Saint Thomas d’Aquin - Somme Théologique
1a 2ae = Prima Secundae = 1ère partie de la 2ème Partie
Question 109 :
Du principe des actes extérieurs qui consiste dans la grâce de Dieu (Le traité de la grâce qui commence à
cette question est peut-être le plus important de toute la théologie. Car c’est
là que l’on peut se rendre compte de l’ordre surnaturel sur lequel tout le
catholicisme repose. C’est aussi un de ceux que saint Thomas a exposés avec le
plus de profondeur et de clarté.)
Nous
avons en dernier lieu à nous occuper du principe extérieur des actes humains,
c’est-à-dire de Dieu, selon qu’il nous aide par sa grâce à faire le bien. —
Nous considérerons : 1° la grâce elle-même ; 2° ses causes ; 3° ses effets. Nous
subdiviserons la première de ces considérations en trois parties. Ainsi nous
traiterons : 1° de la nécessité de grâce ; 2° de la grâce elle-même considérée
quant à son essence ; 3° de sa division. — Sur la nécessité de la grâce il y a
dix questions : 1° L’homme peut-il sans la grâce connaître quelque chose de
vrai ? (Cet article est une réfutation des pélagiens qui prétendaient que
l’homme n’avait besoin pour croire que de la révélation extérieure, et des semi-pélagiens qui supposaient que le commencement de la
foi venait de nous. Il est aussi contraire à l’erreur des philosophes modernes
qui ont nié que l’homme pût
connaître d’une manière certaine aucune vérité par ses moyens naturels, et qui
ont indiqué l’inspiration divine comme le seul fondement de certitude.) — 2°
Sans la grâce de Dieu l’homme peut-il faire ou vouloir quelque chose de bon ? (Cet
article attaque aussi deux sortes d’erreurs. Il est contraire aux pélagiens et
aux semi-pélagiens qui prétendaient que l’homme
pouvait faire le bien surnaturel par lui-même, et il est également opposé à Wicleff, à Jean Hus, à Luther et à Jansénius, qui voulaient
que l’homme ne pût faire par lui-même que des
péchés.) — 3° Peut-il sans la grâce aimer Dieu par-dessus toutes choses ? (Baïus et Jansénius et tous les hérétiques qui ont prétendu
que les hommes ne pouvaient rien faire de bon par les forces de leur nature,
ont nié que l’amour naturel pût être légitime. Mais,
indépendamment de ces sectaires, il y a des théologiens qui ne sont pas sur ce
point du même sentiment que saint Thomas. Scot et principalement Molina veulent
que l’homme tombé puisse aimer Dieu par-dessus toutes choses, comme auteur de
la nature.) — 4° Peut-il par ses forces naturelles observer les préceptes de la
loi ? (Le concile de Milève (can. 5), le pape
Célestin dans sa lettre aux évêques de la Gaule (chap. 10), ont
condamné les pélagiens pour avoir dit que, sans la grâce, les hommes pourraient
observer tous les préceptes de la loi de Dieu.) — 5° Sans la grâce peut-il
mériter la vie éternelle ? (Pélage et Célestius ont
prétendu que l’homme peut mériter la vie éternelle par ses œuvres. Cette erreur
qui avait été primitivement condamnée par le pape Célestin dans sa lettre aux
évoques de la Gaule et par le concile d’Orange, l’a encore été dans ces termes
par le concile de Trente (sess. 6, can. 1) : Si quis dixerit
hominem à suis operibus quæ
vel per humanæ
naturæ vires, vel per legis doctrinam
fiunt, absque divinâ per Jesum
Christum gratiâ posse justificari coram Deo, anathema sit.) — 6° Peut-il
se préparer à la grâce sans elle ? (Cet article est une réfutation de l’erreur
des semi-pélagiens qui prétendaient que le
commencement de la foi ou du salut était l’œuvre seule de notre volonté.) — 7°
Peut-il sans la grâce sortir du péché ? (Cette proposition est de foi. Elle a
été définie ainsi par le concile d’Orange : Nullus enim de quantocumque
miseriâ liberatur, nisi qui Dei misericordiâ prævenitur (can. 14) ; et plus loin : Cum natura humana sine Dei gratia salutem non possit custodire quam accepit, quomodò sine Dei gratiâ poterit reparare quod perdidit ?
Pélage n’a pas même osé nier cette proposition.) — 8° Peut-il sans la grâce
éviter le péché ? (Cet article est une réfutation de l’hérésie de Pelage, dont
la proposition suivante a été condamnée par le concile de Diospolis
: Victoria nostra
non est ex Dei adjutorio.) — 9° Celui qui a reçu la
grâce peut-il sans le secours divin faire le bien et éviter le mal ? (Cette
question a été ainsi définie par le concile d’Orange (can. 10) : Adjutorium Dei in renatis ac sanctis semper est implorandum, ut ad bonam finem pervenire, vel in bono possint
opere perdurare. Le
concile de Trente a renouvelé en ces termes cette décision (sess. 6, can. 2) : Si quis dixerit justificatum, vel sine speciali Dei auxilio in acceptâ justitiâ perseverare posse, vel cum eo non posse : anathema sit.) — 10° Peut-il
persévérer dans le bien par lui-même ? (Cette question se rattache à la
précédente. Les décrets des conciles que nous avons cités pourraient être ici
reproduits. Pour l’exposition de la doctrine voyez le concile de Trente, sess. vi, chap. 13 et suiv.)
Article
1 : L’homme peut-il sans la grâce connaître quelque vérité ?
Objection
N°1. Il semble que sans la grâce l’homme ne puisse connaître aucune vérité. Car
à l’occasion de ces paroles de l’Apôtre (1
Cor., 12, 3) : Personne ne peut
confesser que Jésus est le Seigneur, sinon par l’Esprit-Saint,
saint Ambroise dit (Gloss. Ambros.) que toute vérité
quelle qu’elle soit vient de l’Esprit-Saint. Or, l’Esprit-Saint habite en nous par la grâce. Donc nous ne
pouvons connaître la vérité sans elle.
Réponse
à l’objection N°1 : Toute vérité quelle qu’elle soit vient de l’Esprit-Saint, selon qu’il répand en nous la lumière
naturelle, et qu’il porte l’intelligence à comprendre et à dire la vérité, mais
non selon qu’il habite en nous par la grâce sanctifiante et qu’il nous
communique un don habituel surajouté à notre nature. Il ne prend ce dernier
caractère que pour nous faire connaître et exprimer certaines vérités, surtout
celles qui appartiennent à la foi et dont l’Apôtre parlait.
Objection
N°2. Saint Augustin dit (Soliloq.,
liv. 1, chap. 6) que les principes les plus certains des sciences sont comme
les choses que le soleil éclaire pour qu’on puisse les voir ; que c’est Dieu
qui nous éclaire, que la raison est à l’entendement ce que la vue est à l’œil,
et que les sens de l’âme sont les yeux de l’intelligence. Or, le sens corporel,
quelque pur qu’il soit, ne peut voir un objet visible si le soleil ne l’éclaire.
Donc l’intelligence humaine, quelque parfaite qu’elle soit, ne peut en raisonnant
connaître la vérité si Dieu ne l’éclaire, ce qui est l’effet du secours de la
grâce.
Réponse
à l’objection N°2 : Le soleil matériel éclaire extérieurement, tandis que le
soleil intellectuel qui est Dieu éclaire intérieurement. Ainsi la lumière naturelle
de l’âme est cette lumière dont Dieu nous éclaire, pour que nous connaissions
ce qui appartient à la connaissance naturelle. A cet égard nous n’avons pas
besoin d’une autre lumière ; nous n’en avons besoin que pour les choses qui
surpassent les forces de notre nature.
Objection
N°3. L’âme humaine ne peut comprendre la vérité que par la pensée, comme on le
voit dans saint Augustin (De Trin.,
liv. 14, chap. 7). Or, l’Apôtre dit (2
Cor., 3, 5) : Nous ne sommes pas
capables de former de nous-mêmes aucune pensée comme de nous-mêmes. Donc
l’homme ne peut pas connaître la vérité par lui-même sans le secours de la
grâce.
Réponse
à l’objection N°3 : Nous avons toujours besoin du secours divin pour former une
pensée quelconque, dans le sens que c’est Dieu qui meut l’intelligence et qui
la fait agir ; car comprendre une chose en acte, c’est penser, comme le prouve
saint Augustin (De Trin., liv. 14, loc. cit. in arg.).
Mais
c’est le contraire. Saint Augustin dit (Retract., liv. 1, chap. 4.) : Je n’approuve pas ce que j’ai
dit dans un discours : O Dieu qui avez voulu que la vérité ne fût connue que
par ceux qui sont purs ; car on peut répondre qu’il y a beaucoup d’hommes qui
ne sont pas purs et qui savent une foule de vérités. Or, c’est la grâce qui
purifie l’homme, d’après ces paroles du Psalmiste (Ps. 50, 12) : Créez en moi un
cœur pur, ô mon Dieu, et renouvelant le fond de mon âme mettez-y un esprit
droit. Donc l’homme sans la grâce peut connaître la vérité par lui-même.
