Saint Thomas d’Aquin - Somme Théologique

1a 2ae = Prima Secundae = 1ère partie de la 2ème Partie

Question 93 : De la loi éternelle

 

          Après avoir parlé de la loi en général, nous devons nous occuper de chaque loi en particulier. Nous traiterons : 1° de la loi éternelle ; 2° de la loi naturelle ; 3° de la loi humaine ; 4° de la loi ancienne ; 5° de la loi nouvelle qui est la loi de l’Evangile. Quanta la sixième loi qui est la loi de la concupiscence, nous nous contenterons de renvoyer à ce que nous en avons dit en traitant du péché originel (quest. 81 à 83). — A l’égard de la loi éternelle six questions se présentent : 1° Qu’est-ce que la loi éternelle ? — 2° Est-elle connue de tout le monde ? — 3° Toute loi en découle-t-elle ? — 4° Les choses nécessaires lui sont-elles soumises ? (L’Ecriture nous montre toutes les créatures quelles qu’elles soient soumises à la loi éternelle (Prov., 8, 27-31) : Lorsqu’il préparait les cieux, j’étais là ; lorsqu’il environnait les abîmes de leurs bornes, par une loi inviolable, etc.) — 5° Les choses naturelles contingentes lui sont-elles soumises aussi ? (La loi éternelle prise dans son sens large embrasse même les créatures irraisonnables, mais dans son sens strict et propre elle ne se rapporte qu’aux créatures intelligentes, parce que les autres sont incapables de l’obligation morale et de l’instruction que la loi proprement dite implique.) — 6° Son domaine embrasse-t-il toutes les choses humaines ?

 

Article 1 : La loi éternelle est-elle la raison souveraine qui existe en Dieu ?

 

          Objection N°1. Il semble que la loi éternelle ne soit pas la raison souveraine qui existe en Dieu. Car il n’y a qu’une seule loi éternelle, tandis que les raisons des choses qui existent dans l’entendement divin sont multiples, puisque saint Augustin dit (Quæst., liv. 83, quest. 46) que Dieu a fait chaque chose d’après des raisons particulières. Donc la loi éternelle ne semble pas être la même chose que la raison qui existe dans l’entendement divin.

          Réponse à l’objection N°1 : Saint Augustin parle en cet endroit des raisons idéales, qui se rapportent à la nature propre de chaque chose. C’est pourquoi il y a en elles distinction et pluralité, selon les divers rapports qu’elles ont avec les choses, ainsi que nous l’avons prouvé (1a pars, quest. 15, art. 2 et 3). Mais on appelle loi ce qui dirige les actes par rapport au bien général, comme nous l’avons dit (quest. 90, art. 2). Et puisque les choses qui sont diverses en elles-mêmes se considèrent comme étant une, selon qu’elles se rapportent à un but commun, il s’ensuit que la loi éternelle, qui est la raison de cet ordre, est une (Cette unité n’empêche pas que la loi éternelle ne renferme en elle plusieurs lois qui sont rationnellement distinctes, comme l’observe Suarez (De leg., liv. 2, chap. 3).).

 

          Objection N°2. Il est de l’essence de la loi qu’elle soit promulguée par la parole, comme nous l’avons dit (quest. 90, art. 4). Or, en Dieu le Verbe ou la parole se dit de la personne, comme nous l’avons vu (1a pars, quest. 34, art. 1), tandis que la raison se dit de l’essence. La loi éternelle n’est donc pas la même chose que la raison divine.

          Réponse à l’objection N°2 : A l’égard de tout verbe il y a deux choses que l’on peut considérer, le verbe lui-même et les choses qu’il exprime. Car le verbe vocal est le son qui sort de la bouche de l’homme, et par ce verbe on exprime ce que la parole humaine signifie. Il en est de même du verbe intellectuel de l’homme, qui n’estrien autre chose qu’un concept de l’esprit, par lequel l’homme exprime mentalement les choses auxquelles il pense. Ainsi donc en Dieu le verbe qui est la conception de l’entendement du Père se dit de la personne ; tandis que tout ce que renferme la science du Père, les attributs essentiels ou personnels, ainsi que les œuvres divines, sont exprimés par ce verbe, comme on le voit dans saint Augustin (De Trin., liv. 15, chap. 14). Et parmi toutes les choses que ce verbe exprime la loi éternelle se trouve comprise elle-même. Toutefois il ne résulte pas de là que la loi éternelle soit en Dieu un nom personnel. Mais on l’approprie au fils, à cause de la convenance qu’il y a entre la raison et le verbe (Billuart observe à l’égard de la promulgation qu’elle n’est pas de l’essence de la loi, mais qu’en tout cas elle a eu lieu pour la loi éternelle, principalement par le livre de vie qui a été écrit de toute éternité.).

