Saint Thomas d’Aquin - Somme Théologique
1a 2ae = Prima Secundae = 1ère partie de la 2ème Partie
Question 87 : De
la peine due au péché
Nous
avons maintenant à nous occuper de la peine due au péché. Et d’abord de la
peine elle-même ; ensuite du péché mortel et du péché véniel que l’on distingue
d’après la peine qu’ils méritent. Sur la nature de la peine huit questions se
présentent : 1° Est-on digne d’une peine par suite du péché ? — 2° Un péché
peut-il être la peine d’un autre péché ? (L’Ecriture
est formelle à ce sujet (Rom., 1, 28)
: Dieu les a livrés à un sens réprouvé,
de sorte qu’ils ont fait des choses qui ne conviennent pas. On peut lire
sur cette question tant Augustin (Cont.
Jul., liv.
5, chap. 3 et in Psal. 57, et saint Grégoire, Mor., liv. 25, chap.
12, et Hom. 11, sup. Ezech.).)
— 3° Le péché rend-il digne de la peine éternelle ? (L’éternité des peines a
été niée par Origène (Periarch.,
liv. 1, chap. 6) ; d’autres ne l’ont pas appliquée à tous les damnés, d’après
saint Augustin (De civ. Dei, liv. 21,
chap. 17 et 23). Les incrédules ont nié cette vérité dans tous les temps, et
ils ont reproduit dans le siècle dernier les arguments que saint Thomas réfute
ici.) — 4° Rend-il digne d’une peine d’une grandeur infinie ? (Jovinien supposait que tous les damnés souffraient la même
peine parce que tous les péchés méritaient un châtiment infini. Le concile de
Florence a ainsi défini le dogme contraire (sess. ult.) : Definimus illorum animas qui in actuali
mortali peccato decedunt, mox in infernum descendere, pœnis tamen disparibus
puniendas.) — 5° Tout péché rend-il digne d’une
peine éternelle et infinie ? (L’existence du purgatoire, que cet article
démontre, est une vérité de foi qui a été ainsi définie par le concile de
Florence (sess. ult.) : Si verè pœnitentes in Dei charitate decesserunt, antequàm dignis pœnitentiæ fructibus de commissis satisfecerint et omissis, eorum animas pœnis purgatoriis post mortem purgari, definimus. On peut
consulter sur cette question les Controverses
de Bellarmin.) — 6° Peut-on encore mériter la peine après que le péché est
passé ? (Luther et Calvin ont prétendu que la peine était remise avec la faute,
et ils sont partis de là pour nier les indulgences, la satisfaction et le
purgatoire. Le concile de Trente a ainsi condamné cette erreur (sess. 6, can.
30) : Si quis,
post acceptam justificationis
gratiam, cuilibet peccatori pœnitenti culpam remitti et reatum pœnæ æternæ
deleri dixerit, ità ut nullus remaneat
reatus pœnæ temporalis exsolvendæ, vel in hoc sæculo, vel in futuro in purgatorio, antequàm ad regna cælorum aditus
patere possit : anathema sit.) — 7° Toute
peine est-elle infligée pour quelque offense ? (La thèse que soutient ici saint
Thomas est celle que M. de Maistre a si magnifiquement développée dans ses Soirées de Saint-Pétersbourg. Tous les
arguments que le philosophe moderne a fait valoir pour justifier le
gouvernement de la Providence sont ici indiqués.) — 8° Un individu mérite-t-il
d’être puni pour le péché d’un autre ?
Article
1 : Le péché est-il cause qu’on mérite d’être puni ?
Objection
N°1. Il semble que le péché ne soit pas cause qu’on mérite une peine. Car ce
qui se rapporte par accident à une chose ne semble pas être son effet propre.
Or, le mérite de la peine ne se rapporte que par accident au péché, puisqu’il
est en dehors de l’intention du pécheur. Donc ce n’est pas le péché qui est
cause qu’on mérite d’être puni.
Réponse
à l’objection N°1 : La peine est la conséquence du péché, selon qu’il est un
mal, par suite de ce qu’il y a en lui de déréglé. Par conséquent comme le mal
existe par accident dans l’acte de celui qui pèche et en dehors de son
intention, ainsi il en est de la peine qu’il mérite.
Objection
N°2. Le mal n’est pas la cause du bien. Or, la peine est une bonne chose,
puisqu’elle est juste et qu’elle vient de Dieu. Donc elle n’est pas l’effet du
péché, qui est une chose mauvaise.
Réponse
à l’objection N°2 : Une peine juste peut avoir été infligée par Dieu et par
l’homme. La peine n’est donc pas directement un effet du péché, mais elle en résulte,
par manière de disposition seulement, en ce sens que le péché rend l’homme
digne de peine, ce qui est un mal. Car saint Denis dit (De div. nom.,
chap. 4) que ce n’est pas un mal d’être puni, mais que c’en est un de mériter
de l’être. Par conséquent un effet direct du péché, c’est de rendre l’homme
digne de peine (C’est en cela que consiste ce que les théologiens appellent le reatus pœnœ. Les
thomistes se sont demandé si ce mérite était absolu ou
relatif et ils se sont divisés à ce sujet ; mais cette question est sans
importance.).
Objection
N°3. Saint Augustin dit (Conf.,
liv. 1, chap. 12) que tout esprit déréglé est sa peine à lui-même. Or, une
peine ne rend pas digne d’une autre peine, parce qu’il faudrait ainsi aller de
peine en peine indéfiniment. Donc le péché ne rend pas digne de la peine.
Réponse
à l’objection N°3 : Le péché, qui trouble l’ordre de la raison, rend l’esprit
déréglé digne de cette première peine, mais on mérite d’autres châtiments par
là même qu’on trouble l’ordre de la loi divine ou humaine.