Conclusion
Puisque l’homme est naturellement raisonnable et intelligent, il est certain
qu’il peut connaître les vérités naturelles sans le don surnaturel de la grâce.
Il
faut répondre que la connaissance de la vérité est un usage ou un acte de la
lumière intellectuelle ; parce que d’après l’Apôtre (Eph., 5, 13) : Tout ce qui est
manifesté est lumière. Tout usage implique un mouvement, en prenant ce mot
dans un sens large, comme quand on dit que l’intelligence et la volonté sont
des mouvements, ainsi qu’on le voit (De animâ, liv. 3, text. 28). Or,
dans les choses corporelles nous voyons que le mouvement requiert non seulement
la forme qui est le principe du mouvement ou de l’action, mais encore
l’impulsion du premier moteur. Dans l’ordre des choses matérielles ce premier
moteur est le corps céleste (Il y a ici une erreur matérielle sur la nature des
corps célestes ; mais en acceptant la pensée de saint Thomas à titre de
comparaison, le fond de son raisonnement reste.). Ainsi quelque parfaite que
soit la chaleur du feu, elle ne peut produire d’altération ou de changement que
par l’influence du corps céleste. D’un autre côté, il est évident que comme
tous les mouvements des corps reviennent au mouvement du corps céleste, qui est
le premier moteur matériel ; de même tous les mouvements des êtres corporels et
spirituels reviennent au premier moteur absolu, qui est Dieu. C’est pourquoi
quelque parfait qu’on suppose un être corporel ou spirituel, il ne peut agir
s’il n’est mû par Dieu ; cette motion se règle sur les lois de sa providence,
mais elle n’est pas naturellement nécessitante, comme la motion qu’imprime le
corps céleste. De plus, non seulement tout mouvement vient de Dieu comme du
premier moteur, mais toute perfection formelle en vient encore comme du premier
acte. Par conséquent l’action de l’intellect et de tout être créé dépend de
Dieu sous deux rapports : elle en dépend en ce qu’il tient de lui la perfection
ou la forme par laquelle il agit, et en ce que c’est aussi de lui qu’il reçoit
l’impulsion pour agir (Ainsi l’homme reçoit de Dieu une double motion : une
motion générale qui le met en mouvement et une motion spéciale qui le fait agir
de telle ou telle façon. C’est ce que les thomistes appellent la motion
physique.). Or, chaque forme que la créature a reçue de Dieu est capable d’un
acte déterminé qu’elle peut accomplir par ses propres ressources, mais elle ne
peut aller au delà qu’au moyen d’une forme qui lui est surajoutée. Par exemple,
l’eau ne peut échauffer qu’autant qu’elle a été échauffée par le feu. Ainsi
donc l’entendement humain a une forme ; c’est la lumière intelligible qui est
capable par elle-même de connaître les choses intelligibles, dont nous pouvons
acquérir la connaissance au moyen des objets sensibles (Nous pouvons par nos
lumières naturelles acquérir des connaissances naturelles, mais nous ne pouvons
maintenant acquérir toutes ces connaissances et arriver à l’universalité des
sciences spéculatives et pratiques, parce que notre intelligence a été
primitivement blessée par le péché originel.). Mais il ne peut pas connaître des
objets plus élevés, s’il ne reçoit une lumière plus forte, comme celle de la
foi ou de la prophétie, qu’on appelle la
lumière de la grâce, parce qu’elle a été surajoutée à la nature. —On doit
donc dire que pour connaître la vérité l’homme a besoin du secours divin, dans
ce sens que son intelligence doit être mue par Dieu pour remplir ses fonctions.
Mais pour connaître la vérité il n’a pas besoin en toutes circonstances d’une
lumière nouvelle qui se surajoute à la lumière naturelle, il n’en a besoin que pour
les choses qui surpassent sa connaissance naturelle (L’homme peut même
connaître, au moyen de la prédication ou de la révélation extérieure, par les
seules forces de sa nature, les vérités surnaturelles, et il peut y adhérer
imparfaitement par un motif humain, mais il ne peut les croire surnaturellement
sans le secours de la grâce. C’est ce qu’a défini le second concile d’Orange
(can. 5 et 6).). Cependant quelquefois Dieu apprend miraculeusement par sa
grâce à quelques hommes des choses qu’il est possible de connaître par la
raison naturelle, comme il fait quelquefois par miracle des choses que la
nature aurait pu faire.
Article
2 : L’homme peut-il vouloir et faire le bien sans la grâce ?
Objection
N°1. Il semble que l’homme puisse vouloir et faire le bien sans la grâce. Car
la chose dont l’homme est le maître est en son pouvoir. Or, l’homme est maître
de ses actes et surtout de ses volitions, comme nous l’avons dit (quest. 1,
art. 1, et quest. 13, art. 6). Donc l’homme peut vouloir et faire le bien par
lui-même sans le secours de la grâce.
Réponse
à l’objection N°1 : L’homme est le maître de ses actes, il peut vouloir et ne
pas vouloir, selon les délibérations de la raison qui peut se porter d’un côté
ou d’un autre. Mais bien qu’il soit le maître de délibérer ou de ne pas
délibérer, il faut cependant que cette détermination résulte d’une délibération
antérieure ; et comme on ne peut pas aller de délibération en délibération à
l’infini, il faut que finalement on arrive à admettre que le libre arbitre de
l’homme est mû par un principe extérieur, qui est supérieur à l’intelligence
humaine, c’est-à-dire par Dieu, tel que le prouve Aristote (Mor. Eudem., liv. 7, chap. 18). Par
conséquent l’esprit de l’homme qui est sain n’est donc pas tellement maître de
ses actes qu’il n’ait besoin d’être mû par Dieu (Cet influx de la Providence
sur les actes humains est fondé sur la plus saine philosophie. Il ressort de la
nature même de l’être contingent et de ses rapports essentiels avec l’être
nécessaire. Souvent on s est récrié contre l’impossibilité de concilier la
grâce avec le libre arbitre, la difficulté est la même dans l’ordre naturel,
quand il s’agit de concilier le libre arbitre avec l’action que Dieu exerce sur
lui.) ; à plus forte raison le libre arbitre de l’homme
déchu que le péché a rendu infirme, en le détournant du bien par la corruption
de sa nature.
Objection
N°2. Un être a plutôt la puissance de faire ce qui est conforme à sa nature que
de faire ce qui lui est contraire. Or, le péché est contre nature, comme le dit
saint Jean Damascène (De fid. orth., liv. 2, chap.
30), tandis que les actes vertueux sont conformes à la nature humaine, comme
nous l’avons dit (quest. 71, art. 1). Par conséquent puisque l’homme peut
pécher par lui-même, il semble qu’il puisse à plus forte raison vouloir le bien
et le faire par lui-même.
Réponse
à l’objection N°2 : Pécher n’est rien autre chose que de s’écarter du bien qui
convient à un individu selon sa nature. Or, comme toutes les créatures tiennent
l’être d’un autre et qu’elles ne sont rien considérées en elles-mêmes ; de même
elles ont toutes besoin d’être conservées par un autre dans le bien qui
convient à leur nature ; car elles peuvent par elles-mêmes perdre ce bien,
comme elles pourraient par elles-mêmes tomber dans le néant, si Dieu ne les
soutenait.
Objection
N°3. Le bien de l’intellect est le vrai, comme le dit Aristote (Eth., liv. 6,
chap. 2). Or, l’intellect peut connaître le vrai par lui-même, comme aussi
toute autre chose peut par elle-même produire l’opération qui lui est propre.
Donc à plus forte raison l’homme peut-il faire et vouloir le bien par lui-même.
Réponse
à l’objection N°3 : L’homme ne peut pas connaître la vérité sans le secours de
Dieu, comme nous l’avons dit (art. 1). Et cependant la nature humaine a été
plus corrompue par le péché, relativement au désir du bien, que relativement à
la connaissance du vrai.
Mais
c’est le contraire. L’Apôtre dit (Rom., 9, 16) : Cela ne dépend ni de celui qui veut, ni de celui qui court, mais de
Dieu qui fait miséricorde. Et saint Augustin ajoute (Lib. de corrupt. et grat., chap. 2) que sans la grâce les
hommes ne font aucun bien soit par leurs pensées, soit par leur volonté et leur
amour, soit par leurs actions.
Conclusion
Dans l’état de nature intègre, l’homme a eu besoin d’un secours gratuit pour
vouloir et opérer, non pas le bien naturel, mais le bien surnaturel ; dans
l’état de nature déchue, quoiqu’il puisse vouloir et opérer quelque bien
particulier, cependant la grâce divine lui est nécessaire pour guérir sa
nature, et pour faire et vouloir un bien méritoire.
Il
faut répondre que la nature humaine peut se considérer de deux manières : 1°
dans son intégrité, telle qu’elle fut dans le premier homme avant le péché ; 2°
dans l’état de corruption, telle qu’elle existe en nous depuis le péché d’Adam.