 

          Objection N°3. Saint Augustin dit (De ver. relig., chap. 30) qu’il y a au-dessus de notre esprit une loi, qu’on appelle la vérité. Or, la loi qui est au-dessus de notre esprit est la loi éternelle. Donc la vérité est cette loi, et comme la vérité et la raison n’expriment pas le même rapport, il s’ensuit que la loi éternelle n’est pas la même chose que la raison souveraine.

          Réponse à l’objection N°3 : La raison de l’entendement divin se rapporte aux choses d’une autre manière que la raison de l’entendement humain. Car l’entendement humain a les choses pour mesures, de telle sorte que son concept n’est pas vrai pour lui-même (Littéralement à cause de lui-même.), mais on dit qu’il est vrai du moment où il est conforme aux choses qu’il représente. Car de ce qu’une chose est ou n’est pas, l’opinion est vraie ou fausse. L’entendement divin est au contraire la mesure des choses ; parce qu’une chose n’est vraie qu’autant qu’elle imite l’entendement divin, ainsi que nous l’avons dit (1a pars, quest. 16, art. 1). C’est pourquoi l’entendement divin est vrai en lui- même ; d’où il suit que sa raison est la vérité même.

 

          Mais c’est le contraire. Saint Augustin dit (De lib. arb., liv. 1, chap. 6) que la loi éternelle est la raison souveraine à laquelle on doit toujours obéir.

 

          Conclusion Comme la divine sagesse a en elle la raison artistique, exemplaire ou idéale de tout ce qui existe, par là même qu’elle a tout créé, de même on doit dire qu’elle a la raison de la loi éternelle, parce que c’est par elle que tous les êtres arrivent à la fin qu’ils doivent atteindre.

          Il faut répondre que, comme dans tout artisan la raison des objets d’art qu’il confectionne est préexistante, de même il faut que tous ceux qui gouvernent, possèdent préalablement la raison d’ordre des choses que doivent faire ceux qui sont soumis à leur autorité. Et comme la raison des choses que l’art doit opérer s’appelle l’art ou le type des œuvres de l’artisan ; de même la raison de celui qui gouverne les actes de ses sujets reçoit le nom de loi, du moment où l’on a rempli toutes les autres conditions qui sont de l’essence de la loi (quest. 90). Or, Dieu est par sa sagesse l’auteur de tout ce qui existe, et il est par rapport à ses créatures ce que l’artisan est à l’égard de ses œuvres, comme nous l’avons dit (1a pars, quest. 14, art. 8). C’est aussi à lui qu’il appartient de gouverner tous les actes et tous les mouvements qui se trouvent dans chaque créature, comme nous l’avons vu (1a pars, quest. 103, art. 5). Par conséquent comme la divine sagesse a en elle la raison artistique, exemplaire ou idéale de toutes les créatures, puisque tout a été créé par elle ; de même on donne le nom de loi à la raison de cette même sagesse, par laquelle elle meut tous les êtres vers la fin qui leur convient. Ainsi la loi éternelle n’est rien autre chose que la raison de la divine sagesse qui dirige tous les actes et tous les mouvements des créatures (D’après saint Thomas, ce qui distingue les idées de la loi éternelle, c’est que les idées sont les types des choses créées et ne se rapportent qu’à leur création, taudis que la loi éternelle a pour objet le gouvernement des êtres ; nécessitant les uns, comme dans l’ordre naturel ; imposant aux autres une obligation morale, ce qui regarde les créatures intelligentes. Quant à la Providence, la loi éternelle en diffère de trois manières : 1° la loi est obligatoire et la Providence ne l’est pas ; 2° la loi a pour objet le bien commun et la Providence le bien particulier de chaque créature ; 3° la Providence est à la loi éternelle ce que la conséquence est au principe universel qui la produit.).

 

Article 2 : La loi éternelle est-elle connue de tout le monde ?

 

          Objection N°1. Il semble que la loi éternelle ne soit pas connue par tous. Car comme le dit l’Apôtre (1 Cor., 2, 11) : Il n’y a que l’esprit de Dieu qui connaisse ce qui est en lui. Or, la loi éternelle est une raison qui existe dans l’entendement divin. Donc elle n’est pas connue de tous, elle ne l’est que de Dieu seul.

          Réponse à l’objection N°1 : Nous ne pouvons pas connaître en elles-mêmes les choses qui sont de Dieu, mais elles nous sont manifestées par leurs effets, d’après cette parole de l’Apôtre (Rom., 1, 20) : Ce qu’il y a d’invisible en Dieu, nous le comprenons au moyen des choses qu’il a faites.

