Saint Thomas d’Aquin - Somme Théologique
1a 2ae = Prima Secundae = 1ère partie de la 2ème Partie
Question 100 : Des
préceptes moraux de l’ancienne loi
Nous
avons maintenant à nous occuper de chacun des genres de préceptes que la loi
ancienne renfermait. Nous parlerons d’abord des préceptes moraux, ensuite des
préceptes cérémoniels et enfin des préceptes judiciels.
A l’égard des préceptes moraux il y a douze questions à faire : 1° Tous les
préceptes moraux de la loi ancienne appartiennent-ils à la loi naturelle ? — 2°
Les préceptes moraux ont-ils pour objets les actes de toutes les vertus ? — 3°
Tous les préceptes moraux de la loi ancienne reviennent-ils aux dix préceptes
du Décalogue ? — 4° De la distinction des préceptes du Décalogue. — 5° De leur
nombre. — 6° De leur ordre. — 7° De la manière dont ils ont été prescrits. (Selon
sa coutume, saint Thomas tient à justifier jusqu’aux moindres expressions du
texte sacré, s’appuyant sur ce principe qu’il n’y a rien dans les œuvres de
Dieu qui n’ait été fait avec poids et mesure (Luc, 12, 7) : Les cheveux de votre tête sont tous comptés.
(Ecclésiastique, 1, 2-8) : Qui a compté le sable de la mer, et les
gouttes de la pluie, et les jours du monde ? … Il n’y a que le Très-Haut, le
Créateur qui peut tout. On admirera sans doute avec nous la sagacité et la
profondeur de toutes ses explications.) — 8° Peut-on en dispenser ? (Okam, Gerson, Pierre d’Ailly et quelques autres théologiens
ont pensé que Dieu pouvait absolument dispenser de tous les préceptes de la
loi. de nature et qu’il pouvait absolument les changer ; mais cette opinion
n’est plus suivie. Scot et ses disciples prétendent que Dieu peut dispenser des
préceptes de la seconde table, à l’exception du mensonge. Mais les autres
théologiens soutiennent communément avec saint Thomas qu’il ne peut dispenser
proprement d’aucun de ces préceptes.) — 9° Le mode d’observer la vertu est-il
de précepte ? — 10° Le mode de la charité tombe-t-il sous le précepte ? — 11°
De la distinction des autres préceptes moraux. (La nécessité des préceptes
moraux ajoutés au Décalogue se trouve démontrée par toutes les erreurs dans
lesquelles sont tombées les nations auxquelles on n’a pas donné de lois
particulières. Elles ont fait les applications les plus fausses de la loi
naturelle, et il est certain que les Juifs n’auraient pas manqué de les imiter,
s’ils n’avaient été retenus sur le penchant de l’abîme par la force de leur
loi.) — 12° Les préceptes moraux de l’ancienne loi justifient-ils ?
Article
1 : Tous les préceptes moraux appartiennent-ils à la loi naturelle ?
Objection
N°1. Il semble que tous les préceptes moraux n’appartiennent pas à la loi
naturelle. Car il est dit (Ecclésiastique,
17, 9) : Il leur a ajouté la discipline
et les a rendus les dépositaires de la loi de vie. Or, la discipline se
distingue par opposition de la loi de nature (La loi naturelle et la discipline
ou les règles de l’éducation morale s’occupent des mêmes moyens, mais elles ne
s en occupent pas de la même manière.), parce que la loi de nature ne s’apprend
pas, mais qu’on la possède par un instinct naturel. Donc tous les préceptes
moraux n’appartiennent pas à la loi naturelle.
Objection
N°2. La loi divine est plus parfaite que la loi humaine. Or, la loi humaine
ajoute à la loi de nature des choses qui appartiennent aux bonnes mœurs ; ce
qui est évident, parce que la loi naturelle est partout la même tandis que les mœurs
varient avec les différents pays. Donc, à plus forte raison, la loi divine
a-t-elle du ajouter à la loi naturelle des choses qui appartiennent aux bonnes mœurs.
Objection
N°3. Comme la raison naturelle porte à de bonnes mœurs, de même aussi la foi.
C’est ce qui fait dire à l’Apôtre (Gal., 5, 6) que la foi opère par l’amour. Or, la loi naturelle ne comprend pas la
foi, parce que les choses qui sont de foi sont supérieures à la raison
naturelle. Donc tous les préceptes moraux de la loi divine n’appartiennent pas
à la loi de nature.
Mais
c’est le contraire. L’Apôtre dit (Rom., 2, 14) que les nations qui n’ont pas la loi font naturellement ce
que la loi commande, ce qu’il faut entendre des choses qui ont rapport aux
bonnes mœurs. Donc tous les préceptes moraux de la loi appartiennent à la loi
naturelle.
Conclusion
Les préceptes moraux ayant pour objet les choses qui, relativement aux bonnes mœurs,
sont d’accord avec la raison dont le jugement découle d’une certaine manière de
la raison actuelle, il est nécessaire qu’ils appartiennent tous de quelque
façon à la loi de nature.
Il
faut répondre que les préceptes moraux sont distincts des préceptes cérémoniels
et judiciels. Car les préceptes moraux ont pour objet
ce qui appartient de soi aux bonnes mœurs. Et, puisque les mœurs se rapportent
à la raison qui est le principe propre des actes humains, on appelle bonnes
celles qui sont d’accord avec la raison, et mauvaises celles qui n’y sont pas.
Or, comme tout jugement de la raison spéculative procède de la connaissance
naturelle des premiers principes, de même tout jugement de la raison pratique
procède de certains principes qui sont naturellement connus, ainsi que nous
l’avons dit (quest. 94, art. 2 et 4), et dont on peut procéder diversement pour
juger des choses différentes. Car dans les actes humains il y a des choses qui
sont tellement explicites, qu’immédiatement après les avoir examinées un
instant, on peut les approuver ou les rejeter au moyen de ces premiers
principes généraux. Il y en a d’autres qu’on ne peut juger qu’après avoir
profondément examiné leurs diverses circonstances, et il n’appartient pas à
tout le monde de les peser avec soin, il n’y a que les sages qui le puissent.
C’est ainsi que tout le monde ne peut pas suivre les conclusions particulières
des sciences ; il n’y a que les philosophes qui en soient capables (Ces notions
morales sont les conséquences éloignées des premiers principes de la loi
naturelle, sur lesquelles il est possible d’errer.). Enfin il y en a que
l’homme ne peut juger qu’avec le secours de la lumière divine, comme les choses
que l’on doit croire (Ces préceptes appartiennent à la loi divine, mais ils se
rattachent toujours à la loi naturelle, puisque cette dernière loi n’est,
d’après saint Thomas (1a 2æ, quest. 91, art. 2), qu’une
impression de la lumière divine en nous, et une participation de la loi
éternelle dans la créature raisonnable.).— Par conséquent il est évident que
les préceptes moraux ayant pour objet ce qui regarde les bonnes mœurs, et ce
qui se rapporte aux bonnes mœurs étant ce qui est d’accord avec la raison,
comme tout jugement de la raison humaine dépend d’une certaine façon de la
raison naturelle, il est nécessaire que tous les préceptes moraux appartiennent
à la loi naturelle, mais de différentes manières. Car il y a des choses que la
raison naturelle de chaque homme juge immédiatement qu’on doit faire ou qu’on
ne doit pas faire ; comme : Honorez votre
père et votre mère, etc. Vous ne
tuerez point. Vous ne volerez pas. Ces préceptes appartiennent absolument à
la loi naturelle. Il y en a d’autres qui demandent une raison plus déliée et
dont les sages sont juges. Celles-là appartiennent à la loi naturelle, mais il
est nécessaire que les simples soient formés à cet égard par les leçons de ceux
qui sont au-dessus d’eux. Tel est, par exemple, ce précepte : Levez-vous devant un homme à cheveux blancs,
et honorez la personne des vieillards, et d’autres semblables. Enfin il y
en a d’autres que la raison ne peut connaître qu’autant que la lumière divine l’éclairé. Ainsi c’est la révélation qui nous a fait
connaître ce précepte : Vous ne ferez pas
d’idole de bois, ni aucune image sensible : vous ne prendrez pas le nom de
votre Dieu en vain.
La
réponse aux objections est par là même évidente.
Article
2 : Les préceptes moraux prescrivent-ils tous les actes de vertu ?
Objection
N°1. Il semble que les préceptes moraux ne prescrivent pas tous les actes de
vertu. Car on appelle justification
l’observation des préceptes de l’ancienne loi, d’après ces paroles du Psalmiste
(Ps. 118, 8) : Je garderai vos ordonnances. Or, la justification est l’exécution
de la justice. Donc les préceptes moraux ne portent que sur les actes de
justice.
Réponse
à l’objection N°1 : L’accomplissement des préceptes de la loi, qui se rapportent
aux actes des autres vertus, est aussi une justification, dans ce sens qu’il
est juste que l’homme obéisse à Dieu, ou encore en ce sens qu’il est juste que
tout ce qui appartient à l’homme soit soumis à la raison.
Objection
N°2. Ce qui est de précepte a la nature d’une chose due. Or, ce qui est dû
n’appartient pas aux autres vertus, il ne regarde que la justice dont l’acte
propre est de rendre à chacun ce qui lui revient. Donc les préceptes moraux ne
prescrivent pas les actes des autres vertus, ils ne prescrivent que des actes
de justice.
Réponse
à l’objection N°2 : La justice proprement dite embrasse ce qu’un homme doit à
un autre ; mais dans toutes les autres vertus on considère ce que les
puissances inférieures doivent à la raison. C’est ainsi qu’Aristote distingue (Eth., liv. 5,
chap. ult.) une sorte de justice métaphorique (Le mot dû (debitum) est applicable aux actes
des autres vertus d’après cette analogie.).
Objection
N°3. Toute loi est faite pour le bien général, comme le dit saint Isidore (Etym., liv. 5,
chap. 21). Or, parmi les vertus il n’y a que la justice qui se rapporte au bien
général, comme l’observe Aristote (Eth., liv. 5, chap. 2 et 11). Donc les préceptes moraux ne
prescrivent que les actes de justice.
Mais
c’est le contraire. Saint Ambroise dit (Lib.
de parad.,
chap. 8) que le péché est une transgression de la loi divine et une
désobéissance aux ordres du ciel. Or, les péchés sont contraires à tous les
actes des vertus. Donc la loi divine a pour objet de régler tous ces actes.
Conclusion
Les préceptes moraux mettant la raison humaine en rapport avec Dieu et cet
effet s’obtenant au moyen de tous les actes de vertu, il faut qu’ils les
prescrivent tous, bien qu’il y ait des actes sans lesquels la vertu peut
exister et qui sont seulement de conseil.
Il
faut répondre que les préceptes de la loi se rapportant tous au bien général,
comme nous l’avons vu (quest. 90, art. 2), il est nécessaire qu’ils soient
diversifiés selon les divers modes, de société. Ainsi Aristote enseigne (Polit., liv. 3, chap. 9, et liv. 4,
chap. 1) que pour une cité qui est régie par un roi, il faut d’autres lois que
pour celle qui est régie par le peuple, ou par quelques notables. Or, la
société à laquelle se rapporte la loi humaine est tout autre que la société à laquelle
se rapporte la loi divine. En effet la loi humaine regarde la société civile
qui comprend les rapports des hommes entre eux. Or, ces rapports sont établis
par les actes extérieurs qui font communiquer les hommes entre eux, et cette
communication appartient tout particulièrement à la justice qui dirige à
proprement parler les sociétés humaines. C’est pourquoi la loi humaine ne
prescrit que des actes de justice, et si elle commande d’autres actes de vertu,
ce n’est qu’autant qu’ils rentrent dans la justice elle-même, comme on le voit
(Eth., liv.