Mais
c’est le contraire. L’Apôtre dit (Rom., 2, 9) : L’affliction et le désespoir accableront l’âme de tout homme qui fait
le mal (L’Ecriture dit la même chose en une
multitude d’endroits (Exode, 32, 35)
: Le Seigneur frappa donc le peuple pour
le crime relatif au veau qu’Aaron leur avait fait. (Gen., 42, 21) : C’est justement que nous souffrons tout
cela, parce que nous avons péché contre notre frère. (Ps. 31, 10) : Le pécheur sera
exposé à des peines nombreuses. (Matth, 25, 41) :
Retirez-vous de moi, maudits, dans le feu
éternel.). Or, faire le mal c’est pécher. Donc le péché mérite une peine
que saint Paul désigne sous les noms d’affliction
et de désespoir.
Conclusion
Puisque le pécheur agit contrairement à l’ordre de la raison et de la loi
divine et humaine, par là même qu’il pèche, il est digne du châtiment.
Il
faut répondre que dans les choses naturelles comme dans les choses humaines, ce
qui s’élève contre un autre en souffre un certain détriment. Car nous voyons
que dans l’ordre naturel un contraire agit plus fortement, quand un autre
contraire survient. C’est ainsi que l’eau échauffée gèle plus promptement que
l’eau froide, comme le dit Aristote (Met.,
liv. 1, chap. 12). De même, parmi les hommes, on remarque que chacun est naturellement
porté à abaisser celui qui s’élève contre lui. D’un autre côté, il est évident
que toutes les choses comprises dans un ordre quelconque sont unes en quelque
sorte par rapport au principe de cet ordre. Par conséquent, tout ce qui s’élève
contre un ordre quelconque, doit être réprimé par cet ordre et par celui qui en
est le chef. Ainsi le péché étant un acte déréglé, il est évident que celui qui
pèche agit contre un ordre quelconque. C’est pourquoi il est nécessaire qu’il
soit réprimé par cet ordre, et cette répression constitue la peine. D’où il
résulte que comme il y a trois ordres auxquels la volonté humaine est soumise,
l’homme peut être puni par trois sortes de peines. En effet, la nature humaine
est soumise : 1° à l’ordre de sa propre raison ; 2° à l’ordre d’un autre
individu qui la gouverne spirituellement ou temporellement, politiquement ou
économiquement ; 3° à l’ordre universel du gouvernement divin. Chacun de ces
ordres est troublé par le péché, puisque celui qui pèche agit et contre la raison,
et contre la loi humaine, et contre la loi divine. D’où il arrive qu’il encourt
une triple peine : l’une qui vient de lui-même et qui est le remords de la
conscience ; l’autre qui vient de ses semblables, et la troisième qui vient de
Dieu.
Article
2 : Un péché peut-il être la peine d’un autre péché ?
Objection
N°1. Il semble qu’un péché ne puisse pas être la peine d’un autre péché. Car
les peines ont été établies pour ramener les hommes à la vertu, comme le dit
Aristote (Eth.,
liv. 10, chap. ult.). Or, le péché ne ramène pas l’homme à la vertu, mais au
vice. Donc il n’est pas la peine d’un autre péché.
Réponse
à l’objection N°1 : S’il y en a que Dieu punit en permettant qu’ils tombent
dans quelques péchés, il le fait dans l’intérêt de la vertu. Quelquefois cette
épreuve est avantageuse pour les pécheurs eux-mêmes, parce qu’après leur chute
ils se relèvent plus humbles et plus prudents. D’ailleurs c’est toujours un
avertissement salutaire pour les autres qui, en voyant leur semblable tomber de
péché en péché, craignent davantage de faire des fautes. Quant aux deux autres
modes (Saint Thomas tient à nous faire remarquer que Dieu ne nous punit jamais
que dans notre intérêt ; ses châtiments mêmes sont une preuve de son amour.),
il est évident que la peine a toujours pour objet l’amendement du pécheur. Car
par là même que l’homme en péchant éprouve de la peine et qu’il s’expose à des
pertes, ces deux considérations sont de nature à l’éloigner du péché.
Objection
N°2. Les peines justes viennent de Dieu, comme on le voit dans saint Augustin (Quæst., liv. 83,
quest. 82). Or, le péché ne vient pas de Dieu, et il est injuste. Donc il ne
peut pas être la peine d’un autre péché.
Réponse
à l’objection N°2 : Ce raisonnement s’appuie sur le péché considéré en lui-même.
Objection
N°3. Il est de l’essence de la peine d’être contraire à la volonté. Or, le
péché vient de la volonté, comme on le voit (quest. 74, art. 1 et 2). Donc il
ne peut pas être la peine du péché.
Réponse
à l’objection N°3 : On doit répondre de la même manière que pour l’objection
précédente.
Mais
c’est le contraire. Saint Grégoire dit (Sup.
Ezech., hom. 10, et Mor.,
liv. 25, chap. 9) qu’il y a des péchés qui sont des punitions d’un autre péché.
Conclusion
Quoiqu’un péché ne soit pas par lui-même la peine d’un autre péché, puisque la
peine est contraire à la volonté, tandis que le péché est volontaire, néanmoins
il est la peine d’un autre par accident, de différentes manières.
Il
faut répondre que nous pouvons parler du péché de deux manières : par lui-même
et par accident. Un péché ne peut être par lui-même d’aucune manière la peine
d’un autre péché. En effet, le péché par lui-même se considère selon qu’il
procède de la volonté ; car il n’est une faute qu’autant qu’il est volontaire.