 

          Objection N°2. Comme le dit saint Augustin (De lib. arb., liv. 1, chap. 6) : La loi éternelle est celle qui fait que toutes choses sont parfaitement ordonnées. Or, tout le monde ne connaît pas de quelle manière tout est parfaitement ordonné. Donc tout le monde ne connaît pas la loi éternelle.

          Réponse à l’objection N°2 : Quoique tout le monde connaisse la loi éternelle en raison de sa capacité personnelle, selon le mode que nous avons décrit, néanmoins personne ne peut la comprendre. Car elle ne peut être totalement manifestée par ses effets. C’est pourquoi il n’est pas nécessaire que celui qui connaît la loi éternelle de la manière que nous avons dit, connaisse l’ordre entier de l’univers, par lequel tout ce qui existe est parfaitement ordonné.

 

          Objection N°3. Saint Augustin dit (De ver. relig., chap. 31) que la loi éternelle est celle dont les hommes ne peuvent juger. Or, selon l’observation d’Aristote (Eth., liv. 1, chap. 3), on juge bien ce que l’on connaît. Donc la loi éternelle ne nous est pas connue.

          Réponse à l’objection N°3 : Quand on parle de juger d’une chose, cette expression peut s’entendre de deux manières : 1° On peut juger une chose, comme la puissance cognitive juge l’objet qui lui est propre, d’après ce mot de Job (12, 11) : L’oreille ne juge-t-elle pas des paroles, et le palais de ce qui a du goût ? C’est en ce sens qu’Aristote dit (loc. cit.), qu’on juge bien ce que l’on connaît, en prononçant si ce que l’on propose est vrai. 2° On peut juger une chose comme le supérieur juge l’inférieur en décidant pratiquement si elle doit être, ou si elle ne doit pas être de la sorte. De cette manière personne ne peut juger de la loi éternelle (Parce que l’homme n’est pas au-dessus de Dieu.).

 

          Mais c’est le contraire. Saint Augustin dit (De lib. arb., liv. 1, chap. 6) que nous avons la notion de la loi éternelle empreinte en nous.

 

          Conclusion Quoiqu’il n’y ait que Dieu et les bienheureux qui le voient dans son essence, qui connaissent la loi éternelle, telle qu’elle est en elle-même et dans l’entendement divin, néanmoins tous les êtres raisonnables doivent en avoir une connaissance quelconque, puisqu’ils connaissent la vérité et les premiers principes de l’ordre naturel, et que d’ailleurs la loi éternelle est la vérité immuable.

          Il faut répondre qu’on peut connaître une chose de deux manières : 1° en elle-même ; 2° dans son effet où l’on retrouve sa ressemblance. C’est ainsi que celui qui ne voit pas le soleil dans sa substance le connaît par ses rayons. On doit donc dire que personne ne peut connaître la loi éternelle, selon ce qu’elle est en elle-même. Il n’y a donc que Dieu qui la connaisse ainsi et les bienheureux qui la voient dans son essence. Mais toute créature raisonnable la connaît selon son rayonnement qui est plus ou moins éclatant. Car toute connaissance de la vérité est une irradiation et une participation de la loi éternelle, qui est la vérité immuable, comme le dit saint Augustin (De ver. relig., chap. 31). Or, tout le monde connaît de quelque manière la vérité, au moins quant aux principes généraux de la loi naturelle (Il n’y a personne qui ne sache qu’on doit éviter le mal et faire le bien.). Pour le reste les divers individus participent plus ou moins à la connaissance du vrai et connaissent par là même plus ou moins la loi éternelle (Les hommes obtiennent cette connaissance de différentes manières : les uns par le raisonnement, les autres par la révélation.).

 

Article 3 : Toute loi vient-elle de la loi éternelle ?

 

          Objection N°1. Il semble que toute loi ne vienne pas de la loi éternelle. Car il y a une loi de concupiscence, comme nous l’avons dit (quest. 91, art, 9), et elle ne vient pas de la loi divine, qui est la loi éternelle. Car c’est à elle qu’appartient la prudence de la chair, qui, d’après l’Apôtre (Rom., 8, 7), ne peut pas être soumise à la loi de Dieu. Donc toute loi ne procède pas de la loi éternelle.

          Réponse à l’objection N°1 : La concupiscence a dans l’homme la nature d’une loi, comme étant une peine qui vient de la justice divine, et sous ce rapport il est évident qu’elle découle de la loi éternelle. Mais si on la considère comme une inclination au péché, elle est dans ce sens contraire à la loi de Dieu, et elle n’est pas une loi, comme on le voit d’après ce que nous avons dit (quest. 91, art. 6).

