Saint Thomas d’Aquin - Somme Théologique
1a 2ae = Prima Secundae = 1ère partie de la 2ème Partie
Question 111 : De
la division de la grâce
Nous
avons maintenant à diviser la grâce ; à cet égard cinq questions se présentent
: 1° Est-il convenable de diviser la grâce en grâce gratuitement donnée et en
grâce sanctifiante ? (Il ne s’agit ici que de la grâce intérieure qui agit sur
l’homme intrinsèquement, soit qu’elle s’attache à son âme, comme la grâce
habituelle, soit qu’elle meuve la volonté, comme la grâce actuelle.) — 2° De la
division de la grâce sanctifiante en grâce opérante et en grâce coopérante. —
3° De la division de la même grâce en grâce prévenante et subséquente. (Cette
distinction se trouve formellement exprimée dans plusieurs prières de l’Eglise
: Actiones nostras, quæsumus,
Domine, aspirando præveni
et adjuvando prosequere, ut
cuncta nostra operatio a te semper incipiat et per te cæpta finiatur.)
— 4° De la division de la grâce gratuitement donnée. (Cet article est un
magnifique commentaire de ces paroles de saint Paul aux Corinthiens (1 Cor., 12, 8-10) : En effet, à l’un est donnée par l’Esprit une parole de sagesse ; à un
autre, une parole de science, selon le même Esprit ; à un autre, la foi, par le
même Esprit ; à un autre, la grâce des guérisons, par le même Esprit ; à un
autre, le don d’opérer des miracles ; à un autre, la prophétie ; à un autre, le
discernement des esprits ; à un autre, la diversité des langues ; à un autre,
l’interprétation des langues.) — 5° De la comparaison de la grâce
sanctifiante et de la grâce gratuitement donnée. (La supériorité de la grâce
sanctifiante sur la grâce gratuitement donnée, ressort tout naturellement de la
définition de l’une et de l’autre, puisque cette dernière n’est qu’un moyen
pour arriver à l’autre : Que sert à
l’homme de gagner le monde entier, s’il perd son âme ? Ou, que donnera l’homme en
échange pour son âme ? (Matth., 16, 26))
Article
1 : Est-il convenable de diviser la grâce en grâce sanctifiante et en grâce
gratuitement donnée ?
Objection
N°1. Il semble que la grâce ne soit pas convenablement divisée en grâce
sanctifiante et grâce gratuitement donnée. Car la grâce est un don de Dieu,
comme on le voit d’après ce que nous avons dit (quest. 110, art. 1). Or,
l’homme n’est pas agréable à Dieu parce qu’il en a reçu quelque chose, mais
c’est plutôt le contraire ; puisque Dieu fait à quelqu’un un don gratuit
précisément parce qu’il lui est agréable. Donc aucune grâce ne doit être
appelée sanctifiante (gratum
faciens).
Réponse
à l’objection N°1 : On ne dit pas que la grâce rende effectivement agréable à
Dieu, mais elle le fait formellement (Ce n’est pas la grâce qui fait que
l’homme est effectivement agréable à Dieu, c’est Dieu même qui produit cette
merveille. La grâce là produit formellement, parce qu’elle est dans l’âme comme
la forme qui est cause de sa beauté.), c’est-à-dire que l’homme est justifié
par elle et qu’il est rendu digne d’être appelé l’ami de Dieu, d’après ce mot
de saint Paul (Col., 1, 12) : Elle nous a rendus dignes d’avoir part à
l’héritage des saints dans la gloire.
Objection
N°2. Tout ce qu’on ne donne pas d’après des mérites antérieurs on le donne
gratuitement. Or, le bien de la nature est donné à l’homme sans mérite
antérieur, parce que le mérite présuppose la nature ; la nature est donc un don
de Dieu qui est gratuit. Et comme la nature se distingue de la grâce par
opposition, c’est donc à tort que ce qui est gratuitement donné est pris pour
la différence (Il faut prendre ici ce mot dans le sens qu’on lui donne en
logique, où on lui fait signifier les attributs essentiels qui sont propres à
une chose et qui par conséquent la distinguent de toutes les autres.) de la
grâce, puisqu’on le trouve en dehors du genre de la grâce elle-même.
Réponse
à l’objection N°2 : La grâce gratuitement donnée exclut l’idée de chose due.