Il est au contraire de l’essence de la peine d’être contraire à la volonté,
comme nous l’avons vu (1a pars, quest. 48, art. 5). D’où il est
manifeste, qu’absolument parlant, le péché ne peut être d’aucune façon la peine
du péché. — Mais il peut en être la peine par accident de trois manières. 1°
Par rapport à la cause qui éloigne ce qui fait obstacle. Car il y a des causes
qui portent au péché : les passions, la tentation du démon, etc. Ces causes
sont entravées par le secours de la grâce divine que le péché détruit. Par
conséquent la soustraction de la grâce étant une peine que Dieu inflige, comme
nous l’avons dit (quest. 79, art. 3), il s’ensuit que le péché qui résulte de
là est appelé par accident une peine. C’est en ce sens que parle l’Apôtre quand
il dit (Rom., chap. 1) : C’est pour cela que Dieu les a livrés aux
désirs de leur cœur, qui sont les passions de l’âme, parce que les hommes
abandonnés par le secours de la grâce divine sont en effet vaincus par leurs
passions. Et c’est ainsi qu’on dit qu’un péché est toujours la peine d’un péché
antérieur. 2° Par rapport à la substance de l’acte qui cause de l’affliction,
soit qu’il s’agisse d’un acte intérieur, comme dans la colère et l’envie (La
colère, l’envie, la haine et les autres vices intérieurs qui rongent le cœur.),
soit qu’il s’agisse d’un acte extérieur, comme quand on s’impose de grandes
fatigues ou qu’on s’expose à de grandes pertes pour accomplir un acte coupable
(Ainsi l’adultère, le vol, l’homicide, exposent celui qui commet ces crimes à
de grands périls et à un grave dommage.), suivant ces paroles du Sage (Sag. , 5, 9) : Nous nous sommes
lassés dans la voie de l’iniquité. 3° Par rapport à l’effet ; c’est ainsi
qu’on dit qu’un péché est une peine par rapport à l’effet qui s’ensuit (Ces
effets sont le remords, la perte de la grâce, la honte, l’ignominie, etc.). De
ces deux dernières manières un péché n’est pas seulement la peine d’un péché
antérieur, mais il est encore sa peine à lui-même.
Article
3 : Un péché mérite-t-il une peine éternelle ?
Objection
N°1. Il semble qu’aucun péché ne mérite une peine éternelle. Car la peine qui
est juste est égale à la faute, puisque la justice est l’égalité. C’est ce qui
fait dire au prophète (Is., 27, 8) : Lors même qu’Israël sera rejeté, le Seigneur
le jugera avec modération et avec mesure. Or, le péché est temporel. Donc
il ne mérite pas une peine éternelle.
Réponse
à l’objection N°1 : Au jugement de Dieu aussi bien qu’au jugement des hommes,
la peine est proportionnée au péché sous le rapport de la rigueur. Mais, comme
l’observe saint Augustin (De civ. Dei,
liv. 21, chap. 11), dans aucun jugement on ne doit égaler la peine à la faute
en durée. Car, parce qu’on commet un adultère ou un homicide en un instant, on
ne punit pas pour cela ces crimes par une peine d’un moment. Tantôt, on les
punit par la prison à perpétuité ou par l’exil ; tantôt on les punit de mort.
Dans ce dernier cas la mort du coupable n’est pas l’affaire d’un instant, mais
elle a pour effet de le retrancher à jamais de la société des vivants. A ce point
de vue elle représente à sa manière l’éternité de la peine que Dieu inflige. Il
est juste d’ailleurs, selon l’expression de saint Grégoire (Dial., liv. 4, chap. 44), que celui qui
a péché dans son éternité contre Dieu soit puni dans l’éternité de Dieu. Or, on
dit que quelqu’un a péché dans son éternité, non seulement parce que sa vie
entière s’est écoulée dans la continuation de la même faute, mais parce que,
par là même qu’il a établi sa fin dans le péché, il a la volonté de pécher à
jamais. C’est ce qui fait dire à saint Grégoire (Mor., liv. 4) que les méchants
voudraient vivre sans fin pour pouvoir rester sans fin dans l’iniquité.
Objection
N°2. Les peines sont médicinales, comme le dit Aristote (Eth., liv. 2, chap. 3). Or,
aucune médecine ne doit être infinie, parce qu’une médecine se rapporte à une
fin, et ce qui se rapporte à une fin n’est pas infini, comme l’observe le même
philosophe (Polit., liv. 1, chap. 6).
Donc aucune peine ne doit être infinie.
Réponse
à l’objection N°2 : La peine que les lois humaines infligent n’est pas toujours
médicinale pour celui qui la subit, mais seulement pour les autres. Ainsi quand
on pend un voleur, ce n’est pas pour qu’il se corrige, mais c’est dans
l’intérêt des autres, afin que la crainte de la peine les détourne du péché,
d’après ces paroles de l’Ecriture (Prov.,
19, 25) : Quand l’homme corrompu sera
châtié, l’insensé deviendra plus sage. C’est ainsi que les peines
éternelles que Dieu a infligées aux réprouvés sont un remède pour ceux que la
considération de ces peines détourne du mal, d’après ces paroles du Psalmiste (Ps. 59, 6-7) : Vous avez donné à ceux qui vous craignent un signal, afin qu’ils fuient
de devant l’arc de votre colère et que vos bien-aimés soient délivrés.
Objection
N°3. Le sage ne fait une chose que pour qu’il se délecte en elle. Or, d’après la
Sagesse (Sag.,
1, 13), Dieu ne se délecte pas dans la
perdition des hommes. Donc il ne les punira pas d’une peine éternelle.
Réponse
à l’objection N°3 : Dieu ne se délecte pas dans les peines pour elles-mêmes,
mais il s’en réjouit par rapport à sa justice qui exige qu’il les inflige.
Objection
N°4. Rien de ce qui existe par accident n’est infini. Or, la peine existe par
accident ; car elle n’est pas conforme à la nature de celui qui la subit. Donc
elle ne peut pas durer infiniment.
Réponse
à l’objection N°4 : La peine, quoiqu’elle se rapporte par accident à la nature,
se rapporte néanmoins par elle-même à la privation de l’ordre et à la justice
de Dieu. C’est pourquoi tant que le désordre dure, la peine dure toujours.
Mais
c’est le contraire. Il est écrit (Matth., 25, 46) : Ils iront au supplice éternel. Et
ailleurs (Marc, 3, 29) : Si quelqu’un
blasphème contre l’Esprit-Saint, il n’en recevra
jamais le pardon et il sera coupable d’un péché éternel (Voyez à cet égard
saint Paul (2 Thess.,
1, 9) : Ils subiront la peine d’une ruine
éternelle. (Apoc.,
14, 10-11) : il sera tourmenté dans le
feu et le soufre… et la fumée de leurs tourments montera dans les siècles des
siècles… A la vérité ces expressions de l’Ecriture ne signifient pas
toujours une durée qui n’a pas de fin, mais tous les Pères les ont ainsi
entendues, et d’ailleurs cette vérité a été définie au concile de Latran (C. firmiter de sum. Trinitate), et par le
concile de Trente (sess. 6, can. 14 et 25, et sess,
14, can. 3), de sorte que cette proposition est de foi.).