 

          Objection N°2. Rien d’injuste ne peut venir de la loi éternelle, parce que, comme nous l’avons dit (art. préc., objection N°2), la loi éternelle est celle d’après laquelle il est juste que tout soit parfaitement ordonné. Or, il y a des lois injustes, d’après ces paroles du prophète (Is., 10, 1) : Malheur à ceux qui font des lois iniques. Donc toute loi ne vient pas de la loi éternelle.

          Réponse à l’objection N°2 : La loi humaine n’est une loi qu’autant qu’elle est conforme à la droite raison (En ce sens les lois découlent de la loi éternelle comme de leur cause exemplaire.), et d’après cela il est évident qu’elle vient de la loi éternelle. Mais quand elle s’écarte de la raison, on dit que c’est une loi inique, et alors elle a beaucoup moins le caractère d’une loi que d’un acte de violence. Toutefois dans une loi inique elle-même, comme il y a quelque chose qui a de l’analogie avec la loi véritable, quand on la considère par rapport à l’autorité de celui qui l’a faite, à ce titre elle découle encore de la loi éternelle (Elles en découlent ainsi comme de leur cause efficiente, et c’est ce qu’indique la dernière partie de cette réponse.) ; car, comme le dit l’Apôtre (Rom., 13, 1) : Toute puissance vient de Dieu.

 

          Objection N°3. Saint Augustin dit (De lib. arb., liv. 1, chap. 5) que la loi que l’on fait pour régir le peuple permet avec raison beaucoup de choses que la providence divine punit. Or, la raison de la providence divine est la loi éternelle, comme nous l’avons dit (art. 1). Donc toute loi qui est droite ne vient pas de la loi éternelle.

          Réponse à l’objection N°3 : La loi humaine tolère certaines choses, non parce qu’elle les approuve, mais parce qu’elle ne peut pas avoir d’action sur elles. Il y a en effet beaucoup de choses que la loi divine embrasse, mais qui échappent à la loi humaine. Car le domaine de la cause supérieure est plus étendu que celui d’une cause inférieure. D’où il résulte que c’est d’après l’ordre de la loi éternelle que la loi humaine ne s’occupe pas des actes sur lesquels elle ne peut avoir d’influence. Il n’en serait pas de même, si elle approuvait ce que la loi éternelle réprouve (Cette opposition n’est pas possible, parce que c’est à la loi éternelle à déterminer, par la lumière de la raison ou de la foi, quelles sont les lois particulières que l’on doit faire selon la diversité des circonstances, des personnes, des lieux et des temps, et toute loi qui n’émane pas ainsi d elle n’est pas une loi.). Par conséquent ceci ne prouve pas que la loi humaine ne découle pas de la loi éternelle, mais cela prouve seulement qu’elle n’en est qu’une émanation imparfaite.

 

          Mais c’est le contraire. La Sagesse divine dit (Prov., 8, 15) : C’est par moi que les rois règnent, et c’est par moi que les législateurs ordonnent ce qui est juste. Or, la raison de la Sagesse divine est la loi éternelle, comme nous l’avons dit (art. 1). Donc toutes les lois viennent de la loi éternelle.

 

          Conclusion Puisque, d’après le témoignage de saint Augustin, il n’y a rien de juste et de légitime dans la loi temporelle qui ne vienne de la loi éternelle, il est certain que toutes les lois découlent de la loi éternelle, selon qu’elles participent à la droite raison.

          Il faut répondre que, comme nous l’avons dit (quest. 90, art. 1 à 3), la loi implique une raison qui dirige les actes vers leur fin. Or, dans tous les moteurs qui sont ordonnés entre eux, il faut que la force du second moteur vienne de la force du premier ; parce que le second moteur ne meut qu’autant qu’il est mû par le premier. C’est ainsi que parmi tous ceux qui gouvernent, nous voyons que la raison du gouvernement va du premier chef aux chefs subalternes ; comme la raison de ce qui doit se faire dans un Etat, vient du roi, d’où elle passe par le commandement aux officiers inférieurs. Egalement dans les œuvres d’art, la raison des choses que l’on exécute vient de l’ouvrier-chef, d’où elle passe aux ouvriers inférieurs qui travaillent des mains. Par conséquent la loi éternelle étant la raison du gouvernement qui existe dans le chef suprême, il faut que toutes les raisons de gouvernement qui existent dans les chefs inférieurs viennent de la loi éternelle. Or, ces raisons qui existent dans les chefs inférieurs comprennent toutes les lois qui sont autres que la loi éternelle. Ainsi toutes les lois découlent donc de la loi éternelle, selon qu’elles participent à la droite raison. C’est pourquoi saint Augustin dit (De lib. arb., liv. 1, chap. 5 et 6) que dans la loi temporelle il n’y a rien de juste et de légitime que les hommes ne l’aient puisé dans le sein de la loi éternelle.