5, chap. 1). Mais la société à laquelle la loi divine se rapporte est celle des
hommes avec Dieu, soit dans la vie présente, soit dans la vie future (La
différence des lois divines et des lois humaines provient, comme on le voit, de
la différence de la fin qu’elles se proposent. Les lois humaines n’ont d’autre
but que de maintenir l’ordre dans la société présente ; au lieu que les lois
divines se proposent d’unir l’homme à Dieu.). C’est pourquoi elle prescrit tout
ce qui peut mettre les hommes en communication avec la Divinité. Et comme
l’homme est uni à Dieu par la raison ou par l’intelligence dans laquelle se
reflète son image, il s’ensuit que la loi divine prescrit tout ce qui est de
nature à bien régler la raison. C’est ce qui résulte des actes de toutes les
vertus. Car les vertus intellectuelles règlent les actes de la raison en
eux-mêmes, et les vertus morales les règlent à l’égard des passions intérieures
et des opérations extérieures. C’est pourquoi il est évident qu’il est
convenable que la loi divine prescrive les actes de toutes les vertus, mais de
manière que ceux sans lesquels l’ordre de la vertu qui est l’ordre de la raison
ne peut subsister, sont absolument de précepte (On ne peut pas aller contre ces
préceptes sans détruire l’ordre de la vertu qui est l’ordre de la raison,
c’est-à-dire sans commettre un péché mortel. C’est la définition que saint
Thomas donne de ce péché.), tandis que les autres qui ont pour but de rendre la
vertu plus parfaite, sont seulement de conseil.
La
réponse à la troisième objection devient évidente d’après ce que nous avons dit
sur les différentes sortes de société (L’objection est vraie si on ne
l’applique qu’à la loi humaine, mais il n’en est pas de même si on l’étend à la
loi divine.).
Article
3 : Tous les préceptes moraux de l’ancienne loi reviennent-ils aux dix
préceptes du Décalogue ?
Objection
N°1. Il semble que tous les préceptes moraux de l’ancienne loi ne reviennent
pas aux dix préceptes du Décalogue (D’après son étymologie ce mot indique les dix discours, et on entend par là
vulgairement les dix préceptes que Dieu donna à son peuple, et qui sont appelés
les dix paroles de l’alliance (Deut., chap. 4 et 10).). Car les premiers
préceptes de la loi et les principaux sont ceux-ci : Vous aimerez le Seigneur votre Dieu et vous aimerez votre prochain,
comme on le voit (Matth., 22, 37).
Or, ces deux préceptes ne sont pas contenus dans le Décalogue. Par conséquent
le Décalogue ne renferme pas tous les préceptes moraux de la loi ancienne.
Réponse
à l’objection N°1 : Ces deux préceptes sont des préceptes généraux de la loi naturelle,
qui sont évidents par eux-mêmes pour la raison humaine, soit par la nature,
soit par la foi. C’est pourquoi tous les préceptes du Décalogue reviennent à
ces deux-là comme les conséquences reviennent aux principes généraux d’où elles
découlent (A cet égard voyez saint Augustin (liv. de Perfert. justit.
hom., chap. 5 et in chap. v, Epist. ad Galat.).).
Objection
N°2. Les préceptes moraux ne reviennent pas aux préceptes cérémoniels, mais
c’est plutôt le contraire. Or, parmi les préceptes du Décalogue il y a un
précepte cérémoniel. Ainsi il est dit : Souvenez-vous
de sanctifier le jour du sabbat. Donc tous les préceptes moraux ne
reviennent pas au Décalogue.
Réponse
à l’objection N°2 : Le précepte de la sanctification du sabbat est un précepte
moral sous un rapport, en ce sens qu’il oblige l’homme à s’occuper pendant un
temps aux choses divines, d’après ces paroles du Psalmiste (Ps. 45, 11) : Soyez dans un saint repos et considérez que c’est moi qui suis Dieu.
C’est à ce point de vue qu’il est compté parmi les préceptes du Décalogue, mais
non par rapport à la détermination du temps, parce que sous cet aspect c’est un
précepte cérémoniel.
Objection
N°3. Les préceptes moraux ont pour objets tous les actes de vertu. Or, dans le
Décalogue il n’y a que des préceptes qui se rapportent à la justice, comme on
le voit en les examinant l’un après l’autre. Donc le Décalogue ne renferme pas
tous les préceptes moraux.
Réponse
à l’objection N°3 : La notion de chose due (ratio
debiti) est
moins sensible à l’égard des autres vertus qu’à l’égard de la justice. C’est
pourquoi les préceptes qui portent sur les actes des autres vertus ne sont pas
aussi connus du peuple que ceux qui regardent la justice. C’est pour cette
raison que les actes de cette vertu sont tout spécialement ordonnés
par les préceptes du Décalogue qui sont les premiers éléments de la loi.
Mais
c’est le contraire. A propos de ces paroles de l’Evangile (Matth.,
5, 11) : Bienheureux serez-vous lorsqu’on vous
maudira, etc., la glose dit (ord.)
que Moïse établit dix préceptes et qu’ensuite il les explique successivement.
Donc tous les préceptes de la loi sont des parties du Décalogue.
Conclusion
Tous les préceptes moraux de la loi peuvent revenir sous certain rapport aux
dix préceptes du Décalogue.
Il
faut répondre que les dix préceptes du Décalogue diffèrent des autres préceptes
de la loi en ce que le Décalogue a été proposé au peuple par Dieu lui-même,
tandis que les autres préceptes lui ont été proposés par Moïse. Le Décalogue
renferme donc les préceptes dont Dieu donne à l’homme connaissance par
lui-même. Ces préceptes sont ceux que l’on peut connaître immédiatement d’après
les premiers principes généraux, sans une longue étude. Ce sont aussi ceux que
nous connaissons immédiatement par la foi que Dieu nous infuse. Il y a par
conséquent deux genres de préceptes qui ne sont pas compris dans le Décalogue.
Ce sont les premiers principes généraux qui n’ont pas besoin d’être produits
ailleurs que dans la raison naturelle où ils sont écrits et qui sont ainsi
évidents par eux-mêmes ; comme quand on dit qu’on ne doit faire de mal à
personne, etc. Ce sont ensuite ceux dont la vérité morale n’est connue que des
savants après de patientes recherches et de longues réflexions. Ces préceptes
viennent de Dieu au peuple par l’intermédiaire de la science des hommes
instruits. — Cependant ces deux sortes de préceptes sont l’un et l’autre renfermés dans le Décalogue, mais de différentes manières.
Caries premiers préceptes généraux y sont renfermés comme les principes dans
leurs conséquences prochaines ; tandis que ceux que les sages seuls connaissent
y sont au contraire renfermés comme les conséquences le sont dans les principes
(Ainsi les dix préceptes sont les conséquences prochaines des principes
généraux, évidents par eux-mêmes, et ils sont les principes des préceptes
particuliers connus et manifestés par les sages.).
Article
4 : Les préceptes du Décalogue sont-ils convenablement distingués ?
Objection
N°1. Il semble que les préceptes du Décalogue soient mal distingués. Car la
vertu de latrie est différente de la foi. Or, les préceptes portent sur les
actes des vertus, et ce qui est dit au commencement du Décalogue : Vous n’aurez pas de dieux étrangers,
appartient à la foi, tandis que ce qu’on ajoute : Vous ne ferez pas d’idoles, etc., appartient au culte de latrie.
Donc il y a là deux préceptes et il n’y en a pas qu’un seul, comme le dit saint
Augustin (quest. 71 in Ex.).
Réponse
à l’objection N°1 : Le culte de latrie n’est qu’une profession de foi. Par
conséquent il ne doit pas y avoir divers préceptes à l’égard de ces deux
choses. Cependant on a dû plutôt faire des préceptes sur le culte que sur la
foi, parce que les préceptes du Décalogue présupposent le précepte de la foi,
comme ils présupposent celui de l’amour. Car comme les premiers préceptes
généraux de la loi de nature sont évidents pour celui qui a la raison naturelle
et n’ont pas besoin d’être promulgués ; de même croire en Dieu est un premier
principe évident pour celui qui a la foi ; puisque pour arriver à Dieu il faut croire qu’il existe, selon l’expression
de saint Paul (Héb., 11,6). C’est pourquoi ce précepte n’a
pas besoin d’autre promulgation que de l’infusion de la foi elle-même.
Objection
N°2. Les préceptes affirmatifs sont distingués dans la loi des préceptes
négatifs, comme : Honorez votre père et
votre mère et Vous ne tuerez point.
Or, quand on dit : Je suis le Seigneur
votre Dieu, c’est un précepte affirmatif, et si l’on ajoute : Vous n’aurez pas de dieux étrangers,
c’est un précepte négatif. Donc il y a là deux préceptes, et ces deux préceptes
ne sont pas renfermés dans un seul, comme le dit saint Augustin (loc. cit.).
Réponse
à l’objection N°2 : Les préceptes affirmatifs se distinguent des préceptes
négatifs quand l’un n’est pas compris dans l’autre. C’est ainsi que dans l’honneur
dû aux parents, on ne comprend pas la défense de l’homicide, ni réciproquement.
C’est pour cette raison qu’à cet égard les préceptes sont différents. Mais
quand le précepte affirmatif est compris sous le précepte négatif ou
réciproquement, on ne donne pas à ce sujet différents préceptes. Ainsi ce
précepte : Vous ne volerez pas, ne
diffère pas de celui qui regarde la conservation ou la restitution de ce qui
est à autrui. Pour la même raison on n’a pas fait différents préceptes pour
qu’on croie en Dieu et pour qu’on ne croie pas dans des dieux étrangers (C’est
la réponse au sentiment d’Origène, qui voulait faire de ces deux choses deux
préceptes différents.).
Objection
N°3. L’Apôtre dit (Rom., 7, 7) : Je n’aurais pas connu la convoitise si la loi n’eût dit : Vous ne
convoiterez pas. Il semble par conséquent que ce précepte : Vous ne convoiterez pas ne forme qu’un
seul précepte et qu’on n’aurait pas dû le diviser en deux.
Réponse
à l’objection N°3 : Toute convoitise revient à une même chose en général ;
c’est pourquoi l’Apôtre parle de la convoitise au singulier. Mais les raisons
que l’on a de convoiter étant diverses en particulier, saint Augustin distingue
pour ce motif divers préceptes qui défendent ce vice. Car les convoitises
diffèrent d’espèce selon la diversité des actions ou des objets qui les
excitent (Saint Jean distingue, par exemple, la concupiscence de la chair de la
concupiscence des yeux.), comme le dit Aristote (Eth., liv. 10, chap. 5).
Mais
c’est le contraire. Saint Augustin dit (loc.
cit.) qu’il y a trois préceptes qui regardent Dieu et qu’il y en a sept qui
se rapportent au prochain.
Conclusion
Parmi les dix préceptes du Décalogue, il y en a trois qui se rapportent à Dieu
et sept qui se rapportent au prochain.
