Saint Thomas d’Aquin - Somme Théologique
1a 2ae = Prima Secundae = 1ère partie de la 2ème Partie
Question 91 : De la
diversité des lois
Après
avoir parlé de l’essence de la loi, nous avons à nous occuper des différentes
lois. A ce sujet il y a six questions qui se présentent : 1° Y a-t-il une loi
éternelle ? (Cette loi éternelle n’est rien autre chose que la raison de la
providence qui existe en Dieu ; et elle n’est pas moins utile et nécessaire que
la Providence elle-même.) — 2° Y a-t-il une loi naturelle ? (L’existence de la
loi naturelle est admise par tous les philosophes et les théologiens (Arist., Eth., liv. 5,
chap. 7 ; Cicér., De
Legib., liv. 1 et 2 ; saint Augustin, Conf., liv. 2, chap. 4, et de Serm. Dom., liv. 2, chap. 9 ; saint
Ambroise, liv. 9, ép. 71 ; saint Isid., Etym., liv. 2 et 3). Les jurisconsultes
l’admettent aussi (Instit. de jure natur. gentium et civili, liv. 1) ; mais ils diffèrent entre eux, comme
nous le verrons (quest. 94), quand il s’agit de déterminer en quoi elle
consiste.) — 3° Y a-t-il une loi humaine ? (Cette loi est ainsi appelée, non
parce qu’elle a été imposée aux hommes, ce qui est commun à toute espèce de
loi, ni parce qu’elle porte sur les choses humaines et non sur les choses
divines ; mais parce qu’elle est la première que les hommes aient établie, et
que dans l’ordre de génération elle précède les autres. C’est pour ce motif que
saint Thomas en parle avant de traiter de la loi positive divine qui lui est
cependant supérieure.) — 4° Y a-t-il une loi divine ? (Par loi divine on
n’entend pas la loi qui existe en Dieu et qui n’est rien autre chose que la loi
éternelle, mais il s’agit de la loi qui vient de Dieu d’une manière spéciale et
qu’on appelle positive divine.) — 5° N’y en a-t-il qu’une ou y en a-t-il
plusieurs ? (Avant Moïse il n’y eut pas de loi positive divine. Tous les
théologiens sont d’accord sur ce point. Voyez à ce sujet Suarez (De Leg., liv.
9, chap. 1).) — 6° Y a-t-il une loi du péché ? (Cet article est l’explication
de ces paroles de saint Paul (Rom.,
7, 23) : je vois
dans mes membres une autre loi, qui lutte contre la loi de mon esprit.)
Article 1 :
Y a-t-il une loi éternelle ?
Objection
N°1. Il semble qu’il n’y ait pas de loi éternelle. Car toute loi s’impose à quelques
individus. Or, il n’y a pas eu de toute éternité un être auquel on put imposer une loi, puisqu’il n’y a que Dieu qui ait
existé éternellement. Donc il n’y a pas de loi éternelle.
Réponse
à l’objection N°1 : Les choses qui n’existent pas en elles-mêmes existent en
Dieu, dans le sens qu’il les connaît et qu’il les règle à l’avance, d’après
cette parole de saint Paul (Rom., 4,
17) : Il appelle les choses qui
n’existent pas, comme celles qui existent. Le concept éternel de la loi
divine a donc la nature de la loi éternelle, dans le sens que Dieu l’ordonne au
gouvernement des êtres qu’il a connus à l’avance.
Objection
N°2. La promulgation est de l’essence de la loi. Or, la promulgation n’a pas pu
exister de toute éternité, parce qu’il n’y a pas eu de toute éternité quelqu’un
à qui la loi fût promulguée. Donc aucune loi ne peut être éternelle.
Réponse
à l’objection N°2 : La promulgation se fait par parole et par écrit ; la loi
éternelle a été promulguée par rapport à Dieu de ces deux manières ; parce que
le Verbe divin est éternel et que l’écriture du livre de vie l’est aussi ; mais
par rapport à la créature qui écoute ou qui lit, il ne peut y avoir de
promulgation éternelle.
Objection
N°3. La loi implique un ordre qui se rapporte à une fin. Or, rien n’est éternel
de ce qui se rapporte à une fin, puisqu’il n’y a que la fin dernière qui le
soit. Donc il n’y a pas de loi qui soit éternelle.
