Saint Thomas d’Aquin - Somme Théologique
1a 2ae = Prima Secundae = 1ère partie de la 2ème Partie
Question 92 : Des
effets de la loi
Nous
avons maintenant à nous occuper des effets de la loi. A ce sujet deux questions
se présentent : 1° La loi a-t-elle pour effet de rendre les hommes bons ? (Cet
effet résulte de la fin même de la loi qui doit se rapporter au bien général.) —
2° Les effets de la loi consistent-ils à commander, à défendre, à permettre et
à punir, selon l’expression du jurisconsulte ? (Les quatre effets de la loi que
saint Thomas détermine ici ont été reconnus par les jurisconsultes romains (Modestinus, liv. 7, ff. de legibus).)
Article
1 : La loi a-t-elle pour effet de rendre les hommes bons ?
Objection
N°1. Il semble que la loi n’ait pas pour effet de rendre les hommes bons. Car
les hommes deviennent bons par la vertu, puisque la vertu rend bon celui qui la
possède, comme le dit Aristote (Eth., liv. 2, chap. 6). Or, il n’y a que Dieu qui rende
l’homme vertueux, car il produit en nous la vertu sans nous, comme nous l’avons
dit en donnant la définition de la vertu (quest. 55, art. 4). Donc ce n’est pas
à la loi à rendre les hommes bons.
Réponse
à l’objection N°1 : Comme nous l’avons dit (quest. 63, art. 3 et 4), il y a
deux sortes de vertu, l’une acquise et l’autre infuse. L’habitude des œuvres
agit sur toutes les deux, mais de différente manière. Car elle produit la vertu
acquise, tandis qu’elle dispose à la vertu infuse, la conserve et la développe
dans celui qui l’a déjà. Et parce que la loi est faite pour diriger les actes
humains, elle rend les hommes bons dans la même proportion que les actes mènent
à la vertu. C’est ce qui fait dire à Aristote (Pol., liv. 2, chap. 6) que les législateurs rendent les hommes
bons, en les habituant à observer leurs lois.
Objection
N°2. La loi ne sert à l’homme qu’autant qu’il lui obéit. Or, si l’homme obéit à
la loi, cet acte est un effet de sa bonté ; par conséquent la loi présuppose
dans l’homme cette bonté. Ce n’est donc pas elle qui la lui donne.
Réponse
à l’objection N°2 : Un individu n’obéit pas toujours à la loi par vertu ;
quelquefois il le fait par crainte du châtiment, d’autres fois d’après la
lumière seule de la raison qui est un principe de vertu, comme nous l’avons dit
(quest. 63, art. 1 et 2).
Objection
N°3. La loi a pour fin le bien général, comme nous l’avons dit (quest. 90, art.
2). Or, il y en a qui se conduisent bien à l’égard des intérêts généraux et qui
se conduisent mal pour leurs propres affaires. Donc il n’appartient pas à la
loi de rendre les hommes bons.
Réponse
à l’objection N°3 : La bonté de chaque partie se considère dans ses rapports
avec son tout. C’est ce qui fait dire à saint Augustin (Conf., liv. 3, chap. 8) que toute
partie qui n’est pas en harmonie avec le tout auquel elle appartient est
vicieuse et déréglée. Par conséquent tout homme étant une partie de la cité, il
est impossible qu’un individu soit bon, s’il n’est pas parfaitement en harmonie
avec le bien général : un tout ne peut pas non plus exister dans de bonnes conditions,
s’il n’est formé de parties parfaitement d’accord avec lui. Il est donc
impossible que l’Etat jouisse d’un bien-être général, si les citoyens ne sont
vertueux, du moins ceux qui sont à sa tête. Pour le bien de la société il
suffit que les autres soient assez vertueux pour obéir aux ordres des chefs.
C’est pourquoi Aristote dit (Pol.,
liv. 3, chap. 3) que la vertu du prince et celle de l’honnête homme est la
même, mais qu’il n’en est pas ainsi de la vertu de l’honnête homme et de celle
d’un citoyen quelconque.
Objection
N°4. Il y a des lois tyranniques, comme le dit Aristote (Pol., liv. 1, chap. 9, et chap. 13, et liv. 4, chap. 10). Or, le
tyran ne se propose pas de rendre meilleurs ses sujets, il ne songe qu’à ses
propres intérêts. Donc ce n’est pas à la loi à rendre les hommes meilleurs.