Il
faut répondre que les préceptes du Décalogue sont distingués de différentes
manières par les divers auteurs, Hésychius (Com., liv. 7, chap. 20) dit à l’occasion
de ces paroles : Decem mulieres in uno clibano coquunt
panes, que le précepte de l’observation du sabbat ne fait pas partie des
dix préceptes, parce qu’on n’a pas dû l’observer littéralement dans tous les
temps. Néanmoins il distingue quatre préceptes qui se rapportent à Dieu ; dont
le premier est : Je suis le Seigneur ton
Dieu, et le second : Vous n’aurez pas
de dieux étrangers. Saint Jérôme distingue aussi ces deux préceptes à
propos de ces paroles d’Osée (10, 10) : Pour
leurs propres iniquités. Il prétend ensuite que le troisième précepte est
celui-ci : Vous ne ferez pas d’idoles
; et enfin le quatrième : Vous ne
prendrez pas le nom de votre Dieu en vain. Il en reconnaît six qui
regardent le prochain ; dont le premier est : Honorez votre père et votre mère ; le second, vous ne tuerez point ; le troisième, vous ne forniquerez pas ; le quatrième, vous ne volerez pas ; le cinquième, vous ne ferez pas de faux témoignage ; le sixième, vous ne convoiterez pas. — Mais d’abord
il ne paraît pas convenable que l’observation du sabbat soit placée parmi les
préceptes du Décalogue, si elle n’en fait partie d’aucune manière. Ensuite
puisqu’il est écrit (Matth., 6, 24)
: Personne ne peut servir deux maîtres,
il semble que pour la même raison ces deux phrases : Je suis le Seigneur votre Dieu et Vous n’aurez pas de dieux étrangers n’expriment qu’un seul et même
précepte. C’est pourquoi Origène (Hom. 8 in Ex.),
distinguant quatre préceptes qui se rapportent à Dieu, prend ces deux-là pour
un seul, et donne pour le second : Vous
ne ferez pas d’idole ; pour le troisième : Vous ne prendrez pas le nom de votre Dieu en vain, et pour le
quatrième : Souvenez-vous de sanctifier
le jour du sabbat. A l’égard des six autres préceptes il est d’accord avec Hésychius. — Mais parce que faire une statue ou un tableau
n’est une chose défendue qu’autant qu’on a l’intention de les prendre pour des
dieux (puisque dans le tabernacle Dieu a ordonné de faire l’image des
séraphins, comme on le voit (Ex.,
chap. 25), saint Augustin a mieux fait (loc.
cit.) de réunir ces deux préceptes en un seul : Vous n’aurez pas de dieux étrangers et vous ne ferez point d’images taillées. De même la convoitise qui
porte sur la femme d’un autre appartient à la concupiscence de la chair, tandis
que la convoitise des autres choses que l’on voudrait posséder appartient à la
convoitise des yeux. C’est pour ce motif que saint Augustin fait deux préceptes
à l’égard de ces deux espèces de désir, et que par conséquent il distingue
trois préceptes qui se rapportent à Dieu et sept préceptes qui se rapportent au
prochain (Cette classification de saint Augustin, que saint Thomas justifie ici
parfaitement, a en effet prévalu.).
Article
5 : Les préceptes du Décalogue sont-ils convenablement énumérés ?
Objection
N°1. Il semble que les préceptes du Décalogue ne soient pas convenablement
énumérés. Car, comme le dit saint Ambroise (lib.
de Parad., chap. 8), le péché est une transgression de la loi de Dieu et
une désobéissance aux ordres du ciel. Or, on distingue les péchés selon que
l’homme pèche contre Dieu, ou contre le prochain, ou contre lui-même. Par
conséquent, puisque dans le Décalogue il n’est pas question des péchés de
l’homme contre lui-même, mais qu’il ne s’agit que de ceux qui se rapportent à
Dieu et au prochain, il semble que l’énumération des préceptes qu’il renferme
soit insuffisante.
Réponse
à l’objection N°1 : On peut répondre au premier argument de deux manières : 1°
Que les préceptes du Décalogue se rapportent aux préceptes de l’amour. Ainsi on
a dû commander à l’homme d’aimer Dieu et le prochain parce que, sous ce
rapport, la loi naturelle avait été obscurcie par suite du péché, tandis
qu’elle ne l’avait pas été relativement à l’amour qu’on se doit à soi-même. Car
sous ce dernier aspect la loi naturelle avait toute sa force. Ou bien parce que
l’amour de soi est renfermé dans l’amour de Dieu et du prochain. Car l’homme
s’aime véritablement par là même qu’il se met en rapport avec Dieu. C’est
pourquoi il n’y a dans le Décalogue que des préceptes qui se rapportent au
prochain et à Dieu (Cette dernière raison nous paraît la plus profonde et la
plus concluante.). — 2° On peut répondre que les préceptes du Décalogue sont
ceux que le peuple a reçus de Dieu immédiatement. Ainsi il est dit (Deut., 10, 4) : Le Seigneur écrivit sur ces tables, comme il avait fait sur les
premières, les dix commandements qu’il vous fit entendre. Il faut par
conséquent que ces préceptes soient tels qu’ils puissent entrer immédiatement
dans l’esprit du peuple. Or, le précepte a la nature d’une chose due. Que
l’homme doive nécessairement quelque chose à Dieu et au prochain, c’est ce
qu’il conçoit facilement, surtout quand il est fidèle ; mais qu’il soit
nécessairement redevable envers lui-même, à l’égard de ce qui lui appartient et
de ce qui n’appartient pas à autrui, c’est une chose que l’on ne voit pas aussi
clairement. Car, au premier aspect, il semble que chacun soit libre de disposer
des choses qui lui appartiennent. C’est pourquoi les préceptes qui défendent à
l’homme de se manquer à lui-même arrivent au peuple par les lumières des
savants et des sages. Par conséquent ils n’appartiennent pas au Décalogue.
Objection
N°2. Comme l’observation du sabbat appartenait au culte de Dieu, il en est de
même de l’observation des autres solennités et de l’immolation des sacrifices.
Or, parmi les préceptes du Décalogue, il y en a un qui regarde l’observation du
sabbat. Par conséquent il devrait aussi y en avoir qui se rapportent aux autres
fêtes et au rite des sacrifices.
Réponse
à l’objection N°2 : Toutes les fêtes de l’ancienne loi ont été établies pour
rappeler un bienfait de Dieu, soit qu’elles aient rappelé le souvenir d’une
chose passée, soit qu’elles aient été la figure d’une chose à venir. De même
tous les sacrifices étaient offerts pour cette fin. Or, de tous les bienfaits
passés, le premier et le plus important était le bienfait de la création que
rappelle la sanctification du sabbat. Aussi Moïse donne-t-il pour raison de ce
précepte : Que Dieu a fait le ciel et la
terre en six jours (Ex., 20, 11). Parmi tous les bienfaits futurs
qui devaient être figurés, le bienfait principal et final était le repos de
l’esprit en Dieu, soit dans le présent par la grâce, soit dans l’avenir par la
gloire, et ce repos était figuré par l’observance du sabbat. C’est ce qui fait
dire à Isaïe (Is., 58, 13) : Si vous vous abstenez de voyager le jour du sabbat et de faire votre
volonté au jour qui m’est consacré, si vous le regardez comme un repos
délicieux, comme le jour saint et glorieux du Seigneur. Ces bienfaits sont
les premiers et les plus éclatants qui existent dans l’esprit des hommes et
surtout dans les fidèles ; tandis que les autres fêtes se célèbrent pour des
bienfaits particuliers qui passent avec le temps, comme la célébration de la
Pâque qui rappelait la délivrance de l’Egypte à titre de bienfait passé et qui
figurait la passion du Christ qui est aussi un fait temporel qui nous mène au
repos du sabbat spirituel. C’est pourquoi il n’est parlé que du sabbat dans le
Décalogue, et il n’est fait aucune mention de toutes les autres fêtes et de
tous les autres sacrifices.
Objection
N°3. Comme on offense Dieu par le parjure, de même on l’offense en blasphémant
ou en mentant contre sa doctrine. Or, il n’y a qu’un seul précepte qui défende
le parjure, puisqu’il est dit : Vous ne
prendrez pas le nom de votre Dieu en vain. Donc le blasphème et les fausses
doctrines devraient être défendus par un précepte particulier.
Réponse
à l’objection N°3 : Comme le dit l’Apôtre (Héb., 6, 16) : Les hommes jurent par celui qui est plus grand qu’eux, et le serment
est la plus grande assurance qu’ils puissent donner pour terminer tous leurs
différends. C’est pourquoi par là même que le serment est commun à tous les
hommes, il y a à ce sujet une défense spéciale pour empêcher qu’on en abuse. La
fausse doctrine au contraire est un péché qui ne touche qu’un petit nombre
d’individus. Il n’était donc pas nécessaire qu’on en fit mention dans le
Décalogue, quoiqu’on y défende dans un sens les doctrines perverses en disant :
Vous ne prendrez pas le nom de votre Dieu
en vain. Car il y a une glose (interl.) qui dit à cette occasion : Vous ne direz pas que le Christ est une créature.
Objection
N°4. Comme l’homme a naturellement de l’amour pour ses parents, de même il en a
aussi pour ses enfants ; et le précepte de la charité s’étend également à tous
ceux qui nous sont proches. Or, les préceptes du Décalogue ont pour but la
charité, d’après ces paroles de l’Apôtre (1 Tim., 1, 5)
: La fin de la loi c’est la charité.
Par conséquent, comme il y a un précepte qui regarde les parents, il devrait
aussi y en avoir pour les enfants et les proches.
Réponse
à l’objection N°4 : La raison naturelle commande immédiatement à l’homme de ne
faire injure à personne. C’est pourquoi les préceptes du Décalogue qui
défendent de nuire, s’étendent à tous les hommes. Mais la raison naturelle ne
nous dit pas immédiatement qu’il faut faire quelque chose pour un autre, à
moins qu’on ne le doive. Or, la dette du fils envers le père est tellement
évidente qu’on ne peut hésiter à la reconnaître, parce que le père est l’auteur
de la naissance, de la vie, de l’éducation et du savoir de l’enfant. C’est
pourquoi le Décalogue ne commande le respect et la reconnaissance qu’envers les
parents. Mais les parents ne paraissent pas redevables envers les enfants à
cause des bienfaits qu’ils en ont reçus ; c’est plutôt le contraire. Le fils
est quelque chose du père, et les pères aiment leurs fils, comme une partie
d’eux- mêmes, selon l’expression d’Aristote (Eth., liv. 8, chap. 12). Par
conséquent pour les mêmes raisons il n’y a pas dans le Décalogue de préceptes
qui regardent l’amour des enfants, comme il n’y en a pas qui obligent l’homme à
s’aimer lui-même.
Objection
N°5. Dans tout genre de péché, il arrive qu’on pèche de cœur et par action. Or,
il y a certains genres de péchés, tels que le vol et l’adultère, à l’égard
desquels le péché d’action est défendu par des préceptes particuliers : Vous ne ferez pas d’adultère ; vous ne
volerez pas, et le péché de pensée est défendu par d’autres : Vous ne désirerez pas le bien de votre
prochain : vous ne désirerez pas sa femme. Donc on aurait dû faire de même
à l’égard de l’homicide et du faux témoignage (C’est-à-dire faire deux
préceptes ; défendre l’acte dans l’un, et défendre dans l’autre la pensée ou le
désir.).
Réponse
à l’objection N°5 : Le plaisir de l’adultère et le bien-être des richesses sont
des choses que l’on désire pour elles-mêmes, parce qu’elles ont la nature du
bien qui est agréable et utile. C’est pourquoi il a fallu à cet égard défendre
non seulement l’acte, mais encore le désir. Au contraire l’homicide et la
fausseté sont des choses horribles par elles-mêmes parce qu’on aime
naturellement le prochain et la vérité ; et on ne désire commettre ces fautes
qu’en vue d’une autre fin. C’est pourquoi il n’a pas été nécessaire, à l’égard
du péché d’homicide et du faux témoignage, de défendre les péchés par pensée
(Parce que la pensée de ces crimes n’a, par elle-même, rien d’agréable ; elle
est plutôt repoussante.), il a suffi de défendre les actions.
