Saint Thomas d’Aquin - Somme Théologique
1a 2ae = Prima Secundae = 1ère partie de la 2ème Partie
Question 79 : Des
causes extérieures du péché
Après
avoir parlé des causes intérieures du péché, nous avons maintenant à nous
occuper de ses causes extérieures, d’abord par rapport à Dieu, ensuite par
rapport au démon et enfin par rapport à l’homme. — Par rapport à Dieu quatre
questions se présentent : 1° Dieu est-il cause du péché ? (Simon le magicien
est le premier hérétique qui ait fait Dieu auteur du péché, en enseignant qu’il
nous avait donné une nature qui ne pouvait pas ne pas pécher. Les disciples de Cerdon, de Marcion, de Manès et les Albigeois supposaient
la même erreur puisqu’ils admettaient deux principes, dont l’un était l’auteur
du bien et l’autre l’auteur du mal. Florin, disciple de Montan, fut le premier
qui osa avancer directement que Dieu était l’auteur du mal. Cette erreur a été
renouvelée par les réformés ; Calvin, Zuingle, Bèze y
ont été conduits par leur fatalisme. Luther et Mélanchthon
l’ont d’abord partagée quoiqu’ils l’aient ensuite rétractée. Le concile de
Trente l’a ainsi condamnée (sess. 6, can. 16) : Qui dixerit… mala opera ità ut bona
Deum operari, non permissivè
solum, sed etiam propriè et per se, adeò ut sit proprium opus ejus non minus proditio Judæ quàm vocatio
Pauli : anathema sit.) —
2° L’acte du péché est-il de Dieu ? (Il faut ici distinguer ce qu’il y a de
matériel ou de positif dans l’acte du péché et ce qu’il y a de formel et de
négatif. Dieu est cause de ce qu’il y a de matériel, mais il n’est pas cause de
ce qu’il y a de formel, parce que c’est une pure négation.) — 3° Dieu est-il
cause de l’aveuglement et de l’endurcissement ? — 4° Ces effets ont-ils pour
but le salut de ceux qui sont aveuglés ou endurcis ?
Article
1 : Dieu est-il cause du péché ?
Objection
N°1. Il semble que Dieu soit cause du péché. Car l’Apôtre dit en parlant des
Gentils (Rom., 1, 28) : Dieu les a livrés à leur sens dépravé pour
qu’ils fassent des choses indignes de la raison. Et la glose d’après saint
Augustin (De grat. et lib. arb., chap. 21) dit que Dieu opère dans
les cœurs des hommes en portant leur volonté où il veut, soit au bien, soit au
mal. Or, faire des choses indignes de la raison et se porter par la volonté au
mal est un péché. Donc Dieu est pour les hommes la cause du péché.
Réponse
à l’objection N°1 : A l’égard des paroles de l’Apôtre la solution ressort
évidemment du texte lui-même. Car si Dieu a livré les Gentils à leur sens
dépravé, ils avaient donc déjà préalablement un sens réprouvé qui les a portés
à faire des choses indignes de la raison. L’Apôtre
dit donc qu’il les a livrés à leur sens réprouvé en
tant qu’il ne les a pas empêchés de le suivre, comme on dit que nous exposons
ceux que nous ne protégeons pas. Quant à ce que la glose dit d’après saint
Augustin (Lib. de grat. et de lib. arb.), que Dieu porte les volontés des hommes au bien
et au mal, il faut entendre par là que Dieu porte directement la volonté au
bien, mais il ne la porte au mal que dans le sens qu’il ne l’empêche pas de le
faire, comme nous l’avons dit (dans le corps de l’article.). Et toutefois il en
est ainsi par suite d’un péché antérieur (C’est un châtiment que l’on a
mérité.).
Objection
N°2. Il est écrit (Sag., 14, 11) : Les créatures de Dieu sont devenues un objet de haine et un sujet de
tentation pour les âmes des hommes. Or, on entend ordinairement par
tentation ce qui provoque les hommes au péché. Par conséquent les créatures
n’ayant pas d’autre auteur que Dieu, comme nous l’avons vu (1a pars,
quest. 44, art. 1), il semble que Dieu soit la cause du péché et qu’il excite
l’homme à le commettre.
