Saint Thomas d’Aquin - Somme Théologique
1a = Prima Pars =
Première Partie
Question 1 : Qu’est-ce
que la science sacrée [la théologie], et à quels objets s’étend-elle ?
Pour
circonscrire notre plan dans des limites bien précises, il faut avant tout nous
occuper de la science sacrée, rechercher ce qu’elle est et à quoi elle s’étend.
A ce sujet on peut faire dix questions : 1° Cette science est-elle nécessaire ?
(Cet article est une réfutation des erreurs de David Georges et de tous ceux
qui ont attaqué l’Ecriture. Ces erreurs ont été condamnées spécialement par le
pape Innocent III au concile général de Latran, et le concile de Trente a
renouvelé cette condamnation, en dressant le canon de l’Ancien et du Nouveau
Testament (sess. 4, déc. 1).) — 2° Est-ce une science véritable ? (Cet article
est une réfutation de l’erreur d’Herman Riwich, qui traitait de fable ce que l’Ecriture enseigne ;
car du moment où la doctrine sacrée est une science, il faut qu’elle ait le
vrai pour objet. Il réfute aussi Raymond Lulle, qui voulait qu’on pût démontrer par des raisons évidentes, nécessaires, tous
les articles de foi. Saint Thomas établit le contraire, en démontrant que la
théologie est une science subalterne, qui est obligée d’accepter avec foi ses
principes d’une science supérieure, et qui ne les démontre pas. Parmi les
modernes, les uns veulent démontrer tous les dogmes ; les autres prétendent que
la théologie n’est pas une science, mais qu’elle n’est qu’une autorité. Ils
sont ici réfutés les uns et les autres.) — 3° Est-elle une ou multiple ? (Cet
article a pour but de justifier la méthode des théologiens et de saint Thomas
en particulier, qui consiste à enchaîner ensemble toutes les parties de la
théologie pour n’en former qu’un tout.) — 4° Est-elle spéculative ou pratique ?
(Cet article est une réfutation de l’erreur d’Eunomius, qui enseignait que nous n’avions d’autres
devoirs que de connaître Dieu, et de colle des antinomiens, qui disaient que la loi était inutile. Si la théologie
est une science pratique, les actions ne sont donc pas sans importance. Le
concile de Trente a condamné ces erreurs (sess. 6, can. 19), en condamnant
Luther, qui disait que la foi seule justifie.) — 5° Est-elle supérieure aux
autres sciences ? (Arnauld de Villeneuve avait prétendu qu’on devait bannir des
écoles toutes les sciences philosophiques ; les biblistes ont enseigné qu’on ne
devait pas s’en occuper. De nos jours, les rationalistes contestent à la
théologie le premier rang parmi les sciences, pour l’accorder à la philosophie,
qu’ils appellent la science des sciences, l’autorité des autorités. En réfutant
ces deux erreurs contraires, saint Thomas montre la vérité entre ces deux
extrêmes. La théologie est la première de toutes les sciences ; mais, par
condescendance pour notre faiblesse, elle a recours aux autres sciences pour
nous élever à la sublimité de ses enseignements.) — 6° Est-ce la sagesse ? (Cet
article est le développement du précédent. Car si on dit que la philosophie est
la sagesse ; par là même que la théologie l’emporte sur la philosophie et sur
toutes les sciences naturelles, elle doit être !a sagesse par excellence.) — 7°
Quel est son sujet ? (Cet article est une explication du mot théologie, qui est consacré pour
désigner la science divine. Saint Thomas appuie sur l’étymologie pour mettre
toujours de plus en plus en lumière l’idée exacte qu’on doit avoir de la
chose.) — 8° Est-elle argumentative ? (Cette question a pour objet le rapport
qui doit exister entre la théologie et les sciences rationnelles. Saint Thomas
combat les théologiens rationalistes, qui prétendent qu’on doit s’en rapporter
à la raison plus qu’à l’écriture en matière théologique ; et il rejette aussi
le sentiment de ceux qui dédaignent les sciences humaines. Au moyen âge, il
s’était rencontré des dialecticiens qui plaçaient leur art au-dessus de toute
autre science ; le pape Urbain a condamné cet excès (Lib. decret., dist. 37).) —
9° Doit-elle se servir de métaphores et de locutions symboliques ? (Dans cet
article, saint Thomas rend raison de l’usage fréquent que fait l’Ecriture des
comparaisons, des métaphores et des paraboles. Il réfute en même temps les
Juifs charnels qui voulaient n’entendre l’Ecriture que dans le sens le plus
grossier, ce qui a été la source de tontes les erreurs dans lesquelles ils sont
tombés.) — 10° L’Ecriture sainte, qui est la base de
cette science, peut-elle renfermer plusieurs sens ? (Cet article est une
justification rationnelle des divers sens que reçoit l’Ecriture, spécialement
dans le Nouveau Testament, comme on le voit (Gal., 4, 22 : Abraham eut
deux fils, etc. ; 1 Cor., 10, 11
: elles ont été écrites pour notre
instruction, et Héb.,
chap. 7, 8 et 10), où il s’agit du tabernacle, du sacerdoce et des sacrifices
de la loi ancienne.)
Article
1 : Est-il nécessaire d’admettre indépendamment des sciences philosophiques une
autre science ? [La théologie]
Pour
résoudre cette première question, on procède ainsi (Au commencement de chacun
des articles, saint Thomas répète cette formule que nous avons cru pouvoir
supprimer sans aucun inconvénient. C’est d’ailleurs la seule suppression que
nous nous soyons permise.) :
Objection
N°1. Il semble qu’il ne soit pas nécessaire d’admettre, indépendamment des
sciences philosophiques, une autre science. Car l’homme ne doit pas chercher à
atteindre ce qui est au-dessus de sa raison, selon cette parole de l’Ecriture
(Ecclésiastique, chap. 22) : Ne
recherchez pas ce qui est au-dessus de vous. Or, ce qui est du domaine de
la raison est suffisamment approfondi par les sciences philosophiques. Il
paraît donc superflu d’admettre indépendamment de ces sciences une autre
science.
Réponse
à l’objection N°1 : Bien qu’on ne doive pas approfondir par la raison ce qui
est au-dessus de l’intelligence humaine, ces choses n’en ont pas moins été
révélées de Dieu pour être acceptées par la foi (Saint Thomas a prouvé, dans sa
Somme contre les Gentils, qu’il était raisonnable de croire à ce que la foi
proposait ; qu’il n’y avait pas de légèreté à admettre les vérités de la foi,
qui sont supérieures à la raison, et que d’ailleurs la raison n’est pas opposée
à la foi. Ces propositions sont aujourd’hui si actuelles, que j’ai cru utile de
traduire ces chapitres et de les placer en appendice (Voyez à la fin de ce
volume).). C’est pourquoi l’auteur sacré ajoute (Ecclésiastique, 3, 25) : Beaucoup
de choses supérieures à l’intelligence humaine vous ont été révélées. Et
c’est précisément dans l’étude de ces choses que consiste la science sacrée.