Objection
N°6. Comme le péché peut provenir du dérèglement de l’appétit concupiscible, de
même il peut aussi provenir du dérèglement de l’irascible. Or, il y a des
préceptes qui défendent les convoitises déréglées, puisqu’il est dit : Vous ne désirerez pas. Donc on aurait dû
mettre aussi dans le Décalogue des préceptes pour réprimer les mouvements désordonnés
de l’irascible. Par conséquent les dix préceptes qu’il renferme sont
insuffisants.
Réponse
à l’objection N°6 : Comme nous l’avons dit (quest. 23, art. 1), toutes les
passions de l’irascible découlent des passions du concupiscible. C’est pourquoi
dans les préceptes du Décalogue qui sont, pour ainsi dire, les premiers
éléments de la loi, on ne devait pas faire mention des passions de l’irascible
; on devait seulement parler des passions du concupiscible (D’ailleurs en
défendant les concupiscibles on défend les irascibles qui en sont la
conséquence ; mais dans le Décalogue on n’a pas dû en faire mention parce qu’on
n’y a compris que les premiers principes, sans tenir compte des conséquences
éloignées.).
Mais
c’est le contraire. Il est dit (Deut., 4, 13) : Il vous fit connaître son alliance qu’il vous ordonna d’observer et les
dix commandements qu’il écrivit sur les deux tables de pierre.
Conclusion
Les dix préceptes qui règlent les rapports de l’homme avec Dieu et avec le
prochain ont été convenablement énumérés dans la loi ancienne.
Il
faut répondre qu’ainsi que nous l’avons dit (art. 2), comme les préceptes de la
loi humaine règlent les rapports de l’homme avec la société civile, de même les
préceptes de la loi divine règlent ses rapports avec la société que ses
semblables forment sous l’autorité de Dieu qui est leur chef. Or, pour qu’un
individu soit bien dans une société, il faut deux choses : la première c’est
qu’il soit bien avec le chef de la société, la seconde c’est qu’il soit en bons
rapports avec ses coassociés. Par conséquent il faut que la loi divine renferme
d’abord des préceptes qui règlent les rapports de l’homme avec Dieu et qu’elle
en comprenne ensuite d’autres qui règlent ses rapports avec ceux de ses
semblables qui doivent vivre avec lui sous le même chef. — Or, on doit au chef
d’une société trois choses : 1° on doit lui être fidèle ; 2° on doit le
respecter ; 3° on doit le servir. La fidélité envers le maître consiste en ce
qu’on ne défère pas à un autre l’honneur du commandement, et c’est ce
qu’exprime le premier précepte par ces paroles : Vous n’aurez pas de dieux étrangers. Le respect que demande le
maître c’est qu’on ne fasse rien d’injurieux contre lui, et c’est ce qu’ordonne
le second commandement en disant : Vous
ne prendrez pas en vain le nom du Seigneur votre Dieu. Enfin les sujets
doivent servir leur maître en retour des bienfaits qu’ils reçoivent. C’est ce
que commande le troisième précepte, qui a pour but la sanctification du sabbat
en mémoire de la création. — On est bien avec le prochain en particulier ou en
général. En particulier il faut qu’on s’acquitte à l’égard de ceux dont on est
le débiteur, et c’est dans ce but qu’existe le précepte qui nous commande
d’honorer nos parents. En général il faut qu’on ne nuise à personne, ni par
action, ni par parole, ni par pensée. On nuit au prochain par action, soit
quand on l’attaque dans sa propre existence, et c’est ce que défend ce précepte
: Vous ne tuerez point, soit quand on
l’attaque dans la personne qui lui est unie relativement à la propagation de sa
famille, et c’est ce qui est défendu par ces mots : Vous ne ferez pas de fornication ; soit quand on lui ravit ses
biens, et c’est ce qu’on défend en disant : Vous
ne volerez point. Il est aussi défendu de lui nuire de bouche par ces mots
: Vous ne ferez pas de faux témoignage
contre votre prochain, et il est défendu de lui nuire de cœur quand il est
dit : Vous ne convoiterez pas. — On
pourrait aussi d’après cette même distinction reconnaître trois préceptes qui
se rapportent à Dieu, dont le premier regarde l’action ; ainsi il est dit : Vous ne ferez point d’idoles ; le second
concerne les paroles : Vous ne prendrez
pas le nom de votre Dieu en vain ; le troisième appartient au cœur, parce
que dans la sanctification du sabbat considérée comme un précepte moral, le
législateur a ordonné le repos du cœur en Dieu (Les préceptes qui regardent le
prochain ayant été ainsi classés à ce point de vue, on conçoit que dans le Confiteor toutes les fautes possibles et
leurs divers degrés soient résumés dans ces trois mots : cogitatione., verbo et opere.). Ou bien, d’après saint
Augustin (in Ps. 32), par le premier
précepte nous vénérons l’unité du premier principe, par le second sa vérité
divine et par le troisième sa bonté qui nous sanctifie et dans laquelle nous
nous reposons, comme dans notre fin (Ces trois choses sont une indication du
dogme de la Trinité ; car en Dieu le Père apparaît l’unité, le Fils est la
vérité et l’Esprit la sanctification et le repos (Voy.
Nat. Alexand. De
prœcept. Decal. generatim sumptis,
art. 7).).
Article
6 : Les dix préceptes du Décalogue sont-ils convenablement ordonnés entre eux ?
Objection
N°1. Il semble que les dix préceptes du Décalogue ne soient pas convenablement
ordonnés. Car l’amour du prochain semble être une prédisposition à l’amour de
Dieu, parce que nous connaissons notre prochain mieux que nous ne connaissons
Dieu, d’après ces paroles de saint Jean (1 Jean, 4, 20) : Celui qui n’aime pas son frère qu’il voit,
comment peut-il aimer Dieu qu’il ne voit pas ? Or, les trois premiers
préceptes appartiennent à l’amour de Dieu et les sept derniers à l’amour du
prochain. Donc les préceptes du Décalogue ne sont pas bien ordonnés.
Réponse
à l’objection N°1 : Quoique par rapport aux sens le prochain nous soit plus
connu que Dieu, cependant l’amour de Dieu est la raison de l’amour du prochain,
comme on le verra plus loin (2a 2æ, quest. 25, art. 1 ;
quest. 26, art. 2). C’est pourquoi on a dû mettre en premier lieu les préceptes
qui se rapportent à Dieu.
Objection
N°2. Les préceptes affirmatifs commandent les actes vertueux, tandis que les
préceptes négatifs défendent les actes vicieux. Or, d’après Boëce
(Comment. Prædic.),
on doit extirper les vices avant de faire naître et développer les vertus. Donc
parmi les préceptes qui regardent le prochain on doit mettre les préceptes
négatifs avant les préceptes affirmatifs.
Réponse
à l’objection N°2 : Comme Dieu est le principe universel de l’être pour toutes
choses, de même le père est le principe de l’être par rapport à son fils. C’est
pourquoi après les préceptes qui se rapportent à Dieu, on a eu raison de mettre
le précepte qui regarde les parents. — Mais le raisonnement qu’on fait n’est
applicable que quand l’affirmation et la négation appartiennent à une action du
même genre. D’ailleurs dans cette circonstance il n’est pas absolument sans
réplique. Car quoique dans l’exécution de l’action on doive déraciner les vices
avant de développer les vertus, suivant ces paroles du Psalmiste (Ps. 33, 15)
: Evitez le mal et faites le bien ;
et d’après ce mot du prophète (Is., 1, 15) : Cessez de faire le mal et apprenez à faire le bien, cependant il
faut que dans la connaissance la vertu précède le péché, parce que c’est par la
ligne droite qu’on connaît l’oblique, selon l’expression d’Aristote (De anima, liv. 1, text.
85). Et puisque la loi nous donne la connaissance du péché, selon la remarque
de l’Apôtre (Rom., chap. 5), le précepte affirmatif aurait
dû être placé le premier. Mais cette raison n’est pas la véritable. Il faut en
revenir à celle que nous avons donnée (dans le corps de l’article.) : c’est que
dans les préceptes qui se rapportent à Dieu et qui forment la première table,
on place le précepte affirmatif en dernier lieu, parce que sa transgression est
une faute moins grave.
Objection
N°3. Les préceptes de la loi portent sur les actions des hommes. Or, la pensée
précède la parole ou l’action extérieure. Donc c’est à tort que les préceptes
qui défendent les mauvais désirs, ce qui est un péché du cœur, sont placés en dernier lieu.
Réponse
à l’objection N°3 : Quoique le péché de pensée soit le premier dans
l’exécution, cependant sa défense ne vient rationnellement qu’après celle de
l’acte (Parce que l’acte est plus grave que la parole et la parole plus grave
que la pensée.).
Mais
c’est le contraire. L’Apôtre dit (Rom., 13, 1) : Ce qui vient de Dieu a été ordonné. Or,
c’est Dieu qui a donné immédiatement les préceptes du Décalogue, comme nous
l’avons dit (art. 3). Donc ils sont bien ordonnés.
Conclusion
Les dix préceptes du Décalogue ont été disposés dans l’ordre le plus légitime
et le plus convenable.
Il
faut répondre que, comme nous l’avons dit (art. 3 et 5, réponse N°1), les
préceptes du Décalogue ont pour objet ce que l’esprit de l’homme conçoit
immédiatement. Or, il est évident que la raison saisit d’autant mieux une chose
que son contraire est plus grave et plus répugnant. Et puisque l’ordre de la
raison commence par la fin, ce qu’il y a de plus déraisonnable c’est que
l’homme ne soit pas convenablement en rapport avec sa fin (L’ordre suivi dans
l’énumération des préceptes du Décalogue se justifie de deux manières : 1°
comme méthode d’enseignement. Car on doit aller du plus connu au moins connu,
quand on enseigne, et les préceptes dont la transgression est la plus grave
sont ceux qui nous frappent le plus vivement ; 2° sous le rapport logique, car
nous avons vu qu’en morale la fin ou le but des actions était le principe
d’après lequel on devait les juger. Ces deux points de vue reviennent au même,
parce qu’un acte est d’autant plus grave qu’il se rapproche davantage de la fin
dernière.). Or, Dieu est la fin de la vie et de la société humaine. C’est
pourquoi il a fallu que les préceptes du Décalogue missent d’abord l’homme en
rapport avec Dieu, puisque ce qui est contraire à cet ordre est ce qu’il y a de
plus grave : comme dans une armée qui se rapporte au chef comme à sa fin, il
faut d’abord que le soldat soit soumis au général, parce que le contraire est
ce qu’il y a de plus grave, et il faut ensuite qu’il soit en bon rapport avec
les autres individus. — Parmi les préceptes qui règlent nos rapports avec Dieu,
le premier de tous, c’est que l’homme lui soit fidèlement soumis sans avoir
rien de commun avec ses ennemis ; le second, c’est qu’on lui témoigne du
respect ; le troisième, c’est qu’on le serve. Dans une armée la faute est plus
grave quand un soldat trahit son général en faisant un pacte avec l’ennemi que
quand il lui manque de respect, et il pèche plus grièvement quand il lui manque
de respect que quand il lui désobéit dans quelque point. — Dans les préceptes
qui regardent le prochain, il est évident que le péché le plus grave et le plus
contraire à la raison résulte de ce que l’on ne remplit pas ses obligations à
l’égard des personnes auxquelles on est le plus redevable. C’est pourquoi parmi
les préceptes qui se rapportent au prochain, on met au premier rang celui qui
concerne les parents. Parmi les autres préceptes l’ordre se manifeste selon la
gravité des fautes. Car il est plus grave et plus contraire à la raison de
pécher par actions que de pécher par paroles et de pécher par paroles que de
pécher par pensées. Parmi les péchés par action l’homicide, qui détruit la vie
d’un homme qui existe, est plus grave que l’adultère qui rend incertaine
l’origine de l’enfant qui doit naître ; et l’adultère est plus grave que le vol
qui touche aux biens extérieurs.