Or, on peut distinguer deux sortes de dettes. L’une provient du mérite et se
rapporte à la personne qui est à même de faire des œuvres méritoires, suivant
ce mot de l’Apôtre (Rom., 4, 4) La récompense qui se donne à quelqu’un pour
ses œuvres ne lui est pas imputée comme une grâce, mais comme une chose due.
L’autre résulte de la condition de la nature ; comme si nous disions qu’il est
dû à l’homme d’avoir la raison et les autres choses qui appartiennent à la
nature humaine. Le mot dette ne
s’emploie dans aucun de ces sens, pour exprimer l’obligation de Dieu envers la
créature, mais on s’en sert plutôt dans le sens que la créature doit être
soumise à Dieu, afin que l’ordre divin s’accomplisse en elle. D’après cet ordre,
telle ou telle nature doit avoir telles ou telles propriétés ou conditions
particulières, et il faut que de telles ou telles opérations résultent telles
ou telles conséquences. Les dons naturels ne sont pas donc dus dans le premier
sens, mais ils le sont dans le second (Les dons naturels ne sont pas dus de la
part de Dieu, car il n’est tenu à rien envers la créature ; mais ils sont dus
relativement à la créature, dans le sens qu’elle ne peut remplir le rôle que
Dieu lui a assigné, si elle n’a pas ce qu’il lui faut pour cela. Ainsi une
créature ne peut pas être un homme si elle n’a tout ce qui constitue l’être
humain.), au lieu que les dons surnaturels ne sont dus d’aucune manière (Ils ne
sont pas dus du côté de la créature puisqu’elle pouvait exister sans cela.) ;
c’est pourquoi ils méritent plus particulièrement le nom de grâce.
Objection
N°3. Toute division doit se faire par les contraires. Or, la grâce
sanctifiante, par laquelle nous sommes justifiés, nous est accordée par Dieu
gratuitement, d’après ce mot de l’Apôtre (Rom.,
3, 24) : Nous avons été justifiés
gratuitement par sa grâce. Donc la grâce sanctifiante ne doit pas se
diviser par opposition avec la grâce gratuitement donnée.
Réponse
à l’objection N°3 : La grâce sanctifiante ajoute à la grâce gratuitement donnée
quelque chose qui appartient à la nature de la grâce ; parce qu’elle rend
l’homme agréable à Dieu. C’est pourquoi la grâce gratuitement donnée qui ne
produit pas cet effet conserve le nom général de grâce (C’est ainsi que la
brute conserve le nom d’animal qui est le nom du genre.), comme il arrive
ordinairement à l’égard des autres choses. Ainsi les deux parties de la
division sont opposées comme le sont ces deux phrases : ce qui rend agréable et ce
qui ne rend pas agréable.
Mais
c’est le contraire. L’Apôtre attribue à la grâce ces
deux caractères : c’est qu’elle rend
agréable et qu’elle est gratuitement donnée. Car il est dit à l’égard du
premier (Eph., 1, 6) : Il nous a rendus agréables à ses yeux en son Fils bien-aimé. Et à
l’égard du second (Rom., 11, 6) : Si c’est par grâce, ce n’est donc pas par
les œuvres autrement la grâce ne serait plus grâce. On peut donc distinguer
la grâce qui n’a qu’un de ces caractères et celle qui les a tous les deux.
Conclusion
La grâce étant le moyen de mettre les hommes en rapport avec Dieu et de les
ramener à lui, il est convenable de la diviser en grâce sanctifiante, par
laquelle l’homme est uni à Dieu par lui-même, et en grâce gratuitement donnée,
par laquelle l’homme coopère au salut des autres.
Il
faut répondre que, comme le dit l’Apôtre (Rom.,
13, 1), les choses qui viennent de Dieu
sont ordonnées. Or, l’ordre des choses consiste en ce que les unes sont
ramenées à Dieu par d’autres, comme le dit saint Denis (Lib. cæl. hier., chap. 6 à 8). La grâce ayant donc
pour but de ramener l’homme à Dieu, cette action s’accomplit d’après un certain
ordre, c’est-à-dire qu’il y en a qui sont ramenés à
lui par d’autres. — D’après cela il y a donc deux sortes de grâce : l’une par
laquelle l’homme est uni à Dieu et qu’on appelle la grâce sanctifiante (gratum faciens), l’autre
par laquelle un homme coopère avec un autre pour le ramener à Dieu ; ce don
reçoit le nom de grâce gratuitement donnée (gratis
data), parce qu’il est au-dessus de
la faculté de la nature et du mérite de la personne. Mais parce qu’il n’est pas
donné à l’homme pour le sanctifier, mais plutôt pour qu’il coopère à la
sanctification d’un autre, on ne l’appelle pas grâce sanctifiante. C’est de
cette grâce gratuitement donnée que parle l’Apôtre quand il dit (1 Cor., 12, 7) : Les dons visibles de l’Esprit ne sont donnés à chacun que pour
l’utilité des autres (La grâce gratuitement donnée peut secondairement
amener à la grâce sanctifiante celui qui la reçoit, et la grâce sanctifiante
peut secondairement faire obtenir la grâce gratuitement donnée, puisque les
exemples des saints sont souvent pour les autres une cause de salut. Mais la fin principale de ccs sortes de
grâce est absolument distincte.).