Objection
N°2. Il n’y a de science possible que celle de l’être, puisqu’on ne peut savoir
rien autre chose que le vrai qui n’est que l’être lui-même. Or, on traite en
philosophie de tous les êtres et même de Dieu. C’est ce qui a fait appeler la
théologie une des parties de cette science, comme on le voit dans Aristote (Met., liv. 6, com. 2). Il n’est donc pas
nécessaire d’admettre indépendamment des sciences philosophiques une autre
science.
Réponse
à l’objection N°2 : La diversité des sciences résulte de nos divers moyens de
connaître. Ainsi, l’astronome et le physicien démontrent tous deux la même
proposition, par exemple, que la terre est ronde ; mais l’astronome la prouve
par les mathématiques, c’est-à-dire par des calculs abstraits, tandis que le
physicien s’appuie sur des preuves concrètes, sur des faits d’expérience. Par
conséquent rien n’empêche qu’il n’y ait une science qui s’occupe, au point de
vue de la révélation, des choses que la philosophie ne considère qu’au point de
vue de la raison. C’est ce qui fait que la théologie qui appartient à la
science sacrée n’est pas du même genre que la théologie qui est une des parties
de la philosophie.
Mais
c’est le contraire, comme le dit saint Paul (2 Tim., 3, 16) : Toute écriture divinement inspirée est utile pour instruire, reprendre,
corriger et enseigner la justice. Or, l’Ecriture inspirée de Dieu ne fait
pas partie des sciences philosophiques qui sont le fruit des investigations de
la raison humaine. Il est donc utile qu’indépendamment des sciences
philosophiques il y ait une autre science inspirée de Dieu.
Conclusion
Pour que l’homme puisse faire son salut éternel, il a été nécessaire
qu’indépendamment des sciences philosophiques qui s’acquièrent par les lumières
naturelles, il y eût une autre science qui, à l’aide de la révélation, apprit à
l’homme les choses qui surpassent son entendement, et qui l’éclairât sur
quelques-unes de celles que la raison humaine peut découvrir (Nous reproduisons
ces conclusions, quoiqu’elles ne soient pas de saint Thomas, parce qu’elles
peuvent être souvent utiles pour préciser le sens de sa pensée.).
Il
faut répondre qu’il a été nécessaire pour le salut de l’humanité qu’il y eût
une science fondée sur la révélation, indépendamment des sciences
philosophiques qui sont le résultat des investigations de la raison humaine ;
parce que l’homme se rapporte à Dieu comme à une fin qui surpasse la portée de
sa raison, d’après ces paroles d’Isaïe (Is., 14, 4) :
L’œil n’a pas vu sans vous, ô Dieu, ce
que vous avez préparé à ceux qui vous aiment. Or, il faut que l’homme
connaisse préalablement la fin avec laquelle il doit mettre en rapport ses
actions et ses intentions. Par conséquent, il a été nécessaire au salut de
l’homme que Dieu lui fît connaître par révélation ce
qui est au-dessus de la raison humaine (Dans la Somme contre les Gentils, saint
Thomas distingue deux manières de connaître la vérité, l’une par la révélation,
l’autre par la raison. Il établit la première sur trois raisons : 1° c’est
qu’on connaît ce qui se rapporte à une chose, selon l’idée qu’on se fait de sa
substance ; comme nous ne pouvons connaître la substance de Dieu parfaitement,
il y a en lui des choses qui sont inaccessibles à notre raison ; 2° c’est qu’il
y a divers degrés dans les intelligences ; Dieu se comprend pleinement ; les
anges ne peuvent connaître naturellement tout ce qu’il y a en lui, et l’homme
ne peut s’élever, par les lumières de sa raison, aussi haut que les auges ; 3°
l’impuissance de notre raison à pénétrer tous les mystères qui sont en Dieu
ressort de son impuissance à connaître toutes les propriétés des choses
sensibles. Pour le développement de ces arguments, voy.
Summ. cont. Cont.,
liv. 1, chap. 4). Quant à ce que nous pouvons connaître par nous-mêmes sur
Dieu, il a été nécessaire aussi que l’homme en fût instruit par la révélation,
parce que la vraie notion de Dieu n’aurait pu, à l’aide seul de la raison
humaine, être acquise que par un petit nombre (Les uns ne peuvent se livrer à
ces études parce qu’ils n’ont pas l’intelligence nécessaire pour le faire ; les
autres en sont empêchés par le souci de leurs affaires, par leur paresse ou par
toute autre cause.), après de longues années de labeur (Soit parce que ces
études sont profondes, soit parce que les passions ne permettent à l’homme de
connaître la vérité que quand il est parvenu à la maturité de l’âge.) et avec
un mélange de beaucoup d’erreurs (L’expérience des anciens philosophes est là
pour le prouver, et il a fallu que le Christ vînt tirer le monde des ténèbres ;
ce qui fait dire à l’Apôtre (Eph., 4, 17-18) : c’est que vous ne marchiez plus comme les
païens, qui marchent selon la vanité de leurs pensées, qui ont l’intelligence
obscurcie (Voy. Sum. cont. Gent., liv. 1. chap.
4).). C’est cependant de la vérité de cette connaissance que dépend le salut de
l’homme, qui est tout en Dieu. Donc, pour faciliter et pour assurer le salut du
genre humain, il a été nécessaire que l’homme fût instruit des choses de Dieu
par le moyen d’une révélation divine. Il a donc fallu qu’indépendamment des
sciences philosophiques, qui sont l’œuvre de la raison humaine, il y eût une
science sacrée qui fût le fruit de la révélation.
Article
2 : La doctrine sacrée est-elle une science ?
Objection
N°1. Il semble que la doctrine sacrée ne soit pas une science. Car toute
science procède d’après des principes qui sont évidents par eux-mêmes, tandis que
la doctrine sacrée repose sur des articles de foi qui ne sont point évidents
par eux-mêmes, puisqu’ils ne sont pas admis de tout le monde. Car tout le monde
n’a pas la foi, comme nous l’apprend saint Paul (2 Thes., chap. 3). La doctrine sacrée
n’est donc pas une science.
Réponse
à l’objection N°1 : Les principes de toute science sont connus par eux-mêmes,
ou se ramènent à la connaissance d’une science supérieure ; et tels sont les
principes de la science sacrée, comme nous venons de le dire.
Objection
N°2. La science ne s’occupe pas des choses particulières (C’est-à-dire, la
science ne s’occupe pas des choses particulières pour elles-mêmes, parce que le
but de la science est de généraliser, et c’est dans ce sens que saint Thomas
répond.). Or, la doctrine sacrée traite de faits particuliers, comme les
actions d’Abraham, d’Isaac, de Jacob, et plusieurs autres semblables. Donc la
doctrine sacrée n’est pas une science.
Réponse
à l’objection N°2 : Si la doctrine sacrée rapporte des faits particuliers, elle
ne traite pas d’eux principalement, mais elle les cite, soit pour servir
d’exemple, comme dans les sciences morales, soit pour faire connaître
l’autorité des hommes par le ministère desquels la révélation divine, qui est
le fondement de l’Ecriture sainte et de la doctrine sacrée, est arrivée jusqu’à
nous.
