Saint Thomas d’Aquin - Somme Théologique
1a 2ae = Prima Secundae = 1ère partie de la 2ème Partie
Question 113 : Des
effets de la grâce
Après
avoir parlé de la cause de la grâce, nous avons maintenant à nous occuper de
ses effets. Nous traiterons : 1° de la justification de l’impie, qui est un
effet de la grâce opérante ; 2° du mérite, qui est un effet de la grâce
coopérante. — Sur la justification dix questions se présentent : 1° Qu’est-ce
que la justification de l’impie ? (D’après Luther, la justification n’implique
pas la rémission des péchés. Elle consiste de la part de Dieu à les voiler ou à
les couvrir par les mérites et la grâce du Christ, mais non à les effacer
réellement. Voyez à cet égard l’Histoire
des variations (liv. 5).) — 2° Exige-t-elle l’infusion de la grâce ? (Les
luthériens et les calvinistes supposant que la justification n’efface pas les
péchés, mais qu’elle les couvre seulement, ne voulaient pas qu’elle résulte de
l’infusion de la grâce habituelle et qu’elle existe véritablement en nous, mais
ils prétendaient qu’elle est produite par l’imputation extrinsèque de la
justice de Dieu et de la justice du Christ. Cette erreur a été expressément
condamnée par le concile de Trente (sess. 6, can. 10 et 11).) — 3°
Demande-t-elle un mouvement du libre arbitre ? (Luther a prétendu que le libre
arbitre ne contribuait en rien à la justification de l’homme, que e était
d’ailleurs une faculté purement passive. C’est ce que le concile de Trente a
ainsi condamné (sess. 6, can. 4) : Si quis dixerit : liberum hominis arbitrium à Deo motum et excitatum, nihil cooperari, assentiendo Deo excitanti, atque vocanti, quoad obtinendam justificationis gratiam se disponat atque præparet ; neque posse dissentire,
si velit, sed veluti inanime quoddam nihil omninò agere merèque passive se habere : anathema sit.) — 4° Requiert-elle un mouvement de la foi ? (Le
concile de Trente assigne six actes par lesquels on doit se disposer à la
justification (sess. 6, can. 6). Ce sont les actes de foi, de crainte,
d’espérance, d’amour de Dieu, de contrition, et la résolution de recevoir les
sacrements et de changer de vie.) — 5° Faut-il que le libre arbitre s’élève
contre le péché antérieur ? (Luther et Calvin regardent la contrition et le
ferme propos, comme inutiles à la justification, comme quelque chose de
purement extérieur. Saint Thomas montre ici la fausseté de ce sentiment et fait
par là même ressortir la vérité philosophique de l’explication que le concile
de Trente donne de ce même fait surnaturel.) — 6° La
rémission des péchés doit-elle être comptée parmi les conditions préalablement
requises ? (Les novateurs modernes n’admettant qu’une justification extérieure,
ne considéraient pas la rémission des péchés comme une chose nécessaire à la
justification de l’impie. Ils distinguaient, outre la justification, la
régénération, la sanctification et le renouvellement. Bossuet leur montre la
futilité de toutes ces distinctions (Hist.
des variations, liv. 3).) — 7° Y a-t-il dans la justification de l’impie
une succession de temps ou se fait-elle subitement ? (Si l’on entend par
justification l’infusion de la grâce, elle se fait instantanément ; mais si on
entend par là les dispositions par lesquelles le pécheur se prépare à être
justifié, quoiqu’elles puissent se produire instantanément, comme dans saint
Paul ; cependant elles se produisent ordinairement successivement, parce que
ces dispositions dont parle le concile de Trente (sess. 6, can. 5 et 6)
précèdent le plus souvent temporairement l’effusion de la grâce.) — 8° Quel est
l’ordre naturel des choses qui concourent à la justification ? (Cette question
n’est qu’une conséquence de celles qui précèdent. Sa solution dépend de ce qui
a été dit antérieurement sur l’i ni possibilité où est l’homme d’arriver par
lui-même et par ses œuvres à la justification.) — 9° La justification de
l’impie est-elle la plus grande œuvre de Dieu ? (D’après la doctrine de saint
Thomas, qui est celle de l’Eglise catholique, Bossuet a soutenu, contre les
protestants, que la justification du pécheur n’est pas seulement l’acte du juge
qui prononce et renvoie absous, mais l’action du Créateur et du Tout-Puissant, qui régénère et qui renouvelle (Réfutation du Catéchisme du sieur Paul Ferry,
ch. 6).) — 10° Est-elle une chose miraculeuse ? (Sur ces différentes questions,
les orateurs sacrés sont portés à s’écarter de la précision de la doctrine
théologique. Il est donc utile de bien méditer ces articles.)
Article
1 : La justification de l’impie est-elle la rémission des péchés ?
Objection
N°1. Il semble que la justification de l’impie ne soit pas la rémission des
péchés. Car le péché n’est pas seulement opposé à la justice, il l’est encore à
toutes les vertus, comme on le voit d’après ce que nous avons dit (quest. 71,
art. 1). Or, la justification désigne un mouvement vers la justice. Par
conséquent la rémission des péchés n’est pas toujours une justification,
puisque tout mouvement va d’un contraire à un autre.
Réponse
à l’objection N°1 : Tout péché, selon qu’il implique un dérèglement de l’esprit
qui n’est pas soumis à Dieu, peut être appelé une injustice contraire à la
justice dont nous venons de parler, suivant ce mot de saint Jean (1 Jean, 3, 4)
: Quiconque fait le péché commet une
injustice, car le péché est une injustice. C’est en ce sens qu’on donne à
la rémission de tout péché le nom de justification.
Objection
N°2. Chaque chose doit tirer sa dénomination de ce qu’il y a de principal en
elle, comme le dit Aristote (De animâ, liv. 2, text. 49). Or,
la rémission des péchés se fait principalement par la foi, d’après ce mot de
l’Ecriture (Actes, 15, 9) : C’est par la foi que Dieu purifie les cœurs
; elle se fait aussi par la charité, suivant ces paroles (Prov., 10, 12) : La charité
couvre tous les péchés. La rémission des péchés doit plutôt tirer sa
dénomination de la foi ou de la charité que de la justice.
Réponse
à l’objection N°2 : La foi et la charité désignent un rapport spécial de l’âme
humaine à Dieu selon l’intellect et la volonté ; tandis que la justice comprend
généralement tous les rapports qui sont droits. C’est pourquoi ce changement
tire son nom de la justice plutôt que de la charité et de la foi.
Objection
N°3. La rémission des péchés paraît être la même chose que la vocation. Car on
appelle (vocatur)
celui qui est éloigné, et le péché nous éloigne de Dieu. Or, la vocation
précède la justification, puisque l’Apôtre dit (Rom., 8, 20) : Il a justifié
ceux qu’il a appelés. Donc la justification n’est pas la rémission des
péchés.
Réponse
à l’objection N°3 : La vocation se rapporte au secours de Dieu qui meut l’âme
intérieurement et qui l’excite à abandonner le péché. Cette motion de Dieu
n’est pas la rémission des péchés, mais elle en est la cause.
Mais
c’est le contraire. A propos de ces paroles (Rom., 8, 20) : Il a justifié
ceux qu’il a appelés, la glose dit (interl.) : Il les a justifiés, c’est-à-dire que leurs péchés
ont été remis. Donc la rémission des péchés est la justification.
Conclusion
La justification qui se fait par un simple changement n’est pas la rémission
des péchés, elle est seulement l’acquisition de la justice. Mais la
justification de l’impie (celle dont il est ici question), s’accomplissant à la
façon d’un mouvement qui va d’un contraire à un autre, est la rémission des
péchés jointe à l’acquisition de la justice.
Il
faut répondre que la justification entendue passivement, implique un mouvement
vers la justice, comme l’échauffement implique un mouvement vers la chaleur.