Article
2 : Est-il convenable de diviser la grâce en grâce opérante et en grâce
coopérante ?
Objection
N°1. Il semble qu’il ne soit pas convenable de diviser la grâce en grâce
opérante et en grâce coopérante. Car la grâce est un accident, comme nous
l’avons dit (quest. préc., art. 2). Or, un accident ne peut agir sur son sujet ; par
conséquent aucune grâce ne doit être appelée opérante.
Réponse
à l’objection N°1 : La grâce étant une qualité accidentelle n’agit pas sur
l’âme à titre de cause efficiente, mais à titre de cause formelle, comme on dit
que la blancheur rend blanche une surface.
Objection
N°2. Si la grâce opère quelque chose en nous, c’est principalement la
justification. Or, ce n’est pas la grâce seule qui opère cet effet en nous. Car
saint Augustin dit (Serm. 15, de verb. apost., chap. 11) : Celui
qui vous a créé sans vous ne vous justifiera pas sans vous. Donc aucune grâce
ne doit être appelée simplement opérante.
Réponse
à l’objection N°2 : Dieu ne nous justifie pas sans nous ; parce que dans notre
justification nous consentons à la justice de Dieu au moyen de notre libre
arbitre. Toutefois ce mouvement du libre arbitre n’est pas la cause de la
grâce, mais il en est l’effet. Par conséquent l’opération entière appartient à
la grâce.
Objection
N°3. La coopération semble appartenir à un agent inférieur, mais non à un agent
principal. Or, la grâce opère en nous plus principalement que le libre arbitre,
d’après ce mot de saint Paul (Rom.,
9, 16) : Cela ne dépend ni de celui qui
court, ni de celui qui veut, mais de Dieu qui fait miséricorde. Donc on ne
doit pas dire que la grâce est coopérante.
Réponse
à l’objection N°3 : On ne coopère pas avec un autre seulement comme l’agent
secondaire coopère avec l’agent principal, mais on coopère encore à titre
d’auxiliaire pour arriver à une fin présupposée. Or, l’homme, au moyen de la
grâce opérante, étant aidé par Dieu pour vouloir le bien, rien n’empêche que
pour cette fin présupposée qui n’est autre que le bien voulu la grâce ne
coopère avec nous.
Objection
N°4. Les membres d’une division doivent être opposés. Or, opérer et coopérer ne
sont pas des choses opposées, car le même sujet peut opérer et coopérer. C’est
donc à tort que l’on divise la grâce, en grâce opérante et coopérante.
Réponse
à l’objection N°4 : La grâce opérante et la grâce coopérante est la même grâce,
mais on la distingue d’après ses divers effets, comme nous l’avons fait
remarquer (dans le corps de l’article.).
Mais
c’est le contraire. Saint Augustin dit (Lib.
de grat. et lib. arb., chap. 17) :
Dieu en coopérant achève en nous ce qu’il a commencé en opérant, parce qu’en
commençant il opère pour que nous voulions, et en achevant il coopère avec ceux
qui veulent. Or, les opérations par lesquelles Dieu nous porte au bien
appartiennent à la grâce. La grâce est donc avec raison divisée en grâce
opérante et coopérante.
Conclusion
Puisque l’Apôtre insinue dans son Épître aux Philippiens
cette division par laquelle on distingue la grâce, d’après ses divers effets,
en opérante et coopérante, il est évident que cette division est convenable.