Réponse
à l’objection N°3 : La loi se rapporte activement à une fin dans le sens que
c’est par elle que les choses sont ordonnées relativement à une fin, mais elle
ne s’y rapporte pas passivement (La loi éternelle ordonne toutes choses à leurs
fins par des moyens convenables, mais elle ne peut pas elle-même être ordonnée
à une fin, puisqu’elle est Dieu lui-même qui est la fin dernière de tout ce qui
existe.), c’est-à-dire qu’elle n’est pas ordonnée elle-même à une fin, sinon
par accident, à l’égard de celui qui gouverne, selon qu’il se propose une fin
qui est en dehors de lui, à laquelle il faut nécessairement que sa loi se
rapporte. Mais la fin du gouvernement divin, c’est Dieu lui-même, et sa loi
n’est pas différente de lui. D’où il résulte que la loi éternelle n’a pas une
autre fin que Dieu même.
Mais
c’est le contraire. Saint Augustin dit (De
lib. arb., liv. 1, chap. 6) : La loi qu’on
appelle la souveraine raison, doit paraître à tout homme intelligent immuable
et éternelle.
Conclusion
Il y a une loi éternelle, c’est la raison qui gouverne tout l’univers et qui
existe dans l’intelligence divine.
Il
faut répondre que, comme nous l’avons dit (quest. préc., art. 1 et 4), la loi
n’est rien autre chose que l’expression de la raison pratique dans le prince
qui gouverne une communauté parfaite. Or, il est évident que si l’on suppose
que le monde est régi par la providence de Dieu, comme nous l’avons vu (1a
pars, quest. 22, art. 1 et 2), la communauté entière de l’univers est gouvernée
par sa raison. C’est pourquoi la raison du gouvernement des choses en Dieu a la
nature de la loi, parce qu’elle existe en lui comme dans le chef ou le roi de
l’univers. Et parce que la raison divine ne conçoit rien dans le temps, mais
qu’elle a un concept éternel, selon l’expression de l’Ecriture (Prov., chap. 8), il s’ensuit que l’on
doit dire que cette loi est éternelle.
Article 2 :
Y a-t-il une loi naturelle ?
Objection
N°1. Il semble qu’il n’y ait pas en nous de loi naturelle. Car l’homme est
suffisamment gouverné par la loi éternelle, puisque saint Augustin dit (De lib. arb.,
liv. 1, chap. 6) que la loi éternelle est celle d’après laquelle ii est juste que tout soit parfaitement ordonné. Or, la
nature ne multiplie pas les choses superflues, comme elle ne fait pas non plus
défaut dans les choses nécessaires. Donc il n’y a pas pour l’homme de loi
naturelle.
Réponse
à l’objection N°1 : Ce raisonnement serait concluant, si la loi naturelle était
différente de la loi éternelle. Mais il n’en est pas ainsi, puisqu’elle en est
une participation, comme nous l’avons dit (dans le
corps de l’article.).
Objection
N°2. La loi dirige l’homme dans ses actes à l’égard de sa fin, comme nous
l’avons vu (quest. préc., art. 2). Or, les actes humains ne sont pas mis en rapport
avec leur fin par la nature, comme dans les créatures irraisonnables qui
n’agissent que d’après leur attrait ou leur instinct naturel ; mais l’homme
agit pour sa fin par la raison et la volonté. Donc il n’y a pas pour l’homme de
loi naturelle.
Réponse
à l’objection N°2 : Toute opération de la raison et de la volonté dépend en
nous de quelque chose qui est naturel, comme nous l’avons dit (quest. 10, art.
1). Ainsi tout raisonnement découle de principes qui nous sont naturellement
connus, et tout désir qui a pour objet les moyens vient
du désir naturel de la fin dernière. Par conséquent il faut que ce soit la loi
naturelle qui dirige la première nos actions vers leur fin.
Objection
N°3. Un être est d’autant plus libre qu’il est moins soumis à la loi. Or,
l’homme est plus libre que tous les autres animaux, à cause de son libre arbitre
que ceux-ci n’ont pas. Par conséquent puisque les autres animaux ne sont pas
soumis à la loi naturelle, l’homme n’y doit pas être non plus.
Réponse
à l’objection N°3 : Les animaux irraisonnables participent à la raison
éternelle à leur manière, comme la créature raisonnable elle- même. Mais parce
que la créature raisonnable y participe intellectuellement et rationnellement,
il s’ensuit que cette participation reçoit en elle, à proprement parler, le nom
de loi ; car la loi est une chose qui appartient à la raison, comme nous
l’avons dit (quest. préc., art. 1). Et comme la créature irraisonnable n’y participe
pas rationnellement, on ne peut pas donner à sa participation le nom de loi,
sinon par analogie (Le mot loi se prend alors dans le sens le plus large, comme
quand on parle des lois de la pesanteur, etc.).