Conclusion
Tous les péchés qui détruisent la charité méritent une peine éternelle.
Il
faut répondre que, comme nous l’avons dit (art. 1), le péché mérite une peine,
parce qu’il trouble un ordre établi. Comme l’effet subsiste tant que la cause
subsiste elle-même, il s’ensuit que tant que l’ordre reste troublé il est
nécessaire que l’on en mérite la peine. Or, on trouble l’ordre tantôt d’une
manière réparable, tantôt d’une manière irréparable. Car un défaut qui vient à
détruire le principe d’une chose est toujours irréparable ; au lieu que quand
le principe est conservé, les autres défauts peuvent être réparés par sa vertu.
Par exemple, si le principe de la vue est détruit, il n’est pas possible de la
réparer, il n’y a que la puissance divine qui le puisse. Mais si le principe de
la vue n’a pas été atteint et que des obstacles empêchent l’exercice de cette
faculté, on peut y remédier par la nature ou par l’art. Or, le principe d’un ordre
est ce qui fait participer quelqu’un à cet ordre. C’est pourquoi si le péché
corrompt le principe de l’ordre par lequel la volonté humaine est soumise à
Dieu, il en résulte un désordre qui est de lui-même irréparable, bien que la
puissance divine puisse le réparer. Et comme le principe de cet ordre est la
fin dernière à laquelle l’homme s’attache par la charité, il s’ensuit que tous
les péchés qui détournent de Dieu en détruisant la charité, méritent, autant
qu’il est en eux, une peine éternelle.
Article
4 : Le péché mérite-t-il une peine infinie en quantité ?
Objection
N°1. Il semble que le péché mérite une peine infinie en quantité. Car le prophète
dit (Jér., 10, 24) : Châtiez-moi, Seigneur, mais que ce soit dans votre justice et non dans
votre fureur, de peur que vous ne me réduisiez au néant. Or, la colère de
Dieu ou sa fureur désigne métaphoriquement la vengeance de la justice divine,
et être réduit au néant, c’est une peine infinie, comme faire quelque chose de
rien suppose une puissance infinie. Donc la vengeance divine punit le péché par
une peine d’une étendue infinie.
Réponse
à l’objection N°1 : La justice divine ne doit pas réduire absolument au néant
le pécheur, parce que ce serait aller contre l’éternité de la peine qui est due
au péché, comme nous l’avons vu (art. 3). Mais on dit que celui qui est privé
des biens spirituels est réduit à rien, d’après ces paroles de l’Apôtre (1 Cor., 13, 2) : Si je n’ai pas la charité, je ne suis rien.
Objection
N°2. L’étendue de la peine répond à l’étendue de la faute, selon cette expression
de l’Ecriture (Deut.,
25, 2) : Le nombre des coups se réglera
d’après la nature du délit. Or, le péché qu’on commet contre Dieu est
infini. Car l’offense est d’autant plus grave que la personne contre laquelle
on pèche est plus élevée. Ainsi c’est un plus grand crime de frapper un prince
que de frapper un particulier. Et comme la grandeur de Dieu est infinie, il
s’ensuit qu’on doit infliger un châtiment infini pour un péché commis contre
Dieu.
Réponse
à l’objection N°2 : Ce raisonnement s’appuie sur le péché considéré comme la
cause qui éloigne l’homme de Dieu ; car c’est en ce sens que l’homme pèche
contre Dieu.
Objection
N°3. Il y a deux sortes d’infini, l’infini en durée et l’infini en quantité.
Or, la peine est infinie en durée. Donc elle l’est aussi en quantité.
Réponse
à l’objection N°3 : La durée de la peine répond à la durée de la faute
envisagée non du côté de l’acte, mais du côté de la tache, et tant que la tache
dure, on mérite d’être puni. Mais la sévérité de la peine répond à la gravité
de la faute. Une faute qui est irréparable a en elle-même un principe perpétuel
de durée, c’est pourquoi elle mérite une peine éternelle. Mais comme elle n’est
pas infinie par rapport à l’objet vers lequel elle porte les affections de
l’âme, elle ne mérite pas non plus une peine d’une intensité infinie.
Mais
c’est le contraire. Car il suivrait de là que tous les péchés mortels
encourraient des peines égales, puisqu’un infini n’est pas plus grand qu’un
autre.
Conclusion
Comme le péché est infini par rapport au bien infini dont il éloigne, et fini
par rapport au bien créé et changeant vers lequel il porte, de même la peine
qui correspond au péché doit être finie sous ce rapport et infinie sous un
autre.
Il
faut répondre que la peine est proportionnée au péché. Or, il y a dans le péché
deux choses : l’une qui consiste en ce qu’il nous éloigne du bien immuable qui
est infini, et sous ce rapport il est infini (Il est infini objectivement et
extrinsèquement, mais il ne 1’est pas absolument et intrinsèquement, parce
qu’il prive le pécheur, non pas de Dieu considéré en lui-même, mais de lu
vision de Dieu et de sa participation qui est finie.) ; l’autre qui consiste en
ce qu’il nous porte vers le bien qui est changeant, et à ce point de vue il est
fini ; soit parce que le bien qui change est fini, soit parce que l’action par
laquelle on se porte vers lui est finie elle-même, puisque les actes des
créatures ne peuvent être infinis. — La peine du dam répond au péché considéré
comme la cause qui nous éloigne de Dieu, et elle est infinie puisqu’elle est la
perte du bien infini ou de Dieu lui-même ; tandis que la peine du sens (L’existence
de ces deux peines est de foi, mais il est à remarquer que ce n’est que par
appropriation que saint Thomas attribue la peine du dam au mouvement par lequel
le pécheur se détourne de Dieu, et la peine du sens au mouvement par lequel il
se porte vers les créatures parce que dans la réalité ces deux mouvements
méritent l’un et l’autre ces deux peines, puisqu’ils se supposent. De ces deux
peines, la peine du dam est la plus grave ; mais elle n’est pas la même chez
tous les damnés, elle est en proportion de leur faute, comme la vision
béatifique est en proportion du mérite des élus.) répond
au mouvement déréglé qui nous porte vers les créatures ; c’est pourquoi elle
est limitée.
