Saint Thomas d’Aquin - Somme Théologique
1a 2ae = Prima Secundae = 1ère partie de la 2ème Partie
Question 89 : Du
péché véniel considéré en lui-même
Nous
avons maintenant à nous occuper du péché véniel considéré en lui-même. — A ce
sujet six questions se présentent : 1° Le péché véniel produit-il une tache
dans l’âme ? — 2° De la distinction du péché véniel selon qu’il est figuré par
le bois, le foin et la paille dans
saint Paul (1 Cor., chap. 3). (Cet
article est le commentaire raisonné de ces paroles de saint Paul (1 Cor., 3, 12-13) : Si quelqu’un bâtit sur ce fondement avec de l’or, de l’argent, des
pierres précieuses, du bois, du foin, de la paille, l’œuvre de chacun sera
manifestée ; car le jour du Seigneur la fera connaître, parce qu’elle se
révélera dans le feu, et que le feu éprouvera ce que vaut l’œuvre de chacun.)
— 3° L’homme dans l’état d’innocence aurait-il pu pécher véniellement ? (Cette
question est controversée parmi les théologiens. Les uns disent qu’il aurait pu
faire toute espèce de péché véniel, les autres qu’il aurait fait les péchés qui
sont véniels dans leur genre et par la légèreté de leur matière, mais qu’il
n’aurait pas commis ceux qui sont véniels par suite de l’imperfection de l’acte
; d’autres prétendent qu’il n’aurait pas fait de péché véniel, mais qu’il
devait cette impeccabilité à la providence spéciale de Dieu qui l’empêchait de
pécher véniellement. Ce dernier sentiment est celui de Suarez.) — 4° Un ange
bon ou mauvais peut-il pécher véniellement ? (Cet article est une conséquence
du précédent.) — 5° Les mouvements premiers des infidèles sont-ils des péchés
véniels ? — 6° Le péché véniel peut-il exister dans quelqu’un simultanément
avec le péché originel seul ?
Article
1 : Le péché véniel produit-il une tache dans l’âme ?
Objection
N°1. Il semble que le péché véniel produise une tache dans l’âme. Car saint
Augustin dit (Lib. de pœnit.,
homil. ult.) que les péchés véniels, si on les
multiplie, détruisent tellement notre beauté, qu’ils nous séparent des
embrassements du céleste époux. Or, la tache n’est rien autre chose que la
perte de cette beauté. Donc les péchés véniels en produisent une dans l’âme.
Réponse
à l’objection N°1 : Saint Augustin parle du cas où une foule de péchés véniels
mènent au péché mortel en y disposant. Car autrement ils ne sépareraient pas
des embrassements du céleste époux.
Objection
N°2. Le péché mortel produit une tache dans l’âme, à cause du dérèglement de
l’acte et de la volonté de celui qui pèche. Or, il y a dans le péché véniel un
dérèglement d’acte et de volonté. Donc il produit dans l’âme une tache.
Réponse
à l’objection N°2 : Le dérèglement de l’acte dans le péché mortel corrompt
l’habitude de la vertu, mais il n’en est pas de même dans le péché véniel.
Objection
N°3. La tache de l’âme résulte du contact des choses temporelles par le moyen
de l’amour, comme nous l’avons dit (quest. 86, art. 1). Or, dans le péché
véniel l’âme s’attache aux choses temporelles par un amour déréglé. Donc ce
péché produit dans l’âme une tache.
Réponse
à l’objection N°3 : Dans le péché mortel l’âme s’attache par l’amour aux choses
temporelles comme à sa fin, et par là elle se prive complètement de la
splendeur de la grâce qui découle dans ceux qui s’attachent à Dieu, comme à
leur fin dernière, au moyen de la charité ; tandis que dans le péché véniel
l’homme ne s’attache pas à la créature comme à sa fin dernière (La fin dernière
de celui qui fait un péché véniel est la béatitude, mais sa fin prochaine est
le bien qu’il cherche dans les créatures. Les thomistes se sont partagés sur
cette question qui d’ailleurs n’est pas d’une grande importance. Billuart rapporte leurs sentiments (De peccatis, Dissert. 8, art. 4).). Il n’y a donc pas de parité.
Mais
c’est le contraire. L’Apôtre dit (Eph., 5, 27) que le Christ s’est livré pour rendre son Eglise
glorieuse, n’ayant ni tache, ni ride, c’est-à-dire, d’après la glose (interl.), pour
qu’elle n’eût aucun péché mortel. Il semble donc que le propre du péché mortel
soit de produire dans l’âme une tache.
