Saint Thomas d’Aquin - Somme Théologique
1a 2ae = Prima Secundae = 1ère partie de la 2ème Partie
Question 81 : De
la cause du péché par rapport à l’homme
Après
avoir considéré la cause du péché par rapport à Dieu et par rapport au démon,
nous devons maintenant la considérer par rapport à l’homme. Or, non seulement
l’homme est cause du péché en le suggérant extérieurement à un autre homme,
comme le fait le démon, mais il a encore une manière spéciale de le produire
dans ses semblables originellement. Nous devons donc parler d’abord du péché
originel ; et à ce sujet il y a trois considérations qui se présentent. Il faut
examiner : 1° sa transmission ; 2° son essence ; 3°son sujet. — Touchant sa
transmission il y a cinq questions à se faire : 1° Le premier péché de l’homme
se transmet-il originellement à ses descendants ? (Cet article est une
réfutation de l’erreur de Pelage, des albigeois et de tous ceux qui ont nié
l’existence du péché originel. Voyez à cet égard le concile de Trente (sess. 5,
Decret. de peccat. orig.). Cette question est fondamentale, et comme le
dit saint Augustin (liv. 1, Cont. Jul., chap. 2) : Hoc
qui negat, ipsa christianæ fidei subvertere firmamenla conatur.) — 2° Tous les autres péchés du premier père
ou des autres ancêtres se transmettent-ils originellement à leurs descendants ?
(Jansénius ayant admis, comme nous l’avons fait observer, la transmission
physique du péché originel, fut amené à en conclure que les péchés des parents
se transmettent aux enfants de la même manière que le péché originel. C’était
aussi le sentiment de Baïus dont la proposition
suivante a été condamnée : Omne scelus est ejus conditionis ut suum auctorem et omnes posteros eo modo inficere possit quo infecit prima transgressio.
Cette proposition est la cinquante-deuxième de celles qui ont été condamnées.) —
3° Le péché originel se transmet-il à tous ceux qui sont nés du sang d’Adam ? (Calvin
a soutenu que les enfants des fidèles ne naissaient pas avec le péché originel
(Instit., liv. 4, chap. 16, sect. 24
et suiv.). Le concile de Trente a ainsi condamné cette erreur (sess. 5, can. 4)
: Si quis parvulos recentes ab uteris matrum baptizandos
negat, etiamsi fuerint à baptizatis parentibus orti, aut dicit in remissionem
quidem peccatorum eos baptizari, sed nihil ex Adam trahere originalis peccati, quod generationis lavacro necesse sit expiari
ad vitam æternam consequendam…
anathema sit.) — 4° Se
transmettrait-il à ceux qui seraient miraculeusement formés d’une partie
quelconque du corps humain ? — 5° Si la femme eût péché sans que l’homme
péchât, le péché originel se serait-il transmis ? (On peut citer à l’appui du
sentiment que saint Thomas embrasse sur cette question les paroles du concile
de Trente (sess. 5, can. 2) qui rapportent à la prévarication d’Adam la cause du
péché originel.)
Article
1 : Le premier péché du premier homme s’est-il transmis originellement à ses
descendants ?
Objection
N°1. Il semble que le premier péché du premier homme ne se transmette pas aux
autres originellement. Car le prophète dit (Ezech., 18,
20) : Le fils ne portera pas l’iniquité
du père. Or, il la porterait s’il héritait de son péché. Donc personne ne
reçoit par naissance un péché de l’un de ses pères.
Réponse
à l’objection N°1 : On dit que le fils ne doit pas porter le péché du père,
parce qu’on n’est puni pour le péché du père qu’autant qu’on participe à sa
faute. Et c’est là précisément notre thèse ; car la faute originelle passe du
père aux enfants par l’origine, comme le péché actuel par l’imitation.
Objection
N°2. L’accident ne se transmet pas par naissance, à moins que le sujet ne se
transmette aussi, parce qu’un accident ne passe pas de lui-même d’un sujet dans
un autre. Or, l’âme raisonnable, qui est le sujet du péché, ne se transmet pas
originellement, comme nous l’avons prouvé (1a pars, quest. 118, art.
2). Donc il n’y a pas de faute qui puisse se transmettre par l’origine ou la
naissance.