Il
faut répondre que, comme nous l’avons dit (quest. 110, art. 2), on peut
entendre la grâce de deux manières : 1° on peut entendre un secours divin qui
nous porte à vouloir le bien et à le faire, 2° le don habituel que Dieu a mis
en nous (Cette division est indiquée dans l’Ecriture (Philip., 2, 13) : Car c’est Dieu qui opère en vous et le
vouloir et le faire ; voilà pour la grâce opérante. (1 Cor., 15, 10) : non pas moi
toutefois, mais la grâce de Dieu qui est en moi. (Marc, 16, 10) : Et eux étant partis, prêchèrent partout, le
Seigneur agissant avec eux ; voilà la grâce coopérante.). Dans ces deux
sens la grâce se divise en opérante et coopérante. Car l’opération d’un effet
n’est pas attribuée au mobile, mais au moteur. Par conséquent dans l’effet où
notre âme est mue sans mouvoir, comme il n’y a que Dieu qui meuve, l’opération
lui est attribuée, et c’est d’après cela qu’on dit que la grâce est opérante. Dans l’effet où notre âme meut
et est mue, l’opération n’est pas seulement attribuée à Dieu, mais elle l’est
encore à l’âme, et c’est dans ce sens qu’on dit que la grâce est coopérante. Or, il y a en nous deux
sortes d’acte. Le premier est l’acte intérieur de la volonté. Relativement à
cet acte, la volonté est l’objet mû, Dieu est le moteur, et surtout quand la
volonté, qui voulait le mal auparavant, commence à vouloir le bien (Les
théologiens recherchent si à l’égard de cet acte premier, qui est l’effet de la
grâce opérante, la volonté est passive ou si elle est libre. Les thomistes
embrassent généralement le dernier sentiment, mais cette discussion est sans
importance.). C’est pourquoi lorsque Dieu pousse l’âme humaine à cet acte, on
dit que la grâce est opérante. Le
second acte est extérieur. Par là même qu’il est commandé par la volonté, comme
nous l’avons dit (quest. 17, art. 9), il s’ensuit que, par rapport à lui,
l’opération est attribuée à la volonté. Et parce que, relativement à cet acte,
Dieu nous aide encore, en affermissant intérieurement la volonté pour qu’elle
parvienne à agir, et en nous fournissant extérieurement la faculté d’opérer,
dans cette circonstance on dit que la grâce est coopérante. Aussi, après les paroles que nous avons citées, saint
Augustin ajoute-t-il (ibid.) : il
opère pour que nous voulions, et lorsque nous voulons, il coopère avec nous
pour que nous achevions. Par conséquent, si on entend par grâce l’impulsion
gratuite que Dieu nous communique pour faire un bien méritoire, c’est avec
raison qu’elle se divise en opérante
et coopérante (Le concile d’Orange a
ainsi reconnu cette double division : Quoties bona agimus, Deus in nobis, atque nobiscum,
ut operemur, operatur.).
— Mais si on considère la grâce comme un don habituel, elle a deux sortes
d’effets, comme toute autre forme ; le premier est son être, le second son
opération, comme l’opération de la chaleur est de produire le chaud et
d’échauffer extérieurement. Ainsi la grâce habituelle, selon qu’elle guérit
l’âme, ou qu’elle la justifie, ou qu’elle la rend agréable à Dieu, se nomme grâce opérante ; et selon qu’elle est le principe d’une œuvre méritoire
qui procède du libre arbitre, on dit qu’elle est coopérante.
Article
3 : Est-il convenable de diviser la grâce en grâce prévenante et subséquente ?
Objection
N°1. Il semble qu’il ne soit pas convenable de diviser la grâce en grâce prévenante
et subséquente. Car la grâce est l’effet de l’amour divin. Or, l’amour de Dieu
n’est jamais subséquent, mais il est toujours prévenant, d’après ces paroles de
saint Jean (1 Jean, 4, 10) : Ce n’est pas
nous qui avons aimé Dieu, mais c’est lui qui nous a aimés le premier. On ne
doit donc pas admettre une grâce prévenante et subséquente.
Réponse
à l’objection N°1 : L’amour de Dieu désigne quelque chose d’éternel ; c’est
pourquoi on est toujours forcé de dire qu’il est prévenant. Mais la grâce
indique un effet temporel qui peut précéder une chose et être postérieur à une
autre. C’est pour cette raison qu’on peut dire qu’elle est prévenante et
subséquente.
Objection
N°2. La grâce sanctifiante doit être unique dans l’homme, puisqu’elle est
suffisante, d’après ce mot de l’Apôtre (2
Cor., 12, 9) : Ma grâce vous suffit.
Or, la même chose ne peut pas être avant et après. C’est donc à tort qu’on
divise la grâce en prévenante et en subséquente.
