Saint Thomas d’Aquin - Somme Théologique
1a 2ae = Prima Secundae = 1ère partie de la 2ème Partie
Question 94 : De
la loi naturelle
Après
avoir parlé de la loi éternelle, nous devons nous occuper de la loi naturelle.
— A cet égard six questions se présentent : 1° Qu’est-ce que la loi naturelle ?
(Les théologiens sont divisés sur cette question. Vasquez
prétend (1-2, disp. 150, chap. 3) que la loi
naturelle est la nature raisonnable considérée en elle-même ; d’autres pensent
qu’elle est le dictamen actuel de la raison, ce qui ne paraît pas exact, parce
que ce dictamen ne nous est pas inné et qu’il n’existe pas dans les fous et les
enfants ; d’autres la confondent avec la loi éternelle, quoiqu’elle n’en soit
qu’une participation ; d’autres enfin suivent le sentiment de saint Thomas.) —
2° Quels sont les préceptes de la loi naturelle ? — 3° Tous les actes des
vertus appartiennent-ils à la loi naturelle ? — 4° La loi de nature est-elle
une à l’égard de tous les hommes ? — 5° Est-elle changeante ? — 6° Pourrait-elle
être effacée de l’esprit de l’homme ?
Article
1 : La loi naturelle est une habitude ?
Objection
N°1. Il semble que la loi naturelle soit une habitude, parce que, comme le dit
Aristote (Eth.,
liv. 2, chap. 5), il y a dans l’âme trois choses : la puissance, l’habitude et
la passion. Or, la loi naturelle n’est pas une des puissances de l’âme, ni une
des passions, comme on le voit en faisant l’énumération de chacune d’elles.
Donc elle est une habitude.
Réponse
à l’objection N°1 : Aristote se propose en cet endroit de rechercher le genre
de la vertu, et comme il est évident que la vertu est un principe d’action, il
ne parle que des choses qui sont les principes des actes humains, c’est-à-dire
de la puissance, de l’habitude et des passions. Indépendamment de ces trois choses, il y en a encore
d’autres dans l’âme. Ainsi il y a les actes, comme le vouloir existe dans le
sujet qui veut, et les choses connues, dans le sujet qui les connaît ; et il y
a les propriétés naturelles de l’âme, comme l’immortalité, etc.
Objection
N°2. Saint Basile dit (Ce passage est de saint Jean Damascène (De fid. orth., liv. 4, chap. 23).) que la
conscience ou la syndérèse est la loi de notre entendement, ce qui ne peut
s’entendre que de la loi naturelle. Or, la syndérèse est une habitude, comme
nous l’avons vu (1a pars, quest. 79, art. 12). Donc la loi naturelle
en est une aussi.
Réponse
à l’objection N°2 : La syndérèse est la loi de notre entendement, en ce qu’elle
est une habitude qui renferme les préceptes de la loi naturelle qui sont les
premiers principes des actes humains (Le sentiment de saint Basile on plutôt de
saint Jean Damascène est ainsi d’accord avec celui de saint Thomas.).
Objection
N°3. La loi naturelle subsiste toujours dans l’homme, comme on le verra (art.
5). Or, la raison de l’homme à laquelle la loi appartient ne pense pas toujours
à la loi naturelle. Donc la loi naturelle n’est pas un acte, mais une habitude.
Réponse
à l’objection N°3 : Ce raisonnement prouve que la loi naturelle existe
habituellement en nous, et c’est ce que nous accordons.
Objection
N°4. Mais c’est le contraire. Saint Augustin dit (De bon. conjug., chap. 21) que
l’habitude est la chose par laquelle on agit, quand on en a besoin. Or, il n’en
est pas ainsi de la loi naturelle : car elle existe dans les enfants et dans
les damnés qui ne peuvent agir par elle. Donc elle n’est pas une habitude.
Réponse
à l’objection N°4 : Il peut se faire que nous ne puissions faire usage de ce
qui existe habituellement en nous, par suite d’un obstacle quelconque. Ainsi
l’homme ne peut user de la science habituelle qu’il possède, à cause du
sommeil. De même un enfant ne peut user de l’intelligence habituelle qu’il a
des premiers principes, ou de la loi naturelle qui existe habituellement en
lui, parce qu’il n’a pas l’âge requis.
Conclusion
La loi naturelle n’est pas, à proprement parler, une habitude, mais elle l’est
improprement, dans le sens qu’on lui donne ce nom parce qu’elle renferme des
préceptes qui sont habituellement dans la raison elle-même.
Il
faut répondre que l’habitude peut s’entendre de deux manières : 1° Proprement
et essentiellement. La loi naturelle n’est pas une habitude dans ce sens-là.
