis que l’ignorance vincible (L’ignorance vincible est celle qu’on peut moralement surmonter par les moyens ordinaires. Elle existe dans celui qui se doute de la malice de son action, qui soupçonne qu’il est obligé d’examiner si elle est réellement bonne ou mauvaise et qui néglige de le faire.) est coupable quand elle porte sur ce qu’on est tenu de savoir, mais il n’en est pas de même quand il s’agit de choses qu’on n’est pas obligé de connaître.

 

Article 3 : L’ignorance excuse-t-elle totalement le péché ?

 

          Objection N°1. Il semble que l’ignorance excuse totalement le péché. Car, comme le dit saint Augustin (Retract., liv. 1, chap. 9), tout péché est volontaire. Or, l’ignorance produit l’involontaire, comme nous l’avons vu (quest. 6, art. 8). Donc l’ignorance excuse totalement le péché.

          Réponse à l’objection N°1 : Toute ignorance ne produit pas l’involontaire, comme nous l’avons dit (quest. 6, art. 8). Par conséquent toute ignorance n’excuse pas complètement du péché.

 

          Objection N°2. Ce qu’on fait en dehors de son intention, on le fait par accident. Or, l’intention ne peut avoir pour objet ce qui est inconnu. Par conséquent ce que l’homme fait par ignorance est accidentel dans les actes humains. Et comme ce qui est accidentel ne détermine pas l’espèce, il s’ensuit qu’on ne doit regarder ni comme un péché, ni comme une action vertueuse ce que l’on fait par ignorance.

          Réponse à l’objection N°2 : L’intention du péché subsiste dans la même proportion que le volontaire dans celui qui pèche par ignorance. D’après cela le péché n’existe pas par accident.

 

          Objection N°3. L’homme est le sujet de la vertu et du péché selon qu’il participe à la raison. Or, l’ignorance exclut la science qui est le perfectionnement de la raison. Donc elle excuse totalement le péché.

          Réponse à l’objection N°3 : Si l’ignorance était telle qu’elle détruisît complètement l’usage de la raison, elle excuserait complètement du péché, comme on le voit chez les furieux et les insensés. Mais l’ignorance qui produit le péché n’est pas toujours telle : c’est pourquoi elle n’en excuse pas toujours complètement.

 

          Mais c’est le contraire. Saint Augustin dit (De lib. arb., liv. 3, chap. 18), qu’on désapprouve à juste titre des choses faites par ignorance. Or, on ne désapprouve ajuste titre que les choses qui sont des péchés. Donc il y a des péchés qu’on fait par ignorance, et par conséquent l’ignorance n’excuse pas absolument du péché.

 

          Conclusion L’ignorance conséquente ou concomitante n’excuse pas du péché, mais l’ignorance qui est la cause du péché l’excuse ; cependant elle ne l’excuse pas totalement, à moins qu’elle ne soit invincible ou qu’elle porte sur ce qu’on n’est pas tenu de savoir.