Réponse
à l’objection N°2 : La grâce n’est pas essentiellement différente, parce
qu’elle est prévenante et subséquente ; cette distinction ne se rapporte qu’à
ses effets, comme nous l’avons dit à l’égard de la grâce opérante et de la
grâce coopérante. Ainsi, selon que la grâce est subséquente elle appartient à
la gloire, et elle n’est pas autre numériquement que la grâce prévenante par
laquelle nous sommes maintenant justifiés. Car, comme la charité d’ici-bas
n’est pas détruite, mais perfectionnée dans le ciel, nous en devons dire autant
de la lumière de la grâce, parce qu’elles n’impliquent ni l’une ni l’autre
d’imperfection dans leur essence.
Objection
N°3. On connaît la grâce par ses effets. Or, la grâce produit une infinité
d’effets, dont l’un précède l’autre. Donc si d’après ces effets on devait
diviser la grâce en prévenante et subséquente, il semble qu’il y aurait des
grâces d’une infinité d’espèces. Et comme l’art ou la science ne s’occupe pas
de ce qui est infini, on en doit conclure que c’est à tort qu’on divise la
grâce en prévenante et subséquente.
Réponse
à l’objection N°3 : Quoique les effets de la grâce puissent être infinis en
nombre, comme le sont les actes humains, néanmoins ils se ramènent tous à
quelques points spéciaux, et de plus ils ont tous ceci de commun, c’est que
l’un précède l’autre.
Mais
c’est le contraire. La grâce de Dieu provient de sa miséricorde. Or, il est dit
(Ps., 58, 11) : Sa miséricorde me préviendra, et ailleurs (Ps. 22, 6) : Sa miséricorde
me suivra. Donc il est convenable de distinguer la grâce prévenante et la
grâce subséquente.
Conclusion
A cause de la multiplicité des effets de la grâce qui, comparés à des effets
différents, peuvent être tantôt antérieurs et tantôt postérieurs, on a raison
de diviser la grâce en grâce prévenante et subséquente.
Il
faut répondre que, comme la grâce se divise en grâce opérante et coopérante
d’après ses divers effets, de même on la divise en grâce prévenante et en grâce
subséquente, dans quelque sens qu’on la prenne. Or, il y a cinq effets que la
grâce produit en nous : le premier consiste à guérir l’âme, le second à vouloir
le bien, le troisième à opérer efficacement le bien qu’on veut, le quatrième à
y persévérer, le cinquième à parvenir à la gloire. C’est pourquoi la grâce,
selon qu’elle produit en nous le premier effet, est appelée prévenante par
rapport au second, et selon qu’elle produit en nous le second, elle est appelée
subséquente relativement au premier (On appelle encore prévenante la grâce qui
fait que l’homme veut le bien, et subséquente celle qui fait qu’il exécute le
bien qu’il a voulu.). Et comme un effet est antérieur à l’un et postérieur à
l’autre, de même la grâce peut être appelée prévenante et subséquente selon le
même effet par rapport à des effets différents. C’est ce qui fait dire à saint
Augustin (Lib. de nat. et grat., chap. 31,
et liv. 2, ad Bonif., chap. 9) :
Prévenante elle fait que nous sommes guéris, subséquente elle fait qu’étant
guéris nous agissons ; prévenante elle fait que nous sommes appelés,
subséquente elle fait que nous sommes glorifiés (Les théologiens distinguent
encore la grâce qui excite (excitans) et la grâce qui aide (adjuvans). Celle qui excite tire
le pécheur de son sommeil pour l’amener à la pénitence ; et celle qui aide
vient ensuite à son secours pour faire le bien qu’il s’est proposé. Ainsi la première
peut se ramener à la grâce opérante et prévenante et la seconde à la grâce
coopérante et subséquente.).
Article
4 : La grâce gratuitement donnée est-elle convenablement divisée par saint Paul
?
Objection
N°1. Il semble que la grâce gratuitement donnée ne soit pas bien divisée par
saint Paul. Car tout don que Dieu nous accorde gratuitement peut être appelé
une grâce gratuitement donnée. Or, il y a une infinité de dons que Dieu nous
accorde gratuitement pour les biens de l’âme et pour les biens du corps, et qui
ne nous rendent pas néanmoins agréables à Dieu. Donc les grâces gratuitement
données ne peuvent être comprises sous une division positive.
Réponse
à l’objection N°1 : Comme nous l’avons dit (art. 1), tous les bienfaits que
Dieu nous accorde ne sont pas des grâces gratuitement données. Il n’y a que
ceux qui surpassent les forces de notre nature, comme, lorsqu’un pêcheur soit
rempli dans ses discours de sagesse, de science, etc. Ces dons sont appelés des
grâces gratuitement données.