Conclusion
Le péché véniel ne détruisant pas l’habitude de la charité ni des autres
vertus, mais entravant plutôt leurs actes, ne produit dans l’âme une tache que
dans le sens qu’il empêche l’éclat qui résulterait des actes de vertu.
Il
faut répondre que, comme nous l’avons dit (quest. 86, art.l),
la tache suppose une perte d’éclat résultant d’un contact quelconque, comme on
le voit dans les choses corporelles auxquelles on a emprunté ce mot par analogie
pour l’appliquer à l’âme. Or, comme dans les corps il y a deux sortes d’éclat,
l’un qui résulte de la disposition intrinsèque des membres et de la couleur,
l’autre qui est l’effet d’une clarté extérieure qui vient par surcroît ; de même
dans l’âme il y a deux sortes d’éclat, l’un habituel, et qui est en quelque
sorte intrinsèque, et l’autre actuel, qui est sa splendeur extérieure. Le péché
véniel empêche l’éclat actuel, mais non l’éclat habituel ; parce qu’il ne
détruit, ni diminue l’habitude de la charité et des autres vertus, comme nous
le verrons plus loin (2a 2æ, quest. 24, art. 10), il
entrave seulement leurs actes. Et parce que la tache implique quelque chose
d’immanent dans l’objet qu’elle atteint, il s’ensuit qu’elle paraît appartenir
plutôt à la perte de l’éclat habituel que de l’éclat actuel. Par conséquent, à
proprement parler, le péché véniel ne produit pas une tache dans l’âme. Et si
l’on dit quelque part qu’il fait une tache il faut l’entendre relativement, en
ce sens qu’il empêche l’éclat qui résulte des actes des vertus.
Article
2 : Les péchés sont-ils convenablement désignés par le bois, le foin et la
paille ?
Objection
N°1. Il semble que l’on n’ait pas convenablement désigné les péchés véniels par
le bois, le foin et la paille. Car il est dit que l’on élève toutes ces choses
sur le fondement spirituel. Or, les péchés véniels sont en dehors de l’édifice spirituel
comme les fausses opinions sont en dehors de la science. Donc les péchés
véniels ne sont pas convenablement désignés par le bois, le foin et la paille.
Réponse
à l’objection N°1 : On ne dit pas que les péchés véniels sont élevés sur le
fondement spirituel, comme s’ils reposaient sur lui directement, mais on
suppose qu’ils sont placés prés de lui (Ils n’en font pas substantiellement
partie.) ; c’est ainsi que le Psalmiste dit (Ps. 136, 1) : Sur les fleuves
de Babylone, ce qui signifie : Près
des fleuves ; parce que les péchés véniels ne détruisent pas l’édifice
spirituel, ainsi que nous l’avons dit (dans le corps de l’article.).
Objection
N°2. Celui qui bâtit avec le bois, le foin et la paille sera sauvé d’une certaine
manière par le feu. Or, quelquefois celui qui fait des péchés véniels ne sera
pas sauvé par le feu, par exemple, quand les péchés véniels se trouvent dans un
individu qui meurt en état de péché mortel. Donc c’est à tort que l’on désigne
les péchés véniels par le bois, le foin et la paille.
Réponse
à l’objection N°2 : On ne dit pas que tous
ceux qui bâtissent avec le bois, le foin et la paille seront sauvés par le feu,
mais on parle ainsi uniquement à l’égard de celui qui bâtit sur un fondement
qui n’est pas la foi informe, comme quelques-uns le pensaient, mais la foi
perfectionnée par la charité, d’après ces expressions de l’Apôtre (Eph., 3, 17) : Vous avez été enracinés et fondés dans la
charité. Donc celui qui meurt avec un péché mortel et des péchés véniels, a
le bois, le foin et la paille, mais ils ne sont pas élevés sur un fondement
spirituel ; et c’est pour ce motif qu’il ne sera pas sauvé par le feu.
Objection
N°3. D’après l’Apôtre : Il y en a qui construisent un édifice d’or, d’argent et de pierres précieuses, c’est-à-dire
qui ont l’amour de Dieu et du prochain et qui font de bonnes œuvres ; et il y
en a qui élèvent un édifice de bois, de
foin et de paille. Or, ceux qui aiment Dieu et le prochain, et qui font des
bonnes œuvres, se rendent aussi coupables de péchés véniels ; car saint Jean
dit (1 Jean, 2, 8) : Si nous disons que
nous n’avons pas de péché, nous nous faisons illusion à nous-mêmes. Donc
c’est à tort que l’on désigne les péchés véniels par ces trois expressions.