— Dans ces deux états la nature humaine pour faire ou pour vouloir le bien a
besoin du secours de Dieu, comme de son premier moteur (Les thomistes se sont
divisés à ce sujet. Capreolus et Contenson
prétendent que l’homme n’a pas besoin d’un concours spécial et que le concours
général de Dieu suffit ; Cajétan, Conrard,
Medina, Godoy, supposent le contraire. Billuart les concilie en montrant que ce concours est
général si on le considère en lui-même, mais qu’il est spécial relativement à
l’individu auquel il est appliqué.), ainsi que nous l’avons dit (art. préc.). Mais si l’on considère sa puissance d’action,
l’homme dans l’état de nature intègre pouvait par ses facultés naturelles
vouloir et opérer un bien proportionné à sa nature, tel que celui d’une vertu
acquise ; mais il ne pouvait faire un bien supérieur, tel que celui d’une vertu
infuse. Au lieu que dans l’état de nature corrompue, l’homme est incapable de
faire ce qu’il peut naturellement, de sorte qu’il ne lui est pas possible
d’accomplir tout le bien naturel par les seules forces de sa nature (Nous avons
observé, à l’occasion de l’article précédent, que l’homme ne peut connaître
toutes les sciences. A plus forte raison ne peut-il faire tout le bien naturel,
parce que, comme le dit-plus loin saint Thomas, le
péché originel l’a blessé plus profondément dans sa volonté que dans son
intelligence.). Toutefois la nature humaine n’ayant pas été totalement
corrompue par le péché au point de perdre tout ce qu’il y avait de bon en elle,
dans l’état de nature corrompue l’homme peut par sa vertu naturelle produire
quelque bien particulier, comme bâtir des maisons, planter des vignes, etc. ;
mais il ne peut pas faire tout le bien qui lui est naturel, sans faillir dans
aucune circonstance (Avec le secours de la grâce il ne peut même éviter tous
les péchés véniels ; sans ce secours il ne pourrait éviter tous les péchés
mortels (Voy. art. 4).). C’est ainsi qu’un homme
malade peut se mouvoir par lui-même, sans être capable de le faire
parfaitement, comme un homme en santé, s’il n’est guéri par les secours de
l’art. Par conséquent dans l’état de nature intègre, l’homme avait donc besoin
d’une vertu gratuite surajoutée à la vertu de sa nature pour une seule chose,
pour faire et pour vouloir le bien surnaturel ; mais dans l’état de nature
corrompue il en a besoin pour deux choses : pour le guérir de la blessure que
lui a faite le péché et pour faire ensuite un bien d’une vertu surnaturelle qui
soit méritoire (On ne peut établir d’une manière plus claire la différence
qu’il y a entre la grâce avant et après la chute. Cette question a été
extraordinairement embrouillée par certains théologiens (Voy.
Bailly).). De plus, dans les deux états, il a fallu à l’homme le secours de
Dieu, pour qu’il reçoive de lui l’impulsion nécessaire pour faire le bien.
Article
3 : L’homme peut-il aimer Dieu par-dessus toutes choses sans la grâce par ses
seules forces naturelles ?
Objection
N°1. Il semble que l’homme ne puisse pas aimer Dieu par-dessus toutes choses
sans la grâce par ses seules forces naturelles. Car aimer Dieu par-dessus
toutes choses, c’est l’acte propre et principal de la charité. Or, l’homme ne
peut pas avoir la charité par lui-même, puisque la charité de Dieu a été répandue dans nos cœurs par l’Esprit-Saint qui nous a été donné, selon l’expression
de l’Apôtre (Rom., 5, 5). Donc
l’homme ne peut pas aimer Dieu par-dessus toutes choses par ses seules forces
naturelles.
Réponse
à l’objection N°1 : La charité aime Dieu par-dessus tout plus éminemment que la
nature. Car la nature aime Dieu par-dessus tout, selon qu’il est le principe et
la fin du bien naturel (Cette distinction de l’amour naturel et de l’amour
surnaturel a été niée par Baïus : Distinctio illa duplicis amoris, naturalis videlicet, quo Deus amatur ut auctor naturæ, et gratuiti quo Deus amatur et glorificatur, vana est et commentitia. Cette proposition et plusieurs autres du
même genre ont été condamnées par saint Pie V, Grégoire XIII et Urbain VIII.), tandis que la charité l’aime, selon qu’il est
l’objet de la béatitude et selon que l’homme forme avec lui une société
spirituelle. La charité ajoute aussi à l’amour naturel une certaine promptitude
et une certaine délectation ; comme l’habitude d’une vertu ajoute à l’acte bon
qui est produit seulement par la raison naturelle d’un individu, qui n’a pas en
lui l’habitude de cette vertu.
Objection
N°2. Aucune nature ne peut s’élever au-dessus d’elle-même. Or, aimer une chose
plus qu’on ne s’aime, c’est tendre à quelque chose qui est au-dessus de soi.
Donc aucune créature ne peut aimer Dieu plus qu’elle-même, sans le secours de
la grâce.
Réponse
à l’objection N°2 : Quand on dit qu’aucun être ne peut rien au-dessus de
lui-même, il ne faut pas entendre qu’il ne peut s’élever vers un objet qui est
au-dessus de lui. Car il est manifeste que notre intellect peut par sa
connaissance naturelle connaître des choses qui sont au-dessus de lui-même,
comme on le voit quand il s’agit de la connaissance naturelle de Dieu. Mais il
faut entendre par là que la nature ne peut produire un acte qui dépasse
proportionnellement ses forces. Or, aimer Dieu par-dessus toutes choses, n’est
pas un acte de cette espèce ; puisque c’est au contraire un acte naturel à
toutes les créatures, comme nous l’avons dit (dans le corps de l’article.).
Objection
N°3. Dieu étant le bien suprême, on lui doit cet amour souverain qui fait qu’on
l’aime par-dessus toutes choses. Or, l’homme n’est pas capable sans la grâce de
rendre à Dieu cet amour souverain qu’il lui doit ; autrement il serait inutile
de lui donner la grâce. Donc l’homme ne peut sans elle et par ses seules forces
naturelles aimer Dieu par-dessus toutes choses.
Réponse
à l’objection N°3 : On dit que l’amour est souverain non seulement par rapport
au degré de dilection, mais encore par rapport à son essence et à son mode.
Ainsi l’amour dont le degré est le plus élevé, est celui de la charité par
lequel on aime Dieu comme le principe et l’objet de la béatitude, ainsi que
nous l’avons dit (dans le corps de l’article.).
Mais
c’est le contraire. Le premier homme, d’après certains auteurs, a été constitué
exclusivement dans l’état de nature : dans cet état il est évident qu’il a aimé
Dieu d’une certaine manière. Or, il ne l’a pas aimé ni autant, ni moins que
lui, parce que dans ce cas il aurait péché. Il l’a donc aimé plus que lui-même,
et par conséquent par ses seules forces naturelles il peut l’aimer plus que
lui-même et par-dessus toutes choses (Saint Thomas expose ce même sentiment
dans ses questions quodlibétiques (Quodlib,. 1 art. 1).).
Conclusion
L’homme dans l’état de nature intègre n’a pas eu besoin d’un secours gratuit de
la grâce divine surajouté à ses forces naturelles pour aimer naturellement Dieu
par-dessus toutes choses, quoiqu’il ait eu besoin à cet égard du secours de
Dieu pour l’impulsion première ; mais dans l’état de nature corrompue, il a
besoin d’une grâce qui guérisse intérieurement sa nature.
Il
faut répondre que, comme nous l’avons dit (1a pars, quest. 60, art.
5) en exposant les différentes opinions des docteurs à l’égard de l’amour
naturel des anges, l’homme dans l’état de nature intègre pouvait faire par ses
propres forces tout le bien qui lui était naturel, sans avoir besoin d’un don
gratuit surajouté à sa nature, mais il ne le pouvait sans le secours de Dieu,
comme premier moteur. Or, aimer Dieu par-dessus toutes choses est un bien
naturel à l’homme et même à toute créature non seulement raisonnable, mais
encore irraisonnable et même inanimée, selon le mode d’amour qui peut convenir
à chacun de ces êtres. La raison en est qu’il est naturel à toutes les
créatures de rechercher et d’aimer la chose pour laquelle elles ont
naturellement reçu de l’aptitude ; car tout être agit conformément à son
aptitude naturelle, comme le dit Aristote (Phys.,
liv. 2, text. 78). Or, il est évident que le bien de
la partie existe pour le bien de tout : par conséquent chaque chose
particulière aime son bien propre d’un amour ou d’un appétit naturel en vue du
bien général de l’univers entier, qui est Dieu. C’est ce qui fait dire à saint
Denis (De div. nom., chap. 4) que Dieu amène tous les
êtres à son amour. Ainsi donc dans l’état de nature intègre, l’homme rapportait
l’amour de lui-même à l’amour de Dieu comme à sa fin, et il lui rapportait de
même l’amour de toutes les autres choses ; et par conséquent il aimait Dieu
plus que lui-même et par-dessus tout. Mais dans l’état de nature corrompue,
l’homme s’éloigne de ce but relativement à l’appétit de la volonté rationnelle,
qui par suite de la corruption de la nature suit le bien particulier, si la
grâce de Dieu ne la guérit pas. C’est pourquoi il faut dire que l’homme dans
l’état de nature intègre n’avait pas besoin du don d’une grâce surajoutée à ses
forces naturelles, pour aimer Dieu naturellement par-dessus toutes choses, quoiqu’il
ait eu besoin du secours divin pour le porter à faire cet acte ; tandis que
dans l’état de nature corrompue, l’homme a besoin à cet égard d’un secours de
la grâce qui guérisse sa nature (Le sentiment de saint Thomas paraît une
conséquence de ce qu’il a établi dans l’article précédent, en montrant que la
volonté a été affaiblie par le péché. D’ailleurs son opinion paraît s’accorder
mieux que celle de ses adversaires avec la doctrine du second concile d’Orange
(can. 25) et celle du concile de Trente (sess. 6, can. 3).).