Réponse
à l’objection N°2 : Quand il est dit que les
créatures sont devenues un sujet de haine et un objet de tentation pour les
âmes des hommes, il ne faut pas entendre qu’elles ont été ainsi
primitivement ; elles ne le sont devenues que par suite du péché. Car Dieu n’a
pas fait ses créatures pour le mal de l’homme, mais elles lui sont devenues
nuisibles par suite de sa folie. Aussi l’Ecriture ajoute-t-elle qu’elles sont devenues un filet où les pieds
des insensés se sont pris ; c’est-à-dire ceux qui ont la folie de se servir
des créatures pour une autre fin que celle que le Créateur s’est
proposée en les faisant.
Objection
N°3. Tout ce qui est cause d’une cause est aussi cause de son effet. Or, Dieu
est cause du libre arbitre qui est cause du péché. Donc Dieu est la cause du
péché.
Réponse
à l’objection N°3 : L’effet d’une cause intermédiaire, quand il procède de
cette cause, selon qu’elle est soumise à la cause première, se rapporte à la
cause première elle-même ; mais il n’en est pas de même quand il procède de la
cause intermédiaire, selon qu’elle agit en dehors de la cause première. Ainsi
quand un serviteur fait une chose contrairement à l’ordre de son maître, cette
action ne se rapporte pas au maître comme à sa cause. De même le péché que le
libre arbitre commet contrairement à l’ordre de Dieu ne se rapporte pas à Dieu,
comme à sa cause.
Objection
N°4. Tout mal est opposé au bien. Or, il ne répugne pas à la bonté divine
d’être cause du mal de la peine. Car Isaïe en parlant de ce mal dit (Is., 45, 7) que Dieu
est l’auteur du mal, et le prophète Amos s’écrie (3, 6) : Y a-t-il dans la ville un mal que Dieu n’ait
fait ? Donc il ne répugne pas non plus à la bonté divine que Dieu soit
cause de la faute.
Réponse
à l’objection N°4 : Le châtiment est opposé au bien de celui qui est puni et
qui est privé d’un avantage quelconque, tandis que la faute est opposée au bien
de l’ordre qui se rapporte à Dieu, par conséquent elle est directement opposée
à la bonté divine. C’est pourquoi il n’y a pas de parité à établir entre la
faute et la peine.
Mais
c’est le contraire. La Sagesse dit (Sag., 11, 25) : Vous ne haïssez rien de ce que vous avez
fait. Or, Dieu hait le péché, car nous lisons plus loin (14, 9) : Dieu hait l’impie et son impiété. Donc
Dieu n’est pas la cause du péché.
Conclusion
Puisque Dieu est la fin dernière de tous les êtres, le bien existant qui dirige
et attire vers lui toutes choses et puisqu’il ne doit rien à aucune créature,
il ne peut être la cause ni directe, ni indirecte du péché.
Il
faut répondre que l’homme peut être la cause du péché de deux manières :
directement, en portant sa volonté ou celle d’autrui au mal ; indirectement, en
n’empêchant pas les autres de mal faire. C’est pourquoi Dieu dit au prophète chargé
de veiller sur Israël (Ez., 3, 18) : Si vous ne dites pas à l’impie : Vous
mourrez, de mort… je vous redemanderai son sang. Or, Dieu ne peut être la
cause directe du péché, ni par lui, ni par un autre. Car tout péché consiste à
s’éloigner de l’ordre qui se rapporte à Dieu comme à sa fin. Or, Dieu fait
pencher et converger toutes choses vers lui comme vers leur fin dernière, selon
la remarque de saint Denis (De div. nom., chap. 1 vers. fin.). Il est donc impossible qu’il
soit cause de ce que lui-même ou les autres s’écartent de l’ordre qui se
rapporte à lui ; par conséquent il ne peut pas être la cause directe du péché.
De même il n’en est pas non plus la cause indirecte. Il arrive en effet que Dieu
ne donne pas à quelques hommes le secours qui leur ferait éviter le péché (Il
ne donne pas à tous une grâce efficace, mais il donne à tous une grâce
suffisante.) ; s’il le leur accordait, ils ne pécheraient pas. Mais il agit
ainsi selon l’ordre de sa sagesse et de sa justice, puisqu’il est lui-même la
justice et la sagesse. Par conséquent, le péché des autres ne lui est pas
imputable, comme s’il en était la cause, pas plus que le naufrage d’un vaisseau
n’est imputable au pilote, à moins que le navire n’ait été submergé, parce
qu’il a manqué de le gouverner, quand il pouvait et qu’il devait le faire. Il
est donc évident que Dieu n’est d’aucune manière la cause du péché.