Réponse
à l’objection N°3 : Ceux qui sont détachés du soin des choses temporelles,
quoiqu’ils pèchent véniellement quelquefois, ne font que des fautes légères
qu’ils effacent très souvent par la ferveur de leur charité. Ces hommes
n’élèvent donc pas des péchés véniels sur un fondement spirituel, parce que ces
péchés ne restent pas longtemps en eux. Mais les péchés véniels de ceux qui se
préoccupent des choses terrestres subsistent plus longtemps, parce qu’ils ne
peuvent pas aussi souvent effacer ces fautes par l’ardeur de la charité.
Objection
N°4. Entre les péchés véniels il y a plus de trois sortes de différences et de
degrés. Donc c’est à tort qu’on comprend tous les péchés véniels sous ces trois
dénominations.
Réponse
à l’objection N°4 : Comme le dit Aristote (De
cælo, liv. 1, text. 2)
: En tout il y a trois choses, un commencement, un milieu et une fin. C’est
ainsi que tous les degrés des péchés véniels reviennent à trois : au bois qui dure le plus longtemps dans
le feu ; à la paille qui passe très
rapidement, et au foin qui tient le
milieu entre ces deux extrêmes. Car selon que les péchés véniels sont plus ou
moins graves et plus ou moins invétérés, ils sont purifiés plus ou moins
rapidement par le feu.
Mais
c’est le contraire. L’Apôtre dit (1 Cor., 3, 12) que celui qui fait un édifice de bois, de foin et de paille sera sauvé par
le feu, et que conséquemment il ne souffrira pas une peine éternelle, mais
une peine temporelle. Or, la peine temporelle est celle que mérite le péché
véniel, à proprement parler, comme nous l’avons dit (quest. 87, art. 5, et
quest. 88, art. 2). Donc les péchés véniels sont désignés par ces trois
expressions.
Conclusion
L’Apôtre a comparé avec justesse les péchés véniels
au bois, au foin et à la paille, parce que ces trois choses sont légères et
qu’elles sont rapidement dévorées par le feu, quoique les unes soient plus
légères que les autres ; ce qui montre que parmi les péchés véniels il y en a
qui sont plus tôt expiés que d’autres.
Il
faut répondre qu’il y a des auteurs qui ont pris le fondement, dont parle
l’Apôtre, pour la foi informe sur laquelle les uns bâtissent des bonnes œuvres,
qui sont figurées par l’or, l’argent et
les pierres précieuses ; les autres élèvent des péchés mortels qui sont
représentés, disent-ils, par le bois, le
foin et la paille. Mais saint Augustin blâme cette interprétation (Lib. de fid. et oper., chap. 15), parce que, comme le
dit saint Paul lui-même (Gal., chap.
5) : Celui qui fait les œuvres de la,
chair n’arrivera pas au royaume de Dieu ; ce qui constitue le salut. Et
puisqu’il dit que celui qui fait un édifice
de bois, de foin et de paille sera sauvé par le feu, il s’ensuit qu’on ne
peut admettre que par ces paroles il désigne les péchés mortels. — D’autres
prétendent que par le bois, le foin et la
paille, l’Apôtre désigne les bonnes œuvres qui entrent dans l’édifice
spirituel, mais mélangées de péchés véniels. C’est ainsi que dans celui qui
prend soin des intérêts de sa famille, ce qui est une bonne chose, il y a un
amour excessif de sa femme, ou de ses enfants, ou de ses possessions, qui est
subordonné toutefois à l’amour de Dieu, de telle sorte qu’il ne voudrait rien
faire contre Dieu dans l’intérêt de tous ces objets de son affection. Mais
cette interprétation ne paraît pas non plus convenable. Car il est évident que
toutes les bonnes œuvres se rapportent à l’amour de Dieu et du prochain, et par
conséquent elles appartiennent à l’or, à
l’argent, aux pierres précieuses, mais non au bois, au foin et à la paille. — Il faut donc dire que les péchés
véniels qui se mêlent aux choses terrestres dont nous nous occupons, sont
représentés par le bois, le foin et la paille. Car comme ces objets se
ramassent dans une maison, sans qu’ils appartiennent à la substance de
l’édifice, on peut les brûler, sans détruire l’édifice ; de même les péchés
véniels se multiplient dans l’homme sans que son édifice spirituel soit
renversé, et pour ces fautes il souffre le feu, soit qu’il éprouve des
tribulations temporelles en ce monde, soit qu’il subisse les peines du
purgatoire dans l’autre vie ; ce qui ne l’empêche pas néanmoins d’arriver au
salut.
Article
3 : L’homme dans l’état d’innocence aurait-il pu pécher véniellement ?