Article
4 : L’homme peut-il sans la grâce accomplir par ses moyens naturels les
préceptes de la loi ?
Objection
N°1. Il semble que sans la grâce l’homme puisse par ses moyens naturels
accomplir les préceptes de la loi. Car l’Apôtre dit (Rom., 2, 14) que les nations
qui n’ont pas la loi font naturellement ce que la loi prescrit. Or, ce que
l’homme fait naturellement, il peut le faire par lui-même sans la grâce. Donc
il peut sans elle accomplir les préceptes de la loi.
Réponse
à l’objection N°1 : Comme le dit saint Augustin (Lib. de spir. et litt.,
chap. 27), on ne doit pas s’étonner que saint Paul ait dit que les gentils font
naturellement ce que la loi prescrit
; car l’esprit de la grâce produisait en eux ce prodige en réparant l’image de
Dieu, dans laquelle nous avons été naturellement formés (L’Apôtre
parle des gentils récemment convertis, selon l’explication de saint Augustin.).
Objection
N°2. Saint Jérôme dit dans son exposition de la foi catholique (Epist. ad Damasc.)
qu’on doit maudire ceux qui prétendent que Dieu ait ordonné à l’homme des
choses impossibles. Or, ce que l’homme ne peut faire par lui-même lui est
impossible. Donc il peut accomplir par lui-même tous les préceptes de la loi.
Réponse
à l’objection N°2 : Ce que nous pouvons avec le secours de Dieu ne nous est pas
absolument impossible, d’après ce mot d’Aristote (Eth., liv. 3, chap. 3) que ce que
nous pouvons par nos amis, nous le pouvons en quelque sorte par nous-mêmes
(Saint Thomas se trouve directement en opposition avec Luther, Calvin et
Jansénius, qui n’ont pas craint d’avancer que Dieu commande à l’homme des
choses impossibles. Cette doctrine monstrueuse a été condamnée par le concile
de Trente (sess. 6, can. 18) et par le pape Innocent X.). Ce qui fait dire à saint
Jérôme que notre libre arbitre est tel que nous devons avouer que nous avons
besoin constamment du secours de Dieu.
Objection
N°3. Parmi tous les préceptes de la loi le plus grand est celui-ci : Vous aimerez te Seigneur votre Dieu de tout
votre cœur (Matth., chap. 22). Or, l’homme peut
accomplir ce précepte par ses seules forces naturelles, en aimant Dieu
par-dessus tout, comme nous l’avons dit (art. préc.).
Donc il peut accomplir tous les préceptes de la loi sans la grâce.
Réponse
à l’objection N°3 : L’homme ne peut remplir par ses seules forces naturelles le
précepte de l’amour de Dieu, tel qu’on le remplit par la charité, comme le
prouve évidemment ce que nous avons dit (art. 3).
Mais
c’est le contraire. Saint Augustin dit (Lib.
de hæres., hæres.
88) que c’est tomber dans l’erreur de Pélage que de croire que l’homme peut
sans la grâce observer tous les préceptes divins.
Conclusion
Dans l’état de nature intègre, l’homme a pu observer tous les préceptes de la
loi, quant à la substance même des actes, mais il ne l’a pu dans l’état de
nature corrompue : quant au mode d’action, c’est-à-dire pour pouvoir accomplir
les préceptes par charité, l’homme a eu besoin dans l’un et l’autre état de la
grâce divine.
Il
faut répondre qu’on accomplit les préceptes de la loi de deux manières (Baïus a encore nié la distinction qu’établit ici saint
Thomas. Cette négation forme la 58e de ses propositions que les
souverains pontifes ont condamnées.) : 1° Quant à la substance des actions,
selon que l’homme fait des œuvres de justice et de force et qu’il accomplit
d’autres actes de vertu. Dans l’état de nature intègre, l’homme a pu de cette
manière observer tous les préceptes de la loi ; autrement il n’aurait pas pu ne
pas pécher dans cet état, puisque le péché n’est rien autre chose qu’une
transgression des ordres de Dieu. Mais dans l’état de nature corrompue, l’homme
ne peut pas suivre tous les préceptes divins sans la grâce qui le guérisse. 2°
On peut remplir les préceptes de la loi non seulement quant à la substance des
actions, mais encore quant à la manière de les accomplir, c’est-à-dire en les
produisant par charité. De cette manière l’homme ne peut observer les préceptes
de la loi sans la grâce, ni dans l’état de nature intègre, ni dans l’état de
nature tombée. C’est pourquoi saint Augustin, après avoir dit (Lib. de corrupt.
et gratia, chap. 2) que sans la grâce les hommes
ne font aucun bien, ajoute que non seulement par sa lumière ils savent ce qu’il
faut faire, mais que par sa force ils font encore avec amour ce qu’ils savent.
De plus dans l’un et l’autre état ils ont besoin du secours de Dieu qui les
porte à accomplir ses préceptes, comme nous l’avons dit (art. 3).
Article
5 : L’homme peut-il mériter la vie éternelle sans la grâce ?
Objection
N°1. Il semble que l’homme puisse mériter la vie éternelle sans la grâce. Car
le Seigneur dit (Matth., 19, 17) : Si vous voulez entrer dans la vie, observez
les commandements ; d’où il semble que notre entrée dans la vie éternelle
soit une chose qui dépende de la volonté de l’homme. Or, ce qui dépend de notre
volonté, nous le pouvons par nous-mêmes. Il semble donc que l’homme puisse par
lui-même mériter la vie éternelle.
Réponse
à l’objection N°1 : L’homme fait des œuvres méritoires pour la vie éternelle
par sa volonté, mais, selon la remarque de saint Augustin (ibid.), il faut que Dieu prépare la volonté humaine par sa grâce.
Objection
N°2. La vie éternelle est une récompense que Dieu accorde aux hommes, selon
cette parole (Matth., 5, 12) : Votre récompense est abondante dans les cieux. Or, Dieu récompense
l’homme d’après ses œuvres, suivant cette expression du Psalmiste (Ps. 61, 12) : Vous rendrez à chacun selon ses œuvres. Par conséquent l’homme
étant le maître de ses actes, il semble qu’il soit en son pouvoir de parvenir à
la vie éternelle.
Réponse
à l’objection N°2 : D’après l’explication de saint Augustin (Lib. de grat. et lib. arb., chap. 8) sur ces paroles de saint Paul
(Rom., chap. 6) : La grâce de Dieu est la vie éternelle,
il est certain que la vie éternelle est accordée aux bonnes œuvres ; mais les
œuvres auxquelles on l’accorde appartiennent elles-mêmes à la grâce de Dieu ;
puisque nous avons dit (art. préc.) que la grâce est
nécessaire pour accomplir les préceptes de la loi d’une manière méritoire.
Objection
N°3. La vie éternelle est la fin dernière de la vie
humaine. Or, tout être dans la nature peut arriver à sa fin par ses moyens
naturels. Donc à plus forte raison l’homme qui est d’une nature plus élevée
peut-il parvenir à la vie éternelle sans la grâce.
Réponse
à l’objection N°3 : Cette objection repose sur la fin qui est naturelle à
l’homme. Mais la nature humaine, par là même qu’elle est plus noble, peut du
moins avec le secours de la grâce tendre à une fin plus élevée (Cette aptitude
démontre à elle seule sa supériorité.) que les êtres inférieurs ne peuvent
atteindre d’aucune manière ; comme l’homme qui peut avec l’aide de la médecine
arriver à la santé est dans un meilleur état que celui qui ne le peut d’aucune
manière, comme le dit Aristote (De cælo, liv. 2, text. 64 et
65).
Mais
c’est le contraire. L’Apôtre dit (Rom., 6, 23) : La grâce de Dieu est la vie éternelle. Il s’exprime ainsi d’après
saint Augustin (Lib. de grat. et lib. arb.,
chap. 9) pour nous faire comprendre que Dieu nous mène à la vie éternelle par
sa miséricorde.
Conclusion
La vie éternelle étant la fin dernière de l’homme et
surpassant les forces de sa nature, il ne peut l’obtenir ou la mériter par ses
facultés naturelles sans le secours de la grâce divine.