Article
2 : Dieu est-il cause de l’acte du péché ?
Objection
N°1. Il semble que Dieu ne soit pas cause de l’acte du péché. Car saint Augustin
dit (Lib. de perf. justitiæ,
chap. 2) que l’acte du péché n’est pas une chose. Or, tout ce qui vient de Dieu
est une chose. Donc l’acte du péché n’en vient pas.
Réponse
à l’objection N°1 : Saint Augustin appelle chose en cet endroit ce qui est une
réalité simplement, ou une substance : en effet l’acte du péché n’est pas une
chose de ce genre (C’est un accident ou un fait involontairement produit.).
Objection
N°2. On dit que l’homme est cause du péché uniquement parce qu’il est cause de
l’acte du péché ; car personne n’agit en vue de faire le mal, comme le dit
saint Denis (De div. nom., chap. 4). Or, Dieu n’est pas
cause du péché, comme nous l’avons dit (art. préc.).
Donc il n’est pas cause non plus de l’acte du péché.
Réponse
à l’objection N°2 : Non seulement l’acte se rapporte à l’homme, comme à sa
cause, mais encore la défectuosité de l’acte, c’est-à-dire ce qui fait qu’il
n’est pas soumis à celui à qui il doit l’être ; quoique ce ne soit pas là ce
qu’il se propose principalement. C’est ce qui fait que l’homme est cause du
péché. Mais Dieu est cause de l’acte de telle façon qu’il n’est nullement cause
de la défectuosité qui l’accompagne : c’est pourquoi il n’est pas cause du
péché.
Objection
N°3. Il y a des actes qui de leur nature sont mauvais et qui sont des péchés,
comme nous l’avons vu (quest. 18, art. 2 et 8). Or, tout ce qui est cause d’une
chose, est cause de ce qui lui convient selon son espèce ou sa nature. Si donc
Dieu était cause de l’acte du péché, il s’ensuivrait qu’il serait cause du
péché lui-même. Par conséquent, comme nous avons démontré qu’il ne peut pas en
être ainsi (art. préc.), il s’ensuit que Dieu n’est
pas cause de l’acte du péché.
Réponse
à l’objection N°3 : Comme nous l’avons dit (quest. 72, art. 1), l’acte et
l’habitude ne tirent pas leur espèce de la privation même dans laquelle
consiste l’essence du mal, mais de l’objet auquel cette privation est jointe.
Ainsi la défectuosité qui ne vient pas de Dieu appartient à l’espèce de l’acte
par voie de conséquence, mais non comme sa différence spécifique (L’espèce ne
vient pas de la défectuosité seule, mais de la chose positive à laquelle il
survient par accident une privation de bonté.).
Mais
c’est le contraire. L’acte du péché est un mouvement du libre arbitre. Or, la
volonté de Dieu est cause de tous les mouvements, comme le dit saint Augustin (De Trin., liv. 3, chap. 4 et 9). Donc la
volonté de Dieu est cause de l’acte du péché.
Conclusion
L’acte du péché étant un être, il a nécessairement Dieu pour cause, mais ce
qu’il y a de défectueux dans le péché est l’effet d’une cause créée.
Il
faut répondre que l’acte du péché est un être et un acte, et que sous ce double
rapport il vient de Dieu. Car tout être quel qu’il soit doit nécessairement
dériver d’un premier être, comme le prouve saint Denis (De div. nom.,
chap. 5). Déplus toute action est produite par un être qui existe en acte ;
parce que rien n’agit que selon qu’il est en acte. Et comme tout être en acte
se rapporte à l’acte premier, c’est-à-dire à Dieu, comme à sa cause qui est
l’acte par essence, il en résulte que Dieu est la cause de toute action
considérée comme telle. Or, le péché désigne un être et une action accompagnée
d’une certaine défectuosité. Cette défectuosité provient d’une cause créée, c’est-à- dire du libre arbitre, selon qu’il s’écarte de
l’ordre du premier agent ou de Dieu. Par conséquent cette défectuosité ne se
rapporte pas à Dieu, comme à sa cause, mais au libre arbitre, comme le défaut
de celui qui boite se rapporte à sa jambe recourbée, comme à sa cause, mais non
à la puissance motrice qui produit cependant tout ce qu’il y a de mouvement
dans un boiteux. D’après cela Dieu est la cause de l’acte du péché sans être la
cause du péché, parce qu’il n’est pas la cause de ce que l’acte a de
défectueux.