          Il faut répondre que l’ignorance a de soi pour effet, de rendre involontaire l’acte qu’elle produit. Nous avons déjà dit (art. 1 et 2) que l’ignorance produit l’acte que la science contraire empêchait, de telle sorte que cet acte, si la science l’eût éclairé, se serait trouvé contraire à la volonté ; ce qu’implique le nom d’involontaire. Mais si la science dont on est privé par l’ignorance n’empêchait pas l’acte à cause de l’inclination de la volonté pour lui, l’ignorance de cette science ne rend pas l’acte involontaire, mais elle fait qu’on ne veut pas, comme le dit Aristote (Eth., liv. 3, chap. 1). Cette ignorance qui n’est pas la cause de l’acte du péché, comme nous l’avons vu (art. 1), n’excuse pas du péché parce qu’elle ne produit pas l’involontaire (L’ignorance est alors concomitante.). On doit raisonner de même sur toute espèce d’ignorance qui ne produit pas l’acte du péché, mais qui le suit ou qui l’accompagne. Quant à l’ignorance qui est la cause de l’acte du péché, comme elle produit l’involontaire, il est dans sa nature d’excuser le péché, parce que le volontaire est de l’essence du péché. Mais il peut arriver qu’elle ne l’excuse pas complètement, et cela de deux manières : 1° Par rapport à la chose ignorée. Car l’ignorance excuse du péché en raison de ce qu’on ignore qu’une chose est péché. Ainsi il peut arriver qu’on ignore la circonstance d’un péché, qui, si elle avait été connue, aurait éloigné du péché (soit que cette circonstance influe sur la nature du péché, soit qu’elle n’y influe pas) ; mais que néanmoins il reste encore dans l’esprit de celui qui fait l’acte assez de lumière pour qu’il sache que c’est une faute. Par exemple, un individu qui en frappe un autre sait que c’est un homme, et il n’en faut pas davantage pour faire un péché ; mais il ne sait pas que c’est son père, circonstance qui constitue une nouvelle espèce de péché (Dans ce cas s’il y a meurtre on est coupable d’homicide, mais on n l’est pas de parricide.), ou bien il ne sait pas qu’en se défendant celui-ci le frappera lui-même, et s’il le savait il ne le toucherait pas, ce qui n’importe pas à la nature du péché. Dans ce cas quoique l’individu pèche par ignorance, il n’est pas néanmoins complètement excusé du péché parce qu’il en conserve encore une connaissance. 2° Il peut se faire que l’ignorance n’excuse pas complètement du péché, par suite de la nature de l’ignorance elle-même. Car l’ignorance est volontaire directement ou indirectement. Elle l’est directement, quand quelqu’un veut positivement ne pas savoir certaines choses pour pécher plus librement (Cette ignorance est celle que les théologiens appellent l’ignorance affectée. Elle aggrave la faute au lieu de l’excuser.) ; elle l’est indirectement quand, par suite du travail ou d’autres occupations, on néglige d’apprendre ce qui aurait éloigné du péché. Car cette négligence rend l’ignorance volontaire et en fait un péché du moment où elle porte sur des choses qu’on est tenu de savoir, et qu’on peut apprendre. C’est pourquoi elle n’excuse pas totalement du péché. Mais si cette ignorance est absolument involontaire, soit parce qu’elle est invincible, soit parce qu’elle se rapporte à ce qu’on n’est pas tenu de savoir, alors elle excuse complètement du péché (Ce qui est vrai, ajoute M. Gousset, même de l’ignorance en matière de droit naturel, comme l’a décidé le pape Alexandre VIII, en condamnant cette proposition : Tametsi detur ignorantia invincibilis juris naturæ, hæc in statu naturæ lapsæ operantem ex ipsâ non excusât à pec­cato formali.).

 

Article 4 : L’ignorance diminue-t-elle le péché ?

 

          Objection N°1. Il semble que l’ignorance ne diminue pas le péché. Car ce qui est commun à tout péché ne diminue pas le péché. Or, l’ignorance est commune à tout péché, puisqu’Aristote dit (Eth., liv. 3, chap. 4) que tout méchant est un ignorant. Donc l’ignorance ne diminue pas le péché.

 

          Objection N°2. Un péché ajouté à un autre le rend plus grand. Or, l’ignorance même est un péché, comme nous l’avons dit (art. 2). Donc elle ne diminue pas le péché.

 

          Objection N°3. La même cause ne peut pas aggraver et diminuer le péché. Or, l’ignorance aggrave le péché. Car à propos de ces paroles de l’Apôtre (Rom., 2, 4) Ignorez-vous que la bonté de Dieu vous mène à la pénitence ? saint Ambroise dit (gloss. ordin.) : Si vous l’ignorez vous péchez très gravement. Donc l’ignorance ne diminue pas le péché.

 

          Objection N°4. S’il y a une ignorance qui diminue le péché, il semble que ce soit surtout celle qui détruit totalement l’usage de la raison. Or, cette espèce d’ignorance ne diminue pas le péché, mais elle l’augmente plutôt. Car Aristote dit (Eth., liv. 3, chap. 5) que celui qui est ivre mérite double peine. Donc l’ignorance ne diminue pas le péché.

 

          Mais c’est le contraire. Tout ce qui est une raison de pardon allège le péché. Or, il en est ainsi de l’ignorance, comme on le voit par ces paroles de l’Apôtre (1 Tim., 1, 13) : J’ai obtenu miséricorde, parce que j’ai agi par ignorance. Donc l’ignorance diminue ou allège le péché.

 

          Conclusion Comme l’ignorance de celui qui pèche augmente ou diminue le volontaire, de même elle augmente ou diminue le péché ; l’ignorance qui est volontaire directement et par elle-même l’augmente ; celle qui n’est volontaire qu’indirectement ou par accident le diminue.