Mais la justice considérée dans son essence impliquant une droiture d’ordre, on
peut l’envisager de deux manières : 1° On peut la considérer selon qu’elle
implique de la droiture dans l’acte même de l’homme. A ce point de vue la
justice est une vertu, soit qu’il s’agisse de la justice particulière qui règle
avec droiture les actes de l’homme dans les rapports qu’il a avec ses
semblables individuellement pris, soit qu’il s’agisse de la justice légale qui
ordonne avec droiture les actes de l’homme par rapport au bien général de la
multitude, comme on le voit (Eth., liv. 5, chap. 1). 2° On considère la justice selon
qu’elle règle avec droiture les dispositions intérieures de l’homme ;
c’est-à-dire selon que ce qu’il y a de plus élevé dans l’homme est soumis à
Dieu, et que les puissances inférieures de l’âme sont soumises à la puissance
supérieure ou à la raison. C’est cette disposition qu’Aristote appelle la
justice prise métaphoriquement (Eth., liv. 5, chap. ult.). — Or, cette justice peut se
produire dans l’homme de deux manières. 1° Par manière de simple génération.
C’est ainsi qu’on passe de la privation à la forme. Celui qui ne serait pas
dans le péché pourrait être justifié de la sorte, en recevant de Dieu cette
justice, comme on dit qu’Adam a reçu la justice originelle. 2° Cette justice
peut se produire dans l’homme à la manière d’un mouvement qui va d’un contraire
à un autre. En ce sens la justification implique une transformation de telle
sorte qu’on passe de l’état de l’injustice à l’état de justice (Ce passage d’un
état à un autre, qui constitue la justification proprement dite, est ainsi
exprimé dans le concile de Trente (sess. 6, can. 3 et 4) : Quibus verbis justificationis
impii descriptio insinuatur, ut sit translatio ab eo statu, in quo
homo nascitur filius primi Adæ, in statum
gratiæ et adoptionis filiorum Dei per secundum Adam Jesum Christum salvatorem nostrum.). Et c’est ainsi que nous entendons la
justification de l’impie, suivant ces paroles de saint Paul (Rom., 4, 5) : Lorsqu’un homme, sans faire des œuvres, croit en celui qui justifie
l’impie, sa foi lui est imputée à justice, suivant le décret de la grâce de
Dieu. Et parce que le mouvement tire plutôt son nom de son point d’arrivée
que de son point de départ, il s’ensuit que ce changement par lequel on passe
de l’état d’injustice à l’état de justice au moyen de la rémission des péchés,
tire son nom de son point d’arrivée et s’appelle la justification de l’impie (Les luthériens n’admettant qu’une
justification impropre, distinguaient la justification de la sanctification.
Bossuet montre parfaitement que ces deux choses sont au fond la même grâce (Hist. des variations, liv. 3, chap. 35).).
Article
2 : L’infusion de la grâce est-elle nécessaire pour la rémission des péchés qui
est la justification de l’impie ?
Objection
N°1. Il semble que pour la rémission des péchés qui est la justification de
l’impie, l’infusion de la grâce ne soit pas nécessaire. Car on peut s’éloigner
d’un contraire sans arriver à l’autre, s’ils sont médiats. Or, l’état du péché
et l’état de grâce sont des contraires médiats ; car il y a entre eux l’état
d’innocence qui est celui où l’homme n’a ni grâce, ni faute. Donc on peut
remettre à quelqu’un son péché sans qu’il arrive pour cela à la grâce.
Réponse
à l’objection N°1 : Il faut plus d’efforts pour remettre une offense à celui
qui l’a commise, qu’il n’en faut pour ne pas haïr simplement celui qui n’a fait
aucun mal. Car il peut arriver parmi les hommes qu’un individu n’ait ni haine,
ni amour pour un autre. Mais si on l’offense et qu’il pardonne, cela ne peut se
faire sans une bienveillance particulière. Or, la bienveillance de Dieu envers
l’homme auquel il veut rendre son amitié se manifeste par le don de la grâce.
C’est pourquoi, bien que l’homme avant son péché ait pu être sans grâce et sans
faute, cependant depuis son péché il ne peut pas être exempt de faute, s’il n’a
pas la grâce.
Objection
N°2. La rémission de la faute consiste en ce que Dieu ne l’impute pas, d’après
ce passage du Psalmiste (Ps. 31, 2) :
Heureux l’homme à qui Dieu n’a pas imputé
son péché. Or, l’infusion de la grâce met quelque chose en nous comme nous
l’avons vu (quest. 110, art. 1). Donc elle n’est pas nécessaire à la rémission
des péchés.
Réponse
à l’objection N°2 : Comme l’amour de Dieu ne consiste pas seulement dans l’acte
de la volonté divine, mais qu’il implique encore un effet de la grâce, comme
nous l’avons dit (quest. 110, art. 1), de même l’acte par lequel Dieu n’impute
pas à l’homme son péché, implique un effet dans celui auquel le péché n’est pas
imputé. Car si Dieu n’impute pas à un individu son péché, cette faveur provient
de l’amour qu’il a pour lui.
Objection
N°3. Aucun individu n’est simultanément soumis à deux contraires. Or, il y a
des péchés qui sont contraires, comme la prodigalité et l’illibéralité.
Donc celui qui est soumis au péché de prodigalité n’est pas en même temps
soumis à celui d’illibéralité, quoiqu’il ait pu y
tomber auparavant. Par conséquent en tombant dans le vice de la prodigalité, on
s’affranchit de celui de l’illibéralité, et il y a
ainsi un péché qui se trouve remis sans la grâce.
Réponse
à l’objection N°3 : Comme le dit saint Augustin (Lib. 1 de nupt. et concupisc., chap. 26), s’il suffisait de ne plus pécher pour
être exempt de faute, l’Ecriture se bornerait à dire : Mon fils, vous avez péché, ne le faites plus ; mais cela ne suffit
pas, puisqu’elle ajoute : Demandez le pardon
de vos anciennes fautes. Car l’acte du péché passe, mais le démérite reste,
comme nous l’avons dit (quest, 87, art. 6). C’est
pourquoi, quand quelqu’un passe des fautes d’un vice aux fautes du vice
contraire, il cesse de faire les actes de son péché passé, mais il ne cesse pas
pour cela d’en avoir la responsabilité ; d’où il résulte qu’il est
simultanément coupable de ces deux espèces de fautes. Car les péchés ne sont
pas contraires les uns aux autres en ce qu’ils nous éloignent de Dieu, et c’est
à cet égard qu’ils sont cause de notre démérite.
Mais
c’est le contraire. Saint Paul dit : Nous
avons été gratuitement justifiés par sa grâce (Rom., 3, 24).
Conclusion
Puisqu’il répugne à la justice de Dieu de remettre la peine tant que dure la
faute et que l’homme tel qu’il naît maintenant ne peut sans la grâce obtenir la
remise de sa peine ; il est évident que l’infusion de la grâce lui est
également nécessaire pour obtenir la rémission de sa peine.
Il
faut répondre que l’homme en péchant offense Dieu, comme on le voit d’après ce
que nous avons dit (quest. 71, art. 5). Or, l’offense n’est remise à quelqu’un
qu’autant que l’esprit de celui qu’il a offensé est apaisé à son égard. C’est
pourquoi on dit que le péché est remis, selon que Dieu est en paix avec nous ;
et cette paix consiste dans l’amour qu’il nous porte. L’amour de Dieu, selon
qu’il émane de l’acte divin est éternel et immuable, mais relativement à
l’effet qu’il nous imprime il a quelquefois des interruptions, en ce sens que
tantôt nous le perdons et tantôt nous le recouvrons. Cet effet de l’amour divin
en nous, que le péché détruit, est la grâce, qui rend l’homme digne de la vie
éternelle, dont le péché mortel l’exclut. C’est pourquoi on ne pourrait pas
comprendre qu’il y eût rémission des péchés, s’il n’y avait pas infusion de la
grâce (C’est ce qu’indique ces paroles du concile de Trente : Si quis dixerit homines justificari vel solâ imputatione justitiæ Christi, ver solâ peccatorum remissione exclusâ et charitate… anathema sit.).
Article
3 : Le mouvement du libre arbitre est-il nécessaire pour la justification de
l’impie ?
Objection
N°1. Il semble que le mouvement du libre arbitre ne soit pas nécessaire à la
justification de l’impie. En effet, nous voyons que par le sacrement de
baptême, les enfants et quelquefois aussi les adultes sont justifiés, sans le
mouvement du libre arbitre. Car saint Augustin dit (Conf., liv. 4, chap. 4) qu’un de
ses amis ayant eu la fièvre, il resta longtemps sans sentiment dans une sueur
mortelle, et que quand il fut désespéré, on le baptisa sans qu’il le sût, et qu’il renaquit ; ce qui se fait par la grâce
sanctifiante. Or, Dieu n’a pas enchaîné aux sacrements sa puissance. Il peut
donc justifier l’homme sans eux et sans aucun mouvement du libre arbitre.