Mais
c’est le contraire. Saint Augustin dit (De
Trin., liv. 14, chap. l) : Je n’attribue à la science que ce qui sert à
faire naître, à nourrir, à défendre et à fortifier la foi. Or, ces caractères
ne peuvent s’appliquer à aucune autre science qu’à la doctrine sacrée. Donc
cette doctrine est une science.
Conclusion
La doctrine sacrée est une science qui découle des principes de la science
supérieure qui n’appartient qu’à Dieu et à ses élus.
Il
faut répondre que la doctrine sacrée est une science. Mais on doit savoir qu’il
y a deux sortes de sciences. Les unes procèdent d’après les principes que l’on
connaît par les lumières naturelles de la raison, comme l’arithmétique, la
géométrie et les autres sciences de même nature. Les autres reposent sur des
principes que l’on ne connaît qu’au moyen d’une science supérieure. Ainsi la
perspective emprunte ses principes à la géométrie, et la musique doit les siens
à l’arithmétique. C’est de cette manière que la doctrine sacrée est une
science. Car elle procède d’après des principes qui ne nous sont connus que par
les lumières d’une science supérieure qui est la science de Dieu et des
bienheureux. Par conséquent, comme la musique accepte les principes qui lui
sont transmis par l’arithmétique, de même l’enseignement sacré accepte les
principes qui lui ont été révélés de Dieu (On peut se demander s’il est
raisonnable d’admettre ces principes d’une science supérieure. Voyez la réponse
à cette question, d’après saint Thomas lui-même (Appendice n° 2 et 3 à la fin
du volume).).
Article
3 : La doctrine sacrée est-elle une science qui soit une ?
Objection
N°1. Il semble que la doctrine sacrée ne soit pas une science qui soit une.
Car, d’après Aristote (Post., liv. 1,
text. 43), la science est une quand son sujet est
d’un seul genre (Aristote dit : La science une est celle qui comprend un seul
genre, tout en comprenant dans le genre ses espèces et ses attributs essentiels
; les sciences sont diverses quand leurs genres sont différents (Dern. analyt., liv. 1, 28, chap. 1 et 2).). Or, le créateur et la
créature, dont traite la doctrine sacrée, ne sont pas compris subjectivement
sous le môme genre. Donc la doctrine sacrée n’est pas une science qui soit une.
Réponse
à l’objection N°1 : L’enseignement sacré ne traite pas de Dieu et des créatures
au même titre. Il s’occupe de Dieu principalement, mais il ne traite des
créatures qu’autant qu’elles se rapportent à Dieu, comme à leur principe et à
leur fin. Par conséquent l’unité de la science n’a point à en souffrir.
Objection
N°2. Dans la doctrine sacrée on traite des anges, des créatures corporelles et
de la morale humaine. Or, toutes ces choses forment philosophiquement autant de
sciences diverses. Donc l’enseignement sacré n’est pas une science qui soit
une.
Réponse
à l’objection N°2 : Rien n’empêche que les puissances ou les habitudes
inférieures ne soient diverses relativement aux choses qui relèvent également
d’une puissance ou d’une habitude supérieure, parce que la puissance ou
l’habitude supérieure embrasse l’objet sous une raison formelle plus
universelle. C’est ainsi que l’objet du sens commun est le sensible, qui
comprend en lui ce que perçoivent l’ouïe et la vue. Par conséquent le sens
commun, par la même qu’il ne forme qu’une puissance, s’étend à tous les objets
qui sont du domaine des cinq sens. De même, l’enseignement sacré, sans cesser
d’être un, peut considérer les diverses parties des sciences philosophiques
sous un seul rapport, c’est-à-dire selon qu’elles se rapportent à la révélation
divine, de telle sorte que la science sacrée ne soit elle-même, pour ainsi
dire, qu’un reflet de la science divine, qui se distingue entre toutes les
autres par son unité et sa simplicité.
Mais
c’est le contraire. L’Ecriture sainte en parle comme
d’une science qui est une. Car il est écrit (Sag., 10, 10) : Dieu lui a donné
la science des saints.
Conclusion
Puisque tout ce que l’on étudie dans la science sacrée se considère sous une
seule raison formelle qui est la révélation divine, il faut admettre que cette
science est une.
Il
faut répondre que la doctrine sacrée est une science qui est une. Car l’unité
de puissance et d’habitude ne doit pas être considérée d’après l’objet
matériellement compris, mais d’après sa raison formelle (La raison formelle
est, comme on le voit, un point de vue de l’esprit.). Ainsi, l’homme, l’âme et
la pierre peuvent être réunis sous une seule raison formelle, si on les
considère par rapport à la couleur qui est l’objet de la vue. C’est pourquoi la
doctrine sacrée s’occupant de chaque chose au point de la révélation, comme
nous l’avons dit (art. préc), tout ce qui fait partie
du domaine de la révélation est compris sous une seule et même raison formelle
; et c’est ainsi que la science sacrée est une.
Article
4 : La théologie est-elle une science pratique ?
Objection
N°1. Il semble que la théologie soit une science pratique. Car toute science
pratique a pour fin l’action, d’après Aristote (Met., liv. 2, text. 3). Or, la théologie
a pour fin l’action, d’après ces paroles de saint Jacques (1, 22) : Mettez en pratique la parole de Dieu et ne
vous contentez pas de l’écouter. Donc la théologie est une science
pratique.
Objection
N°2. La science sacrée se divise en deux parties, l’ancienne et la nouvelle
loi. Or, la loi appartient à la morale qui est une science pratique. Donc la
théologie, ou la science sacrée, est une science pratique.
Mais
c’est le contraire. Toute science pratique a pour objet les choses que l’homme
peut faire. Ainsi, la morale s’occupe des actes humains, et l’architecture des
édifices. Or, la science sacrée traite principalement de Dieu, dont les hommes
eux-mêmes sont les œuvres. Elle n’est donc pas une
science pratique, mais plutôt une science spéculative.
Conclusion
Quoique la théologie soit une science d’un ordre supérieur, et qu’elle soit tout à la fois pratique et spéculative dans le sens qu’elle
renferme éminemment ces deux sortes de science, elle est cependant beaucoup
plus spéculative que pratique.
Il
faut répondre que la science sacrée embrasse, sans détruire son unité, comme
nous l’avons dit (art. préc), tout ce qui se rapporte
aux diverses sciences philosophiques, parce qu’elle les envisage toutes sous
une même raison formelle, c’est-à-dire selon que la lumière divine nous les fait
connaître. C’est pourquoi, bien que dans les sciences philosophiques, les unes
soient spéculatives et les autres pratiques, la doctrine sacrée les comprend
l’une et l’autre en elle, comme Dieu se connaît lui-même de la même science
qu’il connaît ses créatures. Cependant la théologie est plus spéculative que
pratique, parce qu’elle s’occupe plus principalement des choses divines que des
actes humains. Elle ne traite même de ces derniers que parce qu’ils conduisent
l’homme à la connaissance parfaite de Dieu qui constitue le bonheur éternel.