Mais
c’est le contraire. A l’occasion de ces paroles de l’Apôtre (Rom., chap. 2) : Les Gentils qui n’ont pas de loi font naturellement ce que la loi
commande, la glose dit que s’ils n’ont pas la loi écrite, ils ont la loi
naturelle par laquelle chacun comprend et sent ce qui est bon et ce qui est
mauvais.
Conclusion
Il y a dans les hommes une loi naturelle, c’est-à-dire une participation de la
loi éternelle, d’après laquelle ils discernent le bien et le mal.
Il
faut répondre que, comme nous l’avons dit (quest. 90, art. 1, réponse N°1), la loi
étant une règle et une mesure, elle peut exister dans un être de deux manières
: 1° comme dans celui qui règle et qui mesure ; 2° comme dans celui qui est
réglé et mesuré ; parce qu’une chose est réglée ou mesurée selon qu’elle
participe à la règle ou à la mesure. Par conséquent puisque tout ce qui est
soumis à la providence divine est réglé et mesuré par la loi éternelle, ainsi
que nous l’avons dit (art. préc.), il est évident que
tous les êtres participent d’une certaine manière à la loi éternelle, selon
qu’elle leur donne de l’inclination pour les actes et les fins qui leur sont
propres. — Or, la créature raisonnable est soumise à la providence divine d’une
manière plus excellente que les autres, en ce qu’elle participe à cette
providence en se régissant elle-même et les autres êtres. De là il arrive qu’il
se trouve en elle une participation de la raison éternelle, par laquelle elle
est naturellement portée à l’acte et à la fin qui lui convient. C’est cette
participation de la loi éternelle dans la créature raisonnable qu’on appelle loi naturelle. C’est pourquoi le
Psalmiste après avoir dit (Ps. 4) : Sacrifiez le sacrifice de la justice,
met ainsi en scène ceux qui demandent quelles sont les œuvres de la justice : Il y en a beaucoup qui disent : qui nous
montre ce qui est bien ? et il répond à cette
question par ces paroles : La lumière de
votre visage, Seigneur, est empreinte sur nous, indiquant de cette manière
que la lumière de la raison naturelle par laquelle nous distinguons le bien du
mal, ce qui est le propre de la loi naturelle, n’est rien autre chose que
l’impression de la lumière divine en nous. D’où il est évident que la loi
naturelle n’est rien autre chose qu’une participation de la loi éternelle dans
la créature raisonnable (C’est dans ce sens que saint Isidore l’appelle aussi
une loi divine (Etym., liv. 5, chap. 2).).
Article 3 :
Y a-t-il une loi humaine ?
Objection
N°1. Il semble qu’il n’y ait pas de loi humaine. Car la loi naturelle est une
participation de la loi éternelle, comme nous l’avons dit (art. préc.). Or, toutes les choses sont parfaitement ordonnées
par la loi éternelle, d’après saint Augustin (De lib. arb., liv. 1, chap.
6). Par conséquent la loi naturelle suffit pour ordonner toutes les choses
humaines, et il n’est pas nécessaire qu’il y ait une loi humaine.
Réponse
à l’objection N°1 : La raison humaine ne peut participer à tout ce que renferme
la raison divine, mais elle y participe à sa manière et imparfaitement. C’est
pourquoi comme, à l’égard de la raison spéculative, la participation naturelle
à la divine sagesse nous donne une connaissance des principes généraux, mais
non la connaissance propre de chaque vérité, telle qu’elle existe dans la
divine sagesse elle-même ; de même à l’égard de la raison pratique l’homme participe
naturellement à la loi éternelle par rapport aux principes généraux, mais non
pour la direction particulière de chaque action que renferme néanmoins la loi
éternelle. C’est pourquoi il est nécessaire que la raison humaine établisse
certaines lois particulières qui dirigent l’homme dans sa conduite privée.
Objection
N°2. La loi est une mesure, comme nous l’avons dit (quest. préc., art. 1 et 2). Or, la
raison humaine n’est pas la mesure des choses, mais c’est plutôt le contraire,
comme on le voit (Met., liv. 10, text. 5). Donc aucune loi ne peut procéder de la raison
humaine.