Réponse
à l’objection N°1 : Les enfants ne sont pas capables du mouvement du libre
arbitre. C’est pourquoi Dieu les justifie simplement en revêtant leur âme des
dons de sa grâce (D’après le principe général de saint Thomas que pour recevoir
une forme on doit y être préparé, les thomistes ont recherché quelles étaient
dans ce cas les dispositions de l’enfant. Mais cette question d’ailleurs très
futile n’a pu donner lieu qu’à des controverses interminables.). Cependant il
ne le fait pas sans le sacrement, parce que comme le péché originel qu’il
efface en eux ne provient pas de leur volonté propre, mais qu’il a été produit
par la voie de la chair, de même la grâce découle du Christ en eux par la
régénération spirituelle. On peut raisonner de même à l’égard des furieux et
des fous, qui n’ont jamais eu l’usage de leur liberté. Mais si quelqu’un a joui
de son libre arbitre pendant un temps et qu’il en ait été ensuite privé soit
par une infirmité, soit par le sommeil, il n’obtient pas la grâce sanctifiante
parle baptême extérieurement administré ou par un autre sacrement, s’il n’a pas
eu préalablement le dessein de recevoir ce sacrement (Car pour le baptême des
adultes, la première condition nécessaire, c’est qu’ils aient le désir de
recevoir ce sacrement.), ce qui ne peut avoir lieu qu’autant qu’on fait usage
du libre arbitre. C’est de cette manière que l’homme dont parle saint Augustin
a été régénéré ; parce qu’il a reçu le baptême après l’avoir auparavant désiré.
Objection
N°2. En dormant l’homme n’a pas l’usage de sa raison, et le libre arbitre ne
peut agir sans cela. Or, Salomon a reçu de Dieu en dormant le don de la
sagesse, comme on le voit (3 Rois,
chap. 3 et 2 Par., chap. 1). Donc
pour la même raison le don de la grâce sanctifiante est quelquefois donné à
l’homme par Dieu, sans l’intervention du libre arbitre.
Réponse
à l’objection N°2 : Salomon n’a ni mérité, ni obtenu la sagesse en dormant,
mais il lui a été notifié dans son sommeil que, parce qu’il l’avait désirée
antérieurement, le Seigneur la lui avait accordée. C’est pourquoi l’Ecriture
lui fait dire (Sag., 7, 7) : J’ai désiré l’intelligence, et elle m’a été donnée. — Ou bien on
peut dire que ce sommeil n’était pas un sommeil naturel, mais un sommeil
prophétique, d’après ces paroles (Nom.,
12, 6) : S’il se trouve parmi vous un
prophète du Seigneur, je me ferai connaître à lui en vision et je lui parlerai
en songe. Dans ce cas on jouit de son libre arbitre. Cependant il faut
observer qu’il n’en est pas du don de la sagesse comme du don de la grâce
sanctifiante. Car le don de la grâce sanctifiante met principalement l’homme en
rapport avec le bien qui est l’objet de la volonté. C’est pourquoi l’homme est
porté à ce bien par le mouvement de la volonté, qui est le mouvement du libre
arbitre. Au contraire la sagesse perfectionne l’intellect qui est antérieur à
la volonté. Par conséquent l’intellect peut être éclairé par le don de la
sagesse, sans que le mouvement du libre arbitre soit parfait. C’est ainsi que
nous voyons les hommes recevoir des révélations dans le sommeil, comme le dit
Job (33, 15) : Durant les songes et les
visions de la nuit, pendant que le sommeil accable les hommes et qu’ils dorment
dans leurs lits, Dieu leur parle à l’oreille et les instruit en secret.
Objection
N°3. La grâce est produite et conservée par la même cause. Car saint Augustin
dit (Sup. Gen.
ad litt., liv. 8, chap. 10 et 12) que l’homme
doit se tourner vers Dieu, de telle sorte qu’il soit toujours conservé par lui
dans la justice. Or, la grâce est conservée dans l’homme sans le mouvement du
libre arbitre. Donc elle peut y être infuse dès le commencement sans lui.
Réponse
à l’objection N°3 : Dans l’infusion de la grâce sanctifiante il y a une
transformation de l’âme humaine. C’est pourquoi le mouvement propre de l’âme
est nécessaire pour qu’elle soit mue conformément à sa nature. Mais la
conservation de la grâce a lieu sans transformation ; par conséquent elle ne
demande pas un mouvement de la part de l’âme, il suffit que l’influx divin
persévère.
Mais
c’est le contraire. Il est dit (Jean, 6, 45) : Celui que le Père enseigne et qui a appris vient à moi. Or on ne
peut apprendre sans le mouvement du libre arbitre, puisque celui qui apprend
consent à celui qui enseigne. Donc personne ne vient à Dieu par la grâce
sanctifiante, sans que le libre arbitre n’y participe.
Conclusion
La justification de l’impie se faisant sous l’action de Dieu qui le porte à la
justice, et Dieu agissant sur tous les êtres d’une manière conforme à leur
nature, on doit dire que pour la justification de l’impie (s’il a l’usage de la
raison) il faut le mouvement de son libre arbitre par lequel il accepte le don
de la grâce.
Il
faut répondre que la justification de l’impie a lieu d’après l’impulsion divine
qui porte l’homme à la justice. Car c’est Dieu qui justifie l’impie, comme
ledit l’Apôtre (Rom., chap. 3). Or,
Dieu meut tous les êtres conformément à leur nature. C’est ainsi que dans
l’ordre naturel, nous voyons qu’il ne meut pas de la même manière les corps
graves et les corps légers, précisément parce qu’ils sont d’une nature
différente. Par conséquent il porte l’homme à la justice selon la condition de
la nature humaine. Et comme il est dans la nature de l’homme d’avoir le libre
arbitre, il s’ensuit que Dieu ne le porte pas à la justice, sans lui laisser
faire usage de cette faculté ; mais il répand en lui le don de la grâce
sanctifiante de telle sorte qu’il meut simultanément le libre arbitre dans ceux
qui sont capables de cette motion, pour qu’il accepte ce don.
Article
4 : La justification de l’impie exige-t-elle le mouvement de la foi ?
Objection
N°1. Il semble que le mouvement de la foi ne soit pas nécessaire à la
justification de l’impie. Car, comme l’homme est justifié par la foi, de même
il l’est aussi par d’autres vertus. Ainsi il l’est par la crainte dont il est
dit (Ecclésiastique, 1, 27) : La crainte du Seigneur chasse le péché, car
celui qui est sans crainte ne pourra pas être justifié. Il l’est également
par la charité, d’après ces paroles (Luc, 7, 47) : Beaucoup de péchés lui sont remis parce qu’elle a beaucoup aimé. Il
l’est, par l’humilité, puisque suivant saint Jacques (4, 6) : Dieu résiste aux superbes, mais il donne sa
grâce aux humbles. Enfin il l’est par la miséricorde, puisqu’il est dit (Prov., 15, 27) que les péchés sont effacés par la miséricorde et la foi. Donc le
mouvement de la foi n’est pas plus nécessaire à la justification de l’impie que
le mouvement des vertus que nous avons énumérées.
Réponse
à l’objection N°1 : Le mouvement de la foi n’est pas parfait si la charité ne
l’anime ; par conséquent dans la justification de l’impie il y a tout à la fois
le mouvement de la foi et le mouvement de la charité. Le libre arbitre est
porté vers Dieu pour se soumettre à lui ; il y a donc aussi un acte de crainte
filiale (Selon la doctrine du concile de Trente, la foi, en éclairant le
pécheur sur son état, fait naître on lui la crainte ; de la crainte il passe à
l’espérance, en pensant à la miséricorde de Dieu : l’espérance est dès lors
accompagnée d’un commencement d’amour de Dieu, qui produit la haine du péché ou
la contrition, et la contrition implique la résolution de sortir du mal, au
moyen des sacrements.) et un acte d’humilité. Car il arrive qu’un seul et même
acte libre est le sujet de puissances diverses, selon que l’une commande et que
les autres sont commandés, c’est-à-dire selon qu’un acte peut se rapporter à
des fins diverses. Quant à l’acte de miséricorde, ou bien on le fait par
rapport au péché par manière de satisfaction, et dans ce cas il est une
conséquence de la justification, ou bien on l’accomplit par manière de
préparation ; c’est ainsi que les miséricordieux obtiennent miséricorde. Alors
il peut précéder la justification ou bien concourir à la produire simultanément
avec les autres vertus dont nous avons parlé, selon que la miséricorde est
comprise dans l’amour du prochain.