Article
5 : Tout péché mérite-t-il une peine éternelle ?
Objection
N°1. Il semble que tout péché mérite une peine éternelle. Car la peine, comme
nous l’avons dit (art. préc.), est proportionnée à la
faute. Or, une peine éternelle diffère infiniment d’une peine temporelle,
tandis qu’aucun péché ne peut différer infiniment d’un autre, puisque tout
péché est un acte humain qui ne peut être infini. Par conséquent puisqu’il y a
des péchés qui sont dignes d’une peine éternelle, comme nous l’avons dit (art.
3), il semble qu’il n’y en ait aucun qui ne mérite qu’une peine temporelle.
Réponse
à l’objection N°1 : Les péchés ne diffèrent pas les uns des autres infiniment,
quand on les considère par rapport au bien changeant vers lequel ils nous
portent, et c’est en cela que consiste la substance de l’acte ; mais ils
diffèrent infiniment, relativement au bien immuable dont ils nous éloignent.
Car il y a des péchés que l’on commet en s’écartant de la fin dernière, tandis
qu’il y en a d’autres qui n’attaquent que les moyens qui se rapportent à cette
fin. Or, la fin dernière diffère à l’infini des moyens
qui y mènent.
Objection
N°2. Le péché originel est le plus petit des péchés. C’est ce qui fait dire à
saint Augustin (Ench.,
chap. 93) que la peine la plus légère est réservée à ceux qui ne sont punis que
pour le péché originel. Or, le péché originel est puni par une peine éternelle
; puisque les enfants morts sans baptême avec la tache de ce péché ne verront
jamais le royaume de Dieu, comme le prouvent évidemment ces paroles de Notre-Seigneur (Jean, 3, 3) : Si on ne renaît de nouveau, on ne peut pas voir le royaume de Dieu.
Donc à plus forte raison la peine de tous les autres péchés sera-t-elle éternelle.
Réponse
à l’objection N°2 : Le péché originel ne mérite pas une peine éternelle en
raison de sa gravité, mais en raison de la condition du sujet ou de l’homme qui
se trouve dépouillé de la grâce, qui est le seul moyen par lequel on obtient la
rémission de la peine.
Objection
N°3. Un péché ne doit pas être puni plus sévèrement quand il se trouve joint à
un autre péché, puisque toutes les fautes doivent être châtiées conformément à
la justice de Dieu. Or, le péché véniel doit être puni d’une peine éternelle,
s’il se trouve dans un damné avec un péché mortel, parce que dans l’enfer, il
ne peut pas y avoir de rémission. Donc le péché véniel doit être aussi puni
d’une peine éternelle et par conséquent aucun péché ne mérite une peine
temporelle.
Réponse
à l’objection N°3 : A l’égard du péché véniel (Saint Thomas admet donc que le
péché véniel, quand il est accompagné du péché mortel, est puni dans l’enfer de
la peine éternelle par accident. Ce
sentiment est celui de saint Bonaventure, de Richard de Saint-Victor, de
plusieurs théologiens anciens et modernes ; mais il n’est pas suivi par Scot et
ses disciples.). Car l’éternité de la peine ne répond pas à l’étendue de sa
faute, mais à son irrémissibilité, comme nous l’avons
dit (art. 3).
Mais
c’est le contraire. Saint Grégoire dit (Mor., liv. 4, chap. 39) qu’il y a des fautes légères qui
sont remises après cette vie. Donc tous les péchés ne sont pas punis d’une
peine éternelle.
Conclusion
Il n’y a que les péchés qui sont contraires à la charité qui méritent une peine
éternelle, les autres ne méritent qu’une peine temporelle.
Il
faut répondre que, comme nous l’avons dit (art. 1 et 3), le péché mérite une
peine éternelle, quand il trouble d’une manière irréparable l’ordre de la
justice divine, c’est-à-dire quand il est contraire au principe lui-même de
l’ordre qui est la fin dernière. Or, il est évident
que dans certains péchés il y a un désordre, qui ne résulte pas de ce qu’ils
sont contraires à la fin dernière elle-même, mais qui se rapporte seulement aux
moyens, selon qu’on les emploie d’une manière plus ou moins convenable, tout en
restant en rapport avec la fin dernière. Ainsi, par exemple, quoiqu’un homme
ait trop d’affection pour une chose temporelle, il ne voudrait néanmoins pas
offenser Dieu pour elle, en faisant quelque chose contre sa loi. Ces sortes de
péchés ne méritent pas une peine éternelle, mais une peine temporelle.
Article
6 : Après le péché mérite-t-on encore la peine ?
Objection
N°1. Il semble qu’après le péché on ne mérite plus la peine. Car en ôtant la
cause, on enlève aussi l’effet. Or, le péché est cause que l’on mérite la
peine. Donc du moment où le péché est écarté, on cesse de mériter la peine.
Réponse
à l’objection N°1 : Comme après l’acte du péché la tache subsiste, ainsi que nous
l’avons dit (quest. 86, art. 2), de même le mérite de la peine peut subsister
aussi. Mais quand la tache est effacée, le mérite de la peine ne subsiste plus
sous le même rapport, comme nous l’avons vu (dans le corps de l’article.).
Objection
N°2. Le péché est écarté par là même que l’on revient à la vertu. Or l’homme
vertueux ne mérite pas une peine, mais plutôt la récompense. Donc, du moment où
le péché cesse, on cesse aussi d’en mériter la peine.
Réponse
à l’objection N°2 : L’homme vertueux ne mérite pas de peine absolument parlant,
mais il peut mériter une peine à titre de satisfaction ; parce que la vertu
elle-même exige qu’il satisfasse pour toutes les fautes par lesquelles il a
offensé Dieu ou le prochain.