Réponse
à l’objection N°4 : Une loi tyrannique n’étant pas conforme à la raison, n’est
pas une loi, absolument parlant, mais c’est plutôt une dégradation de la loi.
Cependant, selon ce qu’elle a de la nature de la loi, elle a pour but que les
citoyens soient bons. Car elle n’a de commun avec la loi que d’être l’ordre
d’un chef qui commande à des sujets, et sous ce rapport elle a pour fin de
rendre les sujets bien obéissants, ce qui revient à les rendre bons, non
absolument, mais par rapport à un pareil régime.
Mais
c’est le contraire. Aristote dit (Eth., liv. 1, chap. 14) que tout législateur a la volonté de rendre les hommes bons.
Conclusion
Comme il appartient au prince de bien commander, de même la vertu propre des
sujets, celle qui en fait de bons citoyens, consiste à bien obéir, et c’est à
cela que la loi les engage ; par conséquent l’effet propre de la loi consiste à
rendre les hommes bons sous un rapport ou absolument.
Il
faut répondre que, comme nous l’avons dit (quest. 90, art. 1 et 4), la loi
n’est rien autre chose, dans celui qui commande, que le dictamen de la raison
par lequel les sujets sont gouvernés. Or, la vertu de tout sujet consiste à
bien obéir à celui qui le gouverne ; comme la vertu de l’irascible et du
concupiscible consiste en ce qu’ils soient bien soumis à la raison. De cette
manière la vertu du sujet consiste dans une soumission parfaite à celui qui
commande, comme le dit Aristote (Pol.,
liv. 1, chap. ult.). Or, toute loi ayant pour but d’obliger les sujets à lui
obéir, il s’ensuit évidemment que le propre de la loi, c’est d’amener les
sujets à la pratique de la vertu qui leur est propre. Et puisque la vertu est
ce qui rend bon celui qui la possède, il résulte de là que le propre effet de
la loi c’est de rendre bons ceux auxquels elle s’adresse ou absolument ou
relativement. Car si le législateur se propose le vrai bien, qui est le bien
général réglé conformément à la justice divine, il s’ensuit que la loi rend les
hommes bons absolument. Mais s’il n’a pas l’intention de produire le vrai bien
et qu’il n’ait en vue que ce qui lui est utile ou agréable, ou contraire à la
justice divine ; alors la loi ne rend pas les hommes bons absolument, mais
relativement, c’est-à-dire par rapport à un pareil régime (Il est à remarquer
que quand saint Thomas dit que la loi a pour effet de rendre l’homme bon, il ne
veut pas dire qu’elle lui donne toutes les vertus, ce qui est l’effet de la loi
de la charité, mais il dit qu’elle le rend bon dans un genre, relativement à ce
qu’elle commande. Ainsi la loi de la tempérance le porte à faire un acte de
tempérance qui est absolument bon.). D’ailleurs cette espèce de bonté se
rencontre dans des individus qui sont mauvais par eux-mêmes. C’est ainsi qu’on
dit d’un homme qu’il est un bon voleur, parce qu’il s’entend bien à faire son
métier.
Article
2 : Les actes de loi sont-ils convenablement déterminés ?
Objection
N°1. Il semble qu’on ne désigne pas convenablement les actes de la loi quand on
dit que ces actes consistent à commander,
à défendre, à permettre et à punir. Car
toute loi est un précepte en général, comme le dit le jurisconsulte Papinien (Dig., liv. 1, tit. 3). Or, 1e mot commander
(imperare) a le même sens que le mot præcipere (ordonner). Donc les trois autres choses sont superflues.
Réponse
à l’objection N°1 : Comme cesser de mal faire peut passer pour une bonne chose,
de même la défense d’une chose mauvaise peut être considérée comme un précepte.
Ainsi, en prenant le mot précepte
dans son acception la plus large, on peut dire généralement que la loi est un
précepte.
Objection
N°2. La loi a pour effet de porter au bien ceux qui lui sont soumis, comme nous
l’avons dit (art. préc.). Or, le conseil a pour objet
un bien plus élevé que le précepte. Donc il appartient plutôt à la loi de
conseiller que de commander (præcipere).
Réponse
à l’objection N°2 : Conseiller n’est pas l’acte propre de la loi, mais c’est
bien plutôt l’affaire d’un simple particulier qui n’a pas le droit de
légiférer. Aussi l’Apôtre a-t-il dit en donnant un conseil (1 Cor., chap. 7) : Je parle, mais ce n’est pas le Seigneur. C’est pour ce motif que
l’on ne met pas le conseil au nombre des effets de la loi.