Objection
N°2. L’acte de foi n’est nécessaire à la justification qu’autant que c’est par
la foi que l’homme connaît Dieu. Mais il peut le connaître de plusieurs autres
manières ; par la connaissance naturelle et par le don de sagesse. L’acte de
foi n’est donc pas nécessaire à la justification de l’impie.
Réponse
à l’objection N°2 : La connaissance naturelle ne met pas l’homme en rapport
avec Dieu considéré comme l’objet de la béatitude et la cause de la justification.
Cette connaissance ne suffit donc pas pour être justifié. Quant au don de
sagesse, il présuppose la connaissance de la foi, comme on le voit d’après ce
que nous avons dit (quest. 67, art. 4, réponse N°3).
Objection
N°3. Il y a différents articles de foi. Si donc l’acte de foi est nécessaire à
la justification de l’impie, il semble que l’homme, quand il est justifié,
doive penser à tous ces articles. Or, il semble qu’il y ait en cela un
inconvénient, puisqu’une pareille réflexion demande toujours de longs délais.
Par conséquent il semble que l’acte de foi ne soit pas nécessaire à la
justification de l’impie.
Réponse
à l’objection N°3 : Comme le dit l’Apôtre (Rom.,
4, 5) : Si quelqu’un croit en celui qui
justifie, sa foi lui sera imputée à justice (suivant le décret de la grâce de
Dieu). D’où il est manifeste que pour la justification de l’impie, il faut
un acte de foi par lequel l’homme croie que c’est Dieu qui justifie les hommes
par le mystère du Christ (Simon le Magicien, Eunomius
et d’autres hérétiques des premiers siècles avaient enseigné que la foi seule
justifiait. C’est contre cette erreur que saint Pierre, saint Jean, saint
Jacques et saint Jude ont écrit leurs épitres.).
Mais
c’est le contraire. Il est dit (Rom.,
5, 1) : Etant justifiés par la foi, nous
avons la paix avec Dieu.
Conclusion
Puisque la justification de l’impie exige que son âme se tourne vers Dieu et
que son premier mouvement vers Dieu s’opère par la foi, il est évident que le
mouvement de la foi est nécessaire à cette justification.
Il
faut répondre que, comme nous l’avons dit (art. préc.),
le mouvement du libre arbitre est nécessaire à la justification de l’impie
selon que l’âme humaine est mue par Dieu. Or, Dieu meut l’âme de l’homme en la
tournant vers lui, selon cette parole du Psalmiste (Ps. 84, 7) : En vous tournant
vers nous, Seigneur, vous nous vivifierez. C’est pourquoi le mouvement de
l’esprit par lequel il se tourne vers Dieu est nécessaire à la justification de
l’impie. Et comme ce premier retour vers Dieu s’opère par la foi, d’après ce
passage de l’Apôtre (Héb., 11, 6) : Il faut que celui qui s’approche de Dieu croie qu’il existe, il
s’ensuit que le mouvement de la foi est nécessaire à la justification de
l’impie (Quelle est la foi nécessaire pour la justification i Ce n’est pas
cette foi qui consiste dans la confiance que nous avons que nos péchés nous
sont remis. Cette opinion, qui est celle des novateurs modernes, a été ainsi
condamnée par le concile de Trente (sess. 6, can. 12) : Si quis dixerit fidem justificantem nihil esse aliud quam fiduciam
divinæ misericordiæ peccata remittentis propter Christum ; vel eam fiduciam
solam esse qua justificamur
: anathema sit.).
Article
5 : La justification de l’impie exige-t-elle un acte ou un mouvement de son
libre arbitre contre le péché ?
Objection
N°1. Il semble que la justification de l’impie n’exige pas un mouvement de son
libre arbitre contre le péché. Car la charité seule suffit pour effacer le
péché, d’après cette parole de l’Ecriture (Prov.,
10, 12) : La charité couvre toutes les
fautes. Or, l’objet de la charité n’est pas le péché. Donc il n’est pas
nécessaire pour que l’impie soit justifié que son libre arbitre s’élève contre
le péché.
Réponse
à l’objection N°1 : Il appartient à la même vertu de rechercher un des
contraires et de fuir l’autre. C’est pourquoi comme il appartient à la charité
d’aimer Dieu, de même c’est aussi à elle à délester les péchés qui séparent
l’âme de lui (Le concile de Trente exprime ainsi ce double mouvement : Deum tanquam omnis justitiæ fontem, diligere incipiunt (peccatores), ac proptereà moventur
adversus precata per odium et detestationem.).
Objection
N°2. Celui qui tend en avant ne doit pas regarder en arrière, d’après ces
paroles de l’Apôtre (Philipp., 3, 14)
: Oubliant ce qui est derrière moi et en
avançant vers ce qui est devant moi, je cours vers le terme pour remporter le
prix auquel Dieu m’a appelé d’en haut. Or, pour celui qui tend à être
justifié, les péchés passés sont en arrière et par conséquent il doit les
oublier. Il ne doit donc pas se porter vers eux par son libre arbitre.
Réponse
à l’objection N°2 : L’homme ne doit pas retourner vers le passé par l’amour,
mais il doit l’oublier de manière à ne conserver pour lui aucune affection.
Cependant il doit se le rappeler par la pensée, afin de le détester : car c’est
le moyen de s’éloigner de lui.
Objection
N°3. Dans la justification de l’impie, un péché n’est pas remis sans un autre ;
car c’est une impiété d’espérer de Dieu un demi-pardon
(ex chap. Sunt plures, dist.
3, de pænit.).
Si donc, dans la justification de l’impie, le libre arbitre devait s’élever
contre le péché, il faudrait penser à toutes ses fautes ; ce qui paraît
répugner, soit parce qu’il faudrait un long temps pour y réfléchir ; soit parce
qu’on ne pourrait obtenir le pardon de ceux qu’on aurait oubliés. Donc ce
mouvement du libre arbitre contre le péché n’est pas nécessaire à la
justification de 1’impie.
Réponse
à l’objection N°3 : Dans le temps qui précède la justification, il faut que
l’homme déteste chacun des péchés qu’il a commis, et dont il se souvient, cette
considération produit dans l’âme une détestation universelle de toutes les
fautes qu’on a faites, et parmi ces fautes sont comprises celles qu’on oublie ;
parce que l’homme dans cet état est disposé de telle manière qu’il se
repentirait de celles dont il a perdu la mémoire si elles étaient présentes à
son esprit, et ce mouvement concourt à la justification.
Mais
c’est le contraire. J’ai dit, s’écrie
le Psalmiste (Ps. 31, 5) : je m’accuserai moi-même de mes offenses
devant le Seigneur, et vous avez effacé l’iniquité de mon péché.
Conclusion
La justification de l’impie étant un mouvement par lequel il passe du péché à
la justice, il est nécessaire (s’il a la raison) que son libre arbitre agisse
non seulement pour porter son cœur à la justice par le désir et l’amour, mais
encore pour qu’il s’éloigne du péché par la haine.
Il
faut répondre que, comme nous l’avons dit (art. 1), la justification de l’impie
est un mouvement par lequel Dieu meut l’âme humaine, en la faisant passer de
l’état de péché à l’état de justice. Il faut donc que
l’âme humaine se rapporte à ces deux extrêmes par son libre arbitre, comme un
corps qui est mû localement par un moteur se rapporte aux deux termes du
mouvement. Or, dans le mouvement local des corps, il est évident que le corps
qui est mû s’éloigne du point de départ et s’approche du point d’arrivée ; par
conséquent il faut que l’âme humaine, quand elle est justifiée, s’éloigne du
péché et arrive à la justice par le mouvement de son libre arbitre. Cette
répulsion et cet attrait se produisent dans l’acte du libre arbitre par la
détestation et par le désir. Car saint Augustin expliquant ces paroles de saint
Jean : Le mercenaire s’enfuit (Jean,
10, 13), dit (Tract. 46, ad fin.) que nos affections sont les
mouvements de notre âme, que la joie est l’effusion du cœur et que la crainte
produit la fuite ; que l’on avance quand on désire, mais que l’on fuit quand on
craint. Il faut donc que dans la justification de l’impie, il y ait de la part
du libre arbitre un double mouvement ; que d’un côté il tende à la justice de
Dieu par le désir et que de l’autre il déteste le péché.