Article
7 : Les préceptes du Décalogue ont-ils été convenablement prescrits ?
Objection
N°1. Il semble que les préceptes du Décalogue n’aient pas été convenablement
prescrits. Car les préceptes affirmatifs ordonnent les actes vertueux, tandis
que les préceptes négatifs détournent des actes vicieux. Or, dans toute matière
les vertus et les vices sont opposés réciproquement. Donc à l’égard de tout ce
que commande le Décalogue, on a dû établir un précepte affirmatif et un précepte
négatif. C’est donc à tort que parmi les préceptes établis, les uns sont
affirmatifs, les autres négatifs.
Réponse
à l’objection N°1 : L’affirmation d’une chose entraîne toujours la négation de
son contraire, mais la négation d’un contraire n’entraîne pas toujours
l’affirmation de l’autre. Car si une chose est blanche, il s’ensuit qu’elle
n’est pas noire, mais, de ce qu’elle n’est pas noire il ne s’ensuit pas qu’elle
soit blanche : parce que la négation s’étend à plus de choses que l’affirmation.
De là il résulte que ce précepte négatif : On
ne doit pas faire d’injure, s’étend à un plus grand nombre de personnes,
d’après le premier dictamen de la raison, que le précepte positif qui nous
oblige à obéir et à faire du bien aux autres. Toutefois la raison naturelle
nous dit que nous devons le respect et la reconnaissance à ceux dont nous avons
reçu des bienfaits, si nous ne nous sommes pas acquittés à leur égard. Or, il y
a deux êtres dont l’homme ne peut jamais suffisamment reconnaître les bienfaits
: c’est Dieu d’une part et son père de l’autre, comme le dit Aristote (Eth., liv. 8,
chap. ult.). C’est pourquoi il y a deux préceptes affirmatifs, l’un qui regarde
les honneurs dus aux parents et l’autre qui porte sur la célébration du sabbat
en mémoire des bienfaits de Dieu.
Objection
N°2. Saint Isidore dit (Etym., liv. 2, chap. 10) que toute loi est
conforme à la raison. Or, tous les préceptes du Décalogue appartiennent à la
loi divine. On aurait donc dû donner une raison, non seulement du premier et du
troisième précepte, mais encore de tous les autres.
Réponse
à l’objection N°2 : Ces préceptes qui sont purement moraux ont une raison
manifeste ; il n’a donc pas été nécessaire de l’exprimer. Mais on a ajouté à
quelques-uns de ces préceptes une loi cérémonielle pour déterminer le précepte
moral en général. C’est ainsi que dans le premier précepte il est dit : Vous ne ferez point de statue, et qu’au
troisième, on détermine le jour du sabbat. C’est pourquoi il a fallu dans ce
cas donner la raison de ces déterminations.
Objection
N°3. En observant les préceptes, on mérite de Dieu des récompenses. Or, Dieu a
promis des récompenses pour l’accomplissement de certains préceptes. Il aurait
donc dû en promettre pour tous et ne pas en promettre seulement pour le premier
et le quatrième.
Réponse
à l’objection N°3 : Le plus souvent les hommes font leurs actes dans un but
d’intérêt. C’est pourquoi il a fallu joindre une promesse de récompense aux
préceptes dont il semblait qu’on ne devait tirer aucun avantage ou qui paraissaient
même contraires aux intérêts de celui qui les observerait. Ainsi parce que les
parents étant déjà sur le retour de l’âge, on n’en peut attendre aucun service,
on a joint une promesse au précepte qui nous ordonne de les honorer. Il en est
de même du précepte qui défend l’idolâtrie, parce qu’il semblait qu’on se
privait par là d’un avantage que les hommes croient pouvoir obtenir en faisant
un pacte avec les démons.
Objection
N°4. La loi ancienne est appelée la loi de crainte, parce que c’était en
menaçant de châtiments qu’elle portait à observer ses préceptes. Or, tous les
préceptes du Décalogue appartiennent à la loi ancienne. Ils auraient donc dû
être accompagnés tous de quelques menaces et on n’aurait pas dû seulement
enjoindre au premier et au second.
Réponse
à l’objection N°4 : Les châtiments sont surtout nécessaires contre ceux qui
sont enclins au mal, comme le dit Aristote (Eth., liv. 10, chap. ult.). C’est
pourquoi on n’a joint une menace de châtiments qu’aux préceptes qui défendaient
le mal auquel on était le plus porté. Ainsi les hommes étaient portés à
l’idolâtrie par suite de l’exemple général des nations, et ils étaient
également très disposés au parjure, parce qu’ils faisaient souvent des
serments. C’est pour ce motif qu’il y a une menace jointe aux deux premiers
préceptes.
Objection
N°5. On doit conserver dans sa mémoire tous les préceptes de Dieu. Car il est
dit (Prov., 3, 3) : Gravez-les sur les tables de votre cœur.
C’est donc à tort qu’on ne parle de la mémoire que pour le troisième précepte,
et il semble par conséquent que les préceptes du Décalogue aient été mal
exprimés.
Réponse
à l’objection N°5 : Le précepte du sabbat a été établi pour qu’on se rappelle
un bienfait passé, et c’est pour ce motif qu’il s’agit là de la mémoire. — Ou
bien on peut dire encore que ce précepte renferme une détermination qui
n’appartient pas à la loi naturelle : et c’est pour cette raison qu’il avait
besoin d’un avertissement tout particulier.
Mais
c’est le contraire. Le Sage dit (Sag., 11, 21) que Dieu a tout fait avec nombre, poids et mesure. A plus forte raison
a-t-il prescrit d’une manière convenable les préceptes qui forment sa loi.
Conclusion
Les dix préceptes de la loi ont été très convenablement prescrits, puisqu’ils
émanent de la divine sagesse.
Il
faut répondre que les préceptes de la loi de Dieu renferment la plus éminente
sagesse. C’est pourquoi il a été dit aux Juifs (Deut., 4, 5) : L’observation de la loi fera paraître votre sagesse et votre
intelligence devant les peuples. Or, il appartient au sage de tout disposer
selon le mode et l’ordre convenable. Par conséquent il est manifeste que les
préceptes de la loi ont été prescrits de cette manière.
Article
8 : Peut-on dispenser des préceptes du Décalogue ?
Objection
N°1. Il semble qu’on puisse dispenser des préceptes du Décalogue. Car ces
préceptes sont de droit naturel. Or, le droit naturel est défectueux
quelquefois et il est variable comme la nature humaine, selon la remarque
d’Aristote (Eth.,
liv. 5, chap.7). Or, quand une loi est défectueuse dans certains cas
particuliers, c’est une raison pour en dispenser, comme nous l’avons dit
(quest. 96, art. 6, et quest. 97, art. 4). Donc on peut dispenser des préceptes
du Décalogue.
Réponse
à l’objection N°1 : Aristote ne parle pas du droit naturel qui renferme l’ordre
même de la justice, car ce droit qui consiste à dire qu’on doit observer la
justice n’est jamais défectueux. Mais il parle de certaines déterminations
particulières du droit qui sont défectueuses en quelques circonstances.
Objection
N°2. Ce que l’homme est à la loi humaine, Dieu l’est à la loi divine. Or,
l’homme peut dispenser de la loi qu’il a faite. Donc puisque les préceptes du
Décalogue viennent de Dieu, il semble qu’il puisse aussi en dispenser. Et
puisque les prélats tiennent la place de Dieu sur la terre, d’après ces paroles
de l’Apôtre (2 Cor., 2, 10) : Si j’use d’indulgence, j’en use à cause de
vous, au nom et en la personne de Jésus-Christ, il s’ensuit qu’ils peuvent
dispenser des préceptes du Décalogue.
Réponse
à l’objection N°2 : Comme le dit l’Apôtre (2
Tim., 2, 13), Dieu
reste fidèle, il ne peut se nier lui-même. Or, il se nierait s’il
détruisait l’ordre de sa justice, puisqu’il est sa justice même. C’est pourquoi
il ne peut donner à quelqu’un une dispense, en vertu de laquelle il lui soit
permis de ne pas être en bon rapport avec lui, ou de ne pas être soumis à
l’ordre de sa justice, à l’égard des choses qui règlent les rapports des hommes
entre eux.
Objection
N°3. Parmi les préceptes du Décalogue se trouve comprise la défense de l’homicide.
Or, il semble que les hommes dispensent de ce précepte ; puisque d’après les
lois humaines il y a des hommes qu’on a le droit de faire périr ; tels sont les
malfaiteurs et les ennemis de l’Etat. Donc il est possible de dispenser des
préceptes du Décalogue.
Réponse
à l’objection N°3 : Le Décalogue défend de tuer l’homme selon que cet acte est
injuste. Car ce précepte est subordonné à l’essence même de la justice. La loi
humaine ne peut donc pas permettre de tuer un homme injustement ; mais elle permet
de mettre à mort les malfaiteurs ou les ennemis de l’Etat, ce qui n’est pas une
injustice. Cet acte n’est donc pas contraire au précepte du Décalogue, et il ne
constitue pas l’homicide que ce précepte défend, comme le dit saint Augustin (De lib. arb., liv. 1, chap. 4).
De même si on enlève à quelqu’un ce qu’il possède, et qu’il mérite de le
perdre, il n’y a en cela ni le vol, ni la rapine que le Décalogue défend. C’est
pourquoi quand les enfants d’Israël emportèrent, d’après l’ordre de Dieu, les
dépouilles des Egyptiens, ce n’était pas un larcin, parce que, d’après la
sentence de Dieu même, ces choses leur étaient dues. Egalement quand Abraham
consentit à tuer son fils, il ne consentit pas à un homicide, parce qu’il
devait le tuer d’après l’ordre de Dieu qui est le maître de la vie et de la
mort. Car c’est lui qui a porté la peine de mort contre tous les hommes justes
et injustes pour le péché d’Adam, et si quelqu’un exécute sa sentence d’après
son ordre, il n’est pas plus homicide que Dieu ne l’est lui-même. Osée, en
s’approchant d’une prostituée ou d’une adultère, n’a pas commis de fornication,
parce que cette femme était devenue sienne par l’ordre de Dieu qui est l’auteur
de l’institution du mariage (La matière de l’acte n’est plus la même, et c’est
pour ce motif qu’elle cesse d’être comprise sous la loi. Dans ce cas le maître
de la chose peut donner une dispense improprement dite, qu’il soit législateur
ou non, et c’est ainsi que Dieu a agi dans toutes ces circonstances. Il a agi
comme souverain seigneur et maître et non comme législateur.). Ainsi les
préceptes du Décalogue sont immuables par rapport à l’essence de la justice
qu’ils renferment. Mais quand il s’agit de les appliquer à tels ou tels actes
particuliers, par exemple quand il s’agit de savoir si telle ou telle chose est
un homicide, un vol, ou un adultère, ou si elle n’en est pas un, ceci est
variable. Quelquefois il n’y a que Dieu qui puisse changer ces déterminations,
et il en est ainsi quand elles n’ont que lui pour auteur, comme le mariage.