Objection
N°3. Comme l’homme est porté au bien par les peines, de même il l’est aussi
parles récompenses. Donc si punir est
un effet de la loi, récompenser en est un aussi.
Réponse
à l’objection N°3 : Il peut appartenir à tout le monde de récompenser, mais il
n’appartient de punir qu’au ministre de la loi, d’après l’autorité de laquelle
on inflige un châtiment. C’est pourquoi on ne regarde pas la récompense comme
un acte de la loi, et qu’on ne donne ce titre qu’à la punition.
Objection
N°4. Le législateur a l’intention de rendre les hommes bons, comme nous l’avons
dit (art. préc.). Or, celui qui n’obéit que par
crainte des châtiments n’est pas bon. Car quand quelqu’un agit par la crainte
servile qui est la crainte des châtiments, quoiqu’il fasse une bonne action,
cependant il ne la fait pas d’une bonne manière, d’après saint Augustin (Ench., chap.
121). II ne semble donc pas que le propre de la loi soit de punir.
Réponse
à l’objection N°4 : Par là même qu’un individu commence à prendre l’habitude
d’éviter le mal et de faire le bien par crainte du châtiment, il est amené
quelquefois à agir ainsi avec plaisir et de son plein gré. C’est de la sorte
qu’en punissant, la loi parvient à rendre les hommes bons.
Mais
c’est le contraire. Saint Isidore dit (Etym., liv. 5, chap. 19) : Toute loi ou permet une chose (Saint Isidore ne dit pas que la loi ordonne (præcipit), parce
qu’il suppose que ce premier effet est évident d’après le nom et la nature même
de la loi. Voyez Gratien (in chap. omnis, dist. 3).) ; c’est ainsi qu’il est permis à un brave
de demander une récompense, ou elle défend,
par exemple, il est défendu à qui que ce soit de demander en mariage une vierge
consacrée à Dieu, ou elle punit,
comme la loi qui condamne à mort celui qui a commis un meurtre.
Conclusion
D’après les trois différentes espèces d’actes humains que la loi désigne, on
attribue à la loi trois sortes d’actes : elle
commande les actes vertueux, défend
les actes vicieux, permet les
indifférents ; le quatrième acte de la loi, qui consiste à punir, provient du moyen que la loi emploie pour faire obéir ; ce
moyen est la crainte du châtiment.
Il
faut répondre que, comme la proposition est l’expression de la raison rendue
sous forme dénonciation, de même la loi est son expression rendue par manière
de commandement. Or, le propre de la raison est de déduire une chose d’une
autre. Par conséquent comme dans les sciences démonstratives la raison nous
porte à donner notre assentiment à une conclusion par le moyen de principes
certains, de même elle a recours à un intermédiaire pour nous amener à nous
soumettre au précepte de la loi. Ces préceptes ont pour objets les actes
humains à l’égard desquels la loi nous dirige, comme nous l’avons dit (quest. 90,
art. 1, et 91, art. 4), et les actes humains se divisent en trois catégories
différentes. En effet, comme nous l’avons vu (quest. 18, art. 5 et 8), il y a
des actes qui sont bons dans leur genre ; ce sont les actes vertueux, par
rapport auxquels on reconnaît l’acte de la loi qui consiste à ordonner ou à commander. Car la loi commande tous les
actes de vertu, comme le dit Aristote (Eth., liv. 5, chap. 1 et chap. 2). — Il y a des actes qui
sont mauvais dans leur genre, comme les actes vicieux. A l’égard de ceux-là la
loi doit les défendre. Enfin il y en
a qui sont indifférents de leur nature ; la loi peut
les permettre. On range d’ailleurs
dans cette catégorie tous les actes qui ont peu de bonté ou de malice. Le moyen
que la loi emploie pour qu’on lui obéisse, c’est la crainte du châtiment, et
sous ce rapport on dit que punir est
un de ses effets.
Copyleft. Traduction
de l’abbé Claude-Joseph Drioux et de JesusMarie.com qui autorise toute personne à copier et à rediffuser par
tous moyens cette traduction française. La Somme Théologique de Saint Thomas
latin-français en regard avec des notes théologiques, historiques et
philologiques, par l’abbé Drioux, chanoine honoraire de Langres, docteur en
théologie, à Paris, Librairie Ecclésiastique et Classique d’Eugène Belin, 52,
rue de Vaugirard. 1853-1856, 15 vol. in-8°. Ouvrage honoré des
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