Car nous avons dit (quest. 90, art. 1, réponse N°2) que la loi naturelle est
une chose établie par la raison ; comme une proposition est une opération rationnelle.
Or, ce que l’on fait n’est pas la même chose que le moyen par lequel on le
fait. Ainsi, on fait un bon discours par l’habitude que l’on a des règles de la
grammaire. Par conséquent l’habitude étant la chose par laquelle on agit, il ne
peut se faire qu’une loi soit proprement et essentiellement une habitude. 2° On
peut appeler habitude ce que l’on possède habituellement. C’est ainsi que nous
donnons le nom de foi à ce que nous tenons de cette vertu. Comme les préceptes
de la loi naturelle sont parfois considérés actuellement par la raison, et que
d’autres fois ils n’existent en elle qu’habituellement, on peut dire en ce sens
que la loi naturelle est une habitude (Cette habitude est la lumière intellectuelle
que Dieu a naturellement imprimée en nous, et pour ainsi dire écrite dans nos
cœurs. Et comme la loi humaine, selon qu’elle existe hors du législateur, est
gravée sur le papier qui peut constamment en rappeler la connaissance ; de même
la loi naturelle subsiste habituellement en nous de manière que nous pouvons la
considérer en acte toutes les fois que nous réfléchissons à ce qui est en
nous-mêmes.). De même, dans les sciences spéculatives, les principes
indémontrables ne sont pas eux-mêmes les habitudes des principes, mais ce sont
des principes dont nous avons l’habitude en nous.
Article
2 : La loi naturelle renferme-t-elle plusieurs préceptes ou n’en
renferme-t-elle qu’un seul ?
Objection
N°1. Il semble que la loi naturelle ne renferme pas plusieurs préceptes, mais
qu’elle n’en contienne qu’un seul. Car la loi est comprise dans le genre du
précepte, comme nous l’avons vu (quest. 90, et 92, art. 2). Si donc il y avait
beaucoup de préceptes appartenant à la loi naturelle, il s’ensuivrait qu’il y
aurait beaucoup de lois naturelles.
Réponse
à l’objection N°1 : Tous ces préceptes de la loi naturelle ne forment qu’une
seule et même loi, parce qu’ils se rapportent à un premier principe qui est un.
Objection
N°2. La loi naturelle suit la nature de l’homme. Or, la nature humaine est une
par rapport à son tout, quoiqu’elle soit multiple dans ses parties. Par
conséquent il n’y a donc qu’un précepte de la loi de nature, en raison de
l’unité du tout, ou bien il y en a plusieurs, en raison de la multiplicité des
parties dont la nature humaine se compose. Alors dans ce cas il faudra qu’on
rattache à la loi naturelle tout ce qui est compris dans l’inclination de
l’appétit concupiscible.
Réponse
à l’objection N°2 : Toutes ces inclinations des différentes parties de la
nature humaine, comme le concupiscible et l’irascible, appartiennent à la loi
de nature, selon qu’elles ont la raison pour règle, et reviennent à un premier
précepte qui est un, comme nous l’avons dit (dans le corps de l’article.).
C’est ainsi que les préceptes de la loi naturelle, tout multiples qu’ils sont
en eux-mêmes, sortent cependant d’une même souche qui leur est commune.
Objection
N°3. La loi est une chose qui appartient à la raison, comme nous l’avons dit
(quest. 90, art. 1). Or, il n’y a dans l’homme qu’une seule raison. Donc il n’y
a dans la loi naturelle qu’un seul précepte.
Réponse
à l’objection N°3 : La raison, bien qu’elle soit une en elle-même, ordonne
cependant toutes les choses qui concernent l’homme. D’où il résulte que la loi
de la raison embrasse toutes les choses que la raison peut régler.
Mais
c’est le contraire. Les préceptes de la loi naturelle dans l’homme sont, par
rapport aux choses qu’il doit faire, ce que sont les premiers principes dans
les sciences démonstratives. Or, les premiers principes indémontrables sont
multiples. Donc les préceptes de la loi de nature le sont aussi.
Conclusion
Quoiqu’il y ait dans la loi de nature plusieurs préceptes, cependant on peut
les rapporter tous à un seul premier principe, qui nous oblige de faire le bien
et d’éviter le mal.