Il
faut répondre que les actes qui mènent à une fin doivent lui être
proportionnés. D’ailleurs, aucun acte ne dépasse les proportions de son
principe actif. C’est pourquoi nous voyons dans l’ordre de la nature qu’aucun
être ne peut produire par son opération un effet supérieur à sa puissance
active, il ne peut produire qu’un effet proportionné à sa vertu. Or, la vie
éternelle est une fin qui surpasse les forces de la nature humaine, comme on le
voit d’après ce que nous avons dit (quest. 5, art. 5). C’est pourquoi l’homme
ne peut pas par ses moyens naturels produire des œuvres méritoires
proportionnées à la vie éternelle ; il lui faut pour cela une vertu plus haute
qui est la vertu de la grâce. Ainsi sans la grâce l’homme ne peut mériter la
vie éternelle, quoiqu’il puisse faire des œuvres qui se rapportent au bien qui
lui est naturel, comme travailler dans les champs, boire, manger, avoir un ami,
etc., tel que le dit saint Augustin dans sa troisième réponse contre Pélage (Hypognost., liv. 3,
chap. 4) (Ce livre n’est pas de saint Augustin.).
Article
6 : L’homme peut-il se préparer lui-même à la grâce par lui-même sans le
secours extérieur de la grâce ?
Objection
N°1. Il semble que l’homme puisse se préparer lui-même à la grâce par lui-même
sans le secours extérieur de la grâce. Car on ne commande rien à l’homme
d’impossible, comme nous l’avons dit (art. 4, réponse N°1). Or, le prophète dit
(Zach., 1, 3) : Convertissez-vous à moi et je me convertirai à vous. Se préparer à
la grâce n’étant rien autre chose que de se convertir à Dieu, il semble que
l’homme puisse par lui-même se préparer à la grâce sans le secours de la grâce.
Réponse
à l’objection N°1 : L’homme se tourne vers Dieu par son libre arbitre, et c’est
pour ce motif qu’il nous est ordonné de nous tourner vers lui. Mais le libre arbitre
ne peut se tourner vers Dieu qu’autant que Dieu le tourne vers lui, suivant ces
paroles du prophète (Jér., 31, 18) : Convertissez-moi et je serai converti ;
parce que vous êtes le Seigneur mon Dieu. Et ailleurs (Lam., 5, 21) : Convertissez-nous
à vous, Seigneur, et nous serons convertis.
Objection
N°2. L’homme se prépare à la grâce, en faisant ce qui est en lui, parce que
quand l’homme fait ce qu’il peut, Dieu ne lui refuse pas sa grâce. Car il est
dit (Luc, 11, 13) que Dieu donne le bon
esprit à ceux qui le demandent. Or, faire ce qui est en nous, c’est faire
ce qui est en notre puissance. Il semble donc qu’il soit en notre puissance de
nous préparer à la grâce.
Réponse
à l’objection N°2 : L’homme ne peut rien faire, s’il n’est mû par Dieu, suivant
ce mot de saint Jean (Jean, chap. 15) : Sans
moi vous ne pouvez rien faire. C’est pourquoi quand on dit que l’homme fait
ce qui est en lui, on dit qu’il fait ce qui est en son pouvoir, selon qu’il est
mû par Dieu.
Objection
N°3. Si l’homme a besoin de la grâce pour se préparer à la grâce, pour la même
raison il aura besoin de grâce pour se préparer à cette grâce préparatoire, et
on ira ainsi indéfiniment, ce qui répugne. Il semble donc qu’on doive s’en
tenir à la première hypothèse ; c’est-à-dire que l’homme peut sans la grâce se
préparer à la recevoir.
Réponse
à l’objection N°3 : Cette objection porte sur la grâce habituelle qui exige une
préparation, parce que toute forme demande un objet prêt à la recevoir. Mais
que l’homme soit mû par Dieu, cette motion n’en demande pas une autre, puisque
Dieu est le premier moteur. Il n’est donc pas nécessaire qu’on remonte de cause
en cause indéfiniment.
Objection
N°4. Il est dit (Prov., 16, 1) que c’est à l’homme à préparer son cœur. Or,
on désigne ainsi ce que l’homme peut faire par lui-même. Donc il semble qu’il
puisse par lui-même se préparer à la grâce.
Réponse
à l’objection N°4 : C’est à l’homme à préparer son cœur parce qu’il le fait au
moyen du libre arbitre ; mais il ne le fait pas sans le secours de Dieu qui le
meut et qui l’attire à lui (Cette doctrine a été très attaquée par les
molinistes, qui disent que Dieu ne refuse jamais sa grâce à celui qui fait un
bon usage de ses facultés naturelles, et qu’il la lui accorde, non d’après le
mérite de ses œuvres naturelles, mais par suite d’un pacte fait entre Dieu et
le Christ. Nous indiquons ici ce sentiment sans vouloir renouveler ces luttes
ardentes qui ont si vivement passionné les théologiens des différentes
écoles.), comme nous l’avons dit (dans le corps de l’article.).
Mais
c’est le contraire. Il est dit (Jean, 6, 44) : Personne ne peut venir à moi, si mon Père qui m’a envoyé ne l’attire.
Or, si l’homme pouvait se préparer lui-même, il ne serait pas nécessaire qu’il fût
attiré par un autre. Donc l’homme ne peut se préparer à la grâce sans le
secours de la grâce elle-même.
Conclusion
L’homme ne peut se préparer par lui-même à recevoir la lumière de la grâce
divine, mais il a besoin du secours gratuit de Dieu qui le meut intérieurement
et qui lui inspire le bien qu’il se propose ; mais pour agir méritoirement et
pour être digne de jouir de Dieu, il faut le don habituel de la grâce elle-même
qui doit être le principe d’une aussi grande action.
Il
faut répondre que la volonté humaine peut être préparée au bien de deux
manières. Il y a d’abord une préparation qui la dispose à bien agir et à jouir
de Dieu. Cette préparation ne peut se faire sans le don habituel de la grâce
qui est le principe de toute œuvre méritoire, comme nous l’avons dit (art. préc.). Il y a ensuite une préparation qui a pour but de
disposer la volonté humaine à recevoir le don lui-même de la grâce habituelle.
Pour que l’homme se prépare à recevoir ce don, il n’est pas nécessaire de
présupposer dans son âme quelque autre don habituel, parce que dans ce cas il
faudrait aller de don en don indéfiniment ; mais on doit présupposer un secours
gratuit de Dieu qui meut l’âme intérieurement, ou qui lui inspire le bien
proposé. Car nous avons besoin du secours de Dieu de ces deux manières, comme
nous l’avons dit (art. 2 et 3). En effet il est évident que nous avons besoin
de son secours comme moteur. Car il est nécessaire, puisque tout agent agit
pour une fin, que toute cause rapporte ses effets à sa fin. C’est pourquoi
l’ordre des fins étant conforme à l’ordre des agents ou des moteurs, il est
nécessaire que l’homme soit porté à sa fin dernière par l’impulsion du premier
moteur, mais que pour sa fin prochaine il soit mû par des moteurs inférieurs.
C’est ainsi que le soldat est mené à la victoire par l’impulsion de son général
et qu’il obéit à celle du tribun pour suivre l’étendard de son bataillon. Par
conséquent Dieu étant absolument le premier moteur, son impulsion doit tout
ramener à lui, suivant cette intention générale du bien, par laquelle tout être
tend à ressembler à Dieu à sa manière. C’est en ce sens que saint Denis dit (De div. nom., chap. 4) que Dieu convertit tout
à lui. Il convertit à lui les justes, comme à la fin spéciale qu’ils se
proposent et à laquelle ils désirent s’attacher comme à leur bien propre,
suivant cette parole du Psalmiste (Ps.
72, 27) : Il m’est bon de m’attacher à
Dieu. C’est pourquoi il ne peut se faire que l’homme se convertisse à Dieu,
si Dieu ne le convertit lui-même. Or, se convertir à Dieu ou se tourner vers
lui, c’est en quelque sorte se préparer à la grâce ; comme celui qui est
éloigné de la lumière du soleil se prépare à la recevoir, par là même qu’il
porte ses yeux vers cet astre. D’où il est évident que l’homme ne peut se
préparer à recevoir la lumière de la grâce que par le secours gratuit de Dieu
qui le meut intérieurement (Le concile de Trente a ainsi condamné le sentiment
contraire (sess. 6, can. 5) : Si quis dixerit : sine præveniente Spiritus sancti inspiratione atque ejus adjutorio,
hominem credere, sperare, diligere, aut pœnitere
posse, sicut oportet, ut ei justificationis gratia conferatur : anathema sit. Voyez l’exposition de sa doctrine dans la même
session (chap. 5).).
Article
7 : L’homme peut-il sortir du péché sans le secours de la grâce ?
Objection
N°1. Il semble que l’homme puisse se relever du péché sans le secours de la
grâce. Car ce qui est préalablement exigé pour que la grâce arrive se produit
sans elle. Or, il est nécessaire qu’on soit préalablement sorti du péché pour
être éclairé par la grâce, puisque l’Apôtre dit (Eph., 5, 14) : Levez-vous
d’entre les morts, et le Christ vous éclairera. Donc l’homme peut sortir du
péché sans la grâce.