Article
6 : Doit-on compter la rémission des péchés parmi les choses nécessaires à la
justification de l’impie ?
Objection
N°1. Il semble qu’on ne doive pas compter la rémission des péchés parmi les
choses nécessaires à la justification de l’impie. Car la substance d’une chose
n’est pas comptée avec ce qui lui est nécessaire : ainsi l’homme n’est pas
compté avec l’âme et le corps. Or, la justification de l’impie est la rémission
des péchés, comme nous l’avons dit (art. 1). Donc on ne doit pas compter la
rémission des péchés parmi les choses qui sont nécessaires à cette
justification.
Réponse
à l’objection N°1 : On dit que la justification de l’impie est la rémission des
péchés, parce que tout mouvement se spécifie d’après son terme. Toutefois pour
arriver au terme il faut beaucoup d’autres choses, comme on le voit d’après ce
que nous avons dit (art. préc.).
Objection
N°2. L’infusion de la grâce et la rémission des péchés est
une même chose, comme l’illumination et la disparition des ténèbres. Or, une
même chose ne doit pas être comptée avec elle-même, puisque l’unité est opposée
à la multiplicité. On ne doit donc pas compter la rémission des fautes avec
l’infusion de la grâce.
Réponse
à l’objection N°2 : On peut considérer de deux manières l’infusion de la grâce
et la rémission des péchés : 1° Selon la substance même de l’acte, sous ce
rapport elles ne forment qu’une même chose ; car c’est par le même acte, que
Dieu accorde sa grâce et qu’il remet les péchés. 2° On peut les considérer sous
le rapport des objets. Elles diffèrent selon la différence qu’il y a entre la
faute qui est effacée et la grâce qui est infuse ; comme dans l’ordre naturel
la génération et la corruption diffèrent, quoique la génération d’une chose
soit la corruption d’une autre.
Objection
N°3. La rémission des péchés résulte du mouvement du libre arbitre vers Dieu,
et contre le péché, comme l’effet résulte de la cause. Car les péchés sont
remis par la foi et par la contrition. Or, on ne doit pas compter l’effet avec
sa cause ; parce que les choses qu’on compte, comme des divisions d’un même
genre, existent naturellement ensemble. Donc on ne doit pas compter la
rémission de la faute parmi les autres choses qui sont nécessaires à la
justification de l’impie.
Réponse
à l’objection N°3 : Cette énumération ne se fait pas selon la division du genre
en ses espèces, dans laquelle il faut que tout ce qui est compté existe
simultanément, mais elle se fait selon la différence qu’il doit y avoir entre
les éléments nécessaires au complément parfait d’une chose. Dans ce cas il peut
y avoir des choses antérieures et des choses postérieures, parce que dans les
principes et les parties de ce qui est composé il peut y en avoir qui soient
avant d’autres.
Mais
c’est le contraire. Dans l’énumération de ce qui est nécessaire à une chose, on
ne doit pas omettre la fin, qui est en tout ce qu’il y a de plus important. Or,
dans la justification de l’impie la rémission des péchés est la fin : car il
est dit (Is., 27, 9) : Le fruit de tous ses maux sera l’expiation de ses péchés. Donc on
doit compter la rémission des péchés parmi ce qui est nécessaire à la justification
de l’impie.
Conclusion
Puisque parmi les autres choses nécessaires au mouvement on comprend la
consommation du mouvement lui-même ; c’est avec raison que la rémission des
péchés, qui est en quelque sorte la consommation de la justification, se trouve
comptée parmi ce que cette justification requiert.
Il
faut répondre qu’on compte quatre choses qui sont nécessaires à la
justification de l’impie : l’infusion de la grâce, le mouvement du libre
arbitre vers Dieu par la foi, le mouvement du libre arbitre contre le péché et
la rémission de la faute. La raison en est que, comme nous l’avons dit (art.
1), la justification est un mouvement par lequel Dieu fait passer l’âme de
l’état du péché à l’état de la justice. Or, pour tout mouvement au moyen duquel
un être est mû par un autre, il faut trois choses : 1° l’impulsion du moteur ;
2° le mouvement du mobile ; 3° la consommation du mouvement, qui a lieu quand
on arrive à la fin. La motion divine produit l’infusion de la grâce ;
relativement au libre arbitre qui est mû il y a deux mouvements : par l’un il
s’éloigne du point de départ et par l’autre il approche du point d’arrivée.
Quant à la consommation qui est l’arrivée au terme de ce mouvement, la
rémission des fautes l’implique ; car c’est précisément par là que la
justification est consommée (C’est ce que supposent ces paroles du concile de
Trente (sess. 6, can. 7) : In impii justificatione, cum remissione peccatorum, hæc omnia infusa accipit homo per Christum cui inseritur,
fidem, spem et charitatem.).
Article
7 : La justification de l’impie se produit-elle instantanément ou
successivement ?
Objection
N°1. Il semble que la justification de l’impie ne se produise pas
instantanément, mais successivement. Car, comme nous l’avons dit (art. 3), le
mouvement du libre arbitre est nécessaire à la justification de l’impie. Or,
l’acte du libre arbitre, c’est l’élection qui demande préalablement la
délibération du conseil, comme nous l’avons dit (quest. 13, art. 1). Par
conséquent, puisque la délibération implique un mouvement discursif qui suppose
une certaine succession, il semble que la justification de l’impie soit
successive.
Réponse
à l’objection N°1 : Le mouvement du libre arbitre qui concourt à la
justification de l’impie est le consentement par lequel il déteste le péché et
s’approche de Dieu. A la vérité ce consentement se produit subitement. Mais il
arrive quelquefois qu’il est précédé par une
délibération qui n’est pas de la substance de la justification, mais qui est un
moyen pour y parvenir, comme le mouvement local mène à l’illumination et
l’altération à la génération.
Objection
N°2. Le mouvement du libre arbitre n’a pas lieu sans un acte d’intelligence.
Or, il est impossible de comprendre simultanément plusieurs choses en acte,
comme nous l’avons dit (1a pars, quest. 85, art. 4). Par conséquent,
puisque la justification de l’impie demande que le libre arbitre se porte à des
choses diverses, vers Dieu et contre le péché, il semble qu’elle ne puisse pas
être instantanée.
Réponse
à l’objection N°2 : Comme nous l’avons dit (1a pars, quest. 85, art.
5), rien n’empêche que nous ne comprenions en acte deux choses simultanément
quand elles sont unes d’une certaine manière. Ainsi nous comprenons
simultanément le sujet et l’attribut, selon qu’ils sont unis dans une même
affirmation. De la même manière le libre arbitre peut se porter simultanément
vers deux choses, selon que l’une se rapporte à l’autre. Or, le mouvement du
libre arbitre contre le péché se rapporte au mouvement qui le porte vers Dieu ;
car l’homme déteste le péché, parce qu’il est contraire à Dieu, à qui il veut
s’attacher. C’est pourquoi dans la justification de l’impie le libre arbitre
déteste le péché et se tourne en même temps vers Dieu, comme un corps en
s’éloignant d’un lieu s’avance tout à la fois vers un autre (Ceci se conçoit
d’autant mieux que c’est la grâce elle-même qui produit ce mouvement du libre
arbitre.).
Objection
N°3. La forme qui est susceptible de plus
et de moins est reçue successivement
dans le sujet, comme on le voit pour la blancheur et la noirceur. Or, la grâce
est susceptible de plus et de moins, comme nous l’avons dit (quest. 112,
art. 4). Elle n’est donc pas reçue subitement dans le sujet, et puisque la
justification de l’impie requiert l’infusion de la grâce, il semble qu’elle ne
puisse pas être instantanée.