Objection
N°1. Il semble que l’homme dans l’état d’innocence ait pu pécher véniellement.
Car à propos de ces paroles de l’Apôtre (1
Tim., chap. 2) : Adam n’a pas été séduit, la glose (Ordin. August. de civ. Dei, liv. 14, chap. 11) dit que le premier homme
n’ayant pas éprouvé la sévérité de Dieu a pu se tromper, en ce qu’il a cru que
la faute qu’il avait commise était vénielle. Or, il ne l’aurait pas cru, s’il
n’avait pas pu pécher véniellement. Donc il a pu pécher de la sorte sans faire
de péché mortel.
Réponse
à l’objection N°1 : Le mot véniel n’a
pas en cet endroit le sens que nous lui donnons ici en parlant du péché ; il
signifie seulement une faute facilement rémissible.
Objection
N°2. Saint Augustin dit (Sup. Gen. ad litt., liv. 11, chap.
5) : On ne doit pas penser que le tentateur aurait vaincu l’homme, s’il n’y
avait, pas eu préalablement dans l’âme de ce dernier un sentiment d’orgueil
qu’il aurait dû réprimer. Or, cet élan d’orgueil antérieur à la chute, qui a
été l’effet du péché mortel, n’a pu être qu’un péché véniel. De même saint
Augustin dit encore (Ibid., liv. 11, ad fin.) que l’homme ayant vu que la
femme n’était pas morte, après avoir mangé du fruit défendu, fut porté à faire
sur lui la même expérience. Il semble d’ailleurs qu’il y eut aussi dans Eve un mouvement
d’infidélité qui lui inspira du doute sur les paroles de Dieu. Car elle dit : Peut-être de peur que nous mourions (Gen., 3, 3). Or,
toutes ces choses paraissent des péchés véniels. Donc l’homme a pu pécher
véniellement avant de le faire mortellement.
Réponse
à l’objection N°2 : L’orgueil qui se glissa tout d’abord dans le cœur de l’homme
fut son premier péché mortel ; mais on dit qu’il précéda sa chute relativement
à l’acte extérieur du péché. Cette pensée d’orgueil fut suivie dans l’homme du
désir d’éprouver la vérité des paroles du Seigneur, et elle produisit dans la
femme un doute qui la jeta dans une autre pensée d’orgueil, par là môme qu’elle
entendit le serpent lui parler de précepte, comme si elle avait voulu
s’affranchir de toute loi.
Objection
N°3. Le péché mortel est plus opposé à l’intégrité de l’état primitif que le
péché véniel. Or, l’homme a pu pécher mortellement nonobstant l’intégrité de
son premier état. Donc il a pu aussi pécher véniellement.
Réponse
à l’objection N°3 : Le péché mortel est tellement contraire à l’intégrité de
l’état primitif de l’homme qu’il le détruit ; ce que ne peut faire le péché
véniel. Et comme aucun dérèglement ne peut exister simultanément avec
l’intégrité de cet état, il s’ensuit que le premier homme n’a pas pu pécher
véniellement avant de pécher mortellement.
Mais
c’est le contraire. Chaque péché mérite une peine. Or, il ne pouvait pas y
avoir de peine dans l’état d’innocence, comme le dit saint Augustin (De civ. Dei, liv. 14, chap. 10). On ne
pouvait donc pas faire un péché qui ne fît sortir
l’homme de cet état, et comme le péché véniel ne change pas l’état de l’homme,
il n’a pas pu par conséquent pécher véniellement.
Conclusion
Comme on ne pèche véniellement que parce que le corps n’est pas soumis
parfaitement à l’âme, la sensibilité à la raison, et que cette imperfection n’existait
pas dans l’état d’innocence, il s’ensuit que l’homme n’a pas pu pécher véniellement
dans cet état avant de pécher mortellement.