Réponse
à l’objection N°1 : Ce passage se rapporte à ce qui regarde l’acte du libre
arbitre qui est nécessaire pour que l’homme ressuscite du péché. C’est pourquoi
quand il est dit : Levez-vous et le
Christ vous éclairera (Les théologiens distinguent une résurrection
imparfaite qui n’exige pas la grâce habituelle, mais la grâce actuelle, par
laquelle le pécheur, avant de recevoir la grâce sanctifiante, gémit sur ses
péchés à cause de Dieu qu’il commence à aimer et aspire à être réconcilié avec
lui. C’est de cette résurrection qu’il faut entendre ces paroles de saint Paul
: Surge qui dormis, etc. Baïus
ayant nié la légitimité de cette distinction, sa proposition a été condamnée.
C’est la 64e.), on ne doit pas entendre qu’il faut être entièrement
sorti du péché pour être éclairé par la grâce ; mais que quand l’homme
s’efforce de sortir du péché au moyen de son libre arbitre mû par Dieu, il
reçoit la lumière de la grâce sanctifiante.
Objection
N°2. Le péché est contraire à la vertu comme la maladie à la santé, ainsi que
nous l’avons dit (quest. 71, art. 1). Or, l’homme peut passer de la maladie à
la santé par la vertu de la nature sans le secours d’une médecine extérieure,
parce que nous avons au dedans de nous le principe vital duquel l’opération
naturelle procède. Il semble donc que pour la même raison, l’homme puisse se
relever lui-même en passant de l’état du péché à l’état de justice sans le
secours de la grâce extérieure.
Réponse
à l’objection N°2 : La raison naturelle n’est pas un principe capable de
produire la vie que met dans l’homme la grâce sanctifiante, mais le principe de
cette vie est la grâce qui est détruite par le péché. C’est pourquoi l’homme ne
peut pas se faire revivre lui-même, mais il a besoin que la lumière de la grâce
soit de nouveau répandue en lui ; comme si en ressuscitant un corps mort, on
mettait en lui une nouvelle âme.
Objection
N°3. Dans l’ordre naturel tout être peut revenir par lui-même à l’acte qui
convient à sa nature, comme l’eau échauffée revient par elle-même à sa froideur
naturelle, et comme la pierre qu’on jette en l’air revient par elle-même au
mouvement qui lui est propre. Or, le péché est un acte contre nature, comme le
prouve saint Jean Damascène (De fid. orth., liv. 2, chap. 30). Il semble donc que l’homme puisse par
lui-même revenir du péché à l’état de justice.
Réponse
à l’objection N°3 : Quand la nature est intègre, elle peut par elle-même
recouvrer ce qui lui convient et ce qui lui est proportionné, mais elle ne peut
recouvrer ce qui surpasse ses forces sans un secours extérieur. Par conséquent
la nature humaine qui est tombée par l’acte du péché, n’étant plus intègre,
mais étant corrompue, comme nous l’avons dit (quest. 85), elle ne peut
recouvrer par elle-même le bien qui lui est naturel et encore moins le bien
surnaturel de la justice.
Mais
c’est le contraire. L’Apôtre dit (Gal., 2, 21) : Si la justice s’acquiert par la loi, c’est donc en vain que le Christ
est mort. D’après le même raisonnement on peut dire que si l’homme a une
nature par laquelle il puisse être justifié,
le Christ est mort gratuitement, c’est-à-dire sans cause. Comme il répugne
de dire une pareille chose, il s’ensuit que l’homme ne peut être justifié par
lui-même, c’est-à-dire qu’il ne peut passer de l’état du péché à l’état de la
justice.
Conclusion
Puisque la raison naturelle n’est pas dans l’homme un principe suffisant pour
soutenir sa vie spirituelle et qu’il fui faut la grâce que le péché détruit, il
ne peut se faire que l’homme sorte par lui-même du péché sans le secours de la
grâce, c’est-à-dire qu’il recouvre ce qu’il a perdu en péchant.
Il
faut répondre que l’homme ne peut sortir du péché d’aucune manière par lui-même
sans le secours de la grâce. Car le péché qui est transitoire en acte,
subsistant sous le rapport du démérite, comme nous l’avons dit (quest. 87, art.
6), sortir du péché n’est pas la même chose que cesser de pécher. Mais sortir
du péché, c’est pour l’homme recouvrer ce qu’il a perdu en péchant. Or, l’homme
en péchant subit trois sortes de dommage, comme on le voit d’après ce que nous
avons dit (quest. 85, 86 et 87, art. 1) : la tache, la corruption de sa nature,
et la peine due à sa faute. En effet, il contracte une tache dans le sens que
la difformité du péché le prive de la beauté de la grâce. Ce qu’il y a de bon
dans sa nature se corrompt, parce que la nature humaine, du moment où la
volonté de l’homme n’est plus soumise à Dieu, se trouve déréglée. Car la
destruction de cet ordre a pour conséquence de jeter le désordre dans la nature
entière du pécheur. La peine due à la faute est ce qui fait qu’en péchant
mortellement l’homme mérite la damnation éternelle. Or, il est évident à
l’égard de chacune de ces trois choses qu’elles ne peuvent être réparées que
par Dieu. En effet, la beauté de la grâce provenant de l’éclat de la lumière
divine, cette beauté ne peut être reproduite dans l’âme qu’autant que Dieu
l’éclaire de nouveau. Il faut donc le don habituel qui est la lumière de la
grâce. L’ordre de la nature ne peut être également réparé que par Dieu ;
puisque la volonté de l’homme n’est soumise à Dieu qu’autant que Dieu l’attire
à lui, ainsi que nous l’avons dit (art. préc.). Il
n’y a que Dieu non plus qui puisse remettre à l’homme la peine éternelle,
puisque c’est contre lui que l’offense a été commise et qu’il est le juge des
mortels. C’est pourquoi le secours de la grâce est nécessaire pour que l’homme
sorte du péché et quant au don habituel et quant au mouvement intérieur de
Dieu.
Article
8 : L’homme sans la grâce peut-il ne pas pécher ?
Objection
N°1. Il semble que l’homme sans la grâce puisse ne pas pécher. Car personne ne
pèche en ce qu’il ne peut éviter, comme le dit saint Augustin (Lib. de duab. anim., chap. 10 et 11, et De lib. arb.,
liv. 3, chap. 18). Si donc l’homme qui est dans le péché mortel ne peut pas
éviter le péché, il semble qu’en péchant il ne pèche pas, ce qui répugne.
Réponse
à l’objection N°1 : L’homme peut éviter chaque péché en particulier, mais il ne
peut les éviter tous sans la grâce, comme nous l’avons dit (dans le corps de
l’article.). Toutefois comme il y a de la faute de l’homme s’il ne se prépare
pas à recevoir la grâce, il s’ensuit que le péché qu’il ne peut éviter sans la
grâce ne lui en est pas moins imputable.
Objection
N°2. On ne fait de correction à l’homme que pour qu’il ne pèche pas. Si donc
l’homme qui est dans le péché mortel ne peut pas ne pas pécher, il semble qu’il
soit inutile de le corriger ; ce qui répugne.
Réponse
à l’objection N°2 : La correction est utile pour que la douleur qu’elle produit
inspire à celui qui la reçoit la volonté d’être régénéré, pourvu que celui-là
soit un enfant de la promesse et qu’au moment où les coups de fouet
retentissent sur ses épaules, Dieu par une opération secrète excite au dedans
de lui cette volonté même, comme le dit saint Augustin (Lib. de corrupt. et grat., chap. 6). Ainsi la correction est
nécessaire, parce qu’il faut à l’homme la volonté pour s’abstenir du péché,
mais elle n’est pas suffisante sans le secours de Dieu. Aussi est-il dit (Ecclésiaste, 7, 14) : Considérez les œuvres de Dieu et vous verrez
qu’on ne peut corriger aucun de ceux qu’il abandonne.
Objection
N°3. Il est écrit (Ecclésiastique,
15, 18) : La vie et la mort, le bien et
le mal sont devant l’homme, ce qu’il aura choisi lui sera donné. Or, le
pécheur en péchant ne cesse pas d’être homme. Il est donc en son pouvoir de
choisir le bien ou le mal, et par conséquent il peut sans la grâce éviter le
péché.
Réponse
à l’objection N°3 : Comme le dit saint Augustin (Hypog., liv. 3, chap. 1 et 2) (Ce livre n’est pas de saint Augustin.),
ce passage s’entend de l’homme dans l’état de nature intègre, quand il n’était
pas encore l’esclave du péché. Par conséquent il pouvait alors pécher et ne pas
pécher. Maintenant encore on donne à l’homme tout ce qu’il veut ; mais pour
vouloir le bien il lui faut le secours de la grâce.
Mais
c’est le contraire. Saint Augustin dit (Lib.
de perfect. just., ad fin.) : Celui qui nie que nous devons
prier pour ne pas entrer dans la tentation (et celui-là le nie qui prétend que
le secours de la grâce de Dieu n’est pas nécessaire à l’homme pour ne pas
pécher, mais qu’il suffit de la volonté humaine du moment que la loi est
connue), je n’hésite pas à dire que personne ne doit l’entendre et que tout le
monde ne doit avoir qu’une voix pour l’anathématiser.