La
réponse aux objections est par là même évidente.
Article
5 : La science sacrée est-elle plus noble que les autres sciences ?
Objection
N°1. Il semble que la science sacrée ne soit pas plus noble que les autres sciences.
En effet, c’est d’après la certitude d’une science que l’on doit juger de sa
dignité. Or, les autres sciences dont les principes sont indubitables,
paraissent être plus certaines que l’enseignement sacré, dont les principes,
c’est-à-dire les articles de foi peuvent être mis en doute. Donc les autres
sciences paraissent plus nobles que la science sacrée.
Réponse
à l’objection N°1 : Rien n’empêche que ce qu’il y a de plus certain par nature,
soit ce qu’il y a de moins certain pour nous, à cause de la faiblesse de notre
intelligence, qui est, par rapport à ce qu’il y a de plus éclatant dans la
nature, ce que l’œil du hibou est à l’égard de la lumière du soleil, comme le
dit Aristote (Met., liv. 2). C’est
pourquoi si quelques esprits doutent des articles de foi, ce n’est point parce
que ces articles sont incertains en eux-mêmes, mais c’est par suite de la
faiblesse de l’esprit humain. Cependant la moindre connaissance qu’on puisse
acquérir des choses élevées, est préférable à la connaissance la plus certaine
qu’on ait des choses d’un ordre inférieur, comme le dit Aristote (De partibus animal., liv. 1, chap. 5).
Objection
N°2. Les sciences inférieures empruntent quelque chose aux sciences
supérieures. C’est ainsi que la musique se règle d’après l’arithmétique. Or, l’enseignement
sacré emprunte quelque chose aux sciences philosophiques. Car saint Jérôme dit,
dans une de ses lettres (Ep. 84), que les anciens docteurs ont
tellement rempli leurs ouvrages de la doctrine et des maximes des philosophes,
qu’on ne sait pas ce qu’on doit le plus admirer en eux, de la connaissance
qu’ils avaient des auteurs profanes ou des saintes Ecritures. Donc la science
sacrée est inférieure aux autres sciences.
Réponse
à l’objection N°2 : Si la science sacrée emprunte quelque chose aux sciences
philosophiques, ce n’est pas qu’elle ait nécessairement besoin d’elles, c’est
uniquement pour mettre mieux en lumière ce qu’elle enseigne. Car elle
n’emprunte pas ses principes aux autres sciences, mais elle les reçoit
immédiatement de Dieu par la révélation. C’est pourquoi elle ne reçoit rien des
autres sciences, comme si elles lui étaient supérieures, mais elle s’en sert
comme de ses servantes : de la même manière que les architectes se servent de
ceux qui sont sous leurs ordres, ou tel que les magistrats emploient les
soldats. Et si elle en fait usage, ce n’est ni par pénurie, ni par
insuffisance, mais c’est seulement pour s’accommoder à l’infirmité de notre
esprit qui, d’après ce qu’il connaît par les lumières naturelles qui éclairent
les autres sciences, s’élève plus facilement aux choses supérieures à la raison
qui sont l’objet de la science sacrée.
Mais
c’est le contraire. Car les autres sciences sont appelées les servantes de la
théologie, suivant ce mot de l’Ecriture (Prov.,
9, 3) : Elle a envoyé ses servantes aux
conviés, elle les a envoyées à la citadelle et aux murailles de la ville.
Conclusion
La science sacrée est la plus noble de toutes les sciences. Comme science
spéculative elle surpasse de beaucoup toutes les sciences spéculatives, et
comme science pratique elle surpasse de même toutes les sciences pratiques.
Il
faut répondre que cette science, qui est spéculative sous un rapport et
pratique sous un autre, surpasse toutes les autres sciences, tant spéculatives
que pratiques. En effet, parmi les sciences spéculatives l’une peut l’emporter
sur l’autre, soit en raison de sa certitude, soit en raison de la dignité de
son objet. Sous ce double rapport, la science sacrée est supérieure à toutes
les autres sciences spéculatives. Elle l’emporte d’abord pour la certitude,
parce que les autres sciences ne doivent leur certitude qu’à la lumière
naturelle de la raison humaine qui est faillible, tandis que la science sacrée
tire sa certitude de la lumière de la science divine qui est infaillible. Elle
l’emporte encore pour la dignité de son objet, parce qu’elle s’occupe
principalement de choses qui surpassent par leur élévation la raison humaine,
tandis que les autres sciences ne considèrent que ce qui est de son domaine. —
Quant aux sciences pratiques, la plus noble est celle qui ne se rapporte à
aucune autre fin ultérieure (C’est-à-dire celle dont la fin est la plus élevée,
comme portent certaines éditions ; par conséquent celle à laquelle les autres
se rapportent.). Ainsi, le civil l’emporte sur le militaire, parce que le bien
de l’armée a pour but le bien de la cité. Or, la fin de la science sacrée,
considérée au point de vue pratique, est le bonheur éternel vers lequel tendent
toutes les autres sciences pratiques comme vers leur fin
dernière. D’où il est évident que, sous tous les rapports, la science sacrée
est plus noble que les autres.
Article
6 : L’enseignement sacré est-il la sagesse ?
Objection
N°1. Il semble que l’enseignement sacré ne soit pas la sagesse. Car toute
science qui puise ses principes ailleurs qu’en elle-même n’est pas digne du nom
de sagesse, parce qu’il appartient au sage d’ordonner toutes choses, mais non
d’être ordonné lui-même (Métaph.,
liv. 1, chap. 2).
Or, l’enseignement sacré puise ses principes ailleurs qu’en lui-même, comme on
le voit d’après ce que nous avons dit (art. 2). Donc cet enseignement n’est pas
la sagesse.
Réponse
à l’objection N°1 : La science sacrée n’emprunte ses principes à aucune science
humaine, mais à la science divine qui règle, comme la souveraine sagesse,
toutes nos connaissances.
Objection
N°2. C’est à la sagesse qu’il appartient de prouver les principes des autres
sciences. C’est ce qui l’a fait appeler la source ou la première de toutes les
sciences, comme on le voit (Eth., liv. 6, chap. 7). Or, la science sacrée ne prouve pas
les principes des autres sciences. Donc elle n’est pas la sagesse.
Réponse
à l’objection N°2 : Les principes des autres sciences sont évidents par
eux-mêmes et ne peuvent être prouvés, ou bien ils sont prouvés dans quelque
autre science par des raisons naturelles. Mais ce qui caractérise la science
sacrée, c’est que ses connaissances proviennent de la révélation et non de la
raison. C’est pourquoi il ne lui appartient pas de prouver les principes des
autres sciences, mais elle doit seulement les juger. Car tout ce qu’on trouve
dans les autres sciences en opposition avec la vérité de la science sacrée, se
trouve absolument condamné comme erroné (Voyez comme saint Thomas prouve que
les vérités rationnelles ne peuvent contredire les vérités révélées (Appendice,
n° 3).). C’est ce qui faisait dire à saint Paul (2 Cor., 10, 4) : Nous
détruisons les raisonnements humains et nous renversons tout ce qui s’élève
avec hauteur contre la science de Dieu.