Article
3 : Dieu est-il cause de l’aveuglement et de l’endurcissement ?
Objection
N°1. Il semble que Dieu ne soit pas cause de l’aveuglement et de l’endurcissement.
Car saint Augustin dit (Quæst., liv. 83, quest. 3) que Dieu n’est pas
la cause de ce qui rend l’homme pire. Or, l’homme devient pire par
l’aveuglement et l’endurcissement. Donc Dieu n’est pas cause de ces deux
effets.
Réponse
à l’objection N°1 : L’aveuglement et l’endurcissement qui résultent de la
soustraction de la grâce étant des peines, sous ce rapport ils ne rendent pas
l’homme pire ; mais une fois qu’il est dégradé, sa faute lui fait encourir ce
châtiment comme tous les autres.
Objection
N°2. Saint Fulgence dit (De dupl. prædest. ad Monimum, liv. 1,
chap. 19) que Dieu ne se venge pas d’une chose dont il est l’auteur. Or, Dieu
se venge du cœur endurci, d’après ces paroles de l’Ecriture (Ecclésiastique, 3, 27) : Le cœur endurci sera maltraité au dernier
moment. Donc Dieu n’est pas la cause de l’endurcissement.
Réponse
à l’objection N°2 : Cette objection repose sur l’endurcissement considéré comme
faute.
Objection
N°3. Le même effet n’est pas attribué à des causes contraires. Or, on dit que
la cause de l’aveuglement est la malice de l’homme, d’après ces paroles de la
Sagesse (Sag., 2, 21) : Leur malice les a aveuglés ; ou le diable, suivant ces mots de
l’Apôtre (2 Cor., 4, 4) : Le Dieu de ce siècle a aveuglé les esprits des
infidèles. Ces causes paraissent en effet contraires à Dieu. Donc Dieu
n’est pas cause de l’aveuglement et de l’endurcissement.
Réponse
à l’objection N°3 : La malice est la cause méritoire de l’aveuglement, comme la
faute est la cause du châtiment. De cette manière on dit que le diable aveugle
parce qu’il porte au péché (L’endurcissement est causé par la malice du
pécheur, comme cause méritoire, par le démon comme tentateur, et par Dieu comme
l’auteur de la soustraction de la grâce.).
Mais
c’est le contraire. Il est écrit (Is., 6, 10) : Aveuglez le cœur de ce peuple et appesantissez
ses oreilles, et l’Apôtre dit (Rom.,
9, 18) : Dieu a pitié de celui qu’il veut
et il endurcit celui qu’il veut.
Conclusion
Dieu est cause de l’aveuglement et de l’endurcissement, non en inspirant à
l’homme de la malice, mais en lui retirant sa grâce.
Il
faut répondre que l’aveuglement et l’endurcissement impliquent deux choses.