 

Article 4 : Les choses nécessaires et éternelles sont-elles soumises à la loi éternelle ?

 

          Objection N°1. Il semble que les choses nécessaires et éternelles soient soumises à la loi éternelle. Car tout ce qui est raisonnable est soumis à la raison. Or, la volonté divine étant raisonnable puisqu’elle est juste, elle est donc soumise à la raison. Et puisque la loi éternelle est la raison divine, il s’ensuit que la volonté de Dieu est soumise à cette loi. La volonté de Dieu étant d’ailleurs une chose éternelle, il en résulte que les choses éternelles et nécessaires sont soumises à la loi éternelle.

          Réponse à l’objection N°1 : Nous pouvons parler de la volonté de Dieu de deux manières : 1° Nous pouvons parler de la volonté elle-même. Dans ce sens la volonté de Dieu étant son essence, elle n’est pas soumise au gouvernement de Dieu, ni à la loi éternelle, mais elle ne fait qu’une seule et même chose avec cette dernière. 2° Nous pouvons en parler relativement aux choses que Dieu veut à l’égard de ses créatures. Ces choses sont soumises à la loi éternelle en ce sens que leur raison existe dans la sagesse divine, et c’est par rapport à elles que la volonté de Dieu est appelée raisonnable ; autrement, considérée en elle-même, elle doit plu tôt recevoir le nom de raison.

 

          Objection N°2. Tout ce qui est soumis au roi est soumis à sa loi. Or, d’après l’Apôtre (1 Cor., 15, 25 et 28) : Le Fils sera soumis à Dieu et au Père, lorsqu’il lui aura remis son royaume. Donc le Fils qui est éternel est soumis à la loi éternelle.

          Réponse à l’objection N°2 : Le Fils de Dieu n’a pas été fait par Dieu, mais il a naturellement été engendré par lui. C’est pourquoi il n’est pas soumis à la divine providence ou à la loi éternelle, mais il est plutôt la loi éternelle par appropriation, comme on le voit dans saint Augustin (De ver. relig., chap. 31). Mais on dit qu’il est soumis au Père en raison de sa nature humaine, par rapport à laquelle on dit que le Père est plus grand que lui.

 

          Objection N°3. La loi éternelle est la raison de la providence divine. Or, il y a beaucoup de choses nécessaires qui sont soumises à la providence divine ; telles sont les substances incorporelles et les corps célestes qui ne changent pas. Donc il y a aussi des choses nécessaires qui sont soumises à la loi éternelle.

          Nous accordons le troisième argument, parce qu’il repose sur les choses nécessaires qui ont été créées.

 

          Objection N°4. Mais c’est le contraire. Il est impossible que les choses qui sont nécessaires soient autrement ; elles n’ont donc pas besoin d’être réprimées. Or, la loi a été donnée à l’homme pour le détourner du mal, comme on le voit d’après ce que nous avons dit (quest. 90, art. 3 réponse N°2, et quest. 92, art. 2). Par conséquent les choses nécessaires ne sont pas de son domaine.

          Réponse à l’objection N°4 : Comme le dit Aristote (Met., liv. 5, text. 6), il y a des choses nécessaires qui ont une cause de leur nécessité. Par conséquent s’il leur est impossible d’être autrement qu’elles ne sont, cette nécessité résulte d’un autre être (Elles sont donc par là même sous une loi.), ce qui rend la contrainte sous laquelle elles se trouvent d’autant plus efficace. Car toutes les choses qui sont contraintes en général, ne le sont que parce qu’il leur est impossible d’empêcher qu’on ne dispose d’elles.

 

          Conclusion La loi éternelle étant la raison du gouvernement divin, toutes les choses créées, contingentes ou nécessaires, lui sont soumises.

          Il faut répondre que, comme nous l’avons dit (art. 1), la loi éternelle est la raison du gouvernement divin (La loi éternelle est le décret libre de la volonté de Dieu qui détermine l’ordre ou le gouvernement des choses créées. Cette seule définition indique assez que ce qui appartient à la nature ou à l’essence de Dieu ne peut lui être soumis.). Par conséquent tout ce qui est soumis au gouvernement de Dieu, l’est aussi à la loi éternelle ; et ce qui n’est pas soumis au gouvernement de Dieu, ne l’est pas non plus à cette loi. On peut apprécier cette distinction d’après ce qui se passe parmi nous. En effet, les choses que les hommes peuvent faire sont soumises au gouvernement humain, mais ce gouvernement n’a pas d’action sur ce qui appartient à la nature humaine ; par exemple, que l’homme ait une âme, une main ou des pieds. Ainsi donc toutes les choses qui existent dans les créatures que Dieu a créées sont soumises à la loi éternelle, qu’elles soient contingentes ou nécessaires ; mais ce qui appartient à la nature ou à l’essence divine n’est pas soumis à cette loi, ou plutôt ce sont ces choses qui constituent en réalité la loi éternelle elle-même.