Objection
N°3. Les peines sont des remèdes, comme le dit Aristote (Eth., liv. 2, chap. 3). Or, une fois que quelqu’un a guéri d’une
infirmité, on ne lui offre plus de remède. Donc quand le péché n’existe plus, on
n’est plus tenu à aucune peine.
Réponse
à l’objection N°3 : La tache effacée, la blessure du péché est guérie quant à
la volonté. Mais il faut encore une peine pour guérir les autres facultés de
l’âme que le péché antérieur a troublées ; c’est-à-dire, il faut qu’elles
soient ramenées à l’ordre par des actes contraires. De plus, pour rétablir
l’égalité de la justice, et pour détruire le scandale, il est nécessaire qu’on
édifie par la peine de ceux qui ont été scandalisés par la faute comme le
prouve l’exemple de David qu’on a rapporté (Mais c’est le contraire.).
Mais
c’est le contraire. Car l’Ecriture rapporte que quand David eut dit à Nathan : J’ai péché devant le Seigneur, Nathan
lui répondit : Le Seigneur pardonne ton
péché, vous ne mourrez pas. Néanmoins, parce que par votre péché vous avez as
été cause que les ennemis du Seigneur l’ont blasphémé, le fils qui vous est né
va perdre la vie (2 Rois, 12,
13-14). Donc Dieu punit quelqu’un même après lui avoir pardonné son péché, et
par conséquent on est encore sous le coup de la peine, après que le péché n’existe
plus.
Conclusion
Quand la tache du péché est effacée, on mérite encore, non pas d’être puni
absolument, mais de subir une peine satisfactoire.
Il
faut répondre que dans le péché nous pouvons considérer deux choses, l’acte de
la faute, et la tache qui s’ensuit. Il est clair que quand l’acte du péché
cesse, on continue à mériter d’être puni pour tous les péchés actuels. Car l’acte
du péché rend l’homme digne de peine, parce qu’il est une transgression de
l’ordre de la justice divine à laquelle on ne revient que par l’acceptation d’une
peine qui rétablit l’égalité de la justice. C’est ainsi que celui qui s’est
laissé aller à sa propre volonté plus qu’il ne devait, en agissant
contrairement à la loi de Dieu, souffre spontanément ou malgré lui, selon
l’ordre de la justice divine elle-même, quelque chose qui est contraire à ce
qu’il voudrait. Quand il s’agit d’injures faites aux hommes, on s’efforce aussi
par la compensation de la peine de rétablir l’égalité de la justice. D’où il est
évident que l’acte du péché ayant cessé, ou les injures ayant été faites, il
reste encore une peine que l’on doit subir. — Mais, si
nous parlons de l’anéantissement de la tache du péché, il est alors manifeste
que cette tache ne peut être effacée de l’âme que parce que l’âme est unie à
Dieu, dont l’éloignement produisait en elle cet obscurcissement de son propre
éclat qu’on appelle une souillure, comme nous l’avons dit (quest. 86, art. 1).
Or, l’homme est uni à Dieu par la volonté. Par conséquent la tache du péché ne
peut être enlevée qu’autant que la volonté de l’homme accepte l’ordre de la
justice divine ; soit que le pécheur se soumette lui-même à une peine en
compensation de ses fautes passées, soit qu’il subisse avec patience le
châtiment que Dieu lui inflige. Car dans l’un et l’autre cas, la peine est satisfactoire. — Mais la souffrance satisfactoire
diminue quelque chose de la peine. En effet, il est de la nature de la peine qu’elle
soit contre la volonté, tandis que la peine satisfactoire,
bien qu’elle soit contraire à la volonté quand on la considère absolument en
elle-même, est néanmoins volontaire dans le sens qu’on l’accepte, de telle
sorte qu’elle est volontaire absolument et involontairement respectivement,
comme on le voit d’après ce que nous avons dit (quest. 6, art. 6). Il faut donc
dire que quand la tache du péché est effacée, on peut encore néanmoins mériter,
non pas une peine absolue, mais une peine satisfactoire.
Article
7 : Toute peine se rapporte-t-elle à une faute ?
Objection
N°1. Il semble que toute peine ne se rapporte pas à une faute. Car il est dit de
l’aveugle-né (Jean, 9, 3) : Ce ne sont
pas ses péchés, ni ceux de ses parents qui sont cause qu’il est né aveugle.
De même nous voyons qu’une foule d’enfants qui ont été baptisés, éprouvent de
graves peines, par exemple des fièvres, des oppressions de démons, etc., quoiqu’il
n’y ait pas de péchés en eux après leur baptême, et quoique avant il n’y en ait
pas eu en eux plus que dans les autres enfants, qui n’endurent pas les mêmes
souffrances. Donc toute peine n’est pas infligée pour un péché.
Réponse
à l’objection N°1 : Les infirmités de ceux qui naissent ou des enfants sont les
effets et les peines du péché originel, comme nous l’avons dit (dans le corps
de l’article et quest. 85, art. 5) et qu’elles subsistent après le baptême,
pour la raison que nous avons donnée. Si elles ne sont pas égales dans tous les
hommes, ceci résulte de la diversité de la nature qui est abandonnée à
elle-même, comme nous l’avons observé (quest. 82, art. 4, réponse N°2).
Toutefois la providence de Dieu fait servir ces défauts au salut des hommes, en
permettant à ceux qui les souffrent de les rendre méritoires, en donnant aux
autres d’utiles avertissements par ce moyen, et en les faisant contribuer à la
gloire de Dieu (Il est à remarquer que toutes les peines qu’on souffre ne
proviennent pas des péchés personnels qu’on a commis, puisqu’on peut souffrir
pour les autres, être éprouvé par la souffrance et être détourné du mal par là.
C’est pourquoi on a condamné la proposition suivante de Baïus
: Omnes omninò justorum afflictiones sunt ultiones peccatorum
ipsorum. Et celle-ci de Quesnel : Nunquàm Deus affligit innocentes, et afflictiones
semper serviunt, vel ad puniendum peccatum, vel ad purificandum peccatorem.).