Réponse
à l’objection N°2 : Quoique l’âme ne se transmette pas, parce que l’acte de la
génération ne peut produire une âme raisonnable, néanmoins il est une
disposition à la production de l’âme elle-même ; par conséquent la nature
humaine passe du père aux enfants par la vertu du sang, et avec la nature la
souillure qu’elle a contractée se communique simultanément. Car l’enfant qui naît
participe à la faute de son premier père, par là même que c’est sa nature qui
lui est transmise par voie de génération.
Objection
N°3. Tout ce qui est transmis par l’origine humaine est l’effet du sang. Or, le
sang ne peut produire un péché, parce qu’il manque de la partie raisonnable de
l’âme, qui seule peut être cause du péché. Donc il n’y a pas de péché qui
puisse être transmis originellement.
Réponse
à l’objection N°3 : Quoique la faute n’existe pas actuellement dans le sang,
elle y est néanmoins par la vertu de la nature humaine que la faute originelle
accompagne.
Objection
N°4. Ce qu’il y a de plus parfait dans la nature a plus de puissance pour agir.
Or, la chair parfaitement formée ne peut pas souiller l’âme qui lui est unie,
autrement l’âme ne pourrait pas être purifiée de la faute originelle, tant
qu’elle est unie à la chair. Donc le sperme peut-il encore moins souiller
l’âme.
Réponse
à l’objection N°4 : Le sang est le principe de la génération, qui est l’acte
propre à la nature et qui sert à sa propagation. C’est pourquoi l’âme est
plutôt souillée par le sang que par la chair déjà formée, et qui est affectée à
la constitution d’un individu.
Objection
N°5. Aristote dit (Eth., liv. 3, chap. 5) qu’on ne réprimande
pas ceux qui sont vicieux par nature, mais seulement ceux qui le sont par
lâcheté ou par négligence. Or, on appelle vicieux par nature ceux qui doivent
leur vice à leur origine. Donc rien de ce qui existe par origine ou par
naissance n’est blâmable et n’est un péché.
Réponse
à l’objection N°5 : Ce qui résulte de l’origine n’est pas blâmable, si on
considère en lui-même celui qui naît, mais si on le considère dans ses rapports
avec son principe, il en peut être autrement. C’est ainsi que l’enfant qui
vient au monde souffre du déshonneur que le crime d’un de ses ancêtres a
imprimé à sa race.
Mais
c’est le contraire. L’Apôtre dit (Rom., 5, 12) : Par un seul homme la mort est entrée dans ce monde ; ce qu’on ne
peut entendre ni de l’imitation (C’était le sens que donnait à ces paroles Pélage.),
ni de l’entraînement, parce qu’il est dit (Sag., 2, 24) : Par la jalousie
du diable la mort est entrée dans l’univers. Par conséquent il faut que le
péché du premier homme soit entré dans le monde par l’origine ou la naissance.
Conclusion
Comme la justice originelle, qui était un don de la grâce accordé par Dieu à
toute la nature humaine dans le premier homme, aurait été transmise à tous ses
descendants, simultanément avec sa nature, s’il eût persévéré dans son
innocence ; de même le premier péché du premier homme ayant souillé la nature
humaine tout entière, passe et se transmet simultanément avec sa nature à tous
ses descendants par origine ou par naissance.
Il
faut répondre que la foi catholique nous oblige à croire que le premier péché
du premier homme passe originellement à ses descendants. C’est pourquoi on fait
baptiser les enfants aussitôt qu’ils sont nés, afin de les purifier de la
souillure de cette faute. L’hérésie de Pélage est contraire à ce dogme, comme
on le voit dans saint Augustin (Retract., liv. 1, chap. 9, Lib. de peccat. merit.
et remis.,
chap. 9, et Lib. cont. Jul., liv. 1, chap. 3, et liv. 3, chap. 1, et Lib. de dono perseverantiæ, chap. 11
et 12). Or, pour savoir de quelle manière le péché du premier homme peut
originellement passer à ses descendants, les divers auteurs ont suivi divers
systèmes. Les uns, considérant que l’âme raisonnable est le sujet du péché, ont
supposé que l’âme raisonnable se transmet elle-même avec le sang, de telle
sorte que les âmes souillées paraissent ainsi sortir d’une âme souillée
également (Cette explication avait d’abord souri à saint Augustin, mais il ne
manqua pas d’y rencontrer des difficultés et il laissa la question indécise.).