Objection
N°2. La grâce gratuitement donnée se distingue par opposition de la grâce
sanctifiante. Or, la foi appartient à la grâce sanctifiante, parce que c’est
par elle que nous sommes justifiés, d’après ces paroles de saint Paul (Rom., 5, 1) : Etant donc justifiés par la foi, etc. C’est donc à tort que la foi
est placée parmi les grâces gratuitement données, surtout quand les autres
vertus, comme l’espérance et la charité, n’y figurent pas.
Réponse
à l’objection N°2 : La foi n’est pas comptée parmi les grâces gratuitement
données, quand on la considère comme une vertu qui justifie l’homme en
lui-même, mais elle en fait partie, selon qu’elle implique cette certitude
suréminente qui rend un homme apte à enseigner aux autres toutes les vérités
qu’elle renferme. Quant à l’espérance et à la charité, elles appartiennent à la
puissance appétitive, selon que cette puissance rapporte l’homme à Dieu.
Objection
N°3. Opérer des guérisons et parler diverses langues, voilà des miracles.
L’interprétation des discours appartient aussi à la sagesse ou à la science,
d’après cette parole du prophète (Dan., 1, 17) : Dieu a donné à ses enfants la science et la connaissance de tous les
livres et de toute la sagesse. C’est donc à tort qu’on met en opposition le
don de guérir et de parler diverses langues avec le don des miracles, et qu’on
oppose le don d’interprétation à la sagesse et à la science.
Réponse
à l’objection N°3 : La grâce d’opérer des guérisons se distingue de la vertu de
faire des miracles en général, parce qu’elle est un moyen particulier de
conversion. Car celui qui a recouvré la santé par la vertu de la foi est plus
disposé à croire par suite de ce bienfait. De même parler diverses langues et
les interpréter sont deux manières particulières d’amener les autres à la foi, et
c’est pour cela qu’on en fait des grâces gratuitement données
toutes spéciales.
Objection
N°4. Comme la sagesse et la science sont des dons de l’Esprit-Saint,
de même l’intellect, le conseil, la piété, la force et la crainte, comme nous
l’avons dit (quest. 68, art. 4). On devrait donc aussi ranger ces dons parmi
les grâces gratuitement données.
Réponse
à l’objection N°4 : La sagesse et la science ne sont pas rangées parmi les
grâces gratuitement données, au même titre que parmi les dons de l’Esprit-Saint, c’est-à-dire que ce ne sont pas des habitudes
par lesquelles l’Esprit-Saint dispose l’esprit humain
convenablement à l’égard de ce qui regarde la sagesse et la science : car tels
sont les dons de l’Esprit-Saint, comme nous l’avons
dit (quest. 68, art. 1 et 4). On les range parmi les grâces gratuitement
données, selon qu’elles impliquent une certaine abondance de science et de
sagesse, afin que l’homme puisse non seulement bien penser en lui-même des
choses divines, mais qu’il puisse encore en instruire les autres et réfuter
ceux qui le contredisent. C’est pourquoi parmi les grâces gratuitement données,
on met expressément le don de parler avec sagesse et celui de parler avec
science, parce que, comme le dit saint Augustin (De Trin., liv. 14, chap. 1), autre chose est de savoir seulement ce
que l’on doit croire pour arriver à la vie bienheureuse, autre chose est de
savoir comment on peut le communiquer à ceux qui sont bien disposés et le
défendre contre les impies.
Mais
c’est le contraire. L’Apôtre dit (1 Cor., 12, 8) : L’un reçoit du Saint- Esprit le don de parler avec sagesse, l’autre
reçoit du même Esprit le don de parler avec science ; un autre reçoit la foi du
même Esprit, un autre la grâce de guérir les maladies, un autre le don de faire
des miracles, un autre le don de prophétie, un autre le discernement des
esprits, un autre le don de parler diverses langues, un autre celui de les
interpréter.
Conclusion
Les grâces gratuitement données ont été parfaitement divisées par l’Apôtre ;
car, parmi ces dons, les uns se rapportent à la perfection de la connaissance,
comme la foi, la faculté de parler avec sagesse et celle de parler avec science
; les autres ont pour but l’affermissement de la doctrine, comme la grâce
d’opérer des guérisons, de faire des miracles, des prophéties et de discerner
les esprits ; les autres regardent les moyens de s’exprimer, comme le don de
parler diverses langues et celui de les interpréter.