Il
faut répondre qu’on admet généralement que l’homme n’a pas pu pécher
véniellement dans l’état d’innocence. Ce qui ne signifie pas que ce qui est
véniel pour nous, aurait été mortel pour lui, en raison de l’élévation de son
état. Car la dignité de la personne est une circonstance qui aggrave le péché,
mais qui ne le fait pas changer d’espèce, à moins qu’il ne survienne une
difformité d’un autre genre, telle que la transgression d’un vœu ou toute autre
chose ; ce qui ne peut se dire à l’égard de la proposition présente. Par
conséquent ce qui est véniel de sa nature n’a pu devenir mortel à cause de la
dignité de l’état primitif. — On doit donc entendre par là qu’Adam n’a pu
pécher véniellement, parce qu’il ne pouvait se faire qu’il fit un péché véniel
de sa nature, avant que par le péché mortel il n’eût perdu l’intégrité de son
premier état. La raison en est que nous péchons véniellement, soit à cause de
l’imperfection de l’acte, comme dans les mouvements subits quand il s’agit de
péchés qui sont mortels dans leur genre ; soit à cause du dérèglement qui porte
sur les moyens, tout en respectant l’ordre à l’égard de la fin elle-même. Or, ces
deux sortes de fautes proviennent d’un défaut d’ordre, c’est-à-dire de ce que
les puissances inférieures ne sont pas parfaitement soumises aux puissances
supérieures. Car si nous éprouvons un mouvement subit de sensibilité, ceci
résulte de ce que la partie sensible de l’âme n’est pas complètement soumise à
la raison. S’il s’élève dans la raison elle-même un mouvement semblable, c’est
que l’exécution de l’acte de la raison n’est pas soumise à la délibération qui
relève d’un bien plus élevé, comme nous l’avons dit (quest. 74, art. 10). Et si
l’esprit humain erre sur les moyens, sans s’écarter absolument de la fin, c’est
que ces moyens ne sont pas infailliblement ordonnés à l’égard de cette fin qui
domine tout ce qui regarde l’appétit comme en étant le principe, ainsi que nous
l’avons vu (quest. 72, art. 1). Mais dans l’état d’innocence, l’infaillibilité
de cet ordre était parfaitement établie, comme nous l’avons vu (1a pars,
quest. 95, art. 1), de telle sorte que les puissances inférieures ont toujours
obéi aux puissances supérieures, tant que ce qu’il y avait de plus élevé dans
l’homme a obéi à Dieu (Saint Thomas fait donc reposer l’impeccabilité de
l’homme sur la force du don de la justice originelle ; ce qui distingue son
opinion de celle de Suarez. Tous les thomistes suivent en cela leur maître.),
selon l’observation de saint Augustin (De
civ. Dei, liv. 14, chap. 13). C’est pourquoi il ne pouvait y avoir de
désordre dans l’homme, avant que ce qu’il y avait de plus élevé en lui n’entrât
en révolte contre Dieu, ce qui se fit par le péché mortel. D’où il est évident
que l’homme dans l’état d’innocence n’a pas pu pécher véniellement avant de le
faire mortellement.
Article
4 : Un ange bon ou mauvais peut-il pécher véniellement ?
Objection
N°1. II semble qu’un ange bon ou mauvais puisse pécher véniellement. Car
l’homme a de commun avec l’ange la partie supérieure de l’âme qu’on appelle
l’intelligence, d’après ces paroles de saint Grégoire (Hom. 29, in Evang.) : L’homme comprend comme
les anges. Or, l’homme peut pécher véniellement par la partie supérieure de son
âme. Donc l’ange aussi.
Réponse
à l’objection N°1 : L’homme a en effet de commun avec les anges l’esprit ou
l’entendement, mais il ne leur ressemble pas pour la manière de comprendre,
comme nous l’avons dit (dans le corps de l’article et 1a pars,
quest. 55, art. 2).
Objection
N°2. Qui peut plus, peut moins. Or, l’ange a pu aimer le bien créé plus que
Dieu, ce qu’il a fait en péchant mortellement. Donc il a pu aussi l’aimer
moins, mais déréglément, en péchant véniellement.
Réponse
à l’objection N°2 : L’ange n’a pas pu aimer la créature moins que Dieu sans la
rapporter en même temps à Dieu, comme à sa fin dernière, ou à une fin déréglée,
pour la raison que nous avons dite (dans le corps de l’article.).
Objection
N°3. Les mauvais anges paraissent faire des choses qui sont des péchés véniels
dans leur genre, en portant les hommes à rire et à se laisser aller à une
multitude d’autres légèretés. Or, la circonstance de la personne ne fait pas
d’un péché véniel un péché mortel, comme nous l’avons dit (quest. 83, art. 5),
à moins qu’une prohibition spéciale ne survienne, ce qui n’est pas le cas qui
nous occupe. Donc l’ange peut pécher véniellement.
Réponse
à l’objection N°3 : Les démons excitent les hommes à faire des fautes
criminelles pour les entraîner dans leur familiarité et les conduire ainsi au
péché mortel. Par conséquent dans toutes ces circonstances ils pèchent
mortellement, à cause de la fin qu’ils se proposent.
Mais
c’est le contraire. La perfection de l’ange est supérieure à celle qu’avait le
premier homme dans l’état d’innocence. Or, l’homme dans cet état n’a pu pécher
véniellement. Donc l’ange le peut encore beaucoup moins.