Objection
N°3. La doctrine sacrée s’acquiert par l’étude, tandis que la sagesse est
l’effet d’une grâce infuse. C’est ce qui la fait placer au nombre des sept dons
du Saint-Esprit, comme on le voit (Is., chap. 11). Donc cette doctrine n’est pas la sagesse.
Réponse
à l’objection N°3 : Par là même que le jugement appartient au sage, il faut
distinguer deux sortes de sagesse, puisqu’il y a deux sortes de jugement. Car
il arrive qu’on juge quelquefois par manière d’inclination. C’est ainsi que
celui qui a l’habitude de la vertu juge sainement de ce que la vertu nous
commande et selon ses propres inclinations. C’est ce qui a fait dire à Aristote
(Eth., liv.
10, chap. 5) que l’homme vertueux est la règle et la mesure des actes humains.
D’autres fois on juge d’après la science. Ainsi celui qui est versé dans les
sciences morales peut juger de la vertu quoiqu’il ne soit pas vertueux. La
première manière de juger des choses divines appartient à la sagesse considérée
comme un don de l’Esprit-Saint, selon cette parole de
l’Apôtre (1 Cor., 2, 15) : L’homme spirituel juge toutes choses.
C’est dans le même sens que saint Denis (Au moyen âge, on ne doutait pas de
l’authenticité des œuvres de saint Denis. Saint Thomas les cite très souvent.) a dit (De div. nom.,
chap. 12) : Le docte Hiérothée a non seulement
appris, mais encore expérimenté ou senti les choses divines. La seconde manière
de juger appartient à la science sacrée que l’on acquiert par l’étude, quoique
ses principes viennent de la révélation.
Mais
c’est le contraire. Car il est dit au commencement de la loi (Deut., 4, 6) : C’est en l’observant que vous ferez éclater
votre sagesse et votre intelligence devant les peuples.
Conclusion.
La science sacrée, par là même qu’elle traite de Dieu comme de la première de
toutes les causes, est entre toutes les sagesses humaines,
non seulement dans un genre, mais absolument parlant, la sagesse par
excellence.
Il
faut répondre que la science sacrée est entre toutes les sagesses humaines la
sagesse par excellence, non seulement dans un genre, mais absolument parlant.
Car, par là même qu’il appartient au sage d’ordonner et de juger, et qu’on juge
les choses inférieures d’après une cause plus haute, on appelle sage en chaque
genre celui qui considère la cause la plus élevée de ce genre. Ainsi, pour un
édifice, on appelle sage l’homme de l’art qui imagine le plan du bâtiment, et
on lui donne le nom d’architecte par rapport aux autres travailleurs qui
façonnent les bois ou qui préparent les pierres. C’est ce qui fait dire à
l’Apôtre (1 Cor., 3, 10) : J’ai établi les fondements de l’édifice
comme un sage architecte. Dans le cours ordinaire de la vie, on appelle
sage l’homme prudent, parce qu’il met tous ses actes en rapport avec la fin
qu’il doit atteindre, selon ce mot de l’Ecriture (Prov., 10, 23) : La sagesse
est pour l’homme la prudence. Par conséquent on appelle sage par excellence
celui qui considère absolument la cause la plus élevée de tout l’univers, qui
est Dieu. C’est pourquoi on appelle sagesse la connaissance des choses divines,
comme on le voit dans saint Augustin (De
Trin., liv. 12, chap. 2). Or, la science sacrée s’occupe tout spécialement
(Il y a dans le texte latin propriissimè, que j’aurais voulu pouvoir rendre par très
proprement, parce que Dieu ainsi considéré est en effet l’objet le plus propre
de la théologie, ce qui la distingue de toutes les autres sciences.) de Dieu
comme de la première de toutes les causes. Car elle ne développe pas seulement
ce que nous pouvons en savoir par les créatures, comme les philosophes anciens
qui, d’après saint Paul, ont connu de Dieu ce que les créatures leur en ont
fait connaître : ce que l’on connaît sur
Dieu est manifeste pour eux (Rom.,
1, 19), mais encore elle enseigne ce qu’il connaît lui-même de sa propre
essence et ce qu’il en a appris aux autres par la révélation. Par conséquent,
la science sacrée doit être appelée la sagesse par excellence.
Article
7 : Dieu est-il le sujet de la science sacrée ?
Objection
N°1. Il semble que Dieu ne soit pas le sujet de la science sacrée. Car dans
toute science il faut, à l’égard du sujet, établir ce qu’il est, comme le dit
Aristote (Post., liv. 2, non procul à prin.). Or, la science sacrée n’établit pas ce qu’est
Dieu, puisque, comme le dit saint Jean Damascène (De fid. orth., liv. 3, chap.
24), il est impossible de dire ce qu’il est. Donc Dieu n’est pas le sujet de
cette science.
Réponse
à l’objection N°1 : Bien que nous ne puissions savoir ce que Dieu est,
cependant dans la science sacrée nous nous servons, au lieu de définition
adéquate, des lumières de la nature et de la grâce pour nous élever, par ces
effets, à l’étude de toutes les questions que la théologie se pose sur Dieu.
C’est ainsi que dans certaines sciences philosophiques on démontre les
propriétés de la cause par l’effet, en partant de l’effet lui-même au lieu de
partir de la définition de la cause.
Objection
N°2. Tout ce qui est du domaine d’une science doit être compris dans le sujet
de cette science. Or, l’Ecriture sainte traite de beaucoup d’autres choses que
de Dieu, puisqu’elle parle des créatures et de la morale humaine. Donc Dieu
n’est pas le sujet de la science sacrée.
Réponse
à l’objection N°2 : Toutes les choses qui sont du domaine de la science sacrée
sont comprises sous l’idée de Dieu, non comme des parties , des espèces ou des
accidents, mais parce qu’elles se rapportent à lui de quelque manière.
Mais
c’est le contraire. Le sujet d’une science est l’objet principal dont cette
science s’occupe. Or, la science sacrée s’occupe principalement de Dieu, et
c’est pour ce motif qu’on l’appelle théologie,
c’est-à-dire discours sur Dieu. Donc Dieu en est le sujet.
Conclusion
Comme toutes les questions dont s’occupe la science sacrée sont considérées au
point de vue de la Divinité se manifestant à nous par la révélation, Dieu en
est le sujet.