D’autres fois les hommes peuvent les changer, ce qui arrive quand il s’agit de
choses soumises à leur juridiction. Car c’est sous ce rapport qu’ils tiennent
la place de Dieu, mais ils ne le représentent pas pour toutes choses.
Objection
N°4. L’observation du sabbat est comprise parmi les préceptes du Décalogue. Or,
on a été dispensé de ce précepte. Car nous lisons (1 Mach., 2, 41) : Ils prirent
donc ce jour-là cette résolution : qui que ce soit, dirent-ils, qui nous
attaquera le jour du sabbat, combattons contre lui. Donc on doit dispenser
des préceptes du Décalogue.
Réponse
à l’objection N°4 : Cette résolution fut plutôt une interprétation du précepte
qu’une dispense (Il y a une grande différence entre la dispense et
l’interprétation de la loi. La dispense ne peut être accordée que par le
législateur ou celui qui le représente, et elle exempte de l’observation de la
loi ; tandis que l’interprétation peut être le fait d’un docteur ou d’un homme
de lois, et n’a d’autre objet que d’assurer l’application de la loi, en la
faisant bien comprendre.). Car on ne croit pas que l’on viole le sabbat, en
faisant une action qui est nécessaire au salut de l’homme, comme le prouve Notre-Seigneur (Matth., chap.
12).
Mais
c’est le contraire. Le prophète reproche aux Juifs (Is.,
24, 5) d’avoir changé les ordonnances du
Seigneur et d’avoir rompu l’alliance qui devait durer avec lui éternellement,
ce qui doit s’entendre surtout des préceptes du Décalogue. On ne peut donc
changer ces préceptes au moyen d’une dispense.
Conclusion
Puisque les dix préceptes du Décalogue renferment le bien absolu et l’ordre
même de la justice et de la vertu, on ne peut pas absolument en dispenser.
Il
faut répondre que, comme nous l’avons dit (quest. 96, art. 6, et quest. 97,
art. 4), on doit dispenser des préceptes quand il se présente un cas
particulier dans lequel on irait contre l’intention du législateur, si on
suivait la lettre de la loi. Or, l’intention du législateur se rapporte
premièrement et principalement au bien commun. Elle a ensuite pour but l’ordre
de la justice et de la vertu d’après lequel on conserve le bien général et on
le produit. Par conséquent s’il y a des préceptes qui renferment la
conservation du bien général ou l’ordre même de la justice et de la vertu, ces
préceptes comprennent l’intention du législateur et il n’y a pas lieu d’en
dispenser. Par exemple, si dans une nation on décrétait que personne ne
détruira la république et ne livrera la ville aux ennemis, ou que personne ne
fera d’actions injustes ou mauvaises, on ne pourrait dispenser de ces
préceptes. Mais si l’on rendait des décrets particuliers en rapport avec ces
préceptes, pour déterminer quelques moyens spéciaux, on pourrait dispenser de
ces préceptes, toutes les fois qu’en les négligeant on ne porterait pas de
préjudice aux premiers préceptes qui renferment l’intention du législateur. Par
exemple, si pour le salut de l’Etat on décidait que les citoyens de chaque
quartier veilleront à la garde de la ville assiégée, on pourrait en dispenser
quelques-uns pour les rendre ailleurs plus utiles. Or, les préceptes du
Décalogue renferment l’intention même du législateur, c’est-à-dire de Dieu. En
effet, les préceptes qui forment la première table comprennent l’ordre même qui
se rapporte au bien commun et final, qui est Dieu. Ceux qui forment la seconde
renferment l’ordre de la justice que les hommes doivent observer entre eux, et
qui consiste à rendre à chacun ce qui lui est dû. Car c’est ainsi que l’on doit
comprendre les préceptes du Décalogue, et c’est pour ce motif qu’il est
absolument impossible d’en dispenser.
Article
9 : Le mode de la vertu tombe-t-il sous le précepte de la loi ?
Objection
N°1. Il semble que le mode de la vertu tombe sous le précepte de la loi. Car le
mode de la vertu consiste en ce que l’on opère avec justice ce qui est juste,
avec force ce qui est fort, et ainsi des autres vertus. Or, il est commandé (Deut., 16, 20) d’exécuter justement ce qui est juste. Donc le mode de la vertu
tombe sous le précepte de la loi.
Réponse
à l’objection N°1 : Quant au mode d’exécuter un acte de justice celui qui est
de précepte consiste à agir conformément au droit, mais non d’après l’habitude
de la justice elle-même.
Objection
N°2. Ce qui tombe principalement sous le précepte, c’est ce qui est dans
l’intention du législateur. Or, le législateur a tout
particulièrement l’intention de rendre les hommes vertueux, comme le dit
Aristote (Eth.,
liv. 2, chap. 1). Et puisqu’il appartient à l’homme vertueux d’agir
vertueusement, il s’ensuit que le mode de la vertu tombe sous le précepte.
Réponse
à l’objection N°2 : L’intention du législateur porte sur deux choses. La
première est la fin qu’il se propose d’atteindre au moyen de ses préceptes ;
cette fin n’est rien autre chose que la vertu. La seconde est l’objet qu’il
veut ordonner ; c’est ce qui mène ou ce qui dispose à la vertu, c’est-à-dire
c’est l’acte de la vertu. Car la fin du précepte se distingue de son objet,
comme en toutes choses la fin se distingue des moyens.
Objection
N°3. Le mode de la vertu semble consister, à proprement parler, en ce qu’on
agisse volontairement et agréablement. Or, c’est ce que la loi divine ordonne.
Car le Psalmiste dit (Ps. 99, 7) : Servez le Seigneur dans la joie, et à
propos de ces paroles de l’Apôtre (2 Cor.,
9, 7) : non avec tristesse ni par
contrainte ; car Dieu aime celui donne avec joie, la glose dit (ordin. August.) : Tout ce que vous faites de
bien, faites-le avec joie, et alors votre action est bonne ; si vous le faites
avec tristesse, votre action vient de vous, mais ce n’est pas vous qui la
faites. Donc le mode de la vertu tombe sous le précepte de la loi.
Réponse
à l’objection N°3 : La loi divine ordonne de faire sans tristesse une œuvre de
vertu, parce que celui qui agit avec chagrin agit malgré lui. Mais agir avec
plaisir, ou avec joie, c’est une chose qui tombe quelquefois sous le précepte,
et qui d’autres fois n’y tombe pas. Elle y tombe selon que cette joie résulte
de l’amour de Dieu et du prochain, qui est de précepte, puisque l’amour est
cause de la délectation. Elle n’y tombe pas selon qu’elle résulte de
l’habitude. En effet, comme le dit Aristote (Eth., liv. 2, chap. 2), le
plaisir qu’on trouve à faire une chose est une preuve qu’on en a l’habitude.
Car un acte peut être agréable soit à cause de sa fin, soit parce qu’il est en
harmonie avec une habitude qu’on a contractée.
Mais
c’est le contraire. Personne ne peut agir comme le fait l’homme vertueux, s’il
n’a pas l’habitude de la vertu, comme le prouve Aristote (Eth., liv. 10, chap. 4). Or,
quiconque transgresse un précepte de la loi mérite d’être puni. D’où il
résulterait que celui qui n’a pas l’habitude de la vertu mériterait d’être
châtié, quelque action qu’il fit. Ceci étant contraire à l’intention du
législateur qui a pour but de mener l’homme à la vertu, en l’habituant à faire
de bonnes actions, il s’ensuit que le mode de la vertu ne tombe pas sous le
précepte de la loi.
Conclusion
Le mode de la vertu qui regarde l’intellect et la volonté de l’âme tombe sous
les préceptes de la loi divine, mais il n’en est pas de même du mode qui se
rapporte à l’habitude.
Il
faut répondre que, comme nous l’avons dit (quest. 90, art. 3, réponse N°2), le
précepte de la loi a une force coactive. Par conséquent les choses auxquelles
la loi nous contraint tombent directement sous ses préceptes. La contrainte
s’exerce par la crainte du châtiment, comme le dit Aristote (Eth., liv. 10,
chap. ult.). Car les choses pour lesquelles on inflige des peines tombent, à
proprement parler, sous le précepte de la loi. Mais pour la détermination des peines
la loi divine est autre que la loi humaine. En effet une loi ne peut infliger
de peine que pour les choses que le législateur doit juger, puisque c’est
d’après le jugement que la loi punit. Le législateur humain ne peut juger que
les actes extérieurs, parce que les hommes voient
ce qui paraît au dehors, selon l’expression de l’Ecriture (1 Rois, 16, 7). Il n’y a que Dieu,
l’auteur de la loi divine, qui puisse juger les mouvements intérieurs de la
volonté, d’après cette parole du Psalmiste (Ps.
7, 11) : C’est Dieu qui scrute les cœurs
et les reins. — Par conséquent il faut donc dire que sous un rapport la loi
divine et la loi humaine embrassent le mode de la vertu, sous un autre rapport
il n’y a que la loi divine qui le prescrive, enfin dans un troisième sens il
n’est prescrit ni par la loi humaine, ni par la loi divine. En effet le mode de
la vertu consiste en trois choses, comme l’observe Aristote (Eth., liv. 2,
chap. 4). La première c’est qu’on agisse avec connaissance de cause. La loi
divine et la loi humaine jugent de cette première condition, car ce qu’on fait
par ignorance, on le fait par accident. Ainsi par suite de l’ignorance il y a
des choses que l’on condamne ou que l’on pardonne (Il s’agit ici principalement
de l’ignorance de l’acte. Quand ou ignore la loi, on ne peut l’observer ou
l’enfreindre que matériellement.), aussi bien d’après la loi humaine que
d’après la loi divine. La seconde chose c’est qu’on agisse volontairement ou
avec préméditation et réflexion ; ce qui implique deux sortes de mouvement
intérieur, celui de la volonté et celui de l’intention dont nous avons parlé
(quest. 8 et 12). La loi humaine ne prononce pas sur ces deux choses, il n’y a
que la loi divine qui les juge. Car la loi humaine ne punit pas celui qui veut
tuer et qui ne tue pas, mais la loi divine le punit, d’après cette parole de
l’Evangile (Matth., 5, 22) : Celui qui se fâche contre son frère sera condamné par le jugement (D’après
saint Thomas, la loi naturelle nous oblige non seulement à agir volontairement,
mais encore à agir pour une bonne fin. Ce sentiment n’est pas celui de tous les
théologiens. Plusieurs d’entre eux croient que quand on fait l’aumône par vaine
gloire, on n’en remplit pas moins le précepte naturel de la miséricorde.). La
troisième c’est qu’on soit ferme et immuable et qu’on agisse avec ce caractère.
Cette fermeté appartient proprement à l’habitude, c’est-à-dire que pour l’avoir
il faut agir d’après une habitude solidement établie. Sous ce rapport le mode
de la vertu ne tombe sous le précepte ni de la loi divine, ni de la loi
humaine. Car celui qui rend à ses parents l’honneur qui leur est dû, n’est puni
ni par Dieu, ni par les hommes, comme un transgresseur de ce précepte, s’il n’a
pas l’habitude de la piété filiale (Cette troisième partie est évidente, car il
n’est pas de l’essence de l’acte vertueux d’être fait par habitude. Cette
condition ne se rapporte qu’à son perfectionnement.).