Conclusion
Puisque les bons anges ont été confirmés dans la grâce, ils ne peuvent pécher
d’aucune manière : tandis que les mauvais étant obstinés dans leur malice (car
tout ce qu’ils choisissent, ils le choisissent pour une fin mauvaise,
c’est-à-dire qu’ils le rapportent à leur orgueil), ils ne pèchent pas
véniellement, mais mortellement dans tout ce qu’ils font de leur volonté
propre.
Il
faut répondre que l’entendement de l’ange, comme nous l’avons dit (1a pars,
quest. 58, art. 3), n’est pas discursif, c’est-à-dire qu’il ne va pas des
principes aux conclusions en examinant à part l’un et l’autre, tel que nous le
faisons ; par conséquent il faut, quand il considère les conclusions, qu’il les
considère telles qu’elles sont dans leurs principes. Or, pour les choses qui
sont l’objet de l’appétit, les fins, ainsi que nous l’avons souvent répété
(quest. 8, art. 2, et quest. 72, art. 5), sont comme les principes, et les
choses qui se rapportent à la fin ou les moyens sont comme les conclusions. Par
conséquent, l’esprit de l’ange ne s’attache aux choses qui se rapportent à la
fin ou aux moyens, qu’autant qu’ils sont compris sous l’ordre de la fin
elle-même. C’est pourquoi il est dans sa nature qu’il n’y ait point en lui de
dérèglement à l’égard des moyens, à moins qu’il n’y en ait un qui atteigne la
fin elle-même, ce qui est l’effet du péché mortel (Ainsi il faut que ses
actions soient conformes à la fin ou qu’elles lui soient contraires ; elles
sont nécessairement des bonnes œuvres ou des péchés mortels. Il n’est pas
possible à l’ange d’agir en dehors de l’ordre (præter ordinem) sans blesser la fin ; ce
qui constitue le péché véniel.). — Or, les bons anges ne se portent vers les
moyens qu’autant qu’ils sont en rapport avec leur fin légitime qui est Dieu, et
c’est pour ce motif que tous leurs actes sont des actes de charité, et que par conséquent
il ne peut pas y avoir en eux un péché véniel. Quant aux mauvais anges ils
n’ont pas d’autre but que la satisfaction de leur orgueil. C’est pour cela
qu’ils pèchent mortellement dans tout ce qu’ils font de leur volonté propre.
Mais il en est autrement du désir du bien naturel qui est en eux, comme nous
l’avons dit (1a pars, quest. 63, art. 1, réponse N°3, et art. 4 ;
quest. 64, art. 2, réponse N°5).
Article
5 : Les premiers mouvements de la sensibilité dans les infidèles sont-ils des
péchés mortels ?
Objection
N°1. Il semble que les premiers mouvements de la sensibilité dans les infidèles
soient des péchés mortels. Car l’Apôtre dit (Rom., chap. 8) qu’il n’y a
pas de damnation pour ceux qui sont en Jésus-Christ et qui ne marchent pas
selon la chair, et il parle en cet endroit de la concupiscence sensuelle,
comme on le voit d’après ce qui précède. Par conséquent la cause pour laquelle
la concupiscence n’est pas damnable pour ceux qui ne marchent pas selon la
chair, tout en consentant à la concupiscence, c’est qu’ils sont dans le Christ.
Or, les infidèles n’y sont pas. Elle est donc damnable pour eux ; par
conséquent les premiers mouvements des infidèles sont des péchés mortels.
Réponse
à l’objection N°1 : L’Apôtre parle de la damnation
due au péché originel, qui est détruite par la grâce de Jésus-Christ quoique le
foyer de la concupiscence reste (C’est ce que le concile de Trente fait
remarquer (sess. 5) : Manere autem in baptizatis concupiscentiam vel fomitem, hæc
sancta synodus fatetur vel sentit.) ; par
conséquent la concupiscence que les fidèles éprouvent n’est pas en eux le signe
de la damnation attachée au péché originel, comme elle l’est dans les
infidèles. Et c’est aussi le sens qu’il faut donner aux paroles de saint
Anselme.
Objection
N°2. Saint Anselme dit (Lib. de grat. et
lib. arb.) : Ceux qui ne sont pas dans le Christ
et qui éprouvent les mouvements de la chair, encourent la damnation, quoiqu’ils
ne marchent pas selon la chair. Or, la damnation n’est due qu’au péché mortel.
Par conséquent l’homme sentant la chair parle mouvement premier de la
concupiscence, il semble que ce mouvement premier soit dans les infidèles un
péché mortel.