          Il faut répondre que tout péché étant volontaire, l’ignorance peut diminuer le péché selon qu’elle diminue le volontaire ; et si elle ne diminue pas le volontaire, elle ne diminue aucunement le péché. Ainsi, il est évident que l’ignorance qui excuse complètement du péché, parce qu’elle détruit totalement le volontaire, ne diminue pas le péché, mais l’efface entièrement. Quant à l’ignorance qui n’est pas la cause du péché, mais qui lui est concomitante, elle ne diminue, ni n’augmente le péché. Il n’y a donc que l’ignorance qui est cause du péché qui puisse le diminuer (Il n’y a que l’ignorance vincible qui diminue le péché.) ; mais elle ne l’excuse pas totalement. Or, il arrive quelquefois que cette ignorance est volontaire directement et par elle-même, comme quand quelqu’un veut ignorer une chose pour pécher plus librement. Cette ignorance (Cette ignorance est l’ignorance affectée dont nous avons parlé dans l’article précédent.) paraît augmenter le volontaire et le péché. Car par suite de l’attachement de la volonté au péché il arrive qu’on veut rester ignorant, pour conserver la liberté de le commettre. D’autres fois l’ignorance qui est la cause du péché n’est pas volontaire directement, mais indirectement, ou par accident ; comme quand un individu ne veut pas s’appliquer à l’étude, d’où il suit qu’il est ignorant, ou bien quand on veut boire du vin immodérément, d’où il résulte qu’on s’enivre et qu’on perd la raison. Cette ignorance diminue le volontaire et par conséquent le péché. Car quand on ne connaît pas qu’une chose est un péché, on ne peut pas dire que la volonté se porte directement et par elle-même au péché, mais elle le fait par accident. Alors le mépris est moindre, et par conséquent le péché moins grave aussi.

          Réponse à l’objection N°1 : L’ignorance dont est entaché tout homme méchant n’est pas cause du péché, mais elle en est une conséquence, c’est-à-dire qu’elle résulte de la passion ou de l’habitude qui porte au mal.

          Réponse à l’objection N°2 : Un péché ajouté à un autre produit plusieurs péchés, mais ne produit pas toujours un péché plus grand, parce qu’ils ne concourent pas à ne former qu’un même péché, mais qu’ils en forment plusieurs. Il peut aussi arriver, si le premier diminue le second, que les deux réunis n’aient pas une aussi grande gravité qu’un seul. Ainsi l’homicide est un péché plus grave s’il est commis par un homme maître de sa raison que s’il est commis par un homme ivre, quoiqu’il y ait là deux péchés ; parce que l’ivresse affaiblit plus le péché d’homicide qu’elle n’a de gravité par elle-même.

          Réponse à l’objection N°3 : Cette parole de saint Ambroise peut s’entendre de l’ignorance absolument affectée ; ou bien on peut l’interpréter du péché d’ingratitude, dont le degré le plus élevé consiste en ce que l’homme ne reconnaît pas les bienfaits qu’il a reçus ; ou bien encore on peut l’appliquer à l’ignorance de l’infidélité qui détruit le fondement de l’édifice spirituel.

          Réponse à l’objection N°4 : Celui qui est ivre mérite double amende à cause des deux péchés qu’il commet, l’ivresse et l’autre péché qui s’ensuit. Néanmoins l’ivresse en raison de l’ignorance qui l’accompagne diminue le péché qui en résulte, et il peut lui faire perdre plus de gravité qu’elle n’en a elle-même, comme nous l’avons dit dans la réponse à la seconde objection. — Ou bien on peut prendre cette parole dans le sens du législateur Pittacus (Pittacus, tyran de Mitylène, un des sept sages, contemporain de Solon, qui d’après Aristote, a fait des lois, mais n’a pas fondé de gouvernement. Aristote rapporte cette même loi (Rhet., liv. 2, chap. 25).), qui voulait qu’on punît davantage les hommes ivres s’ils venaient à frapper quelqu’un ; n’ayant aucun égard à ce qu’ils sont plus excusables que d’autres et ne considérant que le bien général, parce que les hommes ivres sont plus portés à l’injure que les autres, comme le dit Aristote (Pol., liv. 2 ad fin.).

 

Copyleft. Traduction de l’abbé Claude-Joseph Drioux et de JesusMarie.com qui autorise toute personne à copier et à rediffuser par tous moyens cette traduction française. La Somme Théologique de Saint Thomas latin-français en regard avec des notes théologiques, historiques et philologiques, par l’abbé Drioux, chanoine honoraire de Langres, docteur en théologie, à Paris, Librairie Ecclésiastique et Classique d’Eugène Belin, 52, rue de Vaugirard. 1853-1856, 15 vol. in-8°. Ouvrage honoré des encouragements du père Lacordaire o.p. Si par erreur, malgré nos vérifications, il s’était glissé dans ce fichier des phrases non issues de la traduction de l’abbé Drioux ou de la nouvelle traduction effectuée par JesusMarie.com, et relevant du droit d’auteur, merci de nous en informer immédiatement, avec l’email figurant sur la page d’accueil de JesusMarie.com, pour que nous puissions les retirer. JesusMarie.com accorde la plus grande importance au respect de la propriété littéraire et au respect de la loi en général. Aucune évangélisation catholique ne peut être surnaturellement féconde sans respect de la morale catholique et des lois justes.

 

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