Il
faut répondre que, comme nous l’avons dit (quest. 90, art. 1, réponse N°2, et
quest. 91, art. 3), les préceptes de la loi naturelle sont à la raison pratique
ce que les premiers principes des démonstrations sont à la raison spéculative ;
car ces principes sont les uns et les autres évidents par eux-mêmes. Or, une
chose peut être évidente de deux manières : 1° en elle-même ; 2° par rapport à
nous. Ainsi toute proposition dont l’attribut est de l’essence du sujet, est
évidente par elle-même, cependant elle ne l’est pas pour celui qui ignore la
définition du sujet. Par exemple : l’homme
est un être raisonnable, cette proposition est évidente par sa nature ;
car, qui dit homme, dit un être raisonnable ; mais pour celui qui ne sait pas
ce que c’est qu’un homme, elle n’est pas évidente. De là il arrive que, comme
le dit Boëce (Lib.
de hebdom.) : Il y a des propositions qui sont
généralement évidentes pour tout le monde. Ce sont les propositions dont tout
le monde connaît les termes, comme : Le
tout est plus grand que la partie. Les choses qui sont égales à une même
troisième sont égales entre elles. Il y a des propositions qui ne sont
évidentes que pour les savants qui comprennent le sens de chacun de leurs
termes. Ainsi pour celui qui sait que l’ange n’est pas un corps, il est évident
qu’il n’est pas circonscrit dans un lieu ; mais cela n’est pas évident pour les
ignorants qui ne savent pas cela. — De plus dans les choses que les hommes
perçoivent on trouve un certain ordre. Ainsi ce que l’on perçoit avant tout,
c’est l’être dont l’idée est renfermée dans toutes les autres choses que l’on
perçoit, quelles qu’elles soient. C’est pourquoi le premier principe
indémontrable, c’est qu’on ne doit pas simultanément affirmer et nier la même
chose. Ce principe repose sur la nature de l’être et du non-être, et c’est sur
lui que sont fondés tous les autres, comme le dit Aristote (Met., liv. 4, text.
9). Or, comme l’être est le premier objet que l’on perçoit absolument, de même
le bien est le premier objet que saisisse la raison pratique, qui a pour but
l’action. Car tout agent agit pour une fin qui a la nature du bien. C’est
pourquoi, dans la raison pratique, le premier principe est celui qui est fondé
sur l’essence du bien, et on peut le formuler ainsi : Le bien est ce que tous les êtres recherchent. Par conséquent le
premier précepte de la loi, c’est qu’on
doit faire le bien, et éviter le mal, et c’est sur ce précepte que sont
fondés tous les autres préceptes de la loi naturelle ; c’est-à-dire que toutes
les choses que nous devons faire ou éviter appartiennent aux préceptes de la
loi de nature (La loi naturelle embrasse tous les premiers principes moraux et
toutes les conséquences prochaines ou éloignées qui en sont nécessairement
déduites. Par conséquent les préceptes qui sont l’expression de ces
conséquences obligent par eux-mêmes, indépendamment de toute institution
positive, divine ou humaine.), que la raison pratique connaît naturellement,
comme le bien de l’homme. Mais parce que le bien a la nature de la fin, tandis
que le mal a la nature du contraire, il s’ensuit que toutes les choses pour
lesquelles l’homme a une inclination naturelle, la raison les perçoit
naturellement comme bonnes, et par conséquent comme des choses que l’on doit
faire, au lieu qu’elle considère les autres comme mauvaises, et par suite comme
des choses que l’on doit éviter. Ainsi l’ordre des préceptes de la loi de
nature est donc conforme à l’ordre de nos inclinations naturelles. En effet, la
première inclination de l’homme est pour le bien conforme à sa nature et elle
lui est commune avec toutes les substances, selon que toute substance désire
par sa nature la conservation de son être. D’après cette inclination, la loi
naturelle embrasse tout ce qui est un moyen de conservation pour la vie
humaine, et repousse ce qui lui est contraire (Manger, se défendre contre tout
ce qui pourrait mettre la vie en péril, voilà des actes qui se rapportent à la
loi naturelle.). La seconde inclination de l’homme a pour objet quelque chose
de plus spécial. Elle se rapporte à ce que sa nature a de commun avec les
animaux. D’après cela on dit que la loi naturelle comprend tout ce que la
nature a appris aux animaux, comme la propagation de l’espèce, l’éducation des
enfants (La tempérance est la vertu qui règle en général ces actions.), etc.
Enfin il y a dans l’homme une troisième inclination qui lui est propre ; c’est
celle qui le porte au bien selon la nature de la raison. Ainsi l’homme a une
inclination naturelle à connaître Dieu et à vivre en société. La loi naturelle
embrasse toutes les choses qui regardent cette inclination, et qui consistent à
combattre l’ignorance, à ne pas faire de mal à ceux avec lesquels on doit vivre
(On comprend dans cette catégorie les actes de religion, de justice, etc.),
etc.
Article
3 : Tous les actes de vertus appartiennent-ils à la loi de nature ?