 

Article 5 : Les choses naturelles et contingentes sont-elles soumises à la loi éternelle ?

 

          Objection N°1. Il semble que les choses naturelles et contingentes ne soient pas soumises à la loi éternelle. Car la promulgation est de l’essence de la loi, comme nous l’avons dit (quest. 90, art. 4). Or, la promulgation ne peut avoir lieu qu’à l’égard des créatures raisonnables auxquelles on peut parler. Donc il n’y a qu’elles qui soient soumises à la loi éternelle, et par conséquent les choses naturelles et contingentes ne le sont pas.

          Réponse à l’objection N°1 : L’impression active du principe intrinsèque qui dirige les choses irraisonnables est, par rapport à elles, ce que la promulgation de la loi est par rapport aux hommes ; parce que la promulgation n’a d’autre effet que d’imprimer dans les hommes le principe qui doit les diriger dans leurs actions, comme nous l’avons dit (dans le corps de l’article.).

 

          Objection N°2. Les choses qui obéissent à la raison y participent d’une certaine manière, comme le dit Aristote (Eth., liv. 1, chap. ult.). Or, la loi éternelle est la souveraine raison, comme nous l’avons vu (art. 1). Par conséquent puisque les choses naturelles et contingentes ne participent en rien à la raison mais qu’elles sont absolument irraisonnables, il semble qu’elles ne soient pas soumises à la loi éternelle.

          Réponse à l’objection N°2 : Les créatures irraisonnables ne participent, ni obéissent à la raison humaine, mais elles participent à la raison divine, en ce qu’elles lui sont soumises. Car la puissance de la raison divine s’étend à un plus grand nombre de choses que la puissance de la raison humaine. Et comme les membres du corps humain sont mus par l’empire de la raison, bien qu’ils ne participent pas à la raison elle-même, puisqu’ils ne peuvent rien percevoir de ce qui se rapporte à cette faculté ; de même les créatures irraisonnables sont mues par Dieu, sans être pour cela douées de raison.

 

          Objection N°3. La loi éternelle est la plus efficace. Or, il y a dans les choses naturelles et contingentes des défauts. Donc elles ne sont pas soumises à la loi éternelle.

          Réponse à l’objection N°3 : Les défauts qui arrivent dans les choses naturelles, bien qu’ils échappent à l’ordre des causes particulières, ne sont pas pour cela en dehors des causes universelles et surtout de la cause première, qui est Dieu, dont la providence embrasse tous les êtres, ainsi que nous l’avons dit (1a pars, quest. 22, art. 2). Et puisque la loi éternelle est la raison de la providence divine, comme nous l’avons vu (art. 2), il s’ensuit que les défauts des choses naturelles lui sont soumis.

 

          Mais c’est le contraire. La Sagesse dit (Prov., 8, 29) : J’existais quand il renfermait la mer dans ses limites et qu’il imposait une loi aux eaux, pour les empêcher de passer leurs bornes.

 

          Conclusion Puisque Dieu a imprimé à tous les êtres un certain instinct qui les porte vers leur fin, il est évident que les choses naturelles et contingentes sont aussi soumises à la loi éternelle.

          Il faut répondre qu’on ne doit pas parler de la loi humaine, comme de la loi éternelle, qui est la loi de Dieu. Car la loi humaine ne s’étend qu’aux créatures raisonnables, qui sont soumises à l’homme. La raison en est que la loi dirige les actes des êtres qui sont soumis à l’empire de celui qui la porte. Ainsi personne ne fait de loi, à proprement parler, pour régir ses propres actions. Or, tout ce qui se fait par rapport à l’usage des choses irraisonnables qui sont soumises à l’homme, se fait par l’action de l’homme lui-même qui les meut. Car ces créatures ne se meuvent pas elles-mêmes, mais elles sont mues par autrui, comme nous l’avons vu (quest. 1, art. 2). C’est pourquoi l’homme ne peut pas imposer de lois aux choses irraisonnables, de quelque manière qu’elles lui soient soumises. Mais il peut en imposer une aux êtres raisonnables qui lui sont soumis ; dans le sens que par son ordre ou sa parole il imprime dans leur âme une règle qui est le principe de leur conduite. Or, comme l’homme, par sa parole, imprime dans son semblable qui lui est soumis un principe intérieur qui devient la règle de ses actes, de même Dieu imprime à la nature tout entière les principes des actes qui sont propres à tous les êtres. C’est pourquoi on dit en ce sens que Dieu commande à toute la nature, d’après ce mot du Psalmiste (Ps. 148, 6) : Il a donné ses ordres et ils ne manqueront pas de s’accomplir. De cette manière tous les mouvements et toutes les actions de la nature entière sont soumis à la loi éternelle. — Ainsi les créatures irraisonnables sont soumises à la loi éternelle, selon qu’elles sont mues par la providence de Dieu (Cette action de la loi éternelle se manifeste dans les animaux par leur instinct, ou dans les êtres physiques par la force naturelle qui détermine tous leurs effets.), mais non selon qu’elles sont mues par l’intelligence des préceptes divins, comme le sont les créatures raisonnables.