Objection
N°3. Saint Anselme dit encore (ibid.)
: L’homme a été fait de telle façon qu’il ne devait point éprouver de
concupiscence Or, cette dette parait avoir été remise à l’homme par la grâce du
baptême que les infidèles ne possèdent pas. Donc toutes les fois qu’un infidèle
éprouve de la concupiscence, quoiqu’il n’y consente pas, il fait un péché
mortel en agissant contrairement à ce qu’il doit faire.
Réponse
à l’objection N°3 : L’obligation de n’avoir pas de convoitise était l’effet de
la justice originelle. Par conséquent ce qui est opposé à cette obligation
n’appartient pas au péché actuel, mais au péché originel (Parce que c’est le
péché qui a détruit la justice originelle, par laquelle l’homme était en état
de ne rien convoiter, mal à propos, s’il le voulait. (Marandé.)).
Mais
c’est le contraire. Il est écrit (Actes,
10, 34) : Dieu ne fait pas acception des
personnes. Par conséquent ce qu’il n’impute pas à damnation à l’un, il ne
l’impute pas à l’autre. Or, il n’impute pas à damnation aux fidèles leurs
mouvements premiers. Donc il ne les impute pas non plus aux infidèles.
Conclusion
Puisque la sensualité n’est pas le sujet du péché mortel et qu’il n’y a pas de
faute mortelle sans le consentement de la raison, il s’ensuit que les mouvements
premiers des fidèles aussi bien que des infidèles ne sont pas des péchés
mortels, s’ils n’y consentent pas.
Il
faut répondre qu’il est déraisonnable de dire que les mouvements premiers des
infidèles sont des péchés mortels, s’ils n’y consentent pas. Cette proposition
est évidente pour deux raisons : 1° parce que la sensualité elle-même ne peut
être le sujet du péché mortel, comme nous l’avons vu (quest. 74, art. 4).
Puisqu’elle a la même nature dans les infidèles et dans les fidèles, il ne peut
se faire que le seul mouvement de cette partie de l’âme soit dans les infidèles
un péché mortel (Pour que ces mouvements soient des péchés il faut que la
raison y consente.). 2° La seconde raison se tire de l’état de celui qui pèche.
Car la dignité de la personne ne diminue jamais le péché, mais elle l’augmente
plutôt, comme nous l’avons dit (quest. 73, art. 10). Par conséquent le péché
n’est pas moindre dans un fidèle que dans un infidèle, mais il est au contraire
plus grand. Car les péchés des infidèles sont plus dignes de pardon à cause de
l’ignorance, suivant cette parole de saint Paul (1 Tim., 1, 13) : J’ai obtenu miséricorde, parce que j’ai fait toutes ces choses par
ignorance sans avoir la foi. Les péchés des fidèles sont au contraire plus
graves par suite de la grâce des sacrements, d’après ces autres paroles du même
apôtre (Héb., 10, 29) : De quels plus grands supplices ne sera-t-il pas jugé digne celui qui
aura profané le sang de l’alliance par lequel il avait été sanctifié ?
La
réponse à la seconde objection est par là même évidente.
Article
6 : Le péché véniel pourrait-il se trouver dans une personne qui n’aurait que
le péché originel ?
Objection
N°1. Il semble que le péché véniel puisse exister dans une personne qui n’ait
que le péché originel. Car la disposition précède l’habitude. Or, le péché
véniel est une disposition au mortel, comme nous l’avons dit (quest. 88, art.
3). Par conséquent dans un infidèle qui n’a pas reçu le pardon du péché
originel, le péché véniel précède le mortel. Il y a donc des infidèles qui ont
des péchés véniels avec leur péché originel, sans avoir de péchés mortels.
Réponse
à l’objection N°1 : Le péché véniel n’est pas une disposition qui précède
nécessairement le péché mortel, elle ne le précède que contingemment,
comme le travail dispose quelquefois à la fièvre, mais non comme la chaleur
dispose à la forme du feu.
Objection
N°2. Il y a moins de connexion et de rapport du péché véniel au mortel que d’un
péché mortel à un autre péché mortel. Or, l’infidèle qui est soumis au péché
originel peut commettre un péché mortel, sans en faire un autre. Donc il peut
faire un péché véniel sans faire de péché mortel.
Réponse
à l’objection N°2 : Ce qui empêche le péché véniel d’exister simultanément avec
le péché originel tout seul, ce n’est pas sa distance ou son rapport, mais
c’est l’usage vicieux qu’on fait de sa raison, comme nous l’avons dit (dans le
corps de l’article.).