Objection
N°1. Il semble que tous les actes des vertus n’appartiennent pas à la loi de
nature. Car, comme nous l’avons dit (quest. 90, art. 2), il est de l’essence de
la loi qu’elle se rapporte au bien général. Or, il y a des actes de vertu qui
se rapportent au bien particulier d’un individu, comme on le voit évidemment à
l’égard des actes de tempérance. Donc tous les actes des vertus ne sont pas
soumis à la loi naturelle.
Réponse
à l’objection N°1 : La tempérance a pour objet le désir naturel du boire, du
manger et des plaisirs charnels, et ces désirs se rapportent au bien général de
la nature, comme toutes les prescriptions légales ont pour fin le bien moral de
la société.
Objection
N°2. Tous les péchés sont opposés à certains actes de vertus. Si donc tous les
actes des vertus appartiennent à la loi de nature, il semble conséquemment que
tous les péchés soient contre nature, ce qui n’est vrai spécialement que de
quelques-uns d’entre eux.
Réponse
à l’objection N°2 : Par la nature de l’homme, on peut entendre celle qui est
propre à l’homme ; en ce sens tous les péchés sont contre nature, par là même
qu’ils sont contraires à la raison, comme le prouve saint Jean Damascène (De orth. fid., liv. 2, chap. 30). Ou bien on peut entendre la
nature qui est commune à l’homme et aux autres animaux. Sous ce rapport, il y a
des péchés spéciaux qu’on dit contre nature. C’est ainsi que la sodomie est
appelée tout spécialement un vice contre nature, parce qu’elle est contraire à
l’union des sexes qui est naturelle à tous les animaux.
Objection
N°3. Tout le monde s’accorde sur les choses qui sont selon la nature. Or, tout
le monde ne s’accorde pas à l’égard des actes de vertus ; car ce qui est vertu
dans l’un est vice dans les autres. Donc tous les actes de vertus
n’appartiennent pas à la loi de nature.
Réponse
à l’objection N°3 : Ce raisonnement s’appuie sur les actes considérés en
eux-mêmes. Car, par suite de la diversité des conditions humaines, il arrive
qu’il y a des actes qui sont vertueux à l’égard des uns, parce qu’ils leur
conviennent et qu’ils sont en rapport avec leur état ; et qui sont vicieux à
l’égard des autres, parce qu’ils ne sont pas proportionnés à leur position.
Mais
c’est le contraire. Saint Jean Damascène dit (De orth. fid.,
liv. 3, chap. 4) que les vertus sont naturelles. Donc les actes vertueux sont
soumis à la loi de nature.
Conclusion
Puisque la raison de chaque homme lui dit naturellement de se conduire
vertueusement, il faut avouer que tous les actes des vertus, considérés par
rapport à la raison générale qui les rend vertueux, appartiennent à la loi de
nature, mais qu’il n’en est pas de même quand on les considère en eux-mêmes
dans leur propre espèce.
Il
faut répondre que nous pouvons parler des actes vertueux de deux manières : 1°
en tant que vertueux ; 2° en les considérant matériellement comme actes dans
leurs propres espèces. Si on les considère en tant qu’ils sont vertueux, ils
appartiennent tous à la loi de nature. Car nous avais dit (art. préc.) que la loi naturelle embrasse toutes les choses pour
lesquelles l’homme a naturellement de l’inclination. Or, tout être est
naturellement porté à l’acte qui lui convient selon sa forme ; c’est ainsi que
le feu est porté à échauffer. Par conséquent l’âme raisonnable étant la forme
propre de l’homme, l’homme est naturellement enclin à agir conformément à la raison,
et c’est agir selon la vertu. Ainsi tous les actes vertueux appartiennent donc
à la loi naturelle, car la raison dit naturellement à chacun de se conduire
vertueusement (Quand il s’agit de choses commandées par la loi positive, comme
le jeûne ou l’abstinence, par exemple, la loi naturelle n’y oblige pas par
elle-même, mais elle intervient toujours pour donner à la loi positive son
efficacité ; de telle sorte que ce qu’il y a de formel dans l’acte vertueux se
rapporte à elle.). — Mais si nous parlons des actes vertueux considérés en
eux-mêmes, ou dans leurs propres espèces, ils n’appartiennent pas tous à la loi
de nature. Car il y a beaucoup d’actions vertueuses auxquelles la nature ne
nous porte pas d’abord, mais que les hommes à l’aide de réflexions sérieuses
ont jugées très-utiles pour bien vivre (Tels sont les
conseils évangéliques et les préceptes des lois positives ecclésiastiques ou
civiles, comme le jeûne, etc.).
Article
4 : La loi naturelle est-elle une à l’égard de tous les hommes ?