Article
10 : Le mode de la charité tombe-t-il sous le précepte de la loi divine ?
Objection
N°1. Il semble que le mode de la charité tombe sous le précepte de la loi
divine. Car il est dit dans l’Evangile (Matth., 19,
17) : Si vous voulez entrer dans la vie
éternelle, gardez les commandements. D’où il semble que pour arriver à la
vie éternelle, il suffit d’observer les commandements. Or, les bonnes œuvres ne
suffisent pas pour nous ouvrir le ciel, si elles ne sont pas produites par la
charité. Car l’Apôtre dit (1 Cor.,
13, 3) : Quand j’aurais distribué tout
mon bien pour nourrir les pauvres et que j’aurais livré mon corps pour être
brûlé, si je n’avais point la charité, tout cela ne me servirait de rien.
Donc le mode de la charité est de précepte.
Réponse
à l’objection N°1 : Le Seigneur n’a pas dit : Si votes voulez entrer dans la vie éternelle, n’observez qu’un seul
commandement, mais observez tous les
commandements, et parmi ces commandements se trouve compris celui qui a
pour objet l’amour de Dieu et du prochain.
Objection
N°2. Il appartient proprement au mode de la charité que tout se fasse en vue de
Dieu. Or, ceci est de précepte. Car saint Paul dit (1 Cor., 10, 31) : Faites tout
pour la gloire de Dieu. Donc le mode de la charité est de précepte.
Réponse
à l’objection N°2 : Le précepte de la charité exige que nous aimions Dieu de
tout notre cœur ; ce qui demande que nous rapportions tout à lui. C’est
pourquoi l’homme ne peut accomplir le précepte de la charité, s’il ne rapporte
pas tout à Dieu. Par conséquent celui qui honore ses parents est tenu de les
honorer par charité, non en vertu de ce précepte : Honorez vos parents, mais en vertu de celui-ci : Vous aimerez le Seigneur votre Dieu de tout
votre cœur. Et puisque ces deux préceptes sont affirmatifs et qu’ils
n’obligent pas à toujours, ils peuvent obliger dans des temps différents. Ainsi
il peut se faire qu’en accomplissant le précepte qui regarde les parents, on ne
transgresse pas celui qui a pour objet l’acte de charité.
Objection
N°3. Si le mode de la charité ne tombe pas sous le précepte, on peut donc
remplir les préceptes de la loi sans avoir la charité. Or, ce qu’on peut faire
sans la charité, on peut le faire sans la grâce qui est toujours unie à la
charité. Par conséquent on peut sans la grâce accomplir les préceptes de la
loi, ce qui est l’erreur de Pélage, comme on le voit dans saint Augustin (lib. de Hæres.,
chap. 88). Donc le mode de la charité tombe sous le précepte.
Réponse
à l’objection N°3 : L’homme ne peut observer tous les préceptes de la loi s’il
ne remplit le précepte de la charité, ce qui ne se fait pas sans la grâce (La
grâce habituelle et la grâce actuelle.). C’est pourquoi il est impossible,
comme l’a avancé Pélage, que l’homme accomplisse la loi sans la grâce.
Mais
c’est le contraire. Car quiconque n’observe pas un précepte pèche mortellement.
Par conséquent si le mode de la charité est de précepte, il s’ensuit que celui
qui fait une chose et qui ne la fait pas par charité pèche mortellement. Et
puisque celui qui n’a pas la charité n’agit pas par elle, il en résulte que
quand on n’a pas la charité, on pèche mortellement dans toutes les œuvres que
l’on fait, quelques bonnes qu’elles soient : ce qui répugne.
Conclusion
Le mode de la charité tombe sous le précepte de la loi divine qui a
spécialement pour objet l’amour de Dieu et du prochain, mais il ne tombe pas
sous les autres préceptes. Ainsi par ce précepte : honorez votre père, on ne commande pas de l’honorer par charité,
mais seulement de l’honorer.
Il
faut répondre qu’à cet égard il y a eu des opinions contraires. Car il y en a
qui ont dit absolument que le mode de la charité était de précepte (Luther
ayant enseigné que les œuvres qui ne provenaient pas de la charité étaient des
œuvres mauvaises, le concile de Trente a ainsi condamné cette erreur (sess. 6,
can. 7) : Si quis
dixerit, opera omnia quæ ante justificationem fiunt, quacumque ratione facta sint, verè
esse peccata… anathema sit.). Il n’est pas impossible, ont-ils ajouté, que
celui qui n’a pas la charité observe ce précepte, parce qu’il peut se disposer
à recevoir de Dieu la charité. Et quand on n’a pas la charité, on ne pèche pas
non plus pour cela mortellement quand on fait une bonne action ; parce que le
précepte qui nous ordonne d’agir par charité est un précepte affirmatif, et il
n’oblige pas à toujours, il n’oblige que dans le temps où l’on a la charité. —
D’autres ont prétendu que le mode de la charité ne tombe point du tout sous le
précepte. — Ils ont dit vrai l’un et l’autre sous un rapport. Car on peut
considérer l’acte de la charité de deux manières : 1° selon qu’il est un acte
par lui-même. Sous ce rapport il est de précepte, puisqu’il est dit tout
spécialement dans la loi : Vous aimerez
le Seigneur votre Dieu et vous aimerez votre prochain (Indépendamment des
circonstances particulières où l’on est tenu de faire des actes de charité,
saint Liguori pense que si l’on passait plus d’un
mois sans en faire aucun, on n’accomplirait pas le précepte (Theol. mor., liv. 2, n° 8).).
A cet égard le premier sentiment est dans le vrai. Car il n’est pas impossible
d’observer ce précepte qui se rapporte à l’acte de la charité ; parce que
l’homme peut se disposer à recevoir la charité, et quand il l’a reçue il peut
en user. 2° On peut considérer l’acte de la charité comme étant le mode des
actes des autres vertus ; ce qui résulte de ce que les actes des autres vertus
se rapportent à la charité qui est la fin
de la loi, comme le dit l’Apôtre (1 Tim., chap. 1). Car nous avons dit (quest. 12, art. 4)
que l’intention finale est le mode formel de l’acte qui se rapporte à la fin.
En ce sens le second sentiment est dans le vrai, quand il affirme que le mode
de la charité n’est pas de précepte. Ce qui signifie que ce commandement : Honorez votre père, n’exige pas qu’on
l’honore par charité, mais seulement qu’on l’honore. Par conséquent celui qui
honore son père, quoiqu’il n’ait pas la charité, ne transgresse pas ce précepte
(Autrement il faudrait dire avec Baïus et les
novateurs que tout acte qui n’est pas produit par la charité vient de la
cupidité vicieuse et que par conséquent il est mauvais ; ce qui est contraire à
la foi.), bien qu’il transgresse celui qui porte sur l’acte de la charité et
que pour cette dernière transgression il mérite un châtiment.
Article
11 : Les autres préceptes moraux que la loi renferme outre le Décalogue
sont-ils convenablement distingués ?
Objection
N°1. Il semble que les autres préceptes moraux que la loi renferme outre le
Décalogue ne soient pas convenablement distingués. Car Notre-Seigneur
dit (Matth., 22, 40) : Toute la loi et tous les prophètes sont renfermés dans les deux
commandements de la charité. Or, le Décalogue est l’explication de ces deux
préceptes. Il n’était donc pas nécessaire d’établir d’autres préceptes moraux.
Réponse
à l’objection N°1 : Il y a des préceptes dans le Décalogue qui se rapportent à
l’amour de Dieu et du prochain évidemment comme une chose due ; mais il y en a
d’autres qui s’y rapportent d’après une raison plus occulte.
Objection
N°2. Les préceptes moraux se distinguent des préceptes judiciels
et cérémoniels, comme nous l’avons dit (quest. préc., art. 3 à 5). Or,
c’est aux préceptes judiciels et cérémoniels à
déterminer l’application des préceptes moraux qui sont généraux. Et puisque ces
préceptes généraux sont renfermés dans le Décalogue ou que le Décalogue les
présuppose, comme nous l’avons dit (art. 3), c’est donc à tort que la loi renferme d’autres préceptes moraux que le Décalogue.
Réponse
à l’objection N°2 : Les préceptes cérémoniels et judiciels
déterminent les préceptes du Décalogue en vertu de leur institution, mais non
par la force de l’instinct naturel, comme les préceptes moraux qui y ont été
ajoutés.
Objection
N°3. Les préceptes moraux ont pour objet des actes de toutes les vertus, ainsi
que nous l’avons dit (art. 2). Par conséquent, comme indépendamment du
Décalogue il y a dans la loi d’autres préceptes qui regardent la latrie, la
libéralité, la miséricorde et la charité ; de même il devrait aussi y avoir
d’autres préceptes concernant les autres vertus, telles que la force, la
sobriété, etc. Ce qui n’existe cependant pas. Donc la loi n’a pas bien
distingué les autres préceptes moraux qu’elle renferme outre le Décalogue.
Réponse
à l’objection N°3 : Les préceptes de la loi ont pour fin le bien commun, comme
nous l’avons dit (quest. 90, art. 2). Et parce que les vertus qui se rapportent
à autrui appartiennent directement au bien général, il en est de même de la
vertu de chasteté, en ce sens que l’acte de la génération sert le bien commun
de l’espèce. C’est pour cette raison qu’il y a dans le Décalogue des préceptes
qui se rapportent directement à ces vertus et qu’on y en a surajouté d’autres.
Pour l’acte de la force il doit être commandé par les généraux qui exhortent
les soldats dans une guerre que l’on soutient dans l’intérêt de tous. Ainsi la
loi ordonne au prêtre de dire au peuple avant le combat (Deut., 20, 3) : Ne craignez pas,
ne reculez pas. C’est aussi aux parents qu’est confié le soin de défendre
les excès de la table, parce qu’ils sont contraires au bien de la famille.
C’est pourquoi Moïse fait dire aux parents au sujet de leur enfant (Deut., 21, 20) : Il dédaigne d’écouter nos remontrances, il passe sa vie dans les
débauches, la dissolution et la bonne chère.
Mais
c’est le contraire. Il est dit (Ps.
18, 8) : La loi du Seigneur est sans
tache, c’est elle qui convertit les âmes. Or, par les autres préceptes moraux
qui sont surajoutés au Décalogue, l’homme est préservé de la souillure du péché
et son âme est tournée vers Dieu. Donc il fallait que la loi prescrivît encore
d’autres préceptes moraux.
Conclusion
Puisque la saine morale renferme des choses que le bon sens populaire ne saisit
pas immédiatement et qui ne sont évidentes que pour les savants et les sages,
c’est avec raison qu’on a ajouté au Décalogue des préceptes qui d’ailleurs y
reviennent sous un certain rapport.
Il
faut répondre que, comme nous l’avons dit (quest. préc., art. 3 et 4), les
préceptes judiciels et cérémoniels tirent toute leur
force de leur institution seule ; parce qu’avant qu’ils ne fussent établis, il
paraissait indifférent que les choses se fissent d’une manière ou d’une autre.