Réponse
à l’objection N°3 : La raison pour laquelle la forme n’est pas subitement reçue
dans la matière, ce n’est pas parce qu’elle peut être plus ou moins en elle ;
car dans ce cas la lumière ne serait pas reçue subitement dans l’air qui peut
être plus ou moins éclairé. Il faut en chercher la raison dans la disposition
de la matière ou du sujet, comme nous l’avons dit (dans le corps de
l’article.).
Objection
N°4. Le mouvement du libre arbitre qui concourt à la justification de l’impie
est méritoire, et il faut par conséquent qu’il procède de la grâce, sans
laquelle il n’y a pas de mérite, comme nous le dirons (quest. 114, art. 2). Or,
il faut posséder la forme avant d’agir par elle. Donc la grâce est infuse
d’abord, et le libre arbitre se porte ensuite vers Dieu et vers la détestation
du péché. La justification n’existe donc pas tout entière simultanément.
Réponse
à l’objection N°4 : Au même instant où la forme est reçue en un sujet, il
commence à agir conformément à sa forme, comme le feu aussitôt qu’il est
produit s’élève, et si son mouvement était instantané, il s’accomplirait au
même moment. Or, le mouvement du libre arbitre, qui consiste dans la volition,
n’étant pas successif, mais instantané, il en résulte que la justification de
l’impie ne doit pas être successive.
Objection
N°5. Si la grâce est infuse dans l’âme, il faut admettre un premier instant où
elle prend possession de l’âme elle-même ; de même si les fautes sont
pardonnées, il faut admettre un dernier instant pendant lequel l’homme a été
soumis au péché. Or, ces deux instants ne peuvent être les mêmes, parce
qu’alors les contraires existeraient simultanément dans le même sujet. Il faut
donc que ces deux instants soient successifs, et il y a eu nécessairement entre
eux un intervalle, d’après Aristote (Phys.,
liv. 6, text. 2). La justification ne se produit donc
pas tout entière simultanément, mais elle a lieu successivement.
Réponse
à l’objection N°5 : La succession de deux contraires dans le même sujet ne doit
pas se considérer de la même manière dans les choses qui sont soumises au temps
et dans celles qui lui sont supérieures. Car pour les choses qui sont soumises
au temps, on ne doit pas admettre un dernier instant dans lequel la forme
antérieure existe dans le sujet ; mais il faut admettre un dernier temps et un
premier instant dans lequel la forme subséquente s’attache à la matière ou au
sujet. La raison en est que dans le temps, on ne peut admettre qu’un instant a
été précédé immédiatement par un autre, parce que les instants ne sont pas plus
successifs dans le temps que les points ne le sont dans la ligne (C’est-à-dire
que les instants ne forment pas plus le temps que les points ne forment la
ligne. Ils en marquent seulement les deux termes. C’est sur cette distinction
un peu subtile du temps et de l’instant que roule ici toute l’argumentation de
saint Thomas.), comme le prouve Aristote (Phys.,
liv. 6, text. 1 et suiv.). L’instant marque seulement
le terme du mouvement. C’est pourquoi pendant tout le temps qu’une chose passe
à une forme, elle est soumise à la forme opposée ; et dans le dernier instant
de ce temps qui est le premier instant du temps suivant, elle a la forme qui
est le terme du mouvement. Mais pour les choses qui sont supérieures au temps,
il en est autrement. S’il y a en elles une succession d’affections ou de
conceptions intellectuelles (comme dans les anges), cette succession n’a pas
pour mesure un temps continu, mais un temps discontinu, comme le sont
d’ailleurs les sentiments que l’on veut mesurer, ainsi que nous l’avons vu (1a
pars, quest. 53, art. 2 et 3). C’est pourquoi, à leur égard, il faut admettre
un dernier instant dans lequel la première forme a existé et un premier instant
dans lequel a paru la nouvelle. Il n’est pas nécessaire qu’il y ait un temps
intermédiaire, parce qu’il n’y a pas là la continuité de temps qu’il faudrait
dans cette hypothèse. Quant à l’âme humaine qui est justifiée, elle est par
elle-même au-dessus du temps, mais elle lui est soumise par accident, parce
qu’elle a besoin d’un temps et d’un temps continu pour concevoir au moyen des
images, dans lesquelles elle considère les espèces intelligibles, comme nous
l’avons vu (1a pars, quest. 85, art. 1 et 2). D’après cela on doit
donc juger du changement qu’elle éprouve d’après la loi des mouvements
corporels ; c’est-à-dire que nous ne devons pas dire qu’il y a eu un dernier
instant dans lequel le péché a été en elle, mais un dernier temps, et il faut
reconnaître qu’il y a eu un premier instant pendant lequel la grâce a existé en
elle, mais que pendant tout le temps antérieur elle était dans le péché.
Mais
c’est le contraire. L’impie est justifié par la grâce de l’Esprit-Saint
qui le sanctifie. Or, l’Esprit-Saint arrive tout à
coup dans les âmes, d’après ce récit des Actes des apôtres (2, 2) : On entendit tout à coup venir du ciel un
bruit comme d’un souffle impétueux. A ce sujet la glose dit
(interlin.)
que la grâce de l’Esprit-Saint ne connaît pas les
efforts lents et tardifs. Donc la justification de l’impie n’est pas
successive, mais instantanée.
Conclusion
Puisque la justification de l’impie est l’œuvre de Dieu auquel rien ne peut
résister et qu’une chose n’est successive que parce que le patient résiste à
l’agent, il est certain que la justification de l’impie se fait instantanément
si on entend par là l’infusion de la grâce qui se produit d’une manière
instantanée.
Il
faut répondre que la justification de l’impie consiste tout entière
originellement dans l’infusion de la grâce. Car c’est par elle que le libre
arbitre est mû et que les fautes sont remises. Or, l’infusion de la grâce a
lieu instantanément sans succession. La raison en est que quand une forme n’est
pas subitement imprimée au sujet, c’est que le sujet n’est pas disposé et que
l’agent a besoin de temps pour le rendre apte à recevoir cette forme. C’est
pourquoi nous voyons qu’aussitôt que la matière a été préparée par une
modification antérieure, elle acquiert sa forme substantielle ; et c’est pour
la même raison qu’un corps diaphane qui est dispos par lui-même à recevoir la
lumière, est tout à coup illuminé par un corps qui est lumineux en acte. Or,
nous avons dit (quest. 112, art. 2) que Dieu pour infuser sa grâce dans une âme
ne demande pas d’autre disposition que celle qu’il produit lui-même. Cette
disposition suffisante pour recevoir la grâce, il la produit tantôt subitement,
tantôt peu à peu et successivement, comme nous l’avons vu (quest. 112, art. 2,
réponse N°2). Car si un agent naturel ne peut pas tout à coup disposer la
matière, ceci provient de la disproportion qu’il y a entre la résistance
qu’offre la matière et la vertu de l’agent, et c’est pour cela que plus la
vertu de l’agent est puissante et plus la matière est promptement disposée. Par
conséquent la puissance divine étant infinie elle peut disposer subitement
toute matière créée à recevoir sa forme, et elle peut d’autant mieux disposer
de cette manière le libre arbitre de l’homme que son mouvement peut être par
nature instantané. Ainsi donc Dieu produit instantanément la justification de
l’impie.
Article
8 : L’infusion de la grâce est-elle dans l’ombre de la nature la première des
choses requises pour la justification de l’impie ?
Objection
N°1. Il semble que l’infusion de la grâce ne soit pas dans l’ordre de la nature
la première des choses qui sont requises pour la justification de l’impie. Car
il faut s’éloigner du mal avant de faire le bien, d’après ce mot du Psalmiste (Ps. 33, 15) : Evitez le mal et faites le bien. Or, la rémission de la faute
consiste à s’éloigner du mal, tandis que l’infusion de la grâce a pour but de
faire le bien. Donc la rémission de la faute est naturellement avant l’infusion
de la grâce.