 

Article 6 : Toutes les choses humaines sont-elles soumises à la loi éternelle ?

 

          Objection N°1. Il semble que toutes les choses humaines ne soient pas soumises à la loi éternelle. Car saint Paul dit (Gal., 5, 18) : Si vous vous conduisez par l’esprit de Dieu, vous n’êtes point sous la loi. Or, les hommes justes, qui sont les enfants de Dieu par adoption, sont dirigés par l’esprit de Dieu, d’après ces autres paroles du même Apôtre (Rom., 8, 14) : Ceux qui sont menés par l’esprit de Dieu, ceux-là sont les enfants de Dieu. Donc tous les hommes ne sont pas sous la loi éternelle.

          Réponse à l’objection N°1 : Cette parole de l’Apôtre peut s’entendre de deux manières : 1° Etre sous la loi peut s’entendre de celui qui ne veut pas des obligations que la loi impose et qui la supporte comme un fardeau. Ainsi la glose dit qu’il est sous la loi, celui qui s’abstient de mal faire, par crainte du supplice dont la loi le menace, mais non par amour de la justice. Les hommes spirituels ne sont pas ainsi sous la loi, parce qu’ils accomplissent volontairement ce qu’elle commande, parla charité que l’Esprit-Saint a répandue dans leurs cœurs. 2° On peut aussi comprendre par là que les œuvres de l’homme qui est conduit par l’Esprit-Saint, sont plutôt les œuvres de l’Esprit-Saint que celles de l’homme lui-même. Par conséquent l’Esprit-Saint n’étant pas sous la loi, ni le Fils, comme nous l’avons dit (art. 4, réponse N°2), il s’ensuit que ces œuvres, considérées comme les œuvres de l’Esprit-Saint, ne sont pas sous la loi elle-même, et c’est ce qu’atteste l’Apôtre en disant (2 Cor., 3, 17) : Où est l’esprit du Seigneur, là est la liberté.

 

          Objection N°2. L’Apôtre dit (Rom., 8, 7) : La prudence de la chair est ennemie de Dieu, car elle n’est pas soumise à sa loi. Or, il y a beaucoup d’hommes dans lesquels la prudence de la chair domine. Donc ils ne sont pas tous soumis à la loi éternelle qui est la loi de Dieu.

          Réponse à l’objection N°2 : La prudence de la chair ne peut pas être soumise à la loi de Dieu du côté de l’action, parce qu’elle porte à des actes contraires à la loi divine elle-même ; mais elle lui est soumise du côté de la passion, parce qu’elle mérite d’être punie, d’après la loi de la justice divine elle-même. Toutefois la prudence de la chair ne domine jamais dans un homme, au point de corrompre tout le bien de la nature. C’est pourquoi l’homme est toujours enclin à faire ce que la loi éternelle ordonne. Car nous avons vu (quest. 85, art. 2) que le péché ne détruit pas tout le bien de la nature.

 

          Objection N°3. Saint Augustin dit (De lib. arb., liv. 1, chap. 6) que la loi éternelle est celle par laquelle les méchants méritent la réprobation, et les bons une vie bienheureuse. Or, les bienheureux ou les damnés ne sont plus en état de mériter. Donc ils ne sont pas soumis à la loi éternelle.

          Réponse à l’objection N°3 : C’est la même chose qui conserve un être dans sa fin, et qui le porte vers cette fin. Ainsi un corps pesant repose par l’effet de sa gravité dans un lieu bas, et c’est cette même gravité qui l’entraîne vers ce lieu. Il faut donc dire que, comme on mérite la béatitude ou la réprobation d’après la loi éternelle, on est aussi conservé par cette même loi dans l’état auquel on est parvenu. C’est ainsi que les bienheureux et les damnés lui sont soumis.

 

          Mais c’est le contraire. Saint Augustin dit (De civ. Dei, liv. 19, chap. 12) que rien ne se soustrait d’aucune manière aux lois du souverain créateur et ordonnateur qui conserve la paix de l’univers.