Objection
N°1. Il semble que la loi de nature ne soit pas une à l’égard de tous les
hommes. Car on lit dans le droit canon (Decret., dist. 1) que le droit naturel est ce qui est
renfermé dans la loi et l’Evangile. Or, ce droit n’est pas commun à tout le
monde, parce que, comme le dit l’Apôtre (Rom.,
10, 6) : Tous n’obéissent pas à
l’Evangile. Donc la loi naturelle n’est pas une pour tous les hommes.
Réponse
à l’objection N°1 : Ce passage ne signifie pas que toutes les choses qui sont
renfermées dans la loi et l’Evangile appartiennent à la loi de nature, puisque
l’Evangile nous apprend une foule de choses surnaturelles. Mais il signifie que
tout ce que la loi naturelle embrasse s’y trouve pleinement exposé. Ainsi
Gratien, après avoir dit (loc. cit.)
que le droit naturel est ce qui est renfermé dans l’Evangile, ajoute
immédiatement sous forme d’exemple : que chacun est tenu de faire aux autres ce
qu’il veut qu’on lui fasse à lui-même, et de ne pas faire ce qu’il ne voudrait
pas qu’on lui fît.
Objection
N°2. On appelle justes les choses qui sont conformes à la loi, comme le dit
Aristote (Eth.,
liv. 5, chap. 1 et 2). Or, il n’y a rien, d’après ce même philosophe, qui soit
tellement juste à l’égard de tous, qu’il n’ait besoin d’être modifié à l’égard
de quelques-uns. Donc la loi naturelle n’est pas la même pour tous.
Réponse
à l’objection N°2 : Aristote veut parler des choses qui sont naturellement
justes, non comme les principes généraux, mais comme les conclusions qui en
dérivent, qui sont droites dans le plus grand nombre des cas et qui ne le sont
pas dans certaines circonstances.
Objection
N°3. La loi naturelle embrasse les choses auxquelles l’homme est porté par sa
nature, comme nous l’avons dit (art. 2). Or, des hommes différents ont
naturellement des inclinations différentes ; les uns désirent les plaisirs, les
autres les honneurs, d’autres enfin d’autres choses. Donc il n’y a pas qu’une
seule loi naturelle pour tous les hommes.
Réponse
à l’objection N°3 : Comme la raison domine dans l’homme et commande aux autres
puissances, de même il faut que toutes les inclinations naturelles qui
appartiennent aux autres puissances soient ordonnées conformément à la raison.
Par conséquent c’est un principe universellement reçu par tous les hommes que
toutes leurs inclinations soient dirigées par la raison.
Mais
c’est le contraire. Saint Isidore dit (Etym., liv. 5, chap. 4) : Le droit naturel est commun à
toutes les nations.
Conclusion
Il n’y a qu’une seule loi de nature pour tous les hommes, quant aux premiers
principes qui sont communs à tous, relativement à la vérité et à la
connaissance, mais elle n’est pas la même pour tous, quant aux notions propres déduites
de ces principes généraux.
Il
faut répondre que, comme nous l’avons dit (art. 2), la loi de nature embrasse
toutes les choses pour lesquelles l’homme a naturellement de l’inclination.
Parmi ces choses le propre de l’homme, c’est d’être porté à agir conformément à
la raison. Or, il appartient à la raison d’aller du général au particulier,
comme le dit Aristote (Phys., liv. 1,
text. 2 à 4). Toutefois la raison spéculative et la
raison pratique procèdent d’une manière différente. Car la raison spéculative
agissant principalement sur des choses nécessaires qui ne peuvent pas être
autrement, la vérité se trouve sans aucune imperfection dans les conséquences
particulières, aussi bien que dans les principes généraux. La raison pratique ayant
au contraire pour objets des choses contingentes, comme le sont les actions
humaines, il s’ensuit que si les principes généraux sont nécessaires, il n’en
est pas de même des conclusions, et que cette incertitude augmente à mesure
qu’on s’en éloigne pour descendre à des applications plus particulières. — Par
conséquent dans les sciences spéculatives la vérité est la même pour tous aussi
bien dans les principes que dans les conclusions, quoiqu’elle ne soit pas
connue de tous dans les conclusions et qu’elle ne le soit que dans les
principes qu’on appelle des concepts généraux. Mais dans les sciences
pratiques, la vérité ou la rectitude pratique n’est pas la même à l’égard de
tous les hommes dans les choses propres et particulières, elle ne l’est que
dans les choses générales, et ceux en qui elle est la même quant aux choses
particulières, ne la connaissent pas également. — Il est donc évident que quant
aux principes généraux de la raison spéculative ou pratique, la vérité ou la
droiture est la même chez tout le monde, et qu’elle est également connue. Quant
aux conclusions propres de la raison spéculative la vérité est la même pour
tous, mais tous ne la connaissent pas également. Car il est vrai pour tous
qu’un triangle a trois angles égaux à deux droits, quoique tous ne le sachent
pas. Mais à l’égard des conclusions propres de la raison pratique, la vérité ou
la droiture n’est pas la même pour tous, ni elle n’est pas également connue de
ceux en qui elle est la même. Car il est juste et vrai pour tout le monde
d’agir conformément à la raison. De ce principe il résulte, comme une
conséquence propre, que nous devons rendre à autrui le dépôt qu’il nous a
confié. Cette maxime est vraie pour le plus grand nombre de cas. Mais il peut se
présenter une circonstance où elle soit funeste et par conséquent
déraisonnable, par exemple si on demande le dépôt confié pour combattre la
patrie ; et cette maxime devient d’autant plus abusive que l’on descend à des
applications plus particulières, comme si l’on disait que l’on doit rendre le
dépôt avec telle ou telle garantie, de telle ou telle manière. Car plus on met
de conditions particulières et plus il y a de manières de s’écarter de la
justice en le rendant ou en ne le rendant pas. — Il faut donc dire que la loi
de nature quant aux premiers principes généraux est la même chez tous les
hommes quant à la droiture et à la connaissance (Ce sentiment est celui de tous
les théologiens et de tous les philosophes : Aristote (Eth., liv. 5, chap. 7), Cicéron (De Rep., liv.