Objection
N°2. Il semble que ce soit la même raison qui veuille que les pécheurs prospèrent,
et que des innocents soient punis. Or, on remarque souvent ces deux faits dans
les choses humaines. Car le Psalmiste dit des méchants (Ps. 72, 5) : Ils ne participent point aux peines des hommes et ils n’éprouvent point
les fléaux auxquels tous les autres sont exposés. On lit dans Job (21, 7) :
Les impies vivent, ils ont été élevés et
remplis de richesses. Habacuc (1, 13) dit aussi : Pourquoi regardez-vous avec tant de patience ceux qui vous méprisent et
pourquoi demeurez-vous dans le silence, pendant que l’impie dévore ceux qui
sont plus justes que lui ? Donc toute peine n’est pas infligée pour une
faute.
Réponse
à l’objection N°2 : Les biens temporels et corporels sont des biens de l’homme,
mais des biens peu importants ; tandis que les biens spirituels sont d’un ordre
très-élevé. Il appartient donc à la justice divine
d’accorder les biens spirituels à ceux qui sont vertueux, et de leur donner des
biens ou des maux temporels, autant qu’il en faut pour la vertu. Car, comme le
dit saint Denis (De div. nom., chap. 8),
il n’appartient pas à la justice de Dieu d’amollir le courage des bons en les
comblant d’avantages matériels. Les biens temporels qu’il accorde aux autres
tournent à leur détriment spirituel ; et c’est ce qui fait dire au Psalmiste (Ps. 72, 6) que l’orgueil les aveugle.
Objection
N°3. Il est dit du Christ (1 Pierre, 2, 22) qu’il n’a pas fait le péché et qu’on n’a point trouvé de tromperie dans sa
bouche. Néanmoins il est dit aussi qu’il
a souffert pour nous. Donc Dieu ne dispense pas toujours la peine en raison
de la faute.
Réponse
à l’objection N°3 : Le Christ a souffert une peine satisfactoire,
non pour ses péchés, mais pour les nôtres.
Mais
c’est le contraire. Il est dit dans Job (4, 5) : L’innocent a-t-il jamais péri, ou en quel temps les justes ont-ils été
effacés ? J’ai vu plutôt ceux qui opèrent l’iniquité périr sous le souffle de Dieu.
Et S. Augustin dit (Retract., liv. 1, chap. 9) que toute peine est
juste et qu’elle est infligée pour quelque péché.
Conclusion
Toute peine absolue ou satisfactoire existe pour une
faute originelle ou actuelle, pour un péché personnel ou pour celui d’un autre.
Il
faut répondre que, comme nous l’avons dit (art. préc.),
la peine peut se considérer de deux manières, absolument et à titre de
satisfaction. La peine satisfactoire est d’une
certaine manière volontaire ; et comme il arrive que ceux qui n’ont pas mérité
la même peine ne font qu’un sous le rapport de la volonté, par suite de l’union
de leur amour, il s’ensuit qu’un individu qui n’a pas péché supporte quelquefois
volontairement la peine méritée par un autre. C’est ainsi que dans les choses
humaines nous voyons des individus se charger des dettes des autres. — Mais s’il
s’agit de la peine absolument considérée comme telle, elle se rapporte toujours
à une faute propre. Tantôt elle a pour objet un péché actuel, comme quand on
est puni par Dieu ou par l’homme pour un péché qu’on a commis ; tantôt elle est
l’effet du péché originel principalement ou conséquemment. La peine principale
de ce péché, c’est que la nature humaine privée du secours de la justice
originelle a été abandonnée à elle-même. De là sont résultées toutes les peines
qui arrivent aux hommes par suite de l’imperfection de leur nature. — Toutefois
il faut observer que quelquefois l’on prend pour un châtiment ce qui n’en est
pas un, absolument parlant. Car la peine est une espèce de mal, comme nous
l’avons dit (1a pars, quest. 48, art. 5) et le mal est la privation
du bien. Comme il y a dans l’homme plusieurs biens, les biens de l’âme, du
corps et des choses extérieures, il arrive parfois que l’homme souffre une
perte dans un bien qui est moindre, pour obtenir un avantage dans un bien plus
élevé. C’est ce qui arrive quand il éprouve une perte d’argent dans l’intérêt
de son corps et qu’il souffre dans sa fortune et dans son corps pour le salut
de son âme, ou la gloire de Dieu. Dans ce cas la perte qu’il subit n’est pas un
mal absolument, ce n’est qu’un mal relativement ; par conséquent ce n’est pas
absolument une peine, mais c’est plutôt une médecine. Car les médecins donnent
à leurs malades des potions mauvaises pour les rappeler à la santé. Et parce
que ces maux ne sont pas à proprement parler de peines, ils ne se rapportent
pas au péché comme à leur cause, sinon dans le sens que la nature humaine est
obligée d’avoir recours à ces peines médicinales par suite de sa corruption qui
est la peine du péché originel. Dans l’état d’innocence, on n’aurait pas eu
besoin de toutes ces épreuves pour faire des progrès dans la vertu. Par
conséquent ce qu’il y a de pénal dans ces afflictions revient à la tache
originelle comme à sa cause.
Article
8 : Quelqu’un est-il puni pour le péché d’un autre ?
Objection
N°1. Il semble qu’on soit puni pour le péché d’un autre. Car il est écrit dans
la loi (Ex., 20, 5) : Je suis un Dieu jaloux qui venge l’iniquité
des pères sur leurs enfants jusqu’à la troisième et quatrième génération dans
tous ceux qui me haïssent. Et nous lisons dans l’Evangile (Matth., 23, 35) : Vous
le persécuterez, afin que tout le sang innocent qui a été répandu sur la terre retombe
sur vous.