Réponse
à l’objection N°2 : La raison humaine n’est pas en soi la règle des choses ;
mais les principes généraux qui sont innés en elle sont la règle générale et la
mesure de tout ce que l’homme doit faire : la raison naturelle est ainsi la
règle et la mesure de nos actions, quoiqu’elle ne soit pas la mesure des choses
qui procèdent de la nature.
Objection
N°3. Une mesure doit être certaine, comme l’observe Aristote (Met., liv. 10, text.
3). Or, les prescriptions de la raison humaine à l’égard de ce que l’on doit
faire sont incertaines, suivant ces paroles du Sage (Sag., 9, 14) : Les pensées des mortels sont timides et nos
prévisions incertaines. Donc aucune loi ne peut venir de la raison humaine.
Réponse
à l’objection N°3 : La raison pratique a pour objet ce que l’on doit faire,
c’est-à-dire des choses particulières et contingentes, mais elle n’a pas pour
objets les choses nécessaires, comme la raison spéculative. C’est pourquoi les
lois humaines ne peuvent pas avoir la même infaillibilité que les conséquences
démonstratives des sciences. D’ailleurs il n’est pas nécessaire que toute
mesure soit absolument infaillible et certaine, il faut seulement qu’elle le
soit autant qu’elle peut l’être dans son genre.
Mais
c’est le contraire. Saint Augustin distingue deux sortes de lois (De lib. arb.,
liv. 1, chap. 6), l’une éternelle et l’autre temporelle qu’il appelle la loi
humaine.
Conclusion
Indépendamment de la loi éternelle et naturelle, il y a une loi que les hommes
ont établie pour soumettre à des applications particulières ce que la loi
naturelle renferme.
Il
faut répondre que, comme nous l’avons dit (quest. préc., dans le corps de l’article et réponse N°2), la loi est
une expression de la raison pratique. La raison pratique procède de la même
manière que la raison spéculative ; car l’une et l’autre vont des principes aux
conséquences, comme nous l’avons vu (quest. 70, art. 1, réponse N°2). D’après
cela il faut donc dire que comme dans la raison spéculative nous tirons de
principes indémontrables qui nous sont naturellement connus des conséquences
relatives aux diverses sciences que nous ne connaissons pas naturellement, mais
que nous découvrons par la réflexion et l’étude ; de même il est nécessaire que
la raison humaine parte des préceptes de la loi naturelle, comme de principes
généraux et indémontrables, pour arriver à quelques dispositions particulières
(La nécessité «le ces dispositions repose sur la nature même de l’homme qui, étant
fait pour la société, a besoin de lois spéciales qui règlent ses rapports avec
ses semblables. Sans ces lois il tomberait à l’état sauvage, comme l’observent
Platon (De Legib.,
liv. 9) et Aristote (Pol., liv. 1,
chap. 2).). Ces dispositions particulières que la raison découvre sont appelées
des lois humaines, une fois qu’on a rempli toutes les autres conditions qui
sont de l’essence de la loi, comme nous l’avons dit (quest. préc.).
C’est ce qui fait dire à Cicéron (De inv.,
liv. 2) que le principe du droit a son origine dans la nature, qu’ensuite il y
a des choses qui sont passées en coutume, parce qu’on en a reconnu l’utilité ;
et qu’enfin la crainte des lois et la religion ont sanctionné ce que la nature
avait produit et ce que la coutume avait établi.
Article 4 :
Etait-il nécessaire qu’il y eût une loi divine ?
Objection
N°1. Il semble qu’il n’était pas nécessaire qu’il y eût une loi divine, parce
que, comme nous l’avons dit (art. 3), la loi naturelle est une participation de
la loi éternelle en nous. Or, la loi éternelle est la loi divine, comme nous
l’avons vu (art. 2). Il n’est donc pas nécessaire qu’indépendamment de la loi
naturelle et des lois humaines qui en découlent, il y ait une loi divine.
Réponse
à l’objection N°1 : Par la loi naturelle l’homme participe à la loi éternelle
autant que les forces de sa nature le lui permettent ; mais il faut qu’il soit
dirigé d’une manière plus élevée vers sa fin dernière surnaturelle. C’est
pourquoi on lui surajoute la loi divine, par laquelle il participe à la loi
éternelle plus éminemment.
Objection
N°2. Il est écrit (Ecclésiastique, 15,
14) que Dieu a laissé l’homme dans la
main de son conseil. Or, le conseil est un acte de la raison, comme nous
l’avons vu (quest. 14, art. 1). Donc l’homme a été abandonné au gouvernement de
sa raison, et puisque le dictamen de la raison est la loi humaine, ainsi que
nous l’avons dit (art. préc.), il n’est pas
nécessaire que l’homme soit gouverné par une loi divine.