Il
faut répondre que, comme nous l’avons dit (art. 1), la grâce gratuitement
donnée a pour but de mettre l’homme à même de coopérer avec les autres pour les
ramener à Dieu. Or, on ne peut ainsi opérer en agissant sur les autres
intérieurement (car il n’y a que Dieu qui puisse le faire), mais on le peut en
les enseignant ou en les persuadant extérieurement. C’est pourquoi la grâce
gratuitement donnée renferme en elle ce dont l’homme a besoin pour instruire
les autres des vérités divines qui sont supérieures à la raison. Or, pour cela
il lui faut trois choses : 1° Il faut qu’il ait la plénitude de la connaissance
à l’égard des choses de Dieu pour pouvoir en instruire les autres ; 2° il faut
qu’il puisse confirmer ou prouver ce qu’il dit ; autrement sa doctrine ne
serait pas efficace ; 3° il faut que ce qu’il conçoit il puisse convenablement le
présenter à ses auditeurs. Relativement au premier point trois choses sont
nécessaires, comme on le voit quand il s’agit de l’enseignement humain. Car il
faut que celui qui doit apprendre aux autres une science soit d’abord lui-même
très certain des principes de cette science, et c’est pour ce motif qu’on
demande la foi, qui est la certitude
que nous avons des choses invisibles, qui sont regardées comme les principes de
la doctrine catholique. Le docteur doit ensuite bien posséder les conséquences
principales de la science, et c’est dans ce but qu’il est parlé de la sagesse, qui est la connaissance des
choses divines. Enfin il est nécessaire qu’il soit riche en exemples et qu’il
connaisse les effets dont il faut quelquefois se servir pour manifester les causes,
et c’est pour cette raison qu’il est fait mention de la science, qui est la connaissance des choses humaines, parce que les choses invisibles de Dieu sont rendues
intelligibles par celles qu’il a faites (Rom., 1, 20). — On établit les vérités qui sont du ressort de la
raison par des arguments, mais celles qui lui sont supérieures et qui ont été
divinement révélées, on les établit par des moyens qui sont propres à la
puissance divine, et cela de deux manières. La première consiste en ce que
celui qui enseigne la science sacrée fasse ce que Dieu seul peut faire, en
faisant des miracles qui se rapportent, soi tau salut du corps, comme la grâce
de guérir les malades, soit à la seule manifestation de la puissance divine,
comme quand on arrête le soleil, ou qu’on l’obscurcit, ou qu’on divise la mer,
et c’est le don des miracles
proprement dit. La seconde consiste à manifester ce que Dieu seul peut
connaître, comme les futurs contingents, et c’est ce qu’on appelle le don de prophétie ; ou comme les secrets des cœurs,
et c’est ce qu’on désigne par le discernement
des esprits. — L’expression de la pensée peut se considérer par rapport à
la langue dont on se sert, et c’est ce qu’on comprend par le don des langues, et par rapport au sens
des paroles que l’on doit proférer, et c’est ce que signifie le don d’interprétation.
Article
5 : La grâce gratuitement donnée est-elle plus noble que la grâce sanctifiante
?
Objection
N°1. Il semble que la grâce gratuitement donnée soit plus noble que la grâce
sanctifiante. Car le bien d’une nation vaut mieux que celui d’un individu,
comme le dit Aristote (Eth.,
liv. 1, chap. 2). Or, la grâce sanctifiante ne se rapporte qu’au bien d’un
seul, tandis que la grâce gratuitement donnée se rapporte au bien général de
l’Eglise entière, comme nous l’avons dit (art. 1 et 4). Donc la grâce
gratuitement donnée est plus noble que la grâce sanctifiante.
Réponse
à l’objection N°1 : Comme le dit Aristote (Met.,
liv. 12, text. 52), le bien d’une multitude, comme
d’une armée, est de deux sortes : l’un ne réside que dans la multitude
elle-même, tel que l’ordre de l’armée ; l’autre est séparé de la multitude,
comme le bien du général ; et ce dernier est le meilleur, parce que c’est à
celui-ci que l’autre se rapporte. Or, la grâce gratuitement donnée a pour but
le bien général de l’Eglise, qui est l’ordre ecclésiastique, tandis que la
grâce sanctifiante se rapporte au bien général séparé, qui est Dieu lui-même.
C’est pourquoi la grâce sanctifiante est la plus noble.