Réponse
à l’objection N°1 : Ces deux passages doivent se rapporter l’un et l’autre aux
peines temporelles ou corporelles ; parce que les enfants sont, en quelque
sorte, la possession de leurs parents et les héritiers de leurs prédécesseurs ;
ou bien si on les entend des peines spirituelles, l’Ecriture s’exprime ainsi,
parce que les enfants imitent leurs parents. C’est pourquoi l’Exode ajoute : Ceux qui me haïssent, et qu’on trouve
dans saint Matthieu (23, 32) : Remplissez
la mesure de vos pères. L’Ecriture dit que les
péchés des pères sont punis dans leurs enfants, parce que les enfants ayant été
nourris dans les crimes de ceux qui leur ont donné le jour sont plus enclins au
mal, soit à cause de l’habitude qu’ils en ont, soit parce qu’ils suivent tout
naturellement l’exemple de leurs parents. Et ils méritent une peine d’autant
plus grande qu’à la vue des châtiments qui ont pesé sur leurs pères, ils ne se
sont pas corrigés. C’est pourquoi le texte ajoute : jusqu’à la troisième et la quatrième génération, parce que les
hommes vivent ordinairement assez de temps pour voir la troisième et la quatrième
génération ; de telle sorte que les enfants peuvent être témoins des fautes de
leurs pères pour les imiter, et les pères peuvent voir les peines de leurs
enfants pour en gémir.
Objection
N°2. La justice humaine découle de la justice divine. Or, d’après la justice
humaine les enfants sont quelquefois punis pour les fautes de leurs parents,
comme on le voit pour les crimes de lèse-majesté. Donc la justice divine punit
aussi quelquefois un individu pour les fautes d’un autre.
Réponse
à l’objection N°2 : Les peines infligées par la justice humaine à un individu
pour le péché d’un autre sont des peines corporelles et temporelles, qui ont
pour but de prévenir les fautes à venir, en empêchant ceux qui sont punis ou
les autres de tomber dans les mêmes crimes.
Objection
N°3. Si l’on prétend que le fils n’est pas puni pour les fautes du père, mais
pour ses propres fautes, dans le sens qu’il imite la malice de celui qui lui a
donné le jour, ceci n’est pas plus applicable aux enfants qu’aux étrangers qui
sont aussi punis de la même peine que ceux dont ils imitent les torts. Il ne
semble donc pas que les enfants soient punis non pour leurs péchés propres,
mais bien pour les péchés de leurs parents.
Réponse
à l’objection N°3 : On dit que les enfants plutôt que les étrangers sont punis
pour les péchés des autres ; soit parce que la peine des enfants rejaillit
d’une certaine manière sur ceux qui sont les auteurs du péché, comme nous
l’avons dit (dans le corps de l’article.), puisque le fils est en quelque sorte
la possession du père ; soit parce que les exemples et les peines domestiques
touchent davantage. Par conséquent quand quelqu’un a été nourri dans les péchés
de ses parents, il les imite avec d’autant plus d’ardeur. Et si leur châtiment
ne l’a pas détourné du mal, il n’en a été que plus obstiné, ce qui le rend
digne d’une peine d’autant plus forte.
Mais
c’est le contraire. Car le prophète dit (Ezech., 18,
20) : Le fils ne portera pas l’iniquité
du père.
Conclusion
Parmi les peines il y a la peine satisfactoire dont
on peut volontairement se charger pour un autre, il y a la peine médicinale que
Dieu ou l’homme inflige à titre de remède pour le péché d’un autre, enfin il y
a la peine pure et simple, qui est un châtiment et que chacun subit uniquement
pour son propre péché.
Il
faut répondre que s’il s’agit de la peine satisfactoire
que l’on prend sur soi volontairement, il arrive qu’un individu porte la peine
d’un autre (Sylvius fait observer que saint Thomas dit qu’il porte la peine, mais non qu’il est puni, parce que la punition, dans le
sens propre, indique quelque chose d’involontaire, au lieu que dans ce cas
c’est volontairement qu’on se charge de satisfaire pour un autre.), parce
qu’ils ne forment d’une certaine façon qu’un même être, comme nous l’avons expliqué
(art. 7). — S’il s’agit de la peine infligée au péché à titre de châtiment,
dans ce cas chaque individu n’est puni que pour ses propres fautes, parce que
l’acte du péché est quelque chose de personnel. — Mais s’il s’agit de la peine
médicinale, il arrive encore que l’un est puni pour le péché d’un autre. En
effet, nous avons dit (art. 7) que les pertes des biens corporels ou du corps
lui-même sont des peines médicinales qui ont pour objet le salut de l’âme. Par
conséquent rien n’empêche que Dieu ou l’homme n’inflige ces peines à quelqu’un
pour le péché d’un autre ; par exemple, que les enfants ne soient punis pour
les parents, les serviteurs pour leurs maîtres, comme leur appartenant sous un
rapport ; de telle sorte que si le fils ou le serviteur participe à la faute,
cette peine frappe à titre de châtiment sur l’un et l’autre, c’est-à-dire sur
celui qui est puni et sur celui pour qui il est puni. Mais s’il n’y a pas de
participation de la part du fils, la peine n’est un châtiment qu’à l’égard du
père pour qui il est puni. Elle est pour le fils qui la reçoit purement
médicinale, à moins que par accident il n’ait consenti au péché de son père ;
car cette peine lui est envoyée pour le bien de son âme, s’il la supporte
patiemment. Quant aux peines spirituelles, elles ne sont pas purement
médicinales ; parce que le bien de l’âme ne se rapporte pas à un autre bien
meilleur. Par conséquent personne ne souffre de perte dans les biens de son âme
sans une faute propre. C’est pourquoi, comme le dit saint Augustin (Ep. 75), on n’est pas puni de cette
manière pour un autre. Car le fils n’appartient pas au père quant à l’âme, et
le Seigneur en assigne lui-même la cause quand il dit par son prophète (Ezech., 18, 4) : Toutes
les âmes sont à moi.
Copyleft. Traduction
de l’abbé Claude-Joseph Drioux et de JesusMarie.com qui autorise toute personne à copier et à rediffuser par
tous moyens cette traduction française. La Somme Théologique de Saint Thomas
latin-français en regard avec des notes théologiques, historiques et philologiques,
par l’abbé Drioux, chanoine honoraire de Langres, docteur en théologie, à
Paris, Librairie Ecclésiastique et Classique d’Eugène Belin, 52, rue de
Vaugirard. 1853-1856, 15 vol. in-8°. Ouvrage honoré des encouragements du
père Lacordaire o.p. Si par erreur, malgré nos vérifications, il s’était glissé
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