Réponse
à l’objection N°2 : Le conseil est une recherche ; il est donc nécessaire qu’il
procède de certains principes. Ce n’est pas assez qu’il s’appuie sur les
principes qui nous sont innés et qui sont les préceptes de la loi de nature,
mais il faut encore, pour les raisons que nous avons données (dans le corps de l’article.), qu’on y surajoute
d’autres principes, qui sont les préceptes de la loi divine.
Objection
N°3. La nature humaine se suffit mieux à elle-même que les créatures
irraisonnables. Or, les créatures irraisonnables n’ont pas de loi divine indépendamment
de l’inclination naturelle qui leur est innée. Donc la créature raisonnable a
encore moins besoin d’une loi divine indépendamment de sa loi naturelle.
Réponse
à l’objection N°3 : Les créatures irraisonnables n’ont pas une fin plus élevée
que celle qu’elles peuvent atteindre par leurs facultés naturelles. C’est
pourquoi il n’y a pas de parité.
Mais
c’est le contraire. David demande à Dieu qu’il lui donne une loi (Ps. 118, 33) : Seigneur, donnez-moi pour loi la voie de vos ordonnances pleines de
justice.
Conclusion
Indépendamment de la loi naturelle et de la loi humaine, une loi divine était
nécessaire pour mettre l’homme en rapport avec sa fin qui est la béatitude et
pour le diriger infailliblement.
Il
faut répondre qu’indépendamment de la loi naturelle et de la loi humaine, il a
fallu une loi divine pour diriger la vie de l’homme, et cela pour quatre
raisons (Les raisons que donne ici saint Thomas ont la plus grande analogie
avec celles qu’il donne pour établir la nécessité de la révélation. Ces deux
questions sont en effet subordonnées l’une à l’autre.) : 1° Parce que la loi
dirige l’homme dans les actes qui lui sont propres par rapport à sa fin
dernière. Si l’homme ne se rapportait qu’à une fin qui ne surpassât pas les
forces de ses facultés naturelles, il ne serait pas nécessaire qu’à l’égard de
la raison, il fût dirigé par d’autres lois que par la loi naturelle et la loi
humaine qui en découle. Mais parce qu’il a pour fin la béatitude éternelle qui
surpasse les forces de sa nature, comme nous l’avons vu (quest. 5, art. 5), il
a fallu qu’au-dessus de la loi naturelle et de la loi humaine il y eût la loi
divine pour le diriger vers cette fin. 2° Parce qu’à cause de l’incertitude du
jugement humain, surtout quand il s’agit de choses contingentes et
particulières, il arrive qu’à l’égard des actes moraux on est divisé de
sentiment et que de cette diversité d’idées résultent des lois contraires. Il a
donc été nécessaire pour que l’homme pût savoir sans
aucun doute ce qu’il doit faire et ce qu’il doit éviter, qu’il fût dirigé dans
les actes qui lui sont propres par une loi divine, dont l’origine garantît
l’infaillibilité. 3° Parce que l’homme ne peut faire des lois que sur les
choses qu’il peut juger. Or, le jugement de l’homme ne peut atteindre les
mouvements intérieurs qui sont cachés, il ne peut porter que sur les mouvements
extérieurs que l’on voit. Et cependant la perfection de la vertu exige que
l’homme soit droit sous ce double rapport. C’est pourquoi la loi humaine n’a
pas pu comprimer et diriger suffisamment les actes intérieurs, mais il a été
nécessaire que la loi divine vînt à cet effet se surajouter à elle. 4° Parce
que, comme le dit saint Augustin (De lib.
arb., liv. 1, chap. 5 et 6), la loi
humaine ne peut pas punir ou empêcher tout le mal qui se fait. Car si elle
voulait détruire tous les maux, il s’ensuivrait qu’elle anéantirait aussi une
foule de bonnes choses et qu’elle nuirait au bien général, ce qui mènerait à la
perte de la société. Pour qu’aucun mal ne reste impuni et sans défense, il a
donc fallu que la loi divine survînt pour empêcher ou défendre toutes les
fautes. Ces quatre causes sont indiquées par le Psalmiste quand il dit (Ps. 18, 8) : La loi du Seigneur est sans tache, c’est-à-dire qu’elle ne permet
aucune souillure ; elle convertit les
âmes, parce qu’elle dirige non seulement les actes extérieurs, mais encore
les actes intérieurs ; elle est le
témoignage fidèle du Seigneur, car elle est certainement droite et vraie ; elle donne la sagesse aux enfants, parce
qu’elle met l’homme en rapport avec sa fin surnaturelle et divine (Suarez fait
remarquer que ces quatre raisons ne prouvent pas la nécessité absolue de la loi
divine par rapport à la fin surnaturelle, mais qu’elles prouvent seulement sa
nécessité conditionnelle, c’est-à-dire qu’une loi divine n’était nécessaire
qu’en supposant l’institution de la synagogue ou de l’Eglise. Mais nous croyons
que la révélation, l’ordre surnaturel, l’institution de l’Eglise sont des
vérités qui s’enchaînent tellement, que cette distinction nous paraît peu
fondée.).