Objection
N°3. On peut déterminer le temps où un enfant peut être capable de faire un
péché actuel. Quand il est parvenu à cette époque, il peut au moins rester un
temps très court sans pécher mortellement ; car c’est ce qui arrive même aux
plus grands scélérats. Or, pendant cet espace de temps, quelque court qu’il
soit, il peut pécher véniellement. Par conséquent le péché véniel peut exister
dans un individu avec le péché originel sans le péché mortel.
Réponse
à l’objection N°3 : L’enfant qui commence à avoir l’usage de sa raison peut
pendant un temps éviter les autres péchés mortels, mais il ne peut échapper à
l’omission dont nous avons parlé, s’il ne se tourne vers Dieu aussitôt qu’il le
peut. Car la première chose qui se présente à l’homme qui a l’usage de raison,
c’est qu’il pense à lui et qu’il détermine la fin à laquelle il rapporte sa
personne et tout ce qu’il fait. Car la fin est ce qu’il y a de premier dans
l’intention, et c’est ce qui rend obligatoire en ce moment le précepte
affirmatif de Dieu par lequel il nous dit : Convertissez-vous
à moi et je me convertirai à vous (Zach., 1, 3).
Mais
c’est le contraire. Car pour le péché originel les hommes sont punis dans le
lieu réservé aux enfants et où l’on n’éprouve pas la peine des sens, comme nous
le dirons (Suppl., quest. 69, art. 5), tandis que pour un seul péché mortel on
est jeté dans l’enfer. Il n’y a donc pas de lieu où soit puni celui qui a un
péché véniel avec le seul péché originel.
Conclusion
Puisque le défaut d’âge qui empêche l’usage de la raison excuse du péché
mortel, à plus forte raison doit-on croire qu’il excuse du péché véniel ; par conséquent
il ne peut se faire que le péché véniel existe dans une personne avec le seul
péché originel, sans péché mortel.
Il
faut répondre qu’il est impossible que le péché véniel existe dans un individu
qui aurait le péché originel, sans péché mortel (Ce sentiment est une opinion
probable que les thomistes soutiennent avec des raisons qui paraissent assez
fondées.). La raison en est qu’avant d’avoir l’usage de raison le défaut d’âge
excuse du péché mortel, par conséquent il excuse encore bien davantage du péché
véniel, si l’on vient à en faire un qui soit tel dans son genre. Quand on
commence à avoir l’usage de raison, on n’est pas absolument à l’abri du péché
véniel et du péché mortel. Mais la première fois qu’il arrive à l’homme de
penser à lui, s’il se porte vers sa fin légitime, il
obtient au moyen de la grâce le pardon du péché originel. Mais s’il ne se porte
pas vers cette fin autant qu’il est capable de discernement à cet âge, il
péchera mortellement en ne faisant pas ce qu’il est en son pouvoir de faire, et
dans ce cas il n’y aura pas en lui de péché véniel sans péché mortel, sinon
après qu’il aura obtenu par la grâce la rémission de toutes ses fautes (Cette
obligation de se tourner vers Dieu dès le premier instant où la raison est
formée a paru trop dure à quelques théologiens. Mais il faut observer que saint
Thomas demande un développement complet et parfait de la raison, ou qu’il
n’exige qu’un amour de Dieu proportionné à ce développement, et qu’on peut se
tourner vers Dieu explicitement ou implicitement. Avec ces tempéraments cette
opinion n’a rien d’extrême, et d’ailleurs elle nous apprend comment les infidèles
peuvent obtenir le pardon du péché originel.).
Copyleft. Traduction
de l’abbé Claude-Joseph Drioux et de JesusMarie.com qui autorise toute personne à copier et à rediffuser par
tous moyens cette traduction française. La Somme Théologique de Saint Thomas
latin-français en regard avec des notes théologiques, historiques et
philologiques, par l’abbé Drioux, chanoine honoraire de Langres, docteur en
théologie, à Paris, Librairie Ecclésiastique et Classique d’Eugène Belin, 52,
rue de Vaugirard. 1853-1856, 15 vol. in-8°. Ouvrage honoré des
encouragements du père Lacordaire o.p. Si par erreur, malgré nos vérifications,
il s’était glissé dans ce fichier des phrases non issues de la traduction de
l’abbé Drioux ou de la nouvelle traduction effectuée par JesusMarie.com, et
relevant du droit d’auteur, merci de nous en informer immédiatement, avec
l’email figurant sur la page d’accueil de JesusMarie.com, pour que nous
puissions les retirer. JesusMarie.com accorde la plus grande importance au
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évangélisation catholique ne peut être surnaturellement féconde sans respect de
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