Mais les préceptes moraux sont en vigueur d’après le dictamen de la raison
naturelle, et ils obligeraient quand même ils n’auraient été prescrits par
aucune loi. Or, on range ces préceptes en trois catégories. Il y a d’abord les
préceptes les plus généraux et qui sont tellement évidents qu’ils n’ont pas
besoin d’être mis au jour. Tels sont les préceptes qui regardent l’amour de
Dieu et du prochain et les autres commandements qui sont en quelque sorte les
fins de la loi, comme nous l’avons dit (art. 1 et 3). Personne ne peut errer
sur ces préceptes selon le jugement de la raison. Il y en a d’autres qui sont
plus particuliers, mais dont tout homme vulgaire peut facilement saisir
immédiatement la raison. Cependant comme il arrive qu’en certaines
circonstances le jugement humain peut s’égarer à leur sujet, ils ont besoin
d’être expressément formulés : et ce sont ces préceptes qui forment le
Décalogue. Enfin il yen a d’autres dont la raison n’est pas aussi évidente pour
tous les individus, mais qui ne l’est que pour les sages : ce sont ceux-là qui
ont été surajoutés au Décalogue et que Dieu a prescrits au peuple par Moïse et
par Aaron. — Mais parce que les choses qui sont évidentes servent à faire
connaître celles qui ne le sont pas, les autres préceptes moraux qu’on a surajoutés
au Décalogue reviennent aux préceptes qui le composent, par manière d’addition.
En effet le premier précepte du Décalogue défend d’adorer des dieux étrangers,
et les préceptes qu’on y a surajoutés défendent des choses qui se rapportent au
culte des idoles. Ainsi il est dit (Deut., 18, 10) : Qu’il
ne se trouve personne parmi vous qui prétende purifier son fils ou sa fille en
les faisant passer par le feu, ou qui consulte les devins, ou qui observe les
songes et les augures, ou qui use de maléfices, de sortilèges et
d’enchantements, ou qui consulte des pythonisses, qui se mêle de deviner, ou
qui interroge les morts pour apprendre d’eux la vérité. — Le second
précepte défend le parjure : on y a surajouté la défense du blasphème (Lév., chap. 19) et celle des mauvaises
doctrines (Deut., chap. 13). Tous les préceptes
cérémoniels ont été surajoutés au troisième. On a ajouté au quatrième, qui
prescrit d’honorer les parents, l’ordre d’honorer les vieillards, d’après ces
paroles (Lév., 19, 33) : Levez-vous devant celui qui a les cheveux blancs et honorez la personne
des vieillards. On y a joint aussi en général tous les préceptes qui ont
pour but de nous faire respecter ceux qui sont au-dessus de nous, ou de nous
porter à rendre service à nos égaux ou à nos inférieurs. On a ajouté au
cinquième commandement, qui nous défend l’homicide, le précepte qui nous défend
de haïr notre prochain ou de rien entreprendre contre lui, d’après ce texte (Lév., 19, 19) : Vous n’entreprendrez rien contre le sang de votre prochain. Il est
aussi défendu de haïr son frère (Lév., 19, 17) : Ne haïssez pas votre frère dans votre cœur.
Au sixième commandement, qui défend l’adultère, on a ajouté celui qui défend la
prostitution (Deut., 23, 17) : Il n’y aura point de femme prostituée parmi les filles de Jacob, ni de
fornicateur parmi les fils d’Israël, et celui qui défend les fautes contre
nature (Lév., 18, 22) : Vous n’agirez point avec l’homme comme si c’était une femme, et vous ne
vous approcherez d’aucune bête. Au septième commandement qui défend le vol
on a joint le précepte qui interdit l’usure (Deut., 23, 19) : Vous ne prêterez
point à usure à votre frère ; celui qui empêche la fraude (Deut., 25, 13) : Vous n’aurez point différents poids, différentes mesures, et en
général tout ce qui se rapporte à la défense de la calomnie et de la rapine. Au
huitième, qui défend le faux témoignage, on a joint la défense des faux
jugements (Ex., 23, 2) : Dans le jugement vous ne vous rendrez point
à l’avis du plus grand nombre pour vous détourner de la vérité ; la défense
du mensonge (ibid., 17) : Vous fuirez le mensonge, et celle de la
médisance (Lév., 19, 16) : Vous ne serez parmi votre peuple ni un calomniateur public, ni un
médisant secret. On n’a rien ajouté aux deux derniers préceptes, parce qu’ils
défendent en général tous les mauvais désirs.
Article
12 : Les préceptes moraux de l’ancienne loi justifiaient-ils ?
Objection
N°1. Il semble que les préceptes moraux de l’ancienne loi justifiaient. Car
l’Apôtre dit (Rom., 2, 13) : Ce ne sont pas ceux qui écoutent la loi qui
sont justes devant Dieu ; mais ce sont ceux qui l’observent qui seront
justifiés. Or, les observateurs de la loi ce sont ceux qui en remplissent
les préceptes. Donc l’accomplissement des préceptes de la loi justifiait.
Réponse
à l’objection N°1 : L’Apôtre prend dans cet endroit
la justification pour l’exécution de
la justice.
Objection
N°2. Il est dit (Lév., 18, 5) : Gardez mes lois et mes ordonnances ; l’homme qui les gardera y trouvera
la vie. Or, l’homme vit spirituellement par la justice. Donc
l’accomplissement des préceptes de la loi justifiait.
Réponse
à l’objection N°2 : Il est dit que l’homme qui exécute les préceptes de la loi
vit en eux, parce qu’il n’encourait pas la peine de mort portée contre ceux qui
les transgressent. C’est dans ce sens qu’il faut entendre ce que dit l’Apôtre (Gal., chap. 3).
Objection
N°3. La loi divine est plus efficace que la loi humaine. Or, la loi humaine
justifie ; car il y a une justice qui consiste dans l’accomplissement des
préceptes de la loi. Donc les préceptes de la loi justifiaient.
Réponse
à l’objection N°3 : Les préceptes de la loi humaine produisent la justice
acquise (Cette distinction de la justice acquise et de la justice infuse jette
sur cette question le plus grand jour et fait immédiatement disparaître ce
qu’elle a tout d’abord de paradoxal aux yeux de la raison.) dont il n’est pas
ici question, puisque nous ne parlons que de la justice qui existe devant Dieu.
Mais
c’est le contraire. L’Apôtre dit (2 Cor., 3, 6) : La lettre tue, ce qui s’entend, d’après saint Augustin (De spir. et litt., chap. 14), des préceptes moraux. Donc ces
préceptes ne justifiaient pas.
Conclusion
Les préceptes moraux de la loi ne justifiaient pas, à proprement parler, en
produisant cette justice qui fait qu’un homme, d’injuste qu’il était, devient
juste devant Dieu ; mais ils justifiaient improprement, en signifiant la
justice et en y disposant.
Il
faut répondre que, comme on appelle sain
dans le sens propre et primitif ce qui a la santé, on donne ce nom
secondairement à ce qui désigne la santé ou à ce qui la conserve. De même on
appelle justification dans le sens
propre et primitif ce qui produit la justice, et on donne ce nom secondairement
et improprement à ce qui est la marque de la justice ou à ce qui y dispose. Il
est évident que les préceptes de la loi justifiaient de ces deux manières,
c’est-à-dire qu’ils disposaient les hommes à la grâce justifiante du Christ
qu’ils signifiaient ; parce que, comme le dit saint Augustin (Cont. Faust., liv. 22, chap. 24), la vie
de ce peuple était prophétique et figurative du Christ. — Mais si l’on parle de
la justification proprement dite, il faut observer que la justice peut être
considérée selon qu’elle est habituelle ou selon qu’elle est actuelle. On distingue
ainsi deux sortes de justification proprement dite : l’une qui fait que l’homme
devient juste en acquérant l’habitude de la justice, l’autre d’après laquelle
l’homme juste opère des actes de justice (Qu’il en ait ou qu’il n’en ait pas
l’habitude.). Dans ce sens la justification n’est rien autre chose que
l’exécution de la justice. La justice, comme les autres vertus, peut être aussi
acquise et infuse, ainsi qu’on le voit d’après ce que nous avons dit (quest. 62,
art. 4). La justice acquise est produite par les œuvres (Cette justice était
produite par la loi.). Dieu est par sa grâce l’auteur de la justice infuse, qui
est la véritable justice, celle dont nous parlons ici et qui fait qu’on est
juste devant Dieu, suivant ces paroles de l’Apôtre (Rom., 4, 2) : Si Abraham a
été justifié par ses œuvres, il a de quoi se glorifier, mais non devant Dieu.
— Cette justice ne pouvait être produite par les préceptes moraux qui se
rapportent aux actes humains. Ainsi les préceptes moraux ne pouvaient justifier
en produisant la justice (La justice infuse dont il est ici question étant
surnaturelle, il est évident qu’elle ne peut être produite par
l’accomplissement des préceptes moraux qui n’est qu’un acte naturel.) ; comme
les préceptes judiciels, qui ont quelque chose de commun
avec les préceptes moraux puisqu’ils portent aussi sur les actes humains que
les hommes doivent exercer entre eux, ne pouvaient pas non plus justifier en
produisant la justice pour la même raison. Les préceptes cérémoniels qui
faisaient partie des rits sacramentels étaient
également impuissants à justifier de cette manière. Car ces sacrements de
l’ancienne loi ne conféraient pas la grâce, comme la confèrent les sacrements
de la loi nouvelle qui sont appelés pour ce motif les causes de la justification
(C’est là précisément ce qui distingue la loi nouvelle de la loi ancienne ; et
ce point est de foi.). Mais si on entend par justification l’exécution de la
justice, dans ce sens tous les préceptes de la loi justifiaient, parce qu’ils
renfermaient ce qui est juste en soi, à la vérité les uns d’une manière et les
autres de l’autre. En effet les préceptes cérémoniels renfermaient la justice
considérée en elle-même d’une manière générale, selon qu’ils étaient employés
au culte de Dieu ; mais ils ne renfermaient pas la justice en particulier,
sinon comme étant déterminés par la loi divine. C’est pourquoi il est dit de
ces préceptes qu’ils ne justifiaient qu’en vertu de la dévotion et de
l’obéissance de ceux qui les exécutaient. Les préceptes moraux et judiciels comprenaient au contraire ce qui est juste
absolument en général, ou en particulier. Les préceptes moraux renfermaient ce
qui est juste en soi de cette justice générale qui est toute vertu, selon
l’expression d’Aristote (Eth.,
liv. 5, chap. 1), tandis que les préceptes judiciels
appartenaient à la justice spéciale qui regarde les contrats que les hommes
passent entre eux (En obéissant à tous ces préceptes on faisait des actes de
justice ; mais ces actes qui étaient purement naturels ne justifiaient pas, parce
que la justification surnaturelle suppose la grâce.).
Copyleft. Traduction
de l’abbé Claude-Joseph Drioux et de JesusMarie.com qui autorise toute personne à copier et à rediffuser par
tous moyens cette traduction française. La Somme Théologique de Saint Thomas
latin-français en regard avec des notes théologiques, historiques et
philologiques, par l’abbé Drioux, chanoine honoraire de Langres, docteur en
théologie, à Paris, Librairie Ecclésiastique et Classique d’Eugène Belin, 52,
rue de Vaugirard. 1853-1856, 15 vol. in-8°. Ouvrage honoré des
encouragements du père Lacordaire o.p. Si par erreur, malgré nos vérifications,
il s’était glissé dans ce fichier des phrases non issues de la traduction de
l’abbé Drioux ou de la nouvelle traduction effectuée par JesusMarie.com, et
relevant du droit d’auteur, merci de nous en informer immédiatement, avec
l’email figurant sur la page d’accueil de JesusMarie.com, pour que nous
puissions les retirer. JesusMarie.com accorde la plus grande importance au
respect de la propriété littéraire et au respect de la loi en général. Aucune
évangélisation catholique ne peut être surnaturellement féconde sans respect de
la morale catholique et des lois justes.
JesusMarie.com