Conclusion
L’homme dans l’état d’innocence, ayant une nature parfaitement saine, a pu
éviter, avec le seul secours général de Dieu, tous les péchés, et chacun d’eux
en particulier, aussi bien les véniels que les mortels. Mais dans l’état de
nature déchue il peut éviter tous les péchés mortels et chacun d’eux en
particulier, il peut aussi éviter chaque péché véniel en particulier, mais il
ne peut les éviter tous, quand même sa nature aurait été réparée par la grâce
infuse ; et si elle ne l’a pas été, il ne peut pas même éviter tous les péchés
mortels surtout pendant un temps long.
Il
faut répondre que nous pouvons parler de l’homme de deux manières : nous
pouvons le considérer dans son état de nature intègre et dans son état de
nature corrompue. Dans son état de nature intègre il pouvait sans la grâce
habituelle ne pécher ni mortellement, ni véniellement ; parce que pécher n’est
rien autre chose que de s’éloigner de ce qui est conforme à la nature ; ce que
l’homme pouvait éviter dans l’état de nature intègre ; cependant il ne le
pouvait pas sans le secours de Dieu (Il ne s’agit ici que de cette motion
divine qui est générale par rapport à la nature, mais qui est spéciale à
l’égard de l’individu, parce qu’elle agit sur l’un plutôt que sur l’autre.) qui
le conservait dans le bien et sans lequel sa nature même serait tombée dans le
néant. — Dans l’état de nature corrompue, l’homme a besoin de la grâce
habituelle qui guérit la nature pour s’abstenir absolument du péché. Cette
guérison s’opère d’abord ici-bas relativement à l’esprit, mais l’appétit
charnel n’est pas encore totalement rétabli. C’est pourquoi l’Apôtre fait dire
à l’homme réparé (Rom., 7, 25) : Je suis soumis à la loi de Dieu par
l’esprit, et à la loi du péché par la chair. Dans cet état l’homme peut
s’abstenir de tout péché mortel, parce que ce péché consiste dans la raison,
comme nous l’avons vu (quest. 74, art. 5), mais il ne peut pas s’abstenir de
tout péché véniel (Saint Augustin soutient dans tous ses ouvrages cette vérité
contre les pélagiens (De peccat. merit., liv. 2, et Lib. de nat. et grat., chap. 36). Elle a
été définie par le concile de Milève (can. 6 et 7) et
par le concile de Trente qui s’exprime en ces termes (sess. 6, can. 23) : Si quis hominem semel justificatum dixerit… posse in totâ vitâ peccata
omnia etiam venialia vitare, nisi ex speciali Dei privilegio, quemadmodum de B. Virgine tenet Ecclesia
: anathema sit.) à cause de la corruption de l’appétit sensitif inférieur. A
la vérité la raison peut réprimer chacun des mouvements de cet appétit, et
c’est ce qui en fait des péchés et des actes volontaires, mais elle ne peut les
comprimer tous, parce que pendant qu’elle s’efforce de résister à l’un il y en
a un autre qui s’élève. D’ailleurs la raison ne peut pas être toujours assez
vigilante pour éviter ces mouvements (Les saints pourraient éviter tous les
péchés véniels dans leur genre qui sont parfaitement délibérés, mais ils ne
peuvent éviter tous ceux qui proviennent d’une délibération imparfaite et que
les théologiens appellent motus secundo-primi.), ainsi que nous l’avons dit (quest. 74,
art. 10). — De même avant que la raison de l’homme, dans laquelle le péché
mortel réside, ne soit réparée par la grâce sanctifiante, l’homme peut éviter
chaque péché mortel en particulier et pendant un temps, parce qu’il n’est pas
nécessaire qu’il fasse continuellement des péchés actuels (Il y a des Pères et
des conciles qui disent que l’homme ne peut pas sans la grâce éviter le moindre
péché, résister à la plus faible tentation, mais ils entendent par ce secours
de la grâce la motion divine qui est nécessaire à l’homme dans tout état.).
Mais il ne peut se faire qu’il reste longtemps sans péché grave. C’est ce qui
fait dire à saint Grégoire (Sup. Ezech., hom. 11, et Mor., liv. 25, chap. 9), que le péché qui
n’est pas promptement effacé par la pénitence entraîne à d’autres péchés. La
raison en est que comme l’appétit inférieur doit être soumis à la raison, de
même aussi la raison doit être soumise à Dieu, et c’est en lui que la volonté
doit mettre sa fin. Or, c’est par la fin que tous les actes humains doivent
être réglés, comme c’est le jugement de la raison qui doit servir de règle aux
mouvements de l’appétit inférieur. Par conséquent, comme quand l’appétit
inférieur n’est pas totalement soumis à la raison, il ne peut se faire qu’il
n’y ait pas en lui des mouvements déréglés ; de même quand la raison n’est pas totalement
soumise à Dieu, il s’ensuit qu’il y a dans ses actes une foule de choses
désordonnées. Car lorsque l’homme n’a pas son cœur tellement affermi en Dieu,
que rien ne puisse l’en séparer, ni le bien qu’il recherche, ni le mal qu’il
veut éviter, il se présente une multitude d’occasions qui l’éloignent de Dieu
parce qu’il les veut suivre ou éviter, et alors il méprise les préceptes divins
et pèche mortellement. C’est ce qui arrive surtout dans les circonstances
soudaines dans lesquelles l’homme suit la fin qu’il s’est préalablement proposée et agit selon l’habitude qui se trouve en lui,
comme le dit Aristote (Eth.,
liv. 3, chap. 8). A la vérité, par la réflexion de sa raison, l’homme peut agir
contrairement à l’ordre de la fin qu’il a préconçue et en dehors de
l’inclination de l’habitude, qui est en lui. Mais par là même qu’il ne peut pas
être toujours dans cet état de réflexion ou d’attention, il est impossible
qu’il soit longtemps sans agir conformément à sa volonté déréglée, si la grâce
ne la rétablit pas promptement dans l’ordre qui lui convient (Cette
considération prouve combien il est déplorable et dangereux de rester dans
l’état du péché, une fois qu’on a eu le malheur de perdre la grâce.).
Article
9 : Celui qui est déjà en possession de la grâce peut-il par lui-même opérer le
bien et éviter le péché, sans le secours d’une autre grâce ?
Objection
N°1. Il semble que celui qui est en possession de la grâce puisse par lui- même
opérer le bien et éviter le mal, sans le secours d’une autre grâce. Car toute
chose est inutile ou imparfaite, si elle ne remplit pas le but pour lequel on
la donne. Or, la grâce nous est donnée pour que nous puissions faire le bien et
éviter le péché. Si donc elle ne donne pas à l’homme ce pouvoir, il semble
qu’elle soit vaine ou imparfaite.
Réponse
à l’objection N°1 : Le don de la grâce habituelle ne nous est pas donné pour
que nous n’ayons plus besoin ultérieurement du secours de Dieu : car toute
créature a besoin d’être conservée par Dieu dans le bien qu’elle a reçu de lui.
C’est pourquoi, si après avoir reçu la grâce, l’homme a encore besoin du
secours de Dieu, on ne peut pas en conclure que la grâce nous ait été donnée
inutilement ou qu’elle soit imparfaite : parce que dans l’état de gloire,
lorsque la grâce sera absolument parfaite, l’homme aura encore besoin de ce
secours. Mais ici-bas la grâce est imparfaite sous un rapport, dans le sens
qu’elle ne guérit pas totalement l’homme, comme nous l’avons dit (dans le corps
de l’article.).
Objection
N°2. Par la grâce l’Esprit-Saint habite en nous,
d’après ce mot de saint Paul (1 Cor.,
3, 16) : Ne savez-vous pas que vous êtes
le temple de Dieu et que l’Esprit de Dieu habite en vous ? Or, l’Esprit-Saint étant tout-puissant, il suffit pour nous
porter à faire le bien et pour nous garder du péché. Donc l’homme qui a la
grâce peut faire ces deux choses, sans le secours d’aucune grâce nouvelle.
Réponse
à l’objection N°2 : L’opération de l’Esprit-Saint,
qui nous meut et nous protège, n’est pas circonscrite par l’effet du don
habituel qu’elle produit en nous, mais indépendamment de cet effet, il nous
meut et nous protège simultanément avec le Père et le Fils (Tous les actes ad extrà sont
communs aux trois personnes, quoiqu’on les approprie à chacune d’elles (Voyez à
ce sujet, 1a pars, quest. 39).).
Objection
N°3. Si l’homme qui a la grâce a encore besoin d’une grâce nouvelle pour bien
vivre et s’abstenir du péché, pour la même raison quoiqu’il ait obtenu ce
nouveau secours il lui en faudra encore un autre. On ira ainsi de secours en secours
indéfiniment, ce qui répugne. Donc celui qui est en état de grâce n’a pas
besoin d’une grâce nouvelle pour faire le bien et éviter le mal.
Réponse
à l’objection N°3 : Ce raisonnement prouve que l’homme n’a pas besoin d’une
autre grâce habituelle.
Mais
c’est le contraire. Saint Augustin dit (Lib.
de nat. et grat.,
chap. 26) que comme l’œil du corps qui est parfaitement sain ne peut voir s’il
n’est aidé de l’éclat de la lumière ; de même l’homme qui est parfaitement
justifié ne peut vivre saintement, s’il n’est aidé par la justice divine qui
est la lumière éternelle. Or, la justification est l’effet de la grâce, d’après
ce mot de l’Apôtre (Rom., 3, 24) : Vous avez été justifiés gratuitement par sa
grâce. Donc l’homme qui a la grâce a encore besoin d’un autre secours de la
grâce pour vivre saintement.