D’autres, rejetant cette explication comme erronée (Bien qu’en ait dit le
cardinal Noris, il serait difficile de soutenir
actuellement ce sentiment sans être hérétique. Voyez à ce sujet Bellarmin (De amiss. grat., liv. 4,
chap. 2) et le cardinal Noris (Vindic., chap. 4, § 3).), se sont
efforcés de montrer comment la faute du père se transmet à ses enfants, bien
qu’il ne leur transmette pas son âme, et ils se sont appuyés sur ce que les
défauts du corps se transmettent du père aux enfants. Ainsi un lépreux engendre
un lépreux, un goutteux un goutteux, par suite de la corruption du sang,
quoiqu’on ne donne pas à cette corruption les noms de lèpre ou de goutte (Cette
explication a été admise par Jansénius, Luther et Calvin. Elle est parfaitement
réfutée par Leclerc de Beauberon qui indique toutes
les conséquences funestes qui en découlent (Vib. de Gratiâ, sect. 1, liv. 2, § I, et
tom. 10 du Cours complet de M. l’abbé
Migno).). Le corps étant proportionné à l’âme et les
défauts de l’âme influant sur le corps et réciproquement, ils disent que de la
même manière le défaut moral de l’âme passe dans les enfants par la
transmission du sang, quoique le sang ne soit pas actuellement le sujet de la
faute. — Mais toutes ces explications sont insuffisantes, parce que tout en
supposant que les défauts corporels passent des parents aux enfants par la génération
et que par suite de la disposition mauvaise du corps il s’ensuive certains
défauts de l’âme, comme on voit quelquefois des fous donner naissance à
d’autres fous, cependant par là même qu’un défaut résulte de la naissance, il
semble qu’il ne puisse pas être coupable, puisqu’il est de l’essence de la
faute qu’elle soit volontaire. Par conséquent, en admettant que l’âme
raisonnable se transmette, du moment où la souillure de l’âme de l’enfant
n’existerait pas dans sa volonté, elle cesserait d’être une faute qui mérite
châtiment, parce que, comme le dit Aristote (Eth., liv. 3, chap. 5) : Personne ne fait de reproche à un aveugle-né,
on a plutôt pour lui de la compassion. — C’est pourquoi il faut avoir recours à
une autre explication, en disant que tous les hommes qui naissent d’Adam
peuvent être considérés comme un seul homme, en ce sens qu’ils ont la même
nature qui leur vient de leur premier père. C’est ainsi qu’on considère tous
les hommes d’une même cité comme un seul corps, et la société entière qu’ils
forment comme un seul homme. C’est ce qui fait dire à Porphyre que par la
participation à l’espèce plusieurs hommes n’en font qu’un seul (Introd. aux cat., chap. 2, § 34). Tous les hommes
sont donc sortis d’Adam comme les membres d’un même corps. Or, ce qui rend
volontaire l’acte d’un membre corporel, par exemple de la main, ce n’est pas la
volonté de ce membre lui-même, mais c’est la volonté de l’âme qui est son
premier moteur. Par conséquent l’homicide que la main commet ne lui serait pas
imputé à péché, si on la considérait en elle-même
comme séparée du corps, mais on le lui impute parce qu’elle est une partie de
l’homme et qu’elle est mue par le principe premier qui détermine tous les actes
humains. Ainsi le dérèglement qui existe dans celui qui naît d’Adam n’est pas
volontaire par le fait de sa propre volonté, mais il l’est par la volonté du
premier homme, qui meut par l’acte de la génération tous ceux qui naissent de
lui, comme la volonté de l’âme meut tous les membres pour qu’ils agissent.
C’est pour ce motif que le péché qui est ainsi passé du premier homme à ses
descendants a reçu le nom de péché originel,
comme on appelle péché actuel celui
qui résulte de l’impulsion que l’âme donne aux membres du corps. Et comme le
péché actuel que l’on commet au moyen de l’un de ces membres n’est pas le péché
de ce membre, ou du moins qu’il ne lui est imputable qu’autant que ce membre
est une partie de l homme et que pour ce motif on l’appelle le péché humain ; de même le péché originel n’est pas le péché de l’individu
qui en est souillé, ou du moins il ne l’atteint que parce que cet individu tire
sa nature du premier homme. C’est pour cette raison qu’il est appelé le péché de nature, suivant ces paroles de
l’Apôtre (Eph., 2, 3) : Nous étions par nature des enfants de colère (Cette explication de
saint Thomas paraît la plus convenable pour repoudre aux objections des
déistes, des sociniens et de tous ceux qui attaquent ce dogme. Bellarmin la
développe parfaitement (De amiss. grat. et statu peccati,
liv. 4, chap. 12), et elle est adoptée par le plus grand nombre des
théologiens.).
Article
2 : Les autres péchés du premier homme ou des parents les plus proches
passent-ils à leurs descendants ?
Objection
N°1. Il semble que les autres péchés du premier homme ou des parents les plus
proches passent à leurs descendants. Car on ne doit jamais punir que les
fautes. Or, il y a des enfants que Dieu a punis pour les fautes de leurs
proches parents, d’après ces paroles de l’Ecriture (Ex., 20, 5) : Je suis le Dieu
jaloux, qui venge l’iniquité des pères sur leurs enfants, jusqu’à la troisième
et la quatrième génération. Selon la justice humaine, quand il s’agit d’un
crime de lèse-majesté, les enfants sont déshérités pour la faute de leurs
parents. Donc les péchés des parents les plus proches passent à leurs
descendants.
Réponse
à l’objection N°1 : Comme le dit saint Augustin (Epist. 65, ad Avit.), les enfants ne sont jamais punis spirituellement pour
leurs parents, à moins qu’ils ne participent à leur faute, soit par l’origine,
soit par l’imitation, parce que toutes les âmes viennent de Dieu immédiatement,
selon l’expression du prophète (Ez., chap. 18). Mais
quelquefois, d’après le jugement de Dieu ou des hommes, les enfants sont punis
corporellement pour leurs parents, parce que le fils sous le rapport du corps
est une partie du père.
Objection
N°2. Il est plus facile de faire passer dans un autre ce qu’on possède de soi
que ce qu’on tient d’un autre ; ainsi le feu peut échauffer plus que l’eau
chaude. Or, l’homme communique à ses descendants le péché originel qui lui
vient d’Adam. Donc à plus forte raison leur communique-t-il le péché qu’il a
fait lui-même.
Réponse
à l’objection N°2 : On peut plus facilement transmettre ce qu’on possède de
soi, quand ce qu’on possède est une chose transmissible. Mais les péchés
actuels des parents les plus proches ne sont pas transmissibles, parce qu’ils
sont purement personnels, comme nous l’avons dit (dans le corps de l’article.).
Objection
N°3. Nous recevons de notre premier père le péché originel, parce que nous
avons été en lui comme dans le principe de notre nature qu’il a corrompue. Or,
nous avons été de même dans nos proches parents, comme dans les principes de
notre nature, qui toute corrompue qu’elle est peut encore l’être davantage par
le péché, suivant ces paroles de l’Ecriture (Apoc., 22, 11) : Que celui qui est souillé, se souille encore
plus. Donc les enfants reçoivent originellement les fautes de leurs parents
les plus proches, comme le péché de leur premier père.
Réponse
à l’objection N°3 : Le premier péché a corrompu la nature humaine d’une
corruption qui se rapporte à la nature ; tandis que les autres péchés ne la
corrompent que d’une corruption qui se rapporte à la personne.
Mais
c’est le contraire. Le bien est plus communicatif de lui-même que le mal. Or,
les mérites des parents les plus proches ne passent pas dans leurs descendants.
Donc les fautes y passent encore moins.
Conclusion
Comme il n’y a que le premier péché du premier homme qui ait souillé la nature
humaine et qu’on l’appelle pour ce motif le péché de nature et d’origine,
tandis que les autres fautes d’Adam n’ont atteint que sa personne, comme tous
les péchés des autres hommes, ce qui les a fait appeler des fautes
personnelles, on dit à juste titre qu’il n’y a que le premier péché du premier
homme qui se soit transmis à ses descendants.
Il
faut répondre que saint Augustin s’est fait cette question (Ench., chap. 46 et 47), mais
qu’il l’a laissée sans la résoudre (Temerè non audeo affirmare ; ce sont les
expressions de ce grand docteur.). Mais si l’on y réfléchit attentivement, on
verra qu’il est impossible que les péchés des parents les plus proches ou que
les fautes du premier homme, à l’exception de la première, se transmettent
originellement. La raison en est que l’homme engendre quelqu’un qui est le même
que lui dans l’espèce, mais non individuellement. C’est pourquoi ce qui
appartient directement à l’individu, comme les actes personnels et les choses
qui s’y rapportent, ne passe pas des pères aux enfants. Car un grammairien ne
transmet pas à son fils la science de la grammaire qu’il a acquise par ses
propres études. Mais ce qui appartient à la nature de l’espèce passe des pères
aux enfants, si la nature n’est pas défectueuse. Ainsi celui qui a des yeux
engendre quelqu’un qui a le même avantage, si la nature ne fait pas défaut. Et
même quand la nature est forte, il y a des accidents individuels appartenant à
la disposition de la nature, qui se transmettent aux enfants. Telles sont, par exemple, l’agilité du corps, la bonté du caractère
et d’autres qualités semblables. Mais les parents ne transmettent d’aucune
manière ce qui leur est purement personnel, comme nous l’avons dit (hic sup.). Or, comme il y a des choses
qui appartiennent à la personne considérée en elle-même, et d’autres qui sont
l’effet de la grâce ; de même une chose peut appartenir à la nature considérée
en elle-même, c’est-à-dire comme étant l’effet de ses principes, et une autre
peut lui appartenir comme étant le résultat de la grâce. C’est ainsi que la
justice originelle, comme nous l’avons vu (1a pars, quest. 100, art.
1), était un don gratuit que Dieu avait fait à la nature humaine tout entière
dans notre premier père. Car, comme cette justice originelle serait passée dans
tous ses descendants simultanément avec sa nature, de même le dérèglement
contraire a dû se transmettre. Quant aux autres péchés actuels, soit d’Adam,
soit des autres hommes, ils ne corrompent pas la nature dans ce qui lui
appartient, ils n’atteignent que ce qui est de la personne, en corrompant les
penchants individuels de chacun, et c’est pour cela qu’ils ne sont pas
transmissibles.
Article
3 : Le péché de notre premier père est-il passé originairement dans tous les
hommes ?
Objection
N°1. Il semble que le péché d’Adam ne passe pas originairement dans tous les
hommes. Car la mort est une peine qui est la conséquence du péché originel. Or,
tous ceux qui sont nés d’Adam ne mourront pas. Car ceux qui seront vivants à
l’arrivée de Notre- Seigneur ne mourront jamais, comme on le voit par ces
paroles de l’Apôtre (1 Thess., 4, 15) : Nous
qui vivons et qui sommes réservés pour son avènement, nous ne préviendrons
point ceux qui sont déjà dans le sommeil. Donc ils ne contracteront pas la
souillure originelle.
Réponse
à l’objection N°1 : Il est plus probable et plus convenable d’admettre que tous
ceux qui se trouveront à l’arrivée de Notre-Seigneur
mourront, et qu’ils ressusciteront peu après, comme nous le dirons (Saint
Thomas se proposait de traiter cette question dans la dernière partie de la Somme qui est restée inachevée (Voy. supplem., quest. 78, art. 2).). — Toutefois, si l’on admet avec
d’autres auteurs qu’ils ne mourront jamais, comme saint Jérôme le rapporte dans
une de ses épîtres (Epist. ad Min.), en exposant différentes
opinions sur la résurrection de la chair, il faut répondre que quoique ces
hommes ne meurent pas, ils n’en ont pas moins été condamnés à mourir, seulement
Dieu leur a fait la remise de leur peine, comme il peut remettre aux pécheurs
actuels la punition due à leurs fautes.
Objection
N°2. On ne donne pas à un autre ce qu’on n’a pas. Or, celui qui est baptisé n’a
pas le péché originel. Donc il ne le transmet pas à ses descendants.
Réponse
à l’objection N°2 : Le péché originel est détruit par le baptême, quant à la
tache, en ce sens que l’âme recouvre spirituellement la grâce, mais il subsiste
néanmoins en acte quant au foyer qui consiste dans le dérèglement des parties
inférieures de l’âme et du corps lui-même. Et comme l’homme engendre par le corps
et non par l’esprit, il s’ensuit que ceux qui sont baptisés transmettent le
péché originel. Car les parents n’engendrent pas, comme ayant été régénérés par
le baptême, mais ils engendrent, comme conservant quelque chose du premier
péché du premier homme.
Objection
N°3. Le don du Christ est plus grand que le péché d’Adam, comme le dit l’Apôtre
(Rom., chap. 5). Or, le don du Christ
ne passe pas dans tous les hommes. Donc le péché d’Adam n’y passe pas non plus.
Réponse
à l’objection N°3 : Comme le péché d’Adam se transmet à tous ceux qui naissent
de lui corporellement, de même la grâce du Christ passe dans tous ceux qui
naissent de lui spirituellement par la foi et le baptême ; et cette grâce n’a
pas seulement pour effet d’effacer la faute du premier homme, mais elle sert
encore à effacer tous les péchés actuels et à introduire dans la gloire celui
qui la reçoit.
Mais
c’est le contraire. L’Apôtre dit (Rom., 5, 12) : La mort est passée dans tous les hommes par celui en qui tous ont péché.
Conclusion
On doit croire fermement que tous les hommes, à l’exception seule du Christ,
procédant originairement d’Adam, ont contracté le péché originel (parce qu’il
n’est pas douteux qu’ils n’aient eu tous besoin de la rédemption du Christ), et
qu’ils l’ont eu tous, du moins en puissance (Tous les théologiens admettent que
la sainte Vierge a pu contracter le péché originel et que Dieu a pu l’en
exempter. La controverse qui s’est élevée a donc pour objet le fait et non sa
possibilité. Pour saisir le sentiment de saint Thomas à ce sujet (Voyez 3a
pars, quest. 27).), s’ils ne l’ont pas eu tous en acte (cette exception se
rapporte à la B. Vierge).
Il
faut répondre que d’après la foi catholique on doit croire fermement que tous
les hommes nés d’Adam, à l’exception seule du Christ, ont contracté la tache
originelle ; autrement ils n’auraient pas tous besoin de la rédemption qui
s’est laite par le Christ, ce qui est une erreur. On peut en donner une raison,
c’est que, comme nous l’avons dit (art. 1), le péché du premier homme est passé
originairement dans ses descendants, comme le péché actuel est répandu sur tous
les membres du corps par la volonté de l’âme qui les met en mouvement. Or, il
est évident que le péché actuel peut être étendu à tous les membres qui sont de
nature à être mus par la volonté ; par conséquent la faute originelle passe
dans tous ceux qui sont mus par Adam au moyen de la génération.
Article
4 : Si un homme était formé miraculeusement de chair humaine, contracterait-il
le péché originel ?
Objection
N°1. Il semble que si l’on formait quelqu’un miraculeusement de chair humaine,
il contracterait le péché originel. Car la glose dit (Ord. aug. in Gen.,
chap. 3) que la postérité d’Adam a été corrompue tout entière dans sa chair,
parce qu’elle n’a pas été séparée de lui dans le lieu de vie avant sa chute,
mais dans le lieu d’exil après qu’il a été tombé. Or, si un homme était formé
comme on le suppose, sa chair serait séparée dans le lieu d’exil, et par conséquent
il contracterait le péché originel.
Réponse
à l’objection N°1 : Adam n’a été exilé qu’après son péché. Ce n’est donc pas à
cause de l’exil, mais à cause de son péché que la faute originelle s’est
transmise à tous ceux qui descendent de lui par la vertu active de la
génération.
Objection
N°2. Le péché originel est produit en nous, parce que l’âme est souillée par la
chair. Or, la chair tout entière de l’homme a été souillée ; par conséquent, de
quelque manière que l’homme soit formé de chair humaine, son âme sera toujours
infectée par la souillure du péché originel.
Réponse
à l’objection N°2 : La chair ne souille l’âme qu’autant qu’elle est le principe
actif de la génération, comme nous l’avons dit (dans le corps de l’article.).
Objection
N°3. Le péché originel a passé du premier homme dans tous les autres, parce
qu’ils ont tous été dans son auteur. Or, ceux qui seraient formés de chair
humaine auraient été dans Adam. Donc ils contracteraient le péché originel.
Réponse
à l’objection N°3 : Celui qui serait formé de chair humaine aurait été dans
Adam selon la substance du corps, mais non selon la vertu génératrice, comme
nous l’avons dit (dans le corps de l’article.). C’est pourquoi il ne
contracterait pas le péché originel.
Mais
c’est le contraire. Car ils n’auraient pas été dans Adam selon la puissance
génératrice qui seule est cause de la transmission du péché originel (La
doctrine de saint Thomas sur ce point se trouve parfaitement d’accord avec ces
paroles du concile de Trente (sess. 6, can. 3) : Reverâ homines, nisi ex semine Adæ propagati
nascerentur, non nascerentur
injusti : cum ea propagatione per ipsum, dum concipiuntur,
propriam injustitiam contrahant.), comme l’observe saint Augustin (Sup. Gen. ad litt., liv. 10, chap. 19 et 20).
Conclusion
Puisque c’est par la génération que le péché du premier homme passe dans ses
descendants, il ne pourrait se faire que celui qui serait miraculeusement formé
de chair humaine contractât ce même péché.
Il
faut répondre que, comme nous l’avons dit (art. 1 et 3), le péché originel est
passé du premier homme dans ses descendants, parce qu’il les meut tous au moyen
de la génération, comme les membres du corps sont mus par l’âme qui les porte
au péché actuel. Or, il n’y a génération que par la vertu active qui réside
dans le générateur lui-même. Ainsi le péché originel n’atteint que ceux qui
descendent d’Adam par la puissance génératrice qui découle originairement
d’Adam lui-même, et c’est ce qu’on appelle descendre de lui par le sang. Car la
reproduction par le sang n’est rien autre chose que la force active qui réside
dans le générateur. Mais si un individu était formé de chair humaine par la
puissance divine, il est évident que cette force active ne viendrait pas d’Adam
; par conséquent il ne contracterait pas le péché originel ; comme l’acte de la
main ne serait pas un péché humain si la main était mue, non par la volonté de
l’homme, mais par un moteur extrinsèque (Il résulte du système de Jansénius la
conclusion opposée qu’il a lui-même déduite (De statu naturæ lapsæ,
liv. 1, chap. 20), ce qui parait contraire à ces paroles du concile de Trente
(sess. 6, can. 5) : Nisi homines ex semine Adæ propagati
nascerentur, non nascerentur
injusti.).
Article
5 : Si Adam n’eut pas péché, mais qu’Eve fut tombée, leurs enfants auraient-ils
contracté le péché originel ?
Objection
N°1. Il semble que si Adam n’eût pas péché, mais qu’Eve eût succombé, les
enfants auraient contracté le péché originel. Car le péché originel nous a été
transmis par nos ancêtres, parce que nous avons existé en eux, d’après ces
paroles de l’Apôtre (Rom., 5, 12) : en qui tous ont péché. Or, comme l’homme
préexiste dans son père, de même il préexiste dans sa mère. Donc par la faute
de la mère l’homme contracterait le péché originel, comme il l’a contracté par
la faute du père.
Réponse
à l’objection N°1 : Le fils préexiste dans le père, comme dans son principe
actif, mais il préexiste dans la mère comme dans son principe matériel et
passif. Il n’y a donc pas de parité.
Objection
N°2. Si Eve eût péché sans qu’Adam fût tombé, les enfants naîtraient passibles
et mortels. Car la mère donne la matière dans la génération, comme l’observe
Aristote (De gener.
anim., liv. 2, chap. 1 et 4). Or, la
mort et toute espèce de passibilité proviennent nécessairement de la matière.
Et puisque la passibilité et la nécessité de mourir sont un châtiment du péché
originel, il s’ensuit que si Eve eût péché, mais qu’Adam ne fût pas tombé, les
enfants auraient contracté la tache originelle.
Réponse
à l’objection N°2 : Il y a des auteurs qui disent que si Eve eût péché et qu’Adam
fût resté fidèle, les enfants seraient exempts de la faute, mais qu’ils
seraient néanmoins soumis à la nécessité de la mort et aux autres souffrances
passibles qui sont les conséquences obligées de la matière que la mère fournit,
et qu’ils endureraient toutes ces choses à titre de châtiment, comme des
défauts naturels. Mais ce système ne paraît pas admissible. Car l’immortalité
et l’impassibilité dans l’état primitif de l’homme ne résultaient pas de la
condition de la matière, comme nous l’avons vu (1a pars, quest. 97,
art. 1 et 2), mais elles étaient l’effet de la justice originelle, par laquelle
le corps était soumis à l’âme, tant que l’âme serait elle-même soumise à Dieu.
Or, le péché originel est la privation de cette justice originelle. Si donc Adam
étant resté fidèle le péché originel ne s’était pas transmis à ses descendants
à cause du péché d’Eve, il est évident que leurs enfants n’auraient pas été
privés de la justice originelle, et que par conséquent ils n’auraient été ni
passibles, ni mortels.
Objection
N°3. Saint Jean Damascène dit (De orth. fid., liv. 3, chap.
2) que l’Esprit-Saint est venu dans la Vierge (de
laquelle le Christ devait naître sans le péché originel) pour la purifier. Or,
cette purification n’aurait pas été nécessaire, si la souillure du péché
originel ne se contractait pas d’après la mère. Donc la souillure originelle
vient de la mère, et par conséquent si Eve eût péché ses enfants auraient
contracté la tache originelle, quand même Adam serait lui-même resté pur.
Réponse
à l’objection N°3 : Cette purification de la sainte Vierge n’avait pas pour
objet d’enlever en elle la transmission du péché originel, mais elle était
requise parce qu’il fallait que la Mère de Dieu brillât de la plus grande
pureté (Cette considération est une des raisons théologiques sur lesquelles se
fonde avec raison la croyance à l’Immaculée conception de la sainte Vierge.).
Car un lieu ne peut être digne d’être le sanctuaire de Dieu qu’autant qu’il est
pur, suivant cette parole du Psalmiste (Ps.
92, 5) : La sainteté, Seigneur, est
l’ornement qui convient à votre maison.
Mais
c’est le contraire. L’Apôtre dit (Rom., 5, 12) : Par un seul homme le péché est entré dans ce monde. Il aurait dû
dire plutôt qu’il y est entré par deux, puisqu’ils ont péché tous les deux ; ou
bien il aurait fallu dire qu’il est entré par la femme qui a péché la première,
si c’était la femme qui transmit la tache originelle à ses descendants. Donc le
péché originel ne passe pas de la mère, mais du père aux enfants (D’après le
système de Jansénius, le péché originel viendrait plus de la mère que du père.
Voyez à cet égard Leclerc de Beauberon, dans le cours
de M. l’abbé Migne, tom. 10, p. 730.).
Conclusion
Puisque le péché originel vient du père qui est le principe actif de la génération,
et non de la mère qui, d’après les philosophes, n’en fournit que la matière, il
s’ensuit que si Eve eût péché, mais qu’Adam n’eut pas succombé, le péché
originel ne serait pas passé dans leurs descendants ; ce serait le contraire si
l’on suppose qu’Adam soit tombé, mais qu’Eve soit restée fidèle.
Il
faut répondre que la solution de cette question dépend de ce que nous avons dit
précédemment (art. 1, 3 et 4). Car nous avons vu (art. 1) que le péché originel
est transmis par notre premier père, parce qu’il est le moteur de la génération
des enfants. D’où nous avons conclu (art. 4), que si quelqu’un était
matériellement formé de chair humaine, il ne contracterait pas ce péché. Or, il
est évident d’après la doctrine des philosophes (De gener. anim.,
liv. 2, chap. 5) que le principe actif dans la génération vient du père, tandis
que la mère en fournit la matière. Par conséquent le péché originel ne se
contracte pas par la mère, mais par le père. D’après cela si Eve eût péché et
qu’Adam fut resté fidèle, les enfants ne contracteraient pas la tache
originelle, mais ce serait le contraire si c’était Adam, mais non Eve, qui fût
tombé.
Copyleft. Traduction
de l’abbé Claude-Joseph Drioux et de JesusMarie.com qui autorise toute personne à copier et à rediffuser par
tous moyens cette traduction française. La Somme Théologique de Saint Thomas
latin-français en regard avec des notes théologiques, historiques et
philologiques, par l’abbé Drioux, chanoine honoraire de Langres, docteur en
théologie, à Paris, Librairie Ecclésiastique et Classique d’Eugène Belin, 52,
rue de Vaugirard. 1853-1856, 15 vol. in-8°. Ouvrage honoré des
encouragements du père Lacordaire o.p. Si par erreur, malgré nos vérifications,
il s’était glissé dans ce fichier des phrases non issues de la traduction de
l’abbé Drioux ou de la nouvelle traduction effectuée par JesusMarie.com, et
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