Réponse
à l’objection N°1 : Le mouvement par lequel on s’éloigne d’un point et celui
par lequel on s’approche d’un autre peuvent se considérer de deux manières : 1°
Par rapport au mobile. Alors le mouvement par lequel on s’éloigne d’un terme
précède naturellement celui par lequel on s’approche d’un autre ; car le mobile
s’éloigne d’abord de l’objet qu’il quitte, puis il atteint le but auquel il
tend. Mais par rapport à l’agent c’est le contraire ; car l’agent agit par la
forme qui préexiste en lui pour repousser ce qui lui est contraire, comme le
soleil agit par sa lumière pour chasser les ténèbres. C’est pourquoi le soleil
illumine avant de mettre en fuite les ténèbres, tandis que l’air qu’il doit
illuminer est d’abord délivré des ténèbres avant de recevoir la lumière selon
l’ordre de la nature, puisque sous le rapport du temps ces deux choses se font
simultanément. Et parce que l’infusion de la grâce et la rémission du péché se
considèrent par rapport à Dieu qui est l’auteur de la justification, il
s’ensuit que dans l’ordre de la nature l’infusion de la grâce est antérieure à
la rémission des fautes. Mais si on les considère par rapport à l’homme qui est
justifié, c’est le contraire. Car dans l’ordre de la nature la délivrance du
péché est antérieure à la possession de la grâce sanctifiante. — Ou bien on
peut dire que les deux termes de la justification sont la faute comme point de
départ (à quo), et la justice comme
point d’arrivée (ad quem), tandis que la grâce est la cause
de la rémission du péché et de l’obtention de la justice.
Objection
N°2. La disposition précède naturellement la forme à laquelle elle dispose. Or,
le mouvement du libre arbitre est une disposition à recevoir la grâce. Donc il
précède naturellement son infusion.
Réponse
à l’objection N°2 : La disposition du sujet précède la réception de la forme
dans l’ordre de la nature, mais elle suit l’action de l’agent qui dispose le
sujet lui-même (Dans la justification de l’impie, c’est l’action de l’agent qui
dispose le sujet, puisque c’est par la grâce de Dieu que le libre arbitre est
mû.). C’est pourquoi le mouvement du libre arbitre précède, selon l’ordre de la
nature, l’acquisition de la grâce, mais il suit son infusion.
Objection
N°3. Le péché empêche l’âme de tendre naturellement vers Dieu. Or, il faut
écarter ce qui empêche le mouvement, avant que le mouvement ne se produise.
Donc la rémission de la faute et le mouvement du libre arbitre contre le péché sont naturellement avant le mouvement du libre arbitre vers
Dieu et avant l’infusion de la grâce.
Réponse
à l’objection N°3 : Comme le dit Aristote (Phys.,
liv. 2, text. 89), dans les mouvements de l’âme celui
qui a pour objet un principe dans la spéculation ou une fin dans la pratique
précède tous les autres ; tandis que dans les mouvements extérieurs celui qui
écarte les obstacles existe avant qu’on ne soit arrivé à la fin. Et parce que
le mouvement du libre arbitre est un mouvement de l’âme, dans l’ordre de la
nature il se porte vers Dieu, comme vers sa fin, avant d’écarter l’obstacle du
péché.
Mais
c’est le contraire. La cause est naturellement avant son effet. Or, l’infusion
de la grâce est cause de toutes les autres choses qui sont nécessaires à la
justification de l’impie, comme nous l’avons dit (art. préc.).
Elle est donc naturellement la première.
Conclusion
Puisque l’action du moteur tient naturellement la première place dans tout
mouvement, et puisque d’ailleurs l’infusion de la grâce se rapporte à cette
action, c’est avec raison que dans l’ordre de la nature on la considère comme
la première des choses acquises pour la justification de l’impie.
Il
faut répondre que les quatre choses qui sont requises pour la justification de
l’impie existent simultanément quant au temps, parce que la justification de
l’impie n’est pas successive, comme nous l’avons dit (art. préc.)
; mais dans l’ordre de la nature (Cette succession que saint Thomas établit ici
est par conséquent purement rationnelle, puisque, dans la réalité, ces faits
sont simultanés.) une de ces choses est avant l’autre. La première est
l’infusion de la grâce ; la seconde le mouvement du libre arbitre vers Dieu ;
la troisième le mouvement du libre arbitre contre le péché, et la quatrième la
rémission de la faute. La raison en est que dans tout mouvement ce qui est
naturellement en premier lieu, c’est l’impulsion du moteur lui-même ; en second
lieu, c’est la disposition de la matière ou le mouvement du mobile ; enfin en
dernier lieu, c’est la fin ou le terme du mouvement auquel s’arrête l’impulsion
du moteur. Or, l’impulsion de Dieu qui est le moteur, c’est l’infusion de la
grâce, comme nous l’avons dit (art. 6) ; le mouvement ou la disposition du
mobile est le double mouvement du libre arbitre ; le terme ou la fin du
mouvement est la rémission de la faute, comme on le voit d’après ce que nous
avons établi (ibid.). Ainsi, selon
l’ordre naturel, la première chose dans la justification de l’impie, c’est donc
l’infusion de la grâce, la seconde le mouvement du libre arbitre vers Dieu, la
troisième le mouvement du libre arbitre contre le péché. Car celui qui est
justifié déteste le péché, parce qu’il est contre Dieu ; par conséquent le
mouvement du libre arbitre vers Dieu précède naturellement le mouvement du
libre arbitre contre le péché, puisqu’il en est la cause et la raison (Cette
doctrine est parfaitement en rapport avec ce que dit le concile de Trente des
actes qui sont nécessaires pour préparer la justification.). Enfin la quatrième
et la dernière chose est la rémission des péchés qui
est la fin à laquelle cette transformation se rapporte, comme nous l’avons dit
(art. 1 et 6).
Article
9 : La justification de l’impie est-elle la plus grande œuvre de Dieu ?
Objection
N°1. Il semble que la justification de l’impie ne soit pas la plus grande œuvre
de Dieu. Car par sa justification l’impie obtient la grâce qu’on a ici-bas,
tandis que par la glorification on obtient la grâce qu’on possède au ciel, ce
qui est bien préférable. Donc la glorification des anges ou des élus est une œuvre
plus grande que la justification de l’impie.
Objection
N°2. La justification de l’impie a pour but le bien particulier d’un individu.
Or, le bien de l’univers l’emporte sur le bien d’un seul homme, comme on le
voit (Eth.,
liv. 1, chap. 2). Donc la création du ciel et de la terre est une œuvre plus
grande que la justification de l’impie.
Réponse
à l’objection N°2 : Le bien de l’univers l’emporte sur le bien particulier d’un
seul individu, si on les considère l’un et l’autre dans le même genre. Mais le
bien surnaturel d’une seule personne vaut mieux que le bien naturel de
l’univers entier.
Objection
N°3. C’est une œuvre plus grande de faire quelque
chose de rien sans le concours d’aucun être, que de faire quelque chose au
moyen d’une matière et avec la coopération de l’être sur lequel on agit. Or,
dans l’œuvre de la création les êtres ont été tirés du néant, et Dieu a agi par
conséquent sans la coopération de qui que ce soit, tandis que dans la
justification de l’impie, il fait quelque chose d’un sujet qui existait
préalablement, c’est-à- dire que d’un impie il fait
un juste, et il y a là une coopération de la part de l’homme, parce que le
mouvement du libre arbitre est alors nécessaire, comme nous l’avons dit (art. 3).
Donc la justification de l’impie n’est pas la plus grande œuvre de Dieu.
Réponse
à l’objection N°3 : Cette raison s’appuie sur le mode d’action ; sous ce
rapport la création est, à la vérité, l’œuvre la plus grande de Dieu.
Mais
c’est le contraire. Il est écrit (Ps.
144, 9) : Ses miséricordes s’étendent sur
toutes ses œuvres. L’Eglise nous fait dire dans
une oraison : O Dieu qui manifestez votre
toute-puissance surtout en pardonnant et en exerçant vos miséricordes. Et
saint Augustin expliquant (Tract. 72 in Joan.)
ces paroles de saint Jean : il en fera de
plus grandes (Jean, 14, 12), dit que la justification de l’impie est une œuvre
plus grande que la création du ciel et de la terre.
Conclusion
La justification de l’impie ayant pour terme le bien éternel de la
participation divine qui est le plus grand bien, il est certain que cette œuvre
est la plus grande.