Article 5 :
N’y a-t-il qu’une seule loi divine ?
Objection
N°1. Il semble qu’il n’y ait qu’une seule loi divine. Car dans un royaume où il
n’y a qu’un roi il n’y a qu’une seule loi. Or, le genre humain tout entier se
rapporte à Dieu comme à son seul roi, d’après ces paroles du Psalmiste (Ps. 46, 8) : Dieu est le roi de toute la terre. Donc il n’y a qu’une seule loi
divine.
Réponse
à l’objection N°1 : Comme dans une maison le père de famille commande une chose
aux enfants et d’autres choses aux adultes ; de même Dieu, qui est le roi
unique de tout le genre humain, a donné une première loi aux hommes qui étaient
encore imparfaits et une seconde loi plus parfaite à ceux que la première avait
rendus plus capables des choses divines.
Objection
N°2. Toute loi a pour fin ce que le législateur se propose à l’égard de ceux
pour lesquels il la porte. Or, Dieu se propose à l’égard de tous les hommes une
seule et même chose, d’après ces paroles de l’Apôtre (1 Tim., 2, 4) : Il veut que tous les hommes soient sauvés et qu’ils arrivent à la
connaissance de la vérité. Donc il n’y a qu’une seule loi divine.
Réponse
à l’objection N°2 : Le salut des hommes ne pouvait se faire que par le Christ,
d’après ces paroles de l’Ecriture (Actes,
4, 12) : Aucun autre nom sous le ciel n’a
été donné aux hommes par lequel nous devions être sauvés. C’est pourquoi la
loi capable de mener parfaitement tous les hommes au salut n’a pu être
promulguée qu’après l’arrivée du Christ. Auparavant il a fallu donner au peuple
duquel le Christ devait naître, une loi qui le préparât à recevoir son Sauveur
et qui renfermât en elle tous les éléments du salut.
Objection
N°3. La loi divine paraît plus se rapprocher de la loi éternelle, qui est une,
que la loi naturelle, parce que la révélation de la grâce est plus élevée que
la connaissance de la nature. Or, la loi naturelle est une pour tous les
hommes. Donc à plus forte raison la loi divine aussi.
Réponse
à l’objection N°3 : La loi naturelle dirige l’homme d’après des préceptes
généraux, qui conviennent également à ceux qui sont parfaits aussi bien qu’à
ceux qui sont imparfaits. C’est pourquoi il n’y en a qu’une pour tous les
hommes. Mais la loi divine dirige l’homme dans ses actions particulières à
l’égard desquelles ceux qui sont parfaits et ceux qui ne le sont pas ne se
conduisent pas de la même manière. C’est pour cette raison qu’il a fallu qu’il
y eût deux sortes de loi divine, comme nous l’avons dit (dans le corps de l’article.).
Mais
c’est le contraire. L’Apôtre dit (Héb., 7, 12) : Le sacerdoce
étant changé, il faut nécessairement que la loi le soit aussi. Or, comme il
l’observe au même endroit, il y a deux sacerdoces, le sacerdoce de Lévi et le sacerdoce
du Christ. Il y a donc aussi deux sortes de loi divine, la loi ancienne et la
loi nouvelle (Cet article n’a pas seulement pour objet de distinguer la loi
nouvelle de la loi ancienne, mais il est une sorte de justification du plan
providentiel.).
Conclusion
Comme nous disons que l’enfant et l’homme mûr forment le même individu, de même
nous disons que la loi ancienne et la loi nouvelle ne forment qu’une seule et
même loi divine qui se distingue, comme l’imparfait du parfait.
Il
faut répondre que, comme nous l’avons dit (1a pars, quest. 30, art.