Il
faut répondre que Dieu est le sujet de la science sacrée. Car le sujet est à la
science ce que l’objet est à la puissance ou à l’habitude. Or, on considère
comme l’objet propre d’une habitude ou d’une puissance, ce qui embrasse dans sa
généralité tout ce qui a rapport à cette habitude ou à cette puissance. Ainsi,
l’homme et la pierre se rapportent à la vue comme objets colorés. C’est ce qui
fait dire que ce qui est coloré est l’objet propre de la vue. Or, dans la
science sacrée, on envisage tout par rapport à Dieu, soit qu’il s’agisse de
Dieu lui-même, soit parce que toutes les choses qu’on y traite se rapportent à
lui comme à leur principe et à leur fin. D’où il suit que Dieu est
véritablement le sujet de cette science. — C’est ce que rendent encore
manifeste les principes mêmes de la science sacrée qui sont des articles de foi
dont Dieu est le sujet. Or, le sujet des principes est le même que celui de la
science entière, puisque la science entière est virtuellement contenue dans les
principes. — Il en est qui n’ont fait attention qu’aux choses dont cette
science s’occupe, sans considérer le point de vue d’après lequel elle les
envisage, et qui lui ont assigné pour sujet, tantôt les choses et les signes (N’est-ce
pas une critique indirecte du plan de Pierre Lombard, qui, dans son livre des Sentences, fait reposer ses grandes
divisions sur les choses et les signes, res et signa ?), tantôt les œuvres de la Rédemption (Hugues
de Saint-Victor paraît avoir avancé cette opinion (Lib. de Sacram., liv. 1, part. 1, chap.
2).), tantôt le Christ tout entier, c’est-à-dire le chef et les membres. A la
vérité cette science s’occupe de toutes ces choses, mais toujours par rapport à
Dieu.
Article
8 : La science sacrée est-elle argumentative ?
Objection
N°1. II semble que la science sacrée ne soit pas argumentative. Car, comme le
dit saint Ambroise (De fid. cat.,
liv. 1, chap. 5) : Dès que vous cherchez la foi, mettez de côté les arguments.
Or, dans la science sacrée, c’est principalement la foi que l’on cherche,
d’après ces paroles de saint Jean (Jean, 20, 31) : Toutes ces choses ont été écrites pour que vous croyiez. Donc la
science sacrée n’est pas argumentative.
Réponse
à l’objection N°1 : Quoique les arguments produits par la raison humaine
n’aient pas la force de prouver ce qui est de foi, cependant la science sacrée
peut, comme nous venons de le dire, partir des articles de foi pour établir
d’autres vérités.
Objection
N°2. Si elle était argumentative, elle argumenterait ou d’après l’autorité, ou
d’après la raison. Si elle argumentait d’après l’autorité, cela ne paraîtrait
pas convenable à sa dignité ; car, d’après Boëce,
l’autorité est le plus humble des moyens d’argumentation (Comm. sup. Topic. Cicer., liv. 6). Si au
contraire elle argumentait d’après la raison, cela répugnerait à sa fin ; car,
d’après saint Grégoire (Hom. 26 in Evang.),
la foi n’est plus méritoire dès que la raison humaine lui fournit l’appui de
l’expérience. Donc la science sacrée n’est pas argumentative.
Réponse
à l’objection N°2 : Le propre de la science sacrée est d’argumenter surtout
d’après l’autorité, parce que les principes de cette science viennent de la
révélation, et qu’il faut par conséquent que nous croyions à l’autorité de ceux
qui nous ont transmis cette révélation. Elle ne déroge point en cela à sa
dignité. Car si l’autorité qui repose sur la raison humaine est un faible moyen
de démonstration, il n’en est pas au contraire de plus solide que l’autorité
qui repose sur la révélation divine. Néanmoins la science sacrée se sert aussi
de la raison humaine, non pas à la vérité pour prouver la foi (car ce serait
lui enlever son mérite), mais pour mettre en lumière les richesses qu’elle
recèle dans son sein. Car comme la grâce ne détruit pas la nature, mais la
perfectionne, il faut que la raison naturelle se mette au service de la foi de
la même manière que l’inclination naturelle de la volonté obéit à la charité.
C’est ce qui faisait dire à l’Apôtre (2
Cor., 10, 5) qu’il rendrait captives
toutes les intelligences pour les soumettre à l’obéissance du Christ. Aussi
la science sacrée fait-elle usage de l’autorité des philosophes pour les choses
qu’ils ont pu connaître par les lumières naturelles de la raison. Saint Paul
rapporte lui-même les paroles d’Aratus quand il dit (Actes, 17, 28) : Comme quelques-uns de vos poètes l’ont dit : nous sommes de la race de
Dieu. La science sacrée, en employant des autorités semblables, les
considère comme des arguments extrinsèques et probables. Mais elle se sert de
l’autorité des Ecritures comme de quelque chose qui lui est propre, et les
arguments qu’elle en tire sont irréfragables (C’est d’après les principes émis
dans la solution de ce second argument que doit se résoudre la question de
l’accord de la science avec la foi, qui, comme on le voit, n’est pas aussi
moderne qu’on le pense.). L’autorité des docteurs de l’Eglise lui offre encore
un genre d’argumentation qui ne convient qu’à elle, mais qui n’est que probable
(Il ne s’agit ici que de l’autorité individuelle, personnelle de chaque Père,
comme le prouvent ce qui précède et ce qui suit ; car saint Thomas admet, comme
tout autre, que quand les Pères sont unanimes, on ne peut pas aller contre
cette grande voix de la tradition qui est celle de l’Eglise.). Car notre foi
repose sur la révélation faite aux apôtres et aux prophètes qui ont écrit nos
livres saints, mais non sur les révélations qu’ont pu avoir les autres
docteurs. Aussi saint Augustin dit (Epist. ad Hier., ep. 19) : Il n’y a que les livres saints qu’on appelle
canoniques qui aient eu pour auteurs des hommes à l’infaillibilité desquels je
crois de la foi la plus ferme. Pour les autres auteurs, quelque grande que soit
leur science et leur sainteté, je les lis sans regarder comme vraie une chose
parce qu’ils l’ont ainsi pensée ou parce qu’ils l’ont ainsi écrite.
Mais
c’est le contraire : saint Paul (Tite,
1, 9) demande d’un évêque qu’il se soit
nourri de la science et des enseignements de la foi pour qu’il soit capable
d’exhorter selon la saine doctrine et de réfuter ceux qui la contredisent.
Conclusion
Quoique la science sacrée, comme les autres sciences, n’argumente pas pour
prouver ses principes, cependant elle argumente contre ceux qui les attaquent,
soit en les convainquant d’après leurs propres aveux, soit en détruisant leurs
raisons apparentes ; elle argumente encore en tirant de ses principes les
conséquences qu’ils renferment.
Il
faut répondre que comme les autres sciences n’argumentent pas pour prouver leurs
propres principes, mais qu’elles partent de ces principes pour prouver d’autres
choses qui en découlent ; ainsi, la science sacrée n’argumente pas pour prouver
ses propres principes qui sont des articles de foi, mais elle part de là pour
prouver d’autres vérités. C’est ainsi que saint Paul (1 Cor., chap. 15) s’appuie sur la résurrection de Jésus-Christ pour
prouver la résurrection générale. Mais il est à remarquer que dans les sciences
philosophiques, les sciences inférieures ne prouvent pas leurs principes ni ne
discutent pas contre ceux qui les nient. Elles laissent ce soin à la science
supérieure. Mais la science qui occupe parmi elles le premier rang, la
métaphysique discute contre celui qui nie ses principes, pourvu que
l’adversaire fasse quelques concessions. Car s’il n’accorde rien, il n’est pas
possible de discuter avec lui ; cependant on peut détruire ses raisonnements.