Conclusion
Aucun agent n’agissant qu’en vertu de l’agent premier et la chair étant
perpétuellement rebelle à l’esprit, l’homme ne peut, quoiqu’il soit déjà en
état de grâce, faire le bien et éviter le mal par lui-même, sans un nouveau
secours de Dieu qui le conserve, le dirige et le protège, quoique d’ailleurs
une autre grâce habituelle ne lui soit pas nécessaire.
Il
faut répondre que, comme nous l’avons dit (art. 5), l’homme pour vivre
saintement a besoin du secours de Dieu de deux manières : 1° il lui faut un don
habituel qui guérisse sa nature déchue et qui, après l’avoir guérie, l’élève à
faire des œuvres qui méritent la vie éternelle et qui surpassent par là même
les forces de la nature ; 2° le secours de la grâce lui est nécessaire pour que
Dieu le porte à agir. Relativement à la première espèce de secours l’homme qui
est en état de grâce n’a pas besoin d’une autre habitude infuse. Mais il a
néanmoins besoin du secours de la grâce dans le second sens ; c’est-à-dire il
faut que Dieu le meuve pour bien agir (Il y a controverse entre les thomistes
au sujet de la nature de cette motion. Suffît-il d’une motion générale ou
faut-il une motion spéciale d’un ordre surnaturel ? Nous avons indiqué, d’après
Billuart, le moyen d’accorder les divers sentiments
en montrant que cette motion est générale sous un rapport et spéciale sous un
autre.), et cela pour deux raisons. D’abord pour une raison générale, parce
que, comme nous l’avons dit (art. 1), aucune créature ne peut produire un acte
quelconque que par la vertu de la motion divine. Ensuite pour une raison
particulière tirée de la condition de l’état de la nature humaine qui, bien
qu’elle soit guérie par la grâce relativement à l’esprit, n’en est pas moins
corrompue et souillée relativement à la chair qui la rend esclave de la loi du péché, selon l’expression de saint
Paul (Rom., 7, 25). Il y a aussi dans
l’intellect une ignorance qui l’obscurcit et qui fait, comme le dit l’Apôtre (Rom., 8, 26) que nous ne savons pas ce qu’il faut demander dans la prière pour prier
comme il faut. Car en raison de la variété des événements et parce que nous
ne nous connaissons pas parfaitement nous-mêmes, nous ne pouvons pleinement
savoir ce qui nous convient, suivant cette parole du Sage (Sag., 9, 14) : Les pensées des
hommes sont timides et nos prévoyances incertaines. C’est pourquoi il est
nécessaire que nous soyons dirigés et protégés par Dieu qui sait tout et qui
peut tout. C’est aussi pour cette raison qu’il convient de dire à Dieu, à
l’égard de ceux qui sont redevenus ses enfants par la grâce : Ne nous laissez pas succomber à la tentation…
Que votre volonté soit faite sur la terre comme au ciel, et toutes les
autres choses de ce genre que l’Oraison dominicale renferme.
Article
10 : L’homme qui est en état de grâce a-t-il besoin du secours de la grâce pour
persévérer ?
Objection
N°1. Il semble que l’homme qui est en état de grâce n’ait pas besoin du secours
de la grâce pour persévérer. Car la persévérance est quelque chose de moins que
la vertu, aussi bien que la continence, comme le prouve Aristote (Eth., liv. 7,
chap. 7 et 8). Or, l’homme n’a pas besoin d’un nouveau secours de la grâce pour
acquérir des vertus, du moment que la grâce l’a justifié. Donc a-t-il encore
beaucoup moins besoin du secours de la grâce pour obtenir la persévérance.
Réponse
à l’objection N°1 : Cette objection repose sur le premier mode de persévérance.
Objection
N°2. Toutes les vertus sont simultanément infuses. Or, la persévérance est une
vertu. Il semble donc qu’on la reçoive avec la grâce en même temps que les
autres vertus infuses.
Réponse
à l’objection N°2 : Cette objection porte sur le second mode de persévérance.
Objection
N°3. L’Apôtre dit (Rom., chap. 5) que par le don du Christ, l’homme a gagné plus qu’il
n’a perdu par le péché d’Adam. Or, Adam a eu ce qu’il lui fallait pour pouvoir
persévérer. Donc à plus forte raison la grâce du Christ nous donne-t-elle de
quoi persévérer, et par conséquent l’homme n’a pas besoin de grâce à cet effet.
Réponse
à l’objection N°3 : Comme le dit saint Augustin (Lib. de nat. et grat.,
chap. 43, et Lib. de corrupt.
et grat., chap. 12), l’homme dans l’état primitif a reçu un don par lequel
il pouvait persévérer, mais il n’en a pas reçu pour persévérer. Au lieu que
maintenant il y en a beaucoup qui reçoivent par la grâce du Christ le don de la
grâce par laquelle ils peuvent persévérer, et qui de plus reçoivent ce qu’il
leur faut pour persévérer (Ils reçoivent non seulement un secours suffisant
pour pouvoir persévérer, mais ils reçoivent encore à cet égard un secours
efficace.). C’est ainsi que le don du Christ l’emporte sur le péché d’Adam.
Cependant dans l’état d’innocence où il n’y avait aucune rébellion de la chair
contre l’esprit, l’homme pouvait plus facilement persévérer par le don de la
grâce que nous ne le pouvons, maintenant que notre réparation, bien qu’elle
soit commencée relativement à l’esprit, n’est pas encore consommée relativement
à la chair : ce qui aura lieu dans le ciel, où non seulement l’homme pourra
persévérer, mais où il ne pourra même plus pécher.
Mais
c’est le contraire. Saint Augustin dit (Lib.
de persever., chap. 2) :
Pourquoi demander à Dieu la persévérance si ce n’est pas lui qui la donne ?
N’est-ce pas une demande ridicule, si on sollicite de lui ce qu’on sait qu’il
ne donne pas, et ce qui est par conséquent au pouvoir de l’homme ? Or, ceux qui
ont été sanctifiés par la grâce demandent la persévérance, quand ils disent : Que votre nom soit sanctifié, d’après
l’explication de saint Augustin appuyée du sentiment de saint Cyprien (Lib. de corrupt.
et grat.,
chap. 12). Donc l’homme qui est en état de grâce a besoin de recevoir de Dieu
la persévérance.
Conclusion
L’homme qui est en état de grâce a besoin pour persévérer dans le bien jusqu’à
la fin de la vie, non du don habituel de la grâce divine, mais d’un secours
spécial de Dieu qui le protège contre les tentations.
Il
faut répondre que la persévérance s’entend de trois manières. En effet
quelquefois elle signifie l’habitude de l’esprit qui rend l’homme ferme et qui
l’empêche d’être détourné de la vertu par les tristesses qui l’assiègent, de
sorte que la persévérance est à ces tristesses ce que la continence est aux
convoitises et aux plaisirs charnels, comme le dit Aristote (Eth., liv. 7,
chap. 7). 2° On peut appeler persévérance l’habitude qui fait que l’homme a
l’intention ferme de persévérer dans le bien jusqu’à la fin. La persévérance
prise dans ces deux sens nous est infuse simultanément avec la grâce, comme la
continence et les autres vertus (Il ne s’agit pas ici de la persévérance
considérée comme habitude ou comme résolution, mais il s’agit de l’acte par
lequel on persévère dans le bien jusqu’à la fin de la vie.). 3° On appelle
persévérance la continuation même du bien jusqu’à la fin de la vie. Pour avoir
cette persévérance, l’homme qui est en état de grâce n’a pas besoin d’une grâce
habituelle, mais d’un secours divin qui le dirige et le protège contre les
assauts des tentations, ainsi qu’on le voit d’après l’article précédent. C’est
pourquoi quand quelqu’un a été justifié par la grâce, il est nécessaire qu’il
demande à Dieu ce don de persévérance, c’est-à-dire il doit lui demander de le
préserver du mal jusqu’à la fin de sa vie. Car il y en a beaucoup qui reçoivent
la grâce et auxquels il n’est pas donné d’y persévérer (Saint Augustin s’est
efforcé d’établir cette même vérité contre les semi-pélagiens
dans son livre : De dono
perseverantiæ.).
Copyleft. Traduction
de l’abbé Claude-Joseph Drioux et de JesusMarie.com qui autorise toute personne à copier et à rediffuser par
tous moyens cette traduction française. La Somme Théologique de Saint Thomas
latin-français en regard avec des notes théologiques, historiques et
philologiques, par l’abbé Drioux, chanoine honoraire de Langres, docteur en
théologie, à Paris, Librairie Ecclésiastique et Classique d’Eugène Belin, 52,
rue de Vaugirard. 1853-1856, 15 vol. in-8°. Ouvrage honoré des
encouragements du père Lacordaire o.p. Si par erreur, malgré nos vérifications,
il s’était glissé dans ce fichier des phrases non issues de la traduction de
l’abbé Drioux ou de la nouvelle traduction effectuée par JesusMarie.com, et
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