111), Lactance (Instit., liv. 2,
chap. 7, et liv. 5).). A l’égard des applications particulières (Les
théologiens distinguent à cet égard trois choses : les principes généraux de la
loi ; les conséquences prochaines qui en sont immédiatement déduites ; et les
conséquences éloignées dont on ne saisit que difficilement le rapport qu’elles
ont avec leurs principes.) qui sont, pour ainsi dire, les conséquences de ces
principes généraux, elle est encore la même pour tous, dans le plus grand nombre
des cas, relativement à la droiture et à la connaissance. Mais dans quelques
circonstances elle peut défaillir quant à la droiture, par suite d’empêchements
particuliers (comme on voit les êtres soumis à la génération et à la corruption
faillir quelquefois en raison d’obstacles accidentels) et quant à la
connaissance ; et cela parce qu’il y a des individus dont la raison est
obscurcie par les passions, ou par les mauvaises habitudes qu’ils prennent, ou
par les coutumes dépravées qui s’établissent. C’est ainsi que chez les Germains
le vol ne passait pas pour être injuste (Cette erreur portait sur une des
conséquences prochaines des premiers principes. On trouve plusieurs erreurs
semblables parmi les nations qui ne sont pas civilisées ; cependant les théologiens
n’admettent pas à leur égard d’ignorance invincible pour les hommes qui vivent
au milieu des lumières du christianisme ; mais cette ignorance se rencontre
souvent dans les chrétiens eux-mêmes à l’égard des conséquences éloignées.),
quoiqu’il soit expressément contraire à la loi naturelle, comme le rapporte
Jules César (De bello
gallico, liv. 6).
Article
5 : La loi naturelle peut-elle changer ?
Objection
N°1. Il semble que la loi naturelle puisse changer. Car à l’occasion de ces
paroles de l’Ecriture : Il leur a donné
en outre l’instruction (Ecclésiastique, 17, 9), la glose dit que Dieu a
voulu que la loi fût écrite pour corriger la loi naturelle. Or, ce que l’on
corrige, est changé. Donc la loi naturelle peut changer.
Réponse
à l’objection N°1 : On dit que la loi écrite a été donnée pour corriger la loi
naturelle, soit parce qu’on a suppléé au moyen de la loi écrite à ce qui
manquait à la loi de nature ; soit parce que la loi naturelle avait été
corrompue dans le cœur de quelques-uns, au point qu’ils regardaient comme
bonnes des choses qui sont naturellement mauvaises (Avant Jésus-Christ il y
avait de ces erreurs parmi les Juifs, à plus forte raison parmi les païens.),
et cette dépravation avait besoin d’être redressée.
Objection
N°2. Il est contraire à la loi naturelle de tuer un innocent, de commettre
l’adultère et le vol. Or, Dieu a changé toutes ces choses, par exemple quand il
a commandé à Abraham de tuer son fils innocent, comme on le voit (Gen., chap. 22) ;
quand il a commandé aux Juifs d’enlever les vases que les Egyptiens leur
avaient prêtés (Ex., chap. 12) et
lorsqu’il a ordonné à Osée d’épouser une femme de mauvaise vie (chap. 1). Donc
la loi naturelle peut être changée.