L’une est le mouvement de l’âme humaine qui s’attache au mal et qui se détourne
de la lumière divine. Sous ce rapport Dieu n’est pas cause de l’aveuglement et
de l’endurcissement, comme il n’est pas cause du péché. L’autre est la
soustraction de la grâce (Il est à remarquer que cette soustraction de grâces
ne se rapporte pas à la grâce suffisante d’une manière absolue, puisqu’il n’y a
que les damnés qui en soient absolument privés ; mais elle se rapporte à la
grâce suffisante prochaine, de telle sorte que celui qui est dans ce malheureux
état n’a plus que des grâces très éloignées, et Dieu ne lui en accorde que très
rarement.), d’où il résulte que l’âme n’est pas éclairée de Dieu pour bien voir
et que le cœur n’est pas attendri pour bien vivre. En ce sens Dieu est cause de
l’aveuglement et de l’endurcissement. En effet, il faut observer que Dieu est
la cause universelle de l’illumination des esprits, suivant ces paroles de
saint Jean (Jean, 1, 9) : Il était la
vraie lumière qui illumine tout homme venant en ce monde ; comme le soleil
est la cause universelle de l’illumination des corps. Toutefois ils n’agissent
pas de la même manière. Car le soleil en éclairant agit par la nécessité de sa
nature, tandis que Dieu agit volontairement selon l’ordre de sa sagesse. Or, le
soleil quoiqu’il éclaire tous les corps autant qu’il est en lui, s’il vient à
rencontrer dans l’un d’eux quelque obstacle il le laisse dans les ténèbres. C’est
ce qu’on voit à l’égard d’une maison dont les fenêtres sont fermées.
Néanmoins le soleil n’est nullement cause de cette obscurité ; car ce n’est pas
de son plein gré qu’il ne répand pas sa lumière dans l’intérieur de cet édifice
; mais l’auteur unique de cette obscurité est celui qui ferme la fenêtre. Au
contraire c’est de son propre jugement que Dieu ne répand pas la lumière de sa
grâce dans ceux qui lui font obstacle. Par conséquent la cause de la
soustraction de la grâce n’est pas seulement celui qui met obstacle à son
action, mais c’est encore Dieu qui de son propre jugement ne l’accorde pas.
C’est ainsi que Dieu est cause de l’obscurcissement des yeux, de l’appesantissement
des oreilles et de l’endurcissement du cœur. Car toutes ces choses se distinguent
d’après les effets de la grâce qui perfectionne l’intellect par le don de la
sagesse et qui attendrit le cœur par le feu de la charité. Et comme il y a deux
sens qui contribuent principalement au développement de l’intellect : la vue et
l’ouïe, la vue servant à connaître et l’ouïe à obéir, il s’ensuit qu’on
distingue l’aveuglement par rapport à
la vue, l’appesantissement des oreilles par rapport à l’ouïe et l’endurcissement par rapport à
l’affection.
Article
4 : L’aveuglement et l’endurcissement se rapportent-ils toujours au salut de
celui qui est aveuglé et endurci ?
Objection
N°1. Il semble que l’aveuglement et l’endurcissement se rapportent toujours au
salut de celui qui est aveuglé et endurci. Car saint Augustin dit (Ench., chap. 11)
que Dieu étant souverainement bon, il ne permettrait d’aucune manière que le
mal se fit, s’il ne pouvait de tout mal tirer un bien.
Donc à plus forte raison le mal dont il est la cause se rapporte-t-il au bien.
Or, Dieu est cause de l’aveuglement et de l’endurcissement, comme nous l’avons
dit (art. préc.). Donc ces maux se rapportent au
salut de celui qui est aveuglé ou endurci.
Réponse
à l’objection N°1 : Tous les maux que Dieu fait ou qu’il permet d’arriver se
rapportent à un bien ; toutefois ce n’est pas toujours au bien de celui dans
lequel le mal se trouve, mais c’est quelquefois au bien d’un autre ou de
l’univers entier. C’est ainsi qu’il fait servir la faute des tyrans à
l’avantage des martyrs et le châtiment des damnés à la gloire de sa justice.
Objection
N°2. Il est écrit (Sag., 1, 13) que Dieu ne se délecte pas dans la perdition des impies. Or, il
paraîtrait se délecter dans leur perdition, s’il ne tournait pas leur
aveuglement à leur avantage ; comme le médecin paraîtrait prendre plaisir aux
souffrances d’un malade, s’il ne se proposait pas en lui donnant une médecine
amère de lui rendre la santé. Donc Dieu fait tourner l’aveuglement au profit de
ceux qui le subissent.
Réponse
à l’objection N°2 : Dieu ne se délecte pas dans la perdition des hommes pour
leur perdition même, mais en raison de sa justice et à cause du bien qui en
résulte.