2 et 3), la distinction est la cause du nombre. Or, il y a deux sortes de
distinction : l’une qui repose sur la différence d’espèce, comme le cheval et
le bœuf ; l’autre qui se renferme dans la même espèce, comme l’imparfait et le parfait.
C’est ainsi qu’on distingue un enfant d’un homme mûr. La loi divine se divise
de cette manière en loi ancienne et loi nouvelle. C’est pourquoi l’Apôtre
compare (Gal., chap. 3) l’état de la
loi ancienne à l’enfance qui est sous la direction d’un maître, et l’état de la
loi nouvelle à celui d’un homme mûr qui n’a plus besoin d’être sous le joug
d’un précepteur. — Or, on considère la perfection et l’imperfection d’une loi
d’après les trois choses qui sont de l’essence de la loi elle-même, comme nous
l’avons dit (quest. 90, art. 2, 3 et 4). En effet : 1° il appartient à la loi
d’avoir le bien général pour fin, comme nous l’avons vu (ib., art. 2), ce qui peut comprendre deux choses : le bien
sensible et terrestre et le bien intelligible et céleste. La loi ancienne avait
directement pour but le bien terrestre ; c’est pourquoi, au commencement de
cette loi (Ex., chap. 3), on engage
le peuple à prendre possession du royaume de Chanaan. La loi naturelle a pour
fin le bien céleste ; aussi le Christ dès le commencement de sa prédication
appelle ses disciples au royaume des cieux en disant : Faites pénitence, car le royaume des cieux approche (Matth., chap. 4). C’est ce qui fait dire à saint Augustin (Cont. Faust., liv. 4, chap. 2) que
l’Ancien Testament renferme les promesses des biens temporels, et c’est ce qui
lui fait donner le nom d’ancien
tandis que le Nouveau promet la vie éternelle. — 2° La loi doit diriger les
actes humains conformément à la justice. Sous ce rapport la loi nouvelle
l’emporte encore sur la loi ancienne, en réglant les actes intérieurs de l’âme,
d’après ces paroles de l’Evangile (Matth., 5, 20) : Si votre justice ne l’emporte pas sur celle
des Scribes et des Pharisiens, vous n’entrerez pas dans le royaume des cieux.
C’est pour cela qu’on dit que la loi ancienne arrêtait la main, mais que la loi
nouvelle enchaîne l’esprit. 3° La loi doit porter les hommes à observer les commandements.
La loi ancienne le faisait par la crainte des châtiments, tandis que la loi
nouvelle le fait par l’amour que répand dans nos cœurs la grâce du Christ qui
nous est accordée dans la loi nouvelle, mais qui était figurée dans la loi
ancienne. C’est ce qui fait dire à saint Augustin contre Adamantius
(chap. 17), un disciple de Manès, que la différence qu’il y a entre la loi et
l’Evangile peut se résumer dans ces deux mots : la crainte et l’amour.
Article 6 :
Y a-t-il une loi de concupiscence ?
Objection
N°1. Il semble qu’il n’y ait pas une loi de concupiscence. Car saint Isidore
dit (Etym.,
liv. 2, chap. 3) que la loi consiste dans la raison. Or, la concupiscence ne consiste
pas dans la raison, mais elle en éloigne plutôt. Donc la concupiscence n’a pas
la nature d’une loi.
Réponse
à l’objection N°1 : Cette raison repose sur la concupiscence considérée en
elle-même, selon qu’elle porte au mal. Car elle n’est pas une loi sous ce
rapport, comme nous l’avons dit (dans le corps de
l’article.). Mais elle est une loi en ce qu’elle est une suite de la
justice de la loi divine ; comme si l’on donnait le nom de loi à ce qui
permettrait à un noble, par suite d’une faute, de se livrer aux mêmes travaux
qu’un esclave.
Objection
N°2. Toute loi est obligatoire, de telle sorte qu’on appelle transgresseurs
ceux qui ne l’observent pas. Or, la concupiscence ne rend pas transgresseur
celui qui ne la suit pas, mais c’est le contraire. Donc la concupiscence n’a
pas la nature d’une loi.
Réponse
à l’objection N°2 : Cette objection se rapporte à la loi considérée comme une
règle et une mesure. Car ceux qui s’en écartent sont dans ce cas des
transgresseurs. Mais ce n’est pas à ce titre que la concupiscence est une loi.
Elle ne l’est qu’indirectement et par participation, comme nous l’avons dit (dans le corps de l’article et quest. 90, art. 1).
Objection
N°3. La loi a pour fin le bien général, comme nous l’avons dit (quest. 90, art.