Réponse
à l’objection N°2 : Tout le monde en général meurt d’une mort naturelle, les
coupables aussi bien que les innocents. Cette mort naturelle a été infligée au
genre humain par la puissance divine à cause du péché originel, d’après ces
paroles de l’Ecriture (1 Rois, 2, 6)
: C’est le Seigneur qui fait mourir et
qui fait vivre. C’est pourquoi, sans aucune injustice, tout homme peut être
frappé de mort d’après l’ordre de Dieu, qu’il soit innocent ou coupable. De
même l’adultère consiste à user de la femme d’un autre, et une femme
n’appartient à un individu que d’après la loi de Dieu qui la lui a livrée.
C’est pourquoi celui qui s’approche d’une femme, d’après un ordre de Dieu, ne
commet ni adultère, ni fornication. On en doit dire autant du vol, qui consiste
à s’emparer de ce qui est à autrui. Car tout ce qu’on reçoit par l’ordre de
Dieu, qui est le maître de toutes choses, on ne le prend pas sans la volonté du
possesseur, ce qui constitue le vol (Dans ces différentes circonstances Dieu
n’a pas agi comme législateur, mais comme souverain Seigneur et maître de
toutes choses. Il n’a donc pas dispensé de ces préceptes, à proprement parler,
et c’est le sentiment et la pensée de saint Thomas, puisqu’il établit qu’on ne
peut dispenser des préceptes du Décalogue (quest. 100, art. 8).). Et non
seulement tout ce que Dieu ordonne dans les choses humaines est de devoir, mais
encore tout ce qu’il fait, dans l’ordre de la nature, est naturel d’une
certaine manière, comme nous l’avons dit (1a pars, quest. 105, art.
6, réponse N°1).
Objection
N°3. Saint Isidore dit (Etym.,
liv. 5, chap. 4) que la liberté et la commune possession de toutes choses sont
de droit naturel. Or, nous voyons que les lois humaines ont changé cet état de
choses. Il semble donc que la loi naturelle ne soit pas immuable.
Réponse
à l’objection N°3 : On dit qu’une chose est de droit naturel de deux manières :
1° parce que la nature y porte : comme ne faire injure à personne ; 2° parce
que la nature ne fait pas le contraire. Ainsi nous pourrions dire qu’il est de
droit naturel que l’homme soit nu ; parce que la nature ne lui a pas donné de
vêtements, mais que l’art lui en a fourni. De cette manière, la commune
possession de toutes choses et la liberté sont de
droit naturel, parce que la distinction des propriétés et la servitude ne sont
pas l’œuvre de la nature, mais elles ont été produites par la raison, pour
l’utilité du genre humain. Par conséquent la loi de nature n’a été changée sous
ce rapport que dans le sens qu’on y a ajouté.
Mais
c’est le contraire. On lit dans le droit canon (Dissert. dist., 5) : Le droit naturel date
de l’origine de la créature raisonnable, il n’a pas varié par la suite des
temps, mais il reste immuable.
Conclusion
Quoique la loi naturelle soit immuable, quant à ses préceptes généraux, parce
qu’on ne peut rien en retrancher, cependant on dit qu’elle change, parce qu’on
peut y ajouter beaucoup de choses utiles et en retrancher quelques choses
particulières qui, par la suite des temps, pourraient empêcher de l’observer.
Il
faut répondre que le changement de la loi naturelle peut s’entendre de deux
manières : 1° Il peut signifier qu’on y ajoute quelque chose. Sous ce rapport
rien n’empêche que la loi naturelle ne soit changée. Car il y a beaucoup de
choses utiles à la vie de l’homme que la loi divine aussi bien que les lois
humaines ajoutent à cette loi. 2° On peut entendre qu’on en retranche quelque
chose, de telle sorte que ce qui appartenait auparavant à cette loi cesse d’en
faire partie. Sous ce rapport la loi naturelle est absolument immuable quant
aux premiers principes. A l’égard des principes, seconds qui sont, comme nous
l’avons dit, les conséquences prochaines des premiers principes, elle est
encore immuable ; du moins ce qu’elle prescrit est toujours juste dans le plus
grand nombre de cas. Cependant elle peut changer dans un cas particulier et
dans quelques circonstances, par suite de causes particulières qui empêchent
d’observer ses préceptes (Saint Thomas fait allusion ici à l’exemple du dépôt
qu’on ne doit pas remettre à celui qui en fait mauvais usage. Cet exemple,
qu’il a cité dans l’article précédent, prouve que dans ce cas-là même, ce n’est
pas la loi qui change, mais c’est seulement sa matière, de telle sorte que ce
qui était la matière et l’objet de la loi cesse de lui être soumis. Mais les
préceptes absolus ne sont pas susceptibles de ce changement de matière. Il n’y
a que ceux qui sont accompagnés de conditions restrictives.), comme nous
l’avons dit (art. préc.).