Objection
N°3. Dieu ne fait pas acception de
personnes, comme il est dit (Act., 10, 34). Or, il a fait servir l’aveuglement de
quelques-uns à leur salut. Ainsi il en a été des Juifs qui ont été aveuglés
pour qu’ils ne crussent pas au Christ, que par suite ils le missent à mort, et qu’enfin
ils en eussent regret et se convertissent, comme on le voit par les Actes des
apôtres (chap. 2), et comme le prouve saint Augustin (Lib. de quæst. Evangel.,
quest. 14). Donc Dieu fait servir l’aveuglement de tous les hommes à leur
salut.
Réponse
à l’objection N°3 : Quand Dieu fait servir l’aveuglement de quelques-uns à leur
salut, c’est un effet de sa miséricorde, et quand il fait servir l’aveuglement
des autres à leur damnation, c’est un effet de sa justice. Mais en accordant
aux uns sa miséricorde, sans l’accorder à tous, il ne fait pas pour cela une
acception de personnes, comme nous l’avons dit (quest. 23, art. 5, réponse
N°3).
Objection
N°4. Mais c’est le contraire. On ne doit
pas faire un mal pour qu’il en arrive du bien, dit l’Apôtre (Rom., chap. 3). Or, l’aveuglement est un
mal. Donc Dieu n’aveugle pas une personne pour qu’elle en retire du bien.
Réponse
à l’objection N°4 : On ne doit pas faire le mal moral pour qu’il en arrive du
bien, mais on peut faire le mal physique en vue d’un avantage (Surtout en vue
d’un avantage spirituel, parce que le bien spirituel l’emporte sur le bien
matériel, et il est légitime de sacrifier ce dernier au premier.).
Conclusion
L’aveuglement étant une disposition au péché, il n’est infligé à personne pour
son salut, mais pour sa damnation ; cependant l’aveuglement par l’effet de la
miséricorde divine sert au salut de quelques-uns, en ce sens qu’une fois tombés
dans le péché, ils font humblement pénitence et se convertissent à Dieu.
Il
faut répondre que l’aveuglement est une sorte de préliminaire ou de
prédisposition au péché. Or, le péché se rapporte à deux fins ; par lui-même il
se rapporte à la damnation (Coré, Dathan et Abiron périrent ainsi dans leur endurcissement ; saint
Paul, au contraire, fut sauvé après avoir été aveuglé et endurci. L’Ecriture renferme une foule d’exemples de cette double
solution donnée par saint Thomas à cette question.), et par l’effet de la
providence ou de la miséricorde divine il se rapporte au salut, en ce sens que
Dieu permet que certaines personnes tombent dans le péché, afin qu’en
reconnaissant leur faute elles s’humilient et se convertissent, comme le dit
saint Augustin dans son livre De la
Nature et de la Grâce (chap. 22, 24, 28). Ainsi l’aveuglement se rapporte
par sa nature à la damnation de celui qui est aveuglé ; c’est pourquoi il est
considéré comme un effet de la réprobation. Mais l’aveuglement pour un temps
est, entre les mains de la miséricorde divine, un remède qui sert à sauver ceux
qui en sont frappés. Toutefois cette miséricorde ne s’exerce pas envers tous
ceux qui sont dans cet état ; elle n’a lieu qu’à l’égard des prédestinés pour
lesquels tout contribue à leur avantage,
selon l’expression de saint Paul (Rom.,
chap. 8). Par conséquent, relativement aux uns l’aveuglement a pour but leur
salut, et relativement aux autres il se rapporte à leur damnation, comme le dit
saint Augustin (loc. cit., objection N°3).
Copyleft. Traduction
de l’abbé Claude-Joseph Drioux et de JesusMarie.com qui autorise toute personne à copier et à rediffuser par
tous moyens cette traduction française. La Somme Théologique de Saint Thomas
latin-français en regard avec des notes théologiques, historiques et
philologiques, par l’abbé Drioux, chanoine honoraire de Langres, docteur en
théologie, à Paris, Librairie Ecclésiastique et Classique d’Eugène Belin, 52,
rue de Vaugirard. 1853-1856, 15 vol. in-8°. Ouvrage honoré des
encouragements du père Lacordaire o.p. Si par erreur, malgré nos vérifications,
il s’était glissé dans ce fichier des phrases non issues de la traduction de
l’abbé Drioux ou de la nouvelle traduction effectuée par JesusMarie.com, et
relevant du droit d’auteur, merci de nous en informer immédiatement, avec
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