Par conséquent la science sacrée, comme elle n’a aucune science au-dessus
d’elle, discute contre celui qui nie ses principes, en argumentant à la vérité,
pourvu que l’adversaire lui accorde quelques-uns des dogmes divinement révélés.
C’est ainsi que nous disputons contre les hérétiques d’après l’autorité des
saintes Ecritures, et que nous répondons à celui qui nie un article de foi par
un autre article qu’il admet. Mais si l’adversaire ne croyait rien des choses
révélées, il n’y a pas moyen de lui prouver par le raisonnement les articles de
foi, on ne peut que détruire toutes les objections qu’il peut faire. Car,
puisque la foi repose sur la vérité infaillible, il est impossible qu’on puisse
véritablement démontrer une proposition qui lui est opposée. Il est évident que
tous les arguments que l’on peut élever contre elle ne sont pas des
démonstrations, mais des objections solubles (L’usage de la raison en théologie
et ses droits sont clairement définis dans cet article, quelque soit son peu
d’étendue.).
Article
9 : L’Ecriture sainte doit-elle employer des
métaphores ?
Objection
N°1. Il semble que l’Ecriture sainte ne doive pas employer de métaphores. Car
ce qui est le propre de la science la plus infime ne peut convenir à la science
sacrée qui tient le premier rang, comme nous l’avons dit (art. préc), entre toutes les sciences. Or, c’est le propre de la
poétique, qui est placée au dernier rang parmi les sciences, d’avoir recours à
une foule de comparaisons et d’images. Donc il n’est pas convenable que la
science sacrée fasse usage de pareilles figures.
Réponse
à l’objection N°1 : La poétique emploie des métaphores pour faire image : car
les images sont naturellement agréables à l’homme. Mais la science sacrée ne
les emploie que parce qu’elles sont nécessaires et utiles, comme nous l’avons
dit dans le corps de cet article.
Objection
N°2. La science sacrée paraît avoir pour but la manifestation de la vérité :
c’est pourquoi l’Ecriture promet une récompense à ceux qui la manifesteront (Ecclésiastique, 24, 21) : Ceux qui me font connaître auront la vie
éternelle. Or, les métaphores ne servent qu’à voiler la vérité. Donc il
n’est pas convenable que la science sacrée représente les choses divines sous
l’emblème de choses corporelles.
Réponse
à l’objection N°2 : La lumière de la révélation divine n’est point obscurcie
par les images sensibles dont elle s’enveloppe. Comme le dit saint Denis (loc. cit.), elle reste dans toute sa
vérité, de telle sorte qu’elle ne laisse pas les esprits qu’elle frappe
s’arrêter à ces images, mais elle les élève à la connaissance des choses
intellectuelles. Ceux qui ont reçu la révélation apprennent aux autres à en
comprendre le langage, et ce qui est dit métaphoriquement dans un endroit de
l’Ecriture, se trouve exposé d’une manière plus précise dans plusieurs autres.
D’ailleurs l’obscurité mystérieuse des figures exerce utilement la perspicacité
des savants et empêche les railleries des incrédules dont il est dit (Matth., 7, 6) : Ne
donnez pas les choses saintes aux chiens.
Objection
N°3. Plus les créatures sont élevées et plus elles s’approchent de la
ressemblance divine. Si donc une créature voulait se rendre semblable à Dieu,
elle devrait emprunter cette ressemblance aux créatures les plus sublimes et
non aux créatures les plus infimes. C’est cependant ce qu’on trouve fréquemment
clans les saintes Ecritures.
Réponse
à l’objection N°3 : Comme l’enseigne saint Denis (De Hier. cæles., liv. 2), il est plus
convenable que dans les Ecritures les choses divines soient présentées sous la
forme des corps les plus humbles que sous celle des corps les plus éclatants.
Et cela pour trois raisons : 1° Parce que par là l’esprit est plus exempt
d’erreur. Car il est évident par là qu’on ne parle de la Divinité que d’une
manière impropre ; ce qui pourrait être douteux si on représentait les choses
divines sous l’image des corps les plus merveilleux. Il y aurait surtout danger
pour ceux qui ne s’occupent jamais que de choses matérielles. 2° Parce que
cette façon de parler est plus en rapport avec la connaissance que nous avons
de Dieu en cette vie. Car nous savons mieux ce qu’il n’est pas que ce qu’il
est. C’est pourquoi les images que nous empruntons aux choses qui sont les plus
éloignées de Dieu nous font mieux comprendre l’idée la plus vraie que nous
puissions avoir de Dieu ; c’est qu’il est au-dessus de tout ce que nous en
pouvons dire ou penser. 3° Parce que par ce moyen les choses divines sont
cachées davantage aux regards des indignes.
Mais
c’est le contraire. On lit dans Osée (12, 10) : J’ai parlé aux prophètes, j’ai multiplié pour eux les visions, et ils
m’ont représenté à vous sous différentes figures. Or, exprimer une chose
sous la forme d’une image, c’est faire une métaphore. Donc la science sacrée
peut se servir de métaphores.
Conclusion
Par là même que la science sacrée s’adresse à tous les hommes en général, il
est très convenable qu’elle emploie des métaphores et des comparaisons
matérielles pour exposer ses divins enseignements.
Il
faut répondre qu’il est convenable que la sainte Ecriture emploie des
comparaisons matérielles pour exprimer les choses divines et spirituelles. Car
Dieu pourvoit à tous les êtres de la manière la plus convenable à leur nature.
Or, il est naturel à l’homme de s’élever aux choses intellectuelles par les
choses sensibles, parce que toutes nos connaissances viennent originairement
des sens. C’est donc avec raison que, dans la sainte Ecriture, les choses
spirituelles nous sont présentées sous des emblèmes matériels, et, comme le dit
saint Denis (De hier. cæl., chap. 2), il n’est
pas possible que la lumière divine se montre à nos yeux autrement qu’enveloppée
par une multitude de voiles sacrés. Il est bon aussi que la sainte Ecriture,
qui doit être l’aliment des fidèles en général, d’après ce mot de saint Paul (Rom., 1, 14) : Je me dois aux sages et à ceux qui ne le sont pas, présente les
choses spirituelles sous des emblèmes corporels, afin qu’elles puissent être
comprises des ignorants qui ne sont pas capables de saisir par elles-mêmes les
choses purement intellectuelles.
Article
10 : L’Ecriture sainte renferme-t-elle sous une même
lettre plusieurs sens ?