Article
6 : La loi naturelle peut-elle être effacée du cœur de l’homme ?
Objection
N°1. Il semble que la loi de nature puisse être effacée du cœur de l’homme. Car
à propos de ces paroles de l’Apôtre : Lors
donc que les païens, qui n’ont pas la loi, etc. (Rom., 2, 14), la glose (ordin.) dit : la loi de justice que le péché avait effacée
est écrite dans l’homme intérieur renouvelé par la grâce. Or, la loi de justice
est la loi naturelle. Donc cette loi peut être effacée.
Réponse
à l’objection N°1 : La faute détruit la loi de nature en particulier, mais non
en général, sinon par rapport aux préceptes secondaires et de la manière que
nous l’avons expliqué (du corps de l’article.).
Objection
N°2. La loi de grâce est plus efficace que la loi de nature. Or, la loi de
grâce est effacée par la faute. A plus forte raison la loi de nature peut-elle
l’être.
Réponse
à l’objection N°2 : Quoique la grâce soit plus efficace que la nature,
cependant la nature est plus essentielle à l’homme, et c’est pour ce motif
qu’elle est plus permanente.
Objection
N°3. Ce qui est établi par la loi est regardé comme juste. Or, les hommes ont
rendu beaucoup de décrets contraires à la loi de nature. Donc cette loi peut
être effacée de leur cœur.
Réponse
à l’objection N°3 : Ce raisonnement porte sur les préceptes secondaires de la
loi naturelle que quelques législateurs ont violée en faisant des lois injustes
(On peut citer de nombreux exemples : A Lacédémone, on autorisait le vol fait
avec adresse ; le péché contre nature n’était pas condamné par les païens ;
Rome se plaisait aux combats des gladiateurs, une foule de nations immolaient
des victimes humaines ; en Chine on expose les enfants, la loi persane permet
les mariages incestueux. Mais tous ces faits, comme le remarque saint Thomas,
ne sont qu’une fausse application des préceptes généraux de la morale.).
Mais
c’est le contraire. Saint Augustin dit (Conf., liv. 2, chap. 4) : Votre loi a été écrite dans le cœur
des hommes, aucune iniquité ne l’efface. Or, la loi écrite dans le cœur des
hommes est la loi naturelle. Donc cette loi ne peut être effacée.
Conclusion
La loi naturelle ne peut être effacée du cœur des hommes quant à ses principes
généraux et universels qui sont connus de tout le monde, mais elle peut l’être
quant aux choses particulières et exceptionnelles.
Il
faut répondre que, comme nous l’avons dit (art. 4 et 5), la loi naturelle embrasse
d’abord les préceptes généraux qui sont connus de tout le monde, puis les
préceptes secondaires qui sont plus particuliers et qui sont comme les
conséquences prochaines des premiers principes. — A l’égard de ces préceptes
généraux, la loi naturelle ne peut être effacée d’aucune manière du cœur des
hommes en général (C’est ce que disent Aristote, Cicéron, Lactance (quest. 90,
art. 1).) ; cependant elle peut l’être dans des circonstances particulières,
lorsque la raison est empêchée d’appliquer un principe général à un fait
particulier, par suite de la concupiscence ou d’une autre passion, comme nous
l’avons dit (quest. 77, art. 2). Relativement aux autres préceptes secondaires,
la loi naturelle peut être effacée du cœur des hommes, soit par suite d’une
éducation vicieuse (comme on voit dans les sciences spéculatives des
conséquences nécessaires se trouver erronées), soit par suite de coutumes
mauvaises ou d’habitudes dépravées. C’est ainsi qu’il y a eu des hommes qui ne
regardaient pas comme un mal le vol ou les vices contre nature, selon
l’expression de l’Apôtre (Rom., chap.
1).
Copyleft. Traduction
de l’abbé Claude-Joseph Drioux et de JesusMarie.com qui autorise toute personne à copier et à rediffuser par
tous moyens cette traduction française. La Somme Théologique de Saint Thomas
latin-français en regard avec des notes théologiques, historiques et
philologiques, par l’abbé Drioux, chanoine honoraire de Langres, docteur en
théologie, à Paris, Librairie Ecclésiastique et Classique d’Eugène Belin, 52, rue
de Vaugirard. 1853-1856, 15 vol. in-8°. Ouvrage honoré des encouragements
du père Lacordaire o.p. Si par erreur, malgré nos vérifications, il s’était
glissé dans ce fichier des phrases non issues de la traduction de l’abbé Drioux
ou de la nouvelle traduction effectuée par JesusMarie.com, et relevant du droit
d’auteur, merci de nous en informer immédiatement, avec l’email figurant sur la
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littéraire et au respect de la loi en général. Aucune évangélisation catholique
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