 

          Conclusion Toutes les choses humaines sont soumises à la loi éternelle, bien que les bons soient autrement gouvernés que les méchants.

          Il faut répondre qu’une chose est soumise à la loi éternelle de deux manières, comme on le voit d’après ce que nous avons dit (art. préc.). Elle lui est soumise, selon qu’elle en est une participation, par manière de connaissance ou par manière d’action et de passion (Une chose est soumise à la loi éternelle, par manière de connaissance, lorsqu’elle y participe par la connaissance qu’elle en a ; par manière d’action, quand elle en reçoit le principe de ses propres opérations ; par manière de passion quand elle en souffre quelque chose, à titre de châtiment.). C’est de cette seconde manière que les créatures irraisonnables lui sont soumises, comme nous l’avons dit (art. préc.). Mais la créature raisonnable, ayant, indépendamment de ce qui lui est commun avec tous les autres êtres, son caractère d’être raisonnable qui lui est propre, il s’ensuit qu’elle est soumise à la loi éternelle de ces deux manières. Car elle a une certaine notion de la loi éternelle, comme nous l’avons vu (art. 2), et de plus il y a dans chaque être raisonnable une inclination naturelle pour ce qui est conforme à la loi éternelle (Ainsi elle lui est soumise par manière de connaissance en raison de la notion qu’elle en a, et elle lui est soumise par manière d’action en raison de cette inclination qui la porte instinctivement vers elle on vers ce qui lui est conforme.) ; puisque, comme le dit Aristote (Eth., liv. 2, circ. princ.), nous sommes nés pour avoir des vertus. Toutefois, ces deux manières d’être sont l’une et l’autre imparfaites et corrompues chez les méchants, dont l’inclination naturelle à la vertu est dépravée par les habitudes vicieuses qu’ils prennent, et dont la connaissance naturelle du bien est obscurcie par les passions et leur état habituel de péché. Chez les bons, ces deux manières d’être se trouvent au contraire plus parfaites, parce qu’en eux la connaissance de la foi et de la sagesse se surajoute à la connaissance naturelle du bien, et qu’indépendamment de l’inclination naturelle qui les porte au bien, ils sont encore mus intérieurement par la grâce et la vertu (Ce qui s’entend ici de la charité qui est le principe de toutes les vertus surnaturelles.). — Par conséquent les bons sont parfaitement soumis à la loi éternelle, parce qu’ils agissent toujours conformément à elle ; tandis que les méchants n’y sont soumis qu’imparfaitement par rapport à leurs actions, puisqu’ils n’en ont qu’une connaissance imparfaite, et qu’ils ne sont portés au bien qu’imparfaitement. Mais ce qui manque du côté de l’action se trouve suppléé par la passion, c’est-à-dire qu’ils souffrent les châtiments que la loi éternelle leur impose, en raison de ce qu’ils se sont éloignés de ses prescriptions (L’ordre de la justice supplée ainsi par ses peines à ce qu’il y avait d’imparfait dans leur soumission à la loi éternelle ; de sorte qu’il arrive que l’empire de Dieu s’étend aussi complètement sur les méchants que sur les bons, malgré l’usage divers qu’ils font de leur liberté.). C’est ce qui fait dire à saint Augustin (De lib. arb., liv. 1, chap. 15) : Je pense que les justes agissent sous la loi éternelle. Et ailleurs (Lib. de catechis. rudibus, chap. 18), que Dieu sait, d’après la juste punition des âmes qui l’abandonnent, soumettre les parties inférieures de sa créature aux lois les plus convenables.

 

Copyleft. Traduction de l’abbé Claude-Joseph Drioux et de JesusMarie.com qui autorise toute personne à copier et à rediffuser par tous moyens cette traduction française. La Somme Théologique de Saint Thomas latin-français en regard avec des notes théologiques, historiques et philologiques, par l’abbé Drioux, chanoine honoraire de Langres, docteur en théologie, à Paris, Librairie Ecclésiastique et Classique d’Eugène Belin, 52, rue de Vaugirard. 1853-1856, 15 vol. in-8°. Ouvrage honoré des encouragements du père Lacordaire o.p. Si par erreur, malgré nos vérifications, il s’était glissé dans ce fichier des phrases non issues de la traduction de l’abbé Drioux ou de la nouvelle traduction effectuée par JesusMarie.com, et relevant du droit d’auteur, merci de nous en informer immédiatement, avec l’email figurant sur la page d’accueil de JesusMarie.com, pour que nous puissions les retirer. JesusMarie.com accorde la plus grande importance au respect de la propriété littéraire et au respect de la loi en général. Aucune évangélisation catholique ne peut être surnaturellement féconde sans respect de la morale catholique et des lois justes.

 

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