Il
faut répondre qu’on peut dire qu’une œuvre est grande de deux manières : 1°
relativement à la manière d’agir ; de la sorte la plus grande œuvre est l’œuvre
de la création dans laquelle Dieu fait quelque chose de rien ; 2°on peut dire
qu’une œuvre est grande en raison de la grandeur de la chose opérée. A ce point
de vue la justification de l’impie, qui a pour terme le bien éternel de la
participation divine, est une œuvre plus grande que la création du ciel et de
la terre qui a pour terme le bien de la nature changeante. C’est pourquoi saint
Augustin après avoir dit que la justification de l’impie est une œuvre plus
grande que la création du ciel et de la terre, ajoute : car le ciel et la terre
passeront, tandis que le salut des prédestinés et la justification
persévéreront éternellement. — Mais il faut observer qu’on dit qu’une chose est
grande de deux manières : 1° D’une manière absolue. C’est ainsi que le don de
la gloire l’emporte sur le don de la grâce sanctifiante, et sous ce rapport la
glorification des justes est une œuvre plus grande que la justification de
l’impie. 2° D’une manière proportionnelle ; c’est ainsi que nous disons une
petite montagne et un gros grain de millet. De cette manière le don de la grâce
qui justifie l’impie est plus grand que le don de la gloire qui béatifie le
juste : parce que le don de la grâce l’emporte plus sur la dignité de l’impie
qui méritait le châtiment, que le don de la gloire sur la dignité du juste qui,
par là même qu’il est justifié, mérite la gloire. C’est ce qui fait dire à
saint Augustin : Que celui qui le pourra juge si c’est une plus grande chose de
créer les anges dans la justice que de justifier les impies. Certainement si
ces deux faits supposent la même puissance, ce dernier témoigne d’une plus
grande miséricorde (Le concile de Trente fait voir combien est élevé l’acte de
justification, en en énumérant toute les causes (sess. 6, can. 7).).
La
réponse au premier argument est par là même évidente.
Article
10 : La justification de l’impie est-elle une œuvre miraculeuse ?
Objection
N°1. Il semble que la justification de l’impie soit une œuvre miraculeuse. Car
les œuvres miraculeuses l’emportent sur celles qui ne le sont pas. Or, la
justification de l’impie est une œuvre plus grande que les autres miracles,
comme on le voit par le passage que nous avons cité de saint Augustin (art. préc., Mais
c’est le contraire.). Donc la justification de l’impie est une œuvre
miraculeuse.
Réponse
à l’objection N°1 : Il y a des opérations miraculeuses qui, quoiqu’elles soient
inférieures à la justification de l’impie relativement au bien qui en résulte,
sont cependant contraires à l’ordre auquel sont communément soumis les effets
du même genre, et c’est pour cette raison qu’elles tiennent davantage du
miracle.
Objection
N°2. Le mouvement de la volonté est dans l’âme ce que l’inclination naturelle
est dans l’ordre de la nature. Or, quand Dieu opère quelque chose dans l’ordre
naturel contrairement à l’inclination de la nature il fait un miracle, comme
quand il rend la vue à un aveugle ou qu’il ressuscite un mort. Et puisque la
volonté de l’impie tend au mal et que Dieu en le justifiant le porte au bien,
il s’ensuit qu’il opère en lui un miracle.
Réponse
à l’objection N°2 : Il n’y a pas miracle toutes les fois qu’une chose naturelle
est mue contrairement à son inclination ; autrement on ferait un miracle en
échauffant de l’eau ou en jetant une pierre en l’air ; mais il y a miracle
quand une chose se fait contrairement à l’ordre de la cause propre qui est
naturellement établie pour la produire. Or il n’y a pas d’autre cause que Dieu
qui puisse justifier l’impie, comme il n’y a que le feu qui puisse échauffer
l’eau. C’est pourquoi la justification de l’impie étant l’œuvre de Dieu n’est
pas miraculeuse sous ce rapport.
Objection
N°3. Comme la sagesse est le don de Dieu, de même aussi la justice. Or, il est
miraculeux qu’un individu reçoive de Dieu la sagesse subitement sans aucune
étude. Il est donc également miraculeux que Dieu fasse d’un impie un juste.
Réponse
à l’objection N°3 : L’homme est naturellement fait pour recevoir de Dieu la
sagesse et la science par son propre esprit et par l’étude ; c’est pourquoi
quand il devient sage ou savant sans passer par cette loi, il y a un miracle.
Mais l’homme n’est pas fait pour acquérir la grâce sanctifiante par sa propre
opération, il ne peut y parvenir qu’autant que Dieu l’opère lui-même. Il n’y a
donc pas de parité.
Mais
c’est le contraire. Les œuvres miraculeuses sont supérieures à la puissance
naturelle. Or, la justification de l’impie n’est pas une chose qui soit
au-dessus de la puissance naturelle. Car saint Augustin dit (Lib. de prædest. sanct., chap. 5) qu’il est dans la nature
de l’homme d’être apte à avoir la foi et à posséder la charité, mais que la
possession de la foi aussi bien que celle de la charité est l’effet de la grâce
qui existe dans les fidèles. Donc la justification de l’impie n’est pas
miraculeuse.
Conclusion
On peut appeler miraculeuse l’œuvre de la justification selon qu’elle ne peut
avoir que Dieu pour auteur et selon qu’elle est quelquefois produite en dehors
du cours ordinaire de la nature, comme quand la grâce prévient l’homme, de
telle sorte qu’il arrive immédiatement à la perfection de la justice.
Il
faut répondre que dans les œuvres miraculeuses on trouve ordinairement trois
choses. 1° La première se rapporte à la puissance de l’agent ; elle consiste en
ce que ces œuvres ne peuvent être produites que par la vertu divine ; c’est ce
qui les rend absolument étonnantes parce qu’elles ont en quelque sorte une
cause occulte, ainsi que nous l’avons dit (1a pars, quest. 105, art.
7). En ce sens on peut donner à la justification de l’impie aussi bien qu’à la
création du monde, et en général à toutes les œuvres que Dieu seul peut faire,
le nom de miracles. 2° Dans certaines opérations miraculeuses, on trouve que la
forme que la matière a revêtue est supérieure à sa puissance naturelle. C’est
ainsi que dans la résurrection d’un mort, la vie est supérieure à la puissance
naturelle du corps. Sous ce rapport la justification de l’impie n’est pas
miraculeuse, parce que l’âme est naturellement capable de recevoir la grâce :
car par là même qu’elle a été faite à l’image de Dieu, elle est capable de le
recevoir par la grâce, comme le dit saint Augustin (loc. prox. cit.). 3° Dans les miracles, on trouve quelque chose qui
n’est pas conforme à la manière dont la cause produit
ordinairement son effet. C’est ce qui arrive quand un malade recouvre tout à
coup une santé parfaite, contrairement à la marche ordinaire des guérisons qui
sont l’effet de la nature ou de l’art. A ce point de vue la justification de
l’impie est quelquefois miraculeuse et quelquefois elle ne l’est pas. Car la
loi commune et ordinaire de la justification, c’est que Dieu imprimant à l’âme
un mouvement intérieur, l’homme se convertisse à lui d’abord imparfaitement et
qu’ensuite il arrive à une conversion parfaite (C’est l’observation que nous
avons faite à l’égard des actes qui sont nécessaires pour préparer l’âme à la
justification, à propos de l’article 7) ; parce que la charité commencée mérite
d’être augmentée, afin qu’étant augmentée elle mérite d’être perfectionnée,
comme le dit saint Augustin (Tract. 5 in Epist. Joan.). Mais quelquefois Dieu touche l’âme si
fortement qu’elle obtient immédiatement la perfection de la justice. C’est ce
qui arriva dans la conversion de saint Paul, quand il fut miraculeusement
renversé. C’est pourquoi l’Eglise célèbre la conversion de cet apôtre comme un
événement miraculeux.
Copyleft. Traduction
de l’abbé Claude-Joseph Drioux et de JesusMarie.com qui autorise toute personne à copier et à rediffuser par
tous moyens cette traduction française. La Somme Théologique de Saint Thomas
latin-français en regard avec des notes théologiques, historiques et
philologiques, par l’abbé Drioux, chanoine honoraire de Langres, docteur en
théologie, à Paris, Librairie Ecclésiastique et Classique d’Eugène Belin, 52,
rue de Vaugirard. 1853-1856, 15 vol. in-8°. Ouvrage honoré des
encouragements du père Lacordaire o.p. Si par erreur, malgré nos vérifications,
il s’était glissé dans ce fichier des phrases non issues de la traduction de
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