Objection
N°1. Il semble que l’Ecriture sainte ne renferme pas sous une même lettre
plusieurs sens : tels que l’historique ou le littéral, l’allégorique, le tropologique ou le moral, et l’anagogique. En effet la
multiplicité des sens dans le même ouvrage produit de la confusion, expose à l’erreur,
et enlève à l’argumentation sa solidité. Car l’argumentation ne peut reposer
sur des propositions susceptibles de divers sens ; il y a plusieurs sophismes
qui résultent de là. Or, l’Ecriture sainte doit être de nature à faire
connaître la vérité sans aucune espèce d’erreur. Donc on n’a pas dû réunir en
elle plusieurs sens sous la même lettre.
Réponse
à l’objection N°1 : Cette multiplicité de sens ne produit ni équivoque, ni
complication dans l’idée. Car, comme nous l’avons déjà dit dans le corps de
l’article, les sens ne se multiplient pas parce que le même mot signifie
beaucoup de choses, mais parce que les choses exprimées par les paroles peuvent
à leur tour avoir une autre signification. De cette manière il n’y a pas de
confusion dans l’Ecriture sainte, puisque tous les sens ne reposent que sur le
sens littéral, le seul qui puisse servir de base à l’argumentation. Car, comme
le dit saint Augustin dans son épître contre le donatiste Vincent (Epist. 48), on n’argumente pas d’après le
sens allégorique. Toutefois l’Ecriture n’y perd rien, parce que le sens
spirituel ne renferme rien qui soit nécessaire à la foi et qui n’ait été déjà
exprimé littéralement dans quelque autre endroit des livres sacrés de la
manière la plus évidente.
Objection
N°2. Saint Augustin dit (De utilitate credendi, chap. 3)
que l’Ecriture qu’on appelle l’Ancien Testament peut être expliquée de quatre
manières : d’après l’histoire, l’œtiologie,
l’analogie et l’allégorie. Ces quatre sens paraissent tout à fait différents de
ceux que nous avons désignés plus haut, il ne semble donc pas convenable que
dans l’Ecriture la lettre soit exposée selon les quatre sens que nous avons
déterminés.
Réponse
à l’objection N°2 : Ces trois choses, l’histoire, l’œtiologie
et l’analogie, appartiennent exclusivement au sens littéral : car l’histoire
consiste, comme le dit saint Augustin, à exposer simplement une chose ; l’ætiologie à rendre raison des causes, comme quand Notre-Seigneur dit le motif pour lequel Moïse a permis le
divorce, à cause de la dureté de cœur des Juifs (Matth.,
chap. 19). Il y a analogie quand on montre que la vérité d’un passage n’est
point en opposition avec la vérité d’un autre. Dans les quatre sens indiqués
par saint Augustin, l’allégorie comprend les trois sens spirituels que nous
avons désignés. C’est ainsi que Hugues de Saint-Victor renferme le sens
anagogique dans le sens allégorique, et il n’établit pour ce motif, dans le
troisième livre de ses Sentences, que trois sens : l’historique, l’allégorique
et le tropologique.
Objection
N°3. Indépendamment de ces quatre sens, il y a encore le sens parabolique que
nous n’avons pas compris dans les quatre sens que nous avons établis.
Réponse
à l’objection N°3 : Le sens parabolique est contenu dans le sens littéral : car
les mots doivent être entendus alors dans un sens propre et dans un sens
figuratif : dans ce cas le sens littéral n’est pas la figure même, mais ce qui
est figuré. Car quand l’Ecriture parle du bras de Dieu, cela ne signifie pas
littéralement que Dieu a un membre corporel de cette nature, mais cela signifie
ce que ce membre représente, c’est-à-dire sa puissance opérative. D’où il est
évident que le sens littéral de l’Ecriture ne peut jamais renfermer une
fausseté.
Mais
c’est le contraire. Car saint Grégoire dit (Mor., liv. 20, chap. 1) que
l’Ecriture sainte l’emporte sur toutes les sciences par la nature même de son
langage, parce que par une seule et même parole elle raconte un fait et expose
un mystère.
Conclusion
Dieu étant l’auteur de l’Ecriture sainte, par là même qu’il voit tout en même
temps dans son intelligence, sa doctrine réunit plusieurs sens sous une seule
et même parole : le sens littéral qui est multiple, le sens spirituel qui se
divise en trois, l’allégorique, le moral et l’anagogique.
Il
faut répondre que l’auteur de l’Ecriture sainte est Dieu, qui peut non seulement
donner aux paroles un sens (ce que l’homme peut faire aussi), mais encore
rendre les choses elles-mêmes significatives. C’est pourquoi, lorsque dans
toutes les sciences les mots ont un sens, la science sacrée a ceci de
particulier que les choses elles-mêmes exprimées par les mots ont aussi leur
signification. Le premier sens d’après lequel les mots expriment les choses est
le sens historique ou littéral. Le sens d’après lequel les choses exprimées par
les mots signifient à leur tour d’autres choses, est appelé spirituel ; il a
pour base le sens littéral, et il le suppose. Or, ce sens spirituel se divise
en trois parties. Car, comme le dit saint Paul (Héb., chap. 7) : La loi ancienne
est la figure de la loi nouvelle, et la loi nouvelle, ajoute saint Denis (Hier. Eccles., chap. 5), est elle-même
la figure de la gloire future. De plus, dans la loi nouvelle les actions du
Christ sont l’image de ce que nous devons faire. Ainsi, quand ce qui appartient
à l’ancienne loi signifie ce qui appartient à la nouvelle, le sens est allégorique. Si nous envisageons les
actions que le Christ a faites ou qui le représentent comme l’image de ce que
nous devons faire, c’est le sens moral.
Et lorsque nous considérons ces mêmes choses dans leur rapport avec la gloire
éternelle, c’est le sens anagogique.
Comme le sens littéral est celui que l’auteur avait dans l’esprit, Dieu qui
voit tout en même temps dans son intelligence, étant l’auteur de l’Ecriture, il
n’y a rien de contradictoire si, selon le sens littéral lui-même, comme le dit
saint Augustin (Confes.,
liv. 12, chap. 18 et 19), il y a plusieurs sens renfermés sous la même lettre.
Copyleft. Traduction
de l’abbé Claude-Joseph Drioux et de JesusMarie.com qui autorise toute personne à copier et à rediffuser par
tous moyens cette traduction française. La Somme Théologique de Saint Thomas
latin-français en regard avec des notes théologiques, historiques et
philologiques, par l’abbé Drioux, chanoine honoraire de Langres, docteur en
théologie, à Paris, Librairie Ecclésiastique et Classique d’Eugène Belin, 52,
rue de Vaugirard. 1853-1856, 15 vol. in-8°. Ouvrage honoré des
encouragements du père Lacordaire o.p. Si par erreur, malgré nos vérifications,
il s’était glissé dans ce fichier des phrases non issues de la traduction de
l’abbé Drioux ou de la nouvelle traduction effectuée par JesusMarie.com, et
relevant du droit d’auteur, merci de nous en informer immédiatement, avec
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évangélisation catholique ne peut être surnaturellement féconde sans respect de
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