Objection
N°2. Il faut une plus grande vertu pour pouvoir agir sur un autre qu’il n’en
faut pour agir sur soi seul, comme la lumière d’un corps qui peut en éclairer
d’autres l’emporte sur celle de celui qui brille en lui-même, sans pouvoir
illuminer les autres. C’est pourquoi Aristote dit (Eth., liv. 5, chap. 1) que la
justice est la plus éclatante des vertus, parce que c’est elle qui règle les
rapports des hommes avec les autres individus. Or, la grâce sanctifiante
perfectionne l’homme en lui-même, tandis que par la grâce gratuitement donnée
on travaille au perfectionnement des autres. Donc la grâce gratuitement donnée
est plus noble que la grâce sanctifiante.
Réponse
à l’objection N°2 : Si la grâce gratuitement donnée pouvait produire dans les
autres ce que l’homme obtient par la grâce sanctifiante, il s’ensuivrait que la
grâce gratuitement donnée serait la plus noble ; comme la clarté du soleil qui
éclaire l’emporte sur celle d’un corps qui est éclairé. Mais par la grâce
gratuitement donnée, l’homme ne peut pas produire dans un autre l’union avec
Dieu qu’il possède par la grâce sanctifiante ; il ne produit que des
dispositions à cette grâce. C’est pourquoi il n’est pas nécessaire que la grâce
gratuitement donnée soit la plus noble. C’est ainsi que dans le feu la chaleur
par laquelle il agit pour échauffer un autre corps n’est pas plus noble que sa
forme substantielle.
Objection
N°3. Ce qui est propre à l’élite des individus vaut mieux que ce qui est commun
à tous ; ainsi le raisonnement qui est le propre de l’homme l’emporte sur la
sensibilité qui lui est commune avec tous les animaux. Or, la grâce
sanctifiante est commune à tous les membres de l’Eglise, tandis que la grâce
gratuitement donnée est un don propre aux membres de l’Eglise les plus
distingués. Donc la grâce gratuitement donnée l’emporte sur la grâce
sanctifiante.
Réponse
à l’objection N°3 : La sensibilité se rapporte au raisonnement comme à sa fin ;
c’est pourquoi le raisonnement est plus noble. Mais ici c’est le contraire ;
parce que ce qui est propre se rapporte à ce qui est commun comme à sa fin. Il
n’y a donc pas de parité.
Mais
c’est le contraire. Après avoir énuméré les grâces gratuitement données
l’Apôtre ajoute (1 Cor., 12, 31) : Je vais vous montrer une voie encore plus
excellente, et comme on le voit par ce qui suit, il parle de la charité qui
appartient à la grâce sanctifiante. Donc la grâce sanctifiante vaut mieux que
la grâce gratuitement donnée.
Conclusion
La grâce sanctifiante unissant immédiatement l’homme à Dieu, tandis que la
grâce gratuitement donnée (comme la grâce de la prophétie ou des miracles) ne
fait qu’y préparer et y disposer ; elle est beaucoup plus excellente, plus
noble et plus digne que cette dernière.
Il
faut répondre qu’une vertu est d’autant plus noble qu’elle se rapporte à un
bien plus élevé. Or, la fin est toujours supérieure aux moyens. Par conséquent,
puisque la grâce sanctifiante met l’homme immédiatement en union avec sa fin
dernière, tandis que les grâces gratuitement données le mettent en rapport avec
ce qui doit le préparer à cette union, comme la prophétie, les miracles et les
autres choses de cette nature qui disposent les hommes à s’unir à leur fin
dernière, il s’ensuit que la grâce sanctifiante est beaucoup plus excellente
que la grâce gratuitement donnée.
Copyleft. Traduction
de l’abbé Claude-Joseph Drioux et de JesusMarie.com qui autorise toute personne à copier et à rediffuser par
tous moyens cette traduction française. La Somme Théologique de Saint Thomas
latin-français en regard avec des notes théologiques, historiques et philologiques,
par l’abbé Drioux, chanoine honoraire de Langres, docteur en théologie, à
Paris, Librairie Ecclésiastique et Classique d’Eugène Belin, 52, rue de
Vaugirard. 1853-1856, 15 vol. in-8°. Ouvrage honoré des encouragements du
père Lacordaire o.p. Si par erreur, malgré nos vérifications, il s’était glissé
dans ce fichier des phrases non issues de la traduction de l’abbé Drioux ou de
la nouvelle traduction effectuée par JesusMarie.com, et relevant du droit
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