2). Or, la concupiscence n’a pas pour fin le bien général, mais plutôt le bien
particulier. Donc elle n’a pas la nature de la loi.
Réponse
à l’objection N°3 : Cet argument s’appuie sur la concupiscence considérée par
rapport à son inclination propre, mais non par rapport à son origine. Cependant
si on considère l’inclination sensuelle, telle qu’elle existe dans les autres
animaux, elle a pour fin le bien général, c’est-à-dire la conservation de la
nature dans l’espèce ou l’individu. Il en est de même dans l’homme, tant
qu’elle reste soumise à la raison. Mais nous donnons le nom de foyer de
concupiscence à ce qui dépasse les bornes de la raison.
Mais
c’est le contraire. Saint Paul dit (Rom.,
7, 23) : Je vois une autre loi dans mes
membres qui combat contre la loi de mon esprit.
Conclusion
L’inclination déréglée delà sensualité qui provient de la perte de la justice
originelle est appelée la loi de la chair ou la loi de la concupiscence, et
elle a la nature de la loi, en ce sens qu’elle est une peine qui a fait passer
l’homme sous la loi des animaux, une fois qu’il se fut écarté par son péché de
la loi divine.
Il
faut répondre que, comme nous l’avons dit (quest. 91, art. 1, réponse N°1), la
loi existe essentiellement dans celui qui règle et qui mesure, et elle existe
par participation dans ce qui est réglé et mesuré. Ainsi toute inclination et
toute disposition qui se rencontre dans ce qui est soumis à la loi, reçoit le
nom de loi par participation, comme on le voit d’après ce que nous avons dit
(art. 2). Or, cette loi peut se trouver dans ce qui lui est soumis de deux
manières. 1° Directement, quand le législateur porte directement ses sujets à
une chose et quelquefois à des actes divers. Dans ce sens on peut dire que la
loi des soldats est autre que celle des marchands. 2° Indirectement, quand par
là même que le législateur prive celui qui lui est soumis d’une dignité
quelconque, il en résulte qu’il passe dans un autre ordre et, pour ainsi dire,
sous une autre loi ; comme si, par exemple, un soldat, après avoir été destitué,
passait sous la loi des laboureurs ou des marchands. — Les différentes
créatures placées sous les ordres de Dieu ont ainsi des inclinations naturelles
diverses, de sorte que ce qui est la loi de l’un est contraire à la loi de
l’autre. Par exemple, la fureur est d’une certaine manière la loi du chien,
mais elle est contraire à la loi de la brebis ou d’un autre animal qui est
doux. La loi que l’homme a reçue de son auteur et qui est selon sa propre condition,
c’est qu’il agisse conformément à la raison. Cette loi fut établie si fermement
dans l’état primitif que l’homme ne pouvait rien faire en dehors de la raison
ou contrairement à elle. Mais une fois qu’il se fut éloigné de Dieu, il se
trouva abandonné à l’impétuosité de ses passions charnelles, d’après ces
paroles du Psalmiste (Ps. 48, 21) : L’homme n’a point compris, tandis qu’il
était élevé en honneur ; il a été comparé aux bêtes qui n’ont point de raison
et il leur est devenu semblable. Par conséquent l’inclination sensuelle,
qu’on appelle le foyer de la concupiscence, a dans les autres animaux absolument
la nature de la loi, de telle sorte qu’on peut lui donner le nom de loi, en
prenant ce mot dans son sens direct. Dans les hommes elle n’a pas de cette
façon le caractère de la loi ; elle est plutôt une déviation de la loi de la
raison. Mais parce que la justice divine a fait déchoir l’homme de la justice originelle
et de la vigueur primitive de la raison, l’impétuosité des passions sensuelles
qui le mènent est une loi, dans le sens que c’est une peine qui résulte de ce
que l’homme a été privé de sa propre dignité (Voyez à cet égard ce que dit le
concile de Trente (sess. 5 ; De peccato orig. circà
finem illius decreti).).
Copyleft. Traduction
de l’abbé Claude-Joseph Drioux et de JesusMarie.com qui autorise toute personne à copier et à rediffuser par
tous moyens cette traduction française. La Somme Théologique de Saint Thomas
latin-français en regard avec des notes théologiques, historiques et
philologiques, par l’abbé Drioux, chanoine honoraire de Langres, docteur en
théologie, à Paris, Librairie Ecclésiastique et Classique d’Eugène Belin, 52,
rue de Vaugirard. 1853-1856, 15 vol. in-8°. Ouvrage honoré des
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