Saint Thomas d’Aquin - Somme Théologique
1a 2ae = Prima Secundae = 1ère partie de la 2ème Partie
Question 84 : De
la cause du péché selon qu’un péché est la cause d’un autre
Après
avoir parlé du sujet du péché originel, nous avons à considérer la cause du péché,
selon qu’un péché est la cause d’un autre. — A cet égard quatre questions se
présentent : 1° La cupidité est-elle la racine de tous les péchés ? (Cet
article est le commentaire de ces paroles de l’Apôtre : La cupidité est la racine de tous les maux (1 Tim., 6, 10).) — 2° L’orgueil est-il le
commencement de tout péché ? (Si on lit dans l’Ecriture que la convoitise est
la racine de tous les maux, on y lit aussi que l’orgueil en est le commencement
(Tobie, 4, 14) : c’est par lui que tous
les maux ont commencé. Saint Thomas se propose ici de concilier ensemble
ces passages qui paraissent contradictoires et d’en donner la véritable
interprétation.) — 3° Indépendamment de l’orgueil et de l’avarice y a-t-il
d’autres péchés qu’on doive appeler des vices capitaux ? — 4° Combien y a-t-il
de péchés capitaux et quels sont-ils ? (Cet article a pour but de justifier la
classification des sept péchés capitaux, telle qu’elle est adoptée dans
l’enseignement général de l’Eglise)
Article
1 : La cupidité est-elle la racine de tous les péchés ?
Objection
N°1. Il semble que la cupidité ne soit pas la racine de tous les péchés. Car la
cupidité, qui est un désir immodéré des richesses, est opposée à la vertu de la
libéralité. Or, la libéralité n’est pas la racine de toutes les vertus. Donc la
cupidité n’est pas non plus la racine de tous les péchés.
Réponse
à l’objection N°1 : La vertu et le péché ne sortent pas de la même source. Car
le péché vient du désir du bien qui est passager. C’est pourquoi le désir de
cet avantage, qui aide l’homme à obtenir tous les biens temporels, est appelé
la racine des péchés. La vertu, au contraire, vient du désir du bien qui est
immuable. C’est pour cette raison que la charité, qui est l’amour de Dieu, est
considérée comme la racine des vertus, d’après cette expression de l’Apôtre (Eph., 3, 17) : Vous avez été enracinés et fondés dans la
charité.
Objection
N°2. Le désir des moyens provient du désir de la fin. Or, les richesses que la
cupidité convoite ne sont recherchées que parce qu’elles sont utiles à une fin,
comme l’observe Aristote (Eth., liv. 1,
chap. 5). Donc la cupidité n’est pas la racine de tout péché, mais elle
provient d’une autre racine antérieure.
Réponse
à l’objection N°2 : Le désir des richesses est appelé la racine des péchés, non
parce qu’on recherche les richesses pour elles-mêmes comme la fin dernière,
mais parce qu’on les ambitionne comme étant utiles à toutes sortes de fins
temporelles. Et parce qu’un bien universel est plus désirable qu’un bien
particulier, il s’ensuit qu’il meut l’appétit plus que les biens particuliers
que l’on peut se procurer simultanément avec beaucoup d’autres par de l’argent.
Objection
N°3. Souvent on trouve que l’avarice qui reçoit le nom de cupidité vient d’autres
vices ; par exemple, il y en a qui désirent de
l’argent par ambition ou pour satisfaire leur gourmandise. Elle n’est donc pas
la racine de tous les péchés.
Réponse
à l’objection N°3 : Comme dans les choses naturelles on ne cherche pas ce qui
arrive toujours, mais ce qui arrive le plus souvent, parce que la nature des
êtres corruptibles peut être entravée de telle sorte qu’elle n’opère pas
toujours de la même façon ; ainsi, en morale, on considère ce qui arrive
ordinairement, mais non ce qui a toujours lieu, parce que la volonté n’agit pas
nécessairement. Par conséquent, quand on dit que l’avarice est la racine de
tous les maux, cela ne signifie donc pas qu’il n’y ait pas quelquefois un mal
qui soit la racine de ce vice, mais cela indique que c’est de lui que les
autres maux viennent le plus souvent (C’est ainsi qu’il faut entendre ces
autres paroles de l’Apôtre (Eph. (?), chap. 5) : Avarus… omnis maii causa est.), pour
la raison que nous avons donnée (dans le corps de l’article.).
Mais
c’est le contraire. L’Apôtre dit (1 Tim., 6, 10)
que la cupidité est la racine de tous les maux.
Conclusion
Les richesses aidant l’homme à exciter en lui tous les désirs coupables et à
les satisfaire, il s’ensuit que la cupidité, selon qu’elle est un péché spécial
qui indique l’amour déréglé des richesses, doit être appelée la racine de tous
les maux.
Il
faut répondre que d’après quelques auteurs la cupidité s’entend de trois
manières. Dans un sens, elle est l’amour déréglé des richesses, et à ce titre
c’est un péché spécial (C’est l’avarice.). Dans un autre sens, elle indique
l’amour déréglé de tout bien temporel ; dans ce cas c’est le genre de tout
péché, car dans tout péché il y a un mouvement déréglé de la volonté vers les
biens passagers, comme nous l’avons vu (quest. 71, art. 6, et quest. 72, art. 1).
Enfin on entend par cupidité l’inclination de notre nature corrompue à rechercher
d’une manière déréglée tous les biens corruptibles. Ils disent que dans ce
dernier sens la cupidité est la racine de tous les péchés, par analogie à la
racine de l’arbre qui tire de la terre tous les aliments ; parce que c’est en
effet de l’amour des choses temporelles que tout péché procède. — Quoique ces
pensées soient justes, elles ne paraissent cependant pas conformes à ce que
l’Apôtre a voulu exprimer en disant que la cupidité est la racine de tous les
péchés. Car il parle évidemment en cet endroit contre ceux qui en voulant devenir riches, tombent dans les
tentations et le filet du démon, parce que la cupidité est la racine de tous
les maux. D’où il est manifeste qu’il parle de la cupidité considérée comme
le désir déréglé des richesses. D’après cela on doit dire que la cupidité,
selon qu’elle est un péché spécial, est appelée la racine de tous les autres
péchés, par analogie à la racine de l’arbre qui alimente l’arbre tout entier.
En effet, nous voyons que par les richesses l’homme acquiert la faculté de
commettre toute espèce de péché et d’en concevoir le désir, parce que l’argent
l’aide à se procurer tous les biens temporels, d’après cette parole de
l’Ecriture (Ecclésiaste, 10, 19) : Tout obéit à l’argent. Ainsi il est
évident que la cupidité ou le désir des richesses est la racine de tous les
péchés.
Article
2 : L’orgueil est-il le commencement de tout péché ?
Objection
N°1. Il semble que l’orgueil ne soit pas le commencement de tout péché. Car la
racine est le principe de l’arbre, et il semble que la racine et le commencement
du péché soient une même chose. Or, la cupidité est la racine de tout péché,
comme nous l’avons dit (art. préc.). Donc c’est elle
et non l’orgueil qui en est le commencement.
Objection
N°2. Il est écrit (Ecclésiastique, 10,
14) : Le commencement de l’orgueil de
l’homme est de commettre une apostasie à l’égard de Dieu. Or, apostasier
Dieu est un péché. Donc il y a un péché qui est le commencement de l’orgueil,
et par conséquent l’orgueil n’est pas le commencement de tout péché.
Réponse
à l’objection N°2 : Apostasier Dieu, c’est le commencement de l’orgueil, en
raison de ce que l’homme s’éloigne de son auteur. Car par là même que l’homme ne
veut pas se soumettre à Dieu, il s’ensuit qu’il veut d’une manière déréglée sa
propre prééminence dans l’ordre temporel. L’apostasie n’est donc pas ici
considérée comme un péché spécial, mais elle est plutôt la condition générale
de tout péché, qui consiste en ce que l’homme s’éloigne du bien immuable. — Ou
bien on peut dire que l’apostasie est le commencement de l’orgueil, parce
qu’elle en est la première espèce. Car il appartient à l’orgueil de ne vouloir
pas se soumettre à un supérieur et surtout de ne vouloir pas se soumettre à
Dieu. D’où il arrive que l’homme s’élève déréglément
au-dessus de lui-même quant aux autres espèces d’orgueil.
Objection
N°3. Ce qui produit tous les péchés paraît en être le
commencement. Or, tel est l’amour déréglé de soi-même, qui produit la cité de
Babylone, comme le dit saint Augustin (De
civ. Dei, liv. 14, chap. 28). Donc l’amour de soi et non l’orgueil est le
commencement de tout péché.
Réponse
à l’objection N°3 : L’homme s’aime par là même qu’il veut sa propre prééminence.
Car s’aimer c’est se vouloir du bien ; par conséquent, qu’on considère
l’orgueil ou l’amour-propre comme le commencement de tout péché, cela revient
au même.
Mais
c’est le contraire. Car il est dit (Ecclésiastique,
10, 15) : L’orgueil est le commencement de tout péché.
Conclusion
Puisque l’homme, en se portant d’une manière déréglée vers les biens temporels,
désire toujours une perfection et une supériorité singulière comme sa fin (qui,
quoique la dernière dans l’exécution, est cependant la première dans l’intention),
c’est avec raison qu’on dit que l’orgueil, par lequel on désire d’une manière
déréglée sa propre prééminence, est le commencement de tout péché.
Il
faut répondre qu’il y a des auteurs qui disent que l’orgueil s’entend de trois
manières : 1° Il signifie le désir déréglé de sa propre prééminence, et en ce
sens c’est un péché spécial. 2° Il implique un mépris actuel de Dieu, quant à
son effet qui consiste à ne pas se soumettre à sa loi ; sous ce rapport c’est
un péché général. 3° Il indique l’inclination que nous avons à ce mépris par
suite de la corruption de notre nature, et c’est dans ce sens qu’on dit qu’il
est le commencement de tout péché. Il diffère de la cupidité parce que, dit-on,
la cupidité se rapporte au péché en ce sens que l’homme se tourne vers le bien
muable, qui est en quelque sorte la nourriture et l’aliment du mal, et c’est
pour ce motif que la cupidité s’appelle la racine
du péché ; tandis que l’orgueil a pour objet le péché en ce sens que l’homme se
détourne de Dieu et refuse d’obéir à ses préceptes. C’est pourquoi on l’appelle
le commencement du péché, parce que
c’est par cet éloignement que la nature du mal commence. — Quoique ces idées
soient justes, elles ne sont cependant pas conformes à la pensée du sage qui
dit que l’orgueil est le commencement de
tout péché. Car il parle évidemment de l’orgueil considéré comme le désir
déréglé de sa propre supériorité ; puisqu’il ajoute : Dieu a détruit les sièges des chefs orgueilleux, et c’est le sujet
qu’il traite d’ailleurs dans presque tout ce chapitre. On doit donc dire que
l’orgueil, selon qu’il est un péché spécial, est le commencement de tout péché.
En effet, il faut observer que dans les actes volontaires, tels que sont les
péchés, il y a deux ordres, celui d’intention et celui d’exécution. Dans
l’ordre d’intention la fin, comme nous l’avons dit maintes fois (quest. 1, art.
1 et art. 3 ; quest. 20, art. 1 ; quest. 57, art. 4 ; quest. 65, art. 1), est
le principe. Or, la fin que l’homme se propose en acquérant tous les biens
temporels, c’est d’obtenir par leur moyen une perfection et une supériorité
particulière. C’est ce qui fait que sous ce rapport, l’orgueil, qui est le
désir de cette supériorité, est considéré comme le commencement de tout péché.
Relativement à l’exécution, ce qu’il y a de premier, c’est ce qui donne la facilité de satisfaire tous les désirs mauvais que l’on
conçoit, et ce qui a la nature de la racine, comme les richesses. C’est pourquoi
on dit que l’avarice est la racine de tous les maux, comme nous l’avons vu
(art. préc.).
La
réponse à la première objection est par là même évidente.
Article
3 : Outre l’orgueil et l’avarice, y a-t-il d’autres péchés spéciaux qu’on doive
appeler des vices capitaux ?
Objection
N°1. Il semble qu’outre l’orgueil et l’avarice il n’y ait pas d’autres péchés
spéciaux qu’on appelle capitaux. Car la tête paraît être aux animaux ce que la
racine est aux plantes, comme le dit Aristote (De animâ, liv. 2, text.
38), puisque les racines ressemblent à la bouche. Si donc on appelle la
cupidité la racine de tous les maux,
il semble qu’il n’y ait qu’elle qu’on doive appeler un vice capital, et
qu’aucun autre péché ne mérite ce nom.
Réponse
à l’objection N°1 : Le mot capital
vient, par dérivation ou par participation, du mot caput, et il s’applique à ce qui
a quelqu’une des propriétés de la tête et non à la tête exclusivement. C’est
pourquoi on appelle capitaux, non seulement les vices qui sont l’origine
première de tous les maux, comme l’avarice qui est appelée la racine et
l’orgueil qu’on nomme le commencement de tout péché ; mais encore ceux qui sont
l’origine prochaine de plusieurs autres péchés.
Objection
N°2. La tête se rapporte aux autres membres, en ce sens que c’est de la tête
que la sensibilité et le mouvement se répandent en quelque sorte dans tous les
membres. Or, on appelle péché la privation de l’ordre. Donc le péché ne
ressemble en rien à la tête, et on ne doit pas conséquemment distinguer de
péchés capitaux.
Réponse
à l’objection N°2 : Le péché, considéré relativement à l’éloignement de Dieu,
n’a pas d’ordre, parce que sous ce rapport il a la nature du mal, et que le
mal, comme le dit saint Augustin (Lib. de
nat. boni, chap. 4), est la privation du mode, de l’espèce et de l’ordre ;
mais si on le considère relativement à l’attachement du pécheur pour la
créature, il a pour objet un certain bien ; c’est pourquoi sous ce rapport on
dit qu’il est ordonné (C’est-à-dire classé hiérarchiquement, de manière que
l’un est avant l’autre.).
Objection
N°3. Les crimes capitaux sont ceux qu’on punit de la peine capitale. Or, dans
chaque genre de péchés il y en a qui sont punis de la sorte. Donc les vices
capitaux ne sont pas des vices d’une espèce déterminée.
Réponse
à l’objection N°3 : Ce raisonnement porte sur le péché capital qui est puni par
une peine capitale, mais ce n’est pas de ce péché que nous parlons ici.
Mais
c’est le contraire. Saint Grégoire (Mor., liv. 31, chap. 17) énumère certains vices spéciaux,
qu’il appelle des vices capitaux.
Conclusion
Il n’y a pas que l’avarice et l’orgueil qui soient des vices capitaux, mais il
y en a encore beaucoup d’autres ; on appelle ainsi tous ceux qui mènent l’homme
à d’autres péchés, comme des chefs d’armée.
Il
faut répondre que le mot capital
vient du mot caput
(tête). Or, la tête à proprement parler est le membre de l’animal qui en est le
principe et qui le dirige tout entier. C’est pourquoi on donne métaphoriquement
le nom de tête à tout principe, à toute cause dirigeante. Ainsi on dit que les
hommes qui dirigent les autres et qui les gouvernent sont leur tête. On appelle donc vice capital, du
mot caput
(tête) pris dans son sens propre, celui qui mène à des fautes qui sont punies
de la peine capitale. Mais ce n’est pas le sens que nous attachons à cette
expression quand nous parlons des péchés capitaux. Nous désignons par là,
métaphoriquement, tout péché qui est le principe des autres ou qui les dirige.
Par conséquent nous donnons le nom de vice capital à celui qui est la source
d’autres vices, surtout quand ils naissent de lui, selon l’origine de la cause
finale qui est l’origine formelle, comme nous l’avons dit (quest. 18, art. 6,
et quest. 72, art. 6, et 75, art. 1). C’est pourquoi le vice capital n’est pas
seulement le principe des autres, mais il en est encore le directeur et pour ainsi
dire le guide. Car l’art ou l’habitude à laquelle la fin appartient, régit et
commande tous les moyens qui s’y rapportent. C’est ce qui fait que saint
Grégoire (Mor.,
liv. 31, chap. 17) compare ces vices capitaux à des chefs d’armées.
Article
4 : A-t-on raison de distinguer sept péchés capitaux ?
Objection
N°1. Il semble qu’on ne doive pas dire qu’il y a sept vices capitaux : la vaine
gloire, l’envie, la colère, l’avarice, la tristesse (Ce mot a été remplacé par
le mot acedia
qui indique un certain dégoût des choses spirituelles, et par suite une grande
négligence et une grande paresse dans l’accomplissement de ses devoirs. On a
préféré adopter le mot paresse dont
le sens est plus général et plus vulgaire.), la gourmandise et la luxure. Car
les péchés sont opposés aux vertus. Or, il n’y a que quatre vertus principales,
comme nous l’avons dit (quest. 61, art. 2). Donc il n’y a non plus que quatre
vices principaux ou capitaux.
Réponse
à l’objection N°1 : Les vertus et les vices n’ont pas la même espèce d’origine.
Car les vertus sont produites par le rapport de l’appétit avec la raison ou
avec le bien immuable qui est Dieu ; tandis que les
vices naissent de l’appétit du bien changeant ; par conséquent il n’est pas
nécessaire que les vices principaux soient opposés aux vertus principales.
Objection
N°2. Les passions de l’âme sont des causes du péché, comme nous l’avons dit
(quest. 77). Or, il y a quatre principales passions de l’âme ; il y en a deux
dont il n’est pas fait mention parmi les péchés qu’on vient d’énumérer, ce sont
l’espérance et la crainte. Mais on a énuméré des vices qui se rapportent à une
même passion. Car la délectation comprend la gourmandise et la luxure, et la
tristesse embrasse la paresse et l’envie. Donc les péchés principaux sont mal
énumérés.
Réponse
à l’objection N°2 : La crainte et l’espérance sont des passions de l’irascible,
toutes les passions de l’irascible viennent de celles du concupiscible, et
toutes les passions du concupiscible se rapportent d’une certaine manière à la
délectation et à la tristesse. C’est pourquoi on place principalement parmi les
péchés capitaux la délectation et la tristesse, comme étant les passions principalissimes (Nous avons été obligés de créer ce terme
pour rendre le sens philosophique qu’y attache saint Thomas d’après Aristote
Suivant les théories péripatéticiennes, le principalissime
est plus extrême que le principal ; comme dans les genres et les espèces on
distingue des termes qui sont généralissimes et d’autres spécialissimes.
Ce sont des extrêmes entre lesquels ou place d’autres termes qui sont
simplement génériques ou spécifiques (Voyez à cet égard l’Introduction aux Catégories de Porphyre.).), ainsi que nous
l’avons dit (quest. 25, art. 4).
Objection
N°3. La colère n’est pas une passion principale. On n’aurait donc pas dû la
ranger parmi les vices principaux.
Réponse
à l’objection N°3 : La colère, quoiqu’elle ne soit pas une passion principale,
par là même qu’elle a une raison particulière de mouvoir l’appétit, qui
consiste à s’élever contre le bien d’autrui au point de vue de l’honnête,
c’est-à-dire sous le prétexte d’une juste vengeance, elle se trouve distincte
des autres péchés capitaux.
Objection
N°4. Comme la cupidité ou l’avarice est la racine du péché, de même l’orgueil
en est le commencement, comme nous l’avons dit (art. 1 et 2). Or, on fait de
l’avarice un des sept péchés capitaux ; on aurait donc dû compter aussi
l’orgueil.
Réponse
à l’objection N°4 : On dit que l’orgueil (Quoique l’orgueil soit plus général
que la vainc gloire, cependant on a remplacé ce dernier mot par le premier qui
offre au peuple un sens plus facile à saisir.) est le commencement de tout péché au point de vue de la fin, comme nous
l’avons dit (art. 2), et c’est d’après ce même point de vue que nous établissons
la prééminence des péchés capitaux. C’est pourquoi l’orgueil étant un vice
universel, on ne le compte pas parmi les autres, mais on le considère plutôt,
selon l’expression de saint Grégoire (loc.
cit.), comme le roi de tous les vices. Quant à l’avarice c’est sous un
autre rapport qu’elle est appelée la racine de tous les vices, ainsi que nous
l’avons vu (art. 1).
Objection
N°5. On commet des péchés qui ne peuvent venir d’aucun de ceux qu’on a énumérés
; comme quand on erre par ignorance, ou quand on commet une faute par suite
d’une bonne intention, comme celui qui vole pour faire l’aumône. Donc les vices
capitaux n’ont pas été suffisamment énumérés.
Réponse
à l’objection N°5 : Ces vices sont appelés capitaux parce qu’ils sont
ordinairement la source des autres. Par conséquent rien n’empêche que quelques
péchés ne viennent parfois d’autres causes. — On peut néanmoins dire que tous
les péchés qui proviennent de l’ignorance peuvent se ramener à la paresse, à
laquelle appartient la négligence qui fait qu’on se refuse d’acquérir des biens
spirituels, à cause de la peine qu’il faudrait se donner. Car l’ignorance, qui
peut être la cause du péché, provient de la négligence, ainsi que nous l’avons
dit (quest. 76, art. 1). Et quand on pèche par suite d’une bonne intention, il
semble que cette faute revienne à l’ignorance, parce qu’on ignore alors qu’on
ne doit pas faire le mal, pour qu’il en arrive du bien.
Mais
c’est le contraire. L’autorité de saint Grégoire est positive à cet égard (Mor., liv. 31, chap. 19).
Conclusion
On appelle péchés capitaux, ceux dont les fins ont la vertu première et
principale de mouvoir l’appétit, et comme ces vertus sont au nombre de sept, on
distingue aussi sept vices capitaux qui sont : l’orgueil, l’avarice, la luxure,
l’envie, la gourmandise, la colère et la paresse.
Il
faut répondre que, comme nous l’avons dit (art. préc.),
on appelle vices capitaux ceux qui sont la source des autres, surtout à titre
de cause finale. Or, cette espèce d’origine peut se considérer de deux manières
: 1° selon la condition de celui qui pèche. Ainsi le pécheur peut être disposé
à l’égard d une fin mauvaise, de telle sorte qu’il se porte par suite à une
foule d’autres péchés. Cette sorte d’origine ne peut pas être l’objet de la
science, parce que les dispositions particulières des hommes sont infinies. 2°
On peut la considérer selon le rapport naturel que les fins ont entre elles. A
ce point de vue, il arrive souvent qu’un vice vient
d’un autre. Il y a donc possibilité de systématiser scientifiquement les vices
d’après cette espèce d’origine. En ce sens, on appelle vices capitaux, ceux
dont les fins sont les raisons premières qui meuvent l’appétit, et c’est
d’après la distinction de ces raisons premières qu’on distingue les péchés
capitaux eux-mêmes. Or, une chose meut l’appétit de deux manières : 1°
Directement et par soi-même. C’est ainsi que le bien meut l’appétit pour qu’il
le recherche, et le mal pour qu’il l’évite. 2° Indirectement et pour ainsi dire
par un autre. C’est ainsi qu’un homme recherche une chose mauvaise, à cause du
bien qui y est adjoint ; ou qu’il fuit le bien, à cause du mal dont il est
mélangé. — Le bien de l’homme est de trois sortes. En effet il y a : 1° le bien
de l’âme qui n’est désirable que d’après notre imagination, comme l’excellence
de la louange ou de l’honneur, et c’est cette espèce de bien que la vaine gloire poursuit. 2° Il y a le
bien du corps, celui-ci regarde la conservation de l’individu, comme le boire
et le manger, et c’est ce bien que la gourmandise
recherche d’une manière déréglée ; il a aussi pour objet la conservation de
l’espèce, comme les jouissances charnelles auxquelles se rapporte la luxure, ou il comprend le bien
extérieur, c’est-à-dire les richesses qui sont la fin que se propose l’avarice. Et ces quatre vices fuient déréglément les quatre maux qui leur sont contraires. — Ou
bien, à un autre point de vue, on peut dire que le bien meut principalement
l’appétit, parce qu’il participe à la condition de la félicité que tous les
hommes désirent naturellement, et qu’il est de l’essence de cette félicité
d’être : 1° Une perfection. Car la béatitude est le bien parfait auquel
appartient l’excellence ou l’éclat que recherche l’orgueil ou la vaine gloire. 2° Il faut qu’elle ait cette suffisance que l’avarice recherche dans les richesses
qui la promettent. 3° Il est dans sa nature de renfermer la délectation sans
laquelle il ne peut y avoir de félicité, comme le dit Aristote (Eth., liv. 1,
chap. 7, et liv. 10, chap. 6 à 8), et c’est cette jouissance que recherchent la
gourmandise et la luxure. — Quant au bien que l’on fuit à
cause du mal auquel il est associé, il y en a de deux sortes. Ou il s’agit de son
bien propre, et alors c’est la paresse
qui s’attriste du bien spirituel, à cause de la peine corporelle qu’il donne ;
ou il s’agit du bien d’autrui, et si on le repousse sans éclat, sans mouvement
extérieur, c’est le fait de l’envie
qui s’attriste du bien d’autrui, parce qu’il est un obstacle à sa propre
prééminence ; mais s’il y a indignation et désir de vengeance, alors c’est la colère. D’ailleurs la poursuite du mal
opposé est propre à ces mêmes vices.
Copyleft. Traduction
de l’abbé Claude-Joseph Drioux et de JesusMarie.com qui autorise toute personne à copier et à rediffuser par
tous moyens cette traduction française. La Somme Théologique de Saint Thomas
latin-français en regard avec des notes théologiques, historiques et
philologiques, par l’abbé Drioux, chanoine honoraire de Langres, docteur en
théologie, à Paris, Librairie Ecclésiastique et Classique d’Eugène Belin, 52,
rue de Vaugirard. 1853-1856, 15 vol. in-8°. Ouvrage honoré des
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l’abbé Drioux ou de la nouvelle traduction effectuée